Le Nécromancien ou le Prince à Venise/Lettre IX


Le baron de F***, au comte d’O***. Septembre.


Le prince est décidément brouillé avec sa cour ; nous sommes sans ressources de ce côté-là.

Les six semaines fixées pour le paiement du marquis étaient écoulées depuis quelques jours, et le prince ne recevait aucune remise de son cousin, quoiqu’il lui eût demandé de l’argent avec instance. Sa sœur même paraissait l’avoir oublié. Civitella ne demandait rien ; mais il en était d’autant mieux servi par la mémoire de son débiteur qui lui tenait un compte infini de sa discrétion. Hier à midi, il reçu enfin une réponse de sa cour. Nous avions renouvelé depuis peu le bail pour notre hôtel, et le prince avait annoncé en vingt occasions que son départ était renvoyé. Sans me dire un mot, il me donna la lettre. Ses yeux étincelaient ; j’en lisais d’avance le contenu sur son visage. L’imagineriez-vous, mon cher O*** ! On est instruit à *** de toutes les circonstances du séjour du prince dans cette ville, et la calomnie s’en est emparé pour ourdir sur ce fond un odieux tissu d’impostures.

On a appris, est-il dit dans cette étonnante lettre, que depuis quelque temps le prince, renonçant au caractère qu’on lui connaissait, avait adopté un genre de vie diamétralement opposé aux nobles sentiments qu’il avait annoncés jusqu’alors. On savait qu’il s’abandonnait au goût des femmes et à celui du jeu d’une manière également scandaleuse ; qu’il prêtait l’oreille à des visionnaires qui prétendent évoquer les esprits ; qu’il entretenait des relations suspectes avec des prêtres catholiques, et qu’il avait un état de maison qui surpassait de beaucoup les revenus attachés à son rang. On disait de plus qu’il était sur le point de mettre le comble à ses égarements, en passant à l’église romaine. On exigerait de lui que, pour se justifier de cette dernière inculpation, il revînt à *** sans aucun retard. Un banquier de Venise, auquel il devait donner l’état de ses dettes, avait ordre de les acquitter. On ne jugeait pas convenable, dans les circonstances où il se trouvait, de laisser à sa disposition les sommes destinées à satisfaire ses créanciers.

Quelles inculpations, et de quel ton elles étaient faites ! Je repris cette lettre ; je la relus encore une fois, dans l’intention d’y chercher ce qui pouvait en adoucir ou en excuser la sévérité ; je n’y trouvai rien : elle me paraissait inconcevable.

Z*** me rappela alors les questions mystérieuses qui avaient été faites à Biondello. Le temps, la nature des faites ; tout se rapportait assez exactement. Nous avions accusé l’Arménien d’en être l’auteur ; nous nous trompions ; on voyait clairement à présent la source d’où elles étaient parties. Apostasie !... Mais qui peut avoir intérêt à calomnier mon maître d’une manière à la fois si atroce et si plate ? Je crains que ce ne soit un tour du prince de *** qui veut, à tout prix, éloigner le nôtre de Venise.

Il gardait encore le silence, et regardait fixement devant lui. Son état m’inquiétait ; je me jetai à ses pieds : Au nom de Dieu, cher prince, lui dis-je, gardez-vous de prendre dans ce moment quelque détermination violente. Vous devez avoir, et vous aurez, n’en doutez point, la satisfaction la plus complète.

Abandonnez-moi le soin de cette affaire ; permettez-moi de partir pour notre capitale. Il est au-dessous de votre dignité de répondre vous-même à de semblables accusations ; mais souffrez que je fasse pour vous. Le calomniateur doit être connu : il importe d’éclaircir les faits...

Ce fut dans cette situation que Civitella nous trouva. Il s’informa avec intérêt de la cause de notre agitation. Z*** et moi, nous nous taisions ; mais le prince, déjà accoutumé depuis longtemps à ne mettre aucune différence entre lui et nous, trop ému sans doute encore pour consulter, dans cette occasion, les règles de la prudence, nous ordonna de lui communiquer la lettre. J’avais de la peine à obéir : le prince ma l’arracha des mains et la lui donna.

Je suis votre débiteur, monsieur le marquis, lui dit le prince, après qu’il eut achevé de lire la lettre ; mais soyez sans inquiétude : accordez-moi seulement un délai de vingt-jours, et vous serez satisfait.

— Mon prince, s’écria Civitella avec vivacité, comment ai-je pu mériter ce traitement de votre part ?

— Vous n’avez point voulu me presser ; je reconnais votre délicatesse, et je vous en remercie. Dans vingt jours, comme je vous l’ai dit, vous serez satisfait.

— Que signifie tout cela ? me demanda Civitella d’un air troublé ; quelle en est la liaison ? Je n’y comprends exactement rien...


Nous lui expliquâmes ce que nous savions. Il était hors de lui-même. Le prince, disait-il, doit avoir satisfaction ; l’injure est vraiment sans exemple. Ensuite il supplia le prince d’user, sans ménagement comme sans scrupule, de sa fortune et de son crédit.


Le marquis nous avait quittés, et le prince n’avait pas encore ouvert la bouche. Il se promenait dans sa chambre à grands pas, et paraissait tout occupé de quelque chose d’extraordinaire. Enfin il s’arrêta, et murmurant entre ses dents : Félicitez-vous, disait-il, c’est à neuf heures qu’il est mort.

Nous le regardions d’un air effrayé.


— Félicitez-vous, continua-t-il ; je dois me féliciter. N’est-ce pas ainsi qu’il a dit ? Que croyez-vous qu’il entendît par-là ?

— Comment arrive-t-il que ces mots vous reviennent dans ce moment à l’esprit, mon prince ? quel rapport ?...

— Je ne comprenais pas alors ce que cet homme voulait dire ; à présent je crois le comprendre.

— Cher prince ! Avoir la puissance de faire sentir... Ah ! que cela doit être doux !...


Ici il s’arrêta. Son air m’effrayait ; jamais je n’avais vu une telle altération dans ses traits. Le dernier des hommes du peuple... ou le prince le plus près du trône... quelle différence y a-t-il ? Non, il n’en existe qu’une entre les hommes : obéir et commander. Il reprit la lettre.


— Vous connaissez l’homme, continua-t-il, qui a osé m’écrire ceci. Le salueriez-vous dans la rue, si le hasard de la naissance ne l’eût pas rendu votre maître ? Par dieu, c’est quelque chose de grand qu’une couronne !...

Il continua sur ce ton, et il lui échappa des propos qu’il serait imprudent de confier à une lettre ; mais à cette occasion, j’ai appris de lui une particularité qui m’a fort étonné, et qui peut entraîner les conséquences les plus fâcheuses. Nous avons été jusqu’à présent dans une grande erreur sur les circonstances de famille de la cour de ***.

Le prince, malgré tout ce que j’au pu faire pour l’en empêcher, a répondu sur-le-champ à la lettre qui l’a irrité, et la manière dont il l’a fait nous ôte jusqu’à l’espérance d’un arrangement favorable.

Vous désireriez peut-être, mon cher O***, d’apprendre quelque chose de positif sur la belle grecque ; je n’ai cependant rien de satisfaisant à vous communiquer à ce sujet. On ne peut tirer aucune lumière du prince ; il est initié dans le mystère ; mais j présume qu’il a promis d’en garder inviolablement le secret. Ce n’est point une grecque, comme nous l’avions supposé. Les uns la croient Française ; d’autres Allemande, et la fille d’une personne du plus haut rang, le fruit d’un amour malheureux, qui dans son temps a fait beaucoup de bruit en Europe. Des persécutions dirigées par une main puissante, l’ont obligée, dit-on, à chercher un asile à Venise, sous le nom supposé de Séraphina. Ce nom, qui échappe souvent au prince dans ses rêveries, et tout ce que j’ai su de lui. J’ai arraché le reste de Biondello avec assez de peine ; car il se pique d’être un confident très-discret : mais le respect du prince pour cette belle inconnue, le mystère qu’il met à ses visites, peuvent donner de la vraisemblance à ces conjectures.

Il tient à elle avec une passion véhémente qui semble chaque jour faire de nouveaux progrès. Dans le commencement, ses visites à l’île Murano étaient fréquentes ; dès la seconde semaine, elles se succédèrent avec moins d’intervalle ; à présent il ne la quitte plus : des soirées entières s’écoulent sans que nous le voyions, et lors même qu’il s’occupe. Je le vois à ses distractions ; à ses soupirs, au nom de Séraphina qu’il prononce à demi-vois et comme malgré lui. Tout son être nous paraît changé : il va, il vient comme un homme en songe ; tout ce qui l’intéressait le plus auparavant n’obtient pas même de lui l’attention la plus passagère.

Samedi dernier, j’eus la curiosité d’aller à midi dans l’église où le prince l’avait rencontrée. Il était sorti de bonne heure ; sans doute il était chez elle, et je voulais savoir si sa société avait interrompu les dévotions de la belle inconnue. Il n’y avait personne lorsque j’y arrivai ; mais peu de temps après, je vis entrer Séraphina voilée, et mise comme le prince nous l’avait dépeinte. Lui-même lui donnait la main ; mais ce qui me surprit bien davantage, c’est que l’Arménien, que je ne fût plus en uniforme russe, les suivait. La crainte que ma curiosité, qui pouvait passer pour de l’espionnage, ne déplût au prince, m’obligea à me retirer avant qu’il m’eût aperçu ; mais j’en vis assez pour être inquiet. Ah ! mon cher comte, quelle sera la fin de tout ceci ? Notre horizon se rembrunit ; l’avenir m’effraie, je l’avoue ; ce n’est pas sans dessein que cet Arménien, cet adepte, cet homme inconcevable, s’attache au prince, et se trouve encore mêlé dans cette dernière aventure. Aurait-il des rapports avec l’inconnue ? Est-ce une intrigue liée dont le but me fait trembler ? D’un autre côté, la rupture du prince avec sa cour l’a mis sous l’humiliante dépendance d’un homme instruit de tous nos secrets. Le marquis de Civitella est maintenant le maître de notre existence. Pensera-t-il toujours aussi noblement qu’il a paru le faire jusqu’ici ? La bonne intelligence qui règne entre eux durera-t-elle ? J’ai su par Biondello qu’il accompagne quelquefois le prince chez Séraphina.

Le prince a écrit à sa sœur pour lui demander avec instance les moyens de s’acquitter : peut-être mettra-t-elle pour condition à ses bienfaits notre départ de Venise ; mais voudra-t-il, pourra-t-il quitter Séraphina ? Adieu ; je ne tarderai pas à vous apprendre le résultat de cette démarche.