Le Nécromancien ou le Prince à Venise/Continuation des Mémoires du comte d’O***

La lettre que le baron de F*** m’annonçait à la fin de cette dernière n’arriva point. Trois mois entiers s’écoulèrent sans que je reçusse aucune nouvelle de Venise ; la suite ne m’expliqua que trop ce silence. Toutes les lettres que mon ami m’avait adressées avaient été interceptées. Enfin, un hasard en fit échapper une au traître sur lequel il n’avait encore aucune défiance : Biondello prit subitement une maladie dangereuse ; c’était lui qui portait toujours les lettres à la poste. Cette fois le baron les y mit luimême ; elles ma parvinrent, et qu’on juge de ma douleur en recevant ce qu’on va lire.

Le baron de F***, au comte d’O*

Vous n’écrivez pas, vous ne me répondez pas, mon cher comte. Venez, oh ! venez sur les ailes de l’amitié ; peut-être sera-t-il temps encore de sauver notre prince, de l’arracher à la plus odieuse trame, de la sauver au moins de sa propre douleur. Peut-être êtes-vous déjà en route. D’après ma dernière lettre, vous avez dû frémir des dangers affreux qu’il a courus. Grâce au ciel, il est à l’abri des deux les plus terribles : il vit, et il ne fera pas un mariage indigne de lui. Mais il en existe d’autres, et ses jours même sont loin d’être en sûreté. La blessure du marquis est, dit-on, mortelle. Le cardinal ne respire que vengeance, et ses assassins cherchent partout le prince. Mon maître, mon malheureux maître, devais-je vivre pour être le témoin du sort cruel qui l’attendait ! Comme les plus misérables des hommes, nous sommes contraints à nous cacher ; des assassins et des créanciers nous poursuivent, et nous laissent à peine respirer. Une troisième espèce de persécuteurs s’attache encore à cet infortuné, et ce qu’ils veulent de lui deviendra peut-être le seul moyen qui lui restera. Mais quel moyen, grand Dieu !

Je vous écris du couvent de ***, où le prince a trouvé un asile. Dans ce moment il sommeille à côté de moi ; mais ce triste sommeil n’est pas du repos : ses lèvres prononcent le nom de Séraphina, et son extrême agitation prouve la nature du rêve qui l’obsède et les images déchirantes qu’il lui retrace. Pendant les derniers jours de la vie et des souffrances de la malheureuse Séraphina, les yeux du prince ne se sont pas fermés un instant ; il ne l’a pas quittée, et c’est dans ce moment de la plus affreuse anxiété qu’il se rappela qu’il avait un ami, et qu’il me fit demander. Non, de ma vie je n’oublierai ce que j’éprouvai lorsque, pâle, défait, ses beaux traits défigurés par les veilles et la douleur, il se jeta dans mes bras en me disant : cher F***, aimes-tu encore ton ami, ton malheureux ami ? Je vais la perdre ; il faut que je te retrouve. Toujours, toujours le même, cher prince ! m’écriai-je en me jetant à ses pieds ; que ne puis-je donner ma vie pour vous rendre au bonheur ! Il me releva et m’embrassa ; il me serra sur son cœur oppressé ; ses larmes brûlantes mouillèrent ma joue. Il me conduisit ensuite auprès du lit de mort de la malheureuse Séraphina. Jamais, jamais les scènes dont je fus le témoin ne s’effaceront de ma mémoire. Quelle femme étonnante ! Comment peut-on allier autant de grandeur d’âme, de sensibilité, à tant de bassesse et de fourberie ? Non, le cœur de Séraphina était formé pour la vertu, pour tout ce qu’il y a de noble et de grand ; les circonstances, les vices des hommes l’ont égarée. L’amour lui avait rendu toute sa pureté, toute son énergie naturelle. Sa fin a été celle d’une sainte : elle a rassemblé tout ce qui lui restait de force pour mettre son amant dans ce qu’elle croyait être le chemin du ciel ; et quoique la doctrine qu’elle lui prêchait doive me paraître une erreur, il faut que je convienne que dans sa bouche elle me parut sublime. Comment la fermeté du prince n’aurait-elle pas été ébranlée ? Moi-même, mon cher comte, moi qui n’était pas égaré par l’amour, je ne sais où m’aurait conduit l’émotion de mon cœur ; le prestige dont j’étais environné, cette femme céleste prête à rendre le dernier soupir, un crucifix dans la main, et ses yeux si beaux, si expressifs, prêts à se fermer pour jamais, tournés vers le ciel en lui demandant la conversion de son amant ; ces prêtres, ces flambeaux, cet appareil religieux qui semble ouvrir les portes du ciel au mourant catholique : oui, mon cher comte, il faut en convenir, cette religion parle plus au cœur, élève plus l’âme que la nôtre, qui est trop sèche, trop dénuée de tout ce qui frappe les sens. Le prince à genoux, près du lit de son amie, n’était plus ce froid métaphysicien qui mettait des raisonnements glacés à la place du sentiment : il parlait avec ferveur le dieu de Séraphin. Cependant il eut encore la force de refuser au saint enthousiasme de la belle mourante son instante et dernière prière, celle de faire abjuration tout de suite et entre les mains du prêtre qui était présent, ou du moins de le promettre. Il résista ; mais je vois trop que son cœur et son esprit ont cédé, qu’il se reproche même cette résistance, et qu’il ne tardera pas à prendre la route indiquée par celle qu’il adorait. Et le refuge que nous avons été forcés de chercher dans ce couvent, l’ascendant inouï que l’ Arménien a pris sur l’esprit du prince, et même sur son cœur, par ses rapports avec Séraphina, ne confirment que trop mes craintes. Je vois, par la réponse de sa sœur, dont je vous envoie une copie, que l’on croit même en Allemagne qu’il a déjà abjuré. Adieu, cher comte ; je vous attends avec impatience. F***.

Dans cette lettre était inclus le billet suivant :

La religion, qui a fait, dans la personne du prince de ***, une acquisition si brillante, ne le laissera pas manquer des moyens de continuer le genre de vie qu’il a préféré à son culte, à sa famille, à ses devoirs. Je puis disposer de mes prières et de mes larmes en faveur d’un frère égaré ; je n’ai point de bienfaits à accorder à un frère indigne. Henriette.


SUITE DES MEMOIRES DU COMTE D’O***.


Sur-le-champ je pris la poste ; je courus jour et nuit, et la troisième semaine j’étais à Venise. Hélas ! toute ma diligence ne servit à rien, il n’était plus temps : le prince avait abjuré publiquement, entouré des prêtres, des cardinaux, des inquisiteurs, de l’Arménien, qui triomphaient de leur conquête. Je ne pus pénétrer jusqu’à lui ; mais on ne parlait à Venise que de se conversion.

Le baron de F*** était malade de chagrin. Je ne pus le voir au moment de mon arrivée ; mais bientôt je reçus le billet suivant de sa part, écrit d’une main tremblante :


— Retournez d’où vous venez, mon cher O*** ; le prince n’a plus besoin ni de vous ni de moi : toutes ses dettes sont payées ; le cardinal lui sert de père. Le marquis est rétabli et ne le quitte pas, non plus que l’indigne Arménien. Tous triomphent ; et au milieu des honneurs et des plaisirs dont ils entourent leur victime, la plaie de son coeur sera bientôt cicatrisée. Le coupable et malheureux Biondello et l’intéressante Séraphina, qu’ils ont sacrifiés à leur sûreté, restent seuls chargés de tout l’odieux de cette trame, où le prince ne voit au reste qu’un zèle respectable pour la religion qu’il vient d’embrasser. Une fois peut-être j’aurai le courage de vous développer les détails de cette abominable intrigue : à présent je n’en ai pas force. Partez, mon cher comte, et puissé-je bientôt vous suivre ! Ce n’est plus qu’en tremblant qu’on respire cet air empoisonné.


Malgré cet avis, je ne voulus pas quitter Venise sans avoir encore fait quelques démarches pour parvenir à voir le prince : elles furent infructueuses. Il était obsédé, et la prudence me força de hâter mon départ. Je passai cependant une journée entière auprès du lit de mon ami ; son cœur avait besoin de s’épancher, et j’appris de lui les particularités de l’histoire la plus étrange. Que de faiblesse d’une part ! mais, de l’autre, quelle profonde scélératesse ! Je voudrais pouvoir me dispenser de revenir sur des détails qui remplissent mon âme d’indignation et de douleur ; mais la curiosité, et je vais lui donner à regret un résumé de ma longue conversation avec le baron de F***.

Il paraît certain que le projet d’attirer le prince dans le sein de la mère-église, était formé même avant son départ pour l’Italie ; et peut-être, sans s’en douter, fut-il dirigé sur le choix du séjour de Venise. On connaissait déjà le fond de son caractère et les moyens qui devaient réussir ; cependant ils furent sur le point d’échouer, et le prince leur échappait au moment où on croyait le tenir. Enfin on eut recours à l’abominable intrigue qui eut le succès désiré, et dont j’indiquerai quelques-uns des fils ; un, surtout, de retour d’amitié et de confiance de la part du prince à M. le baron de F***, à portée de les saisir en partie ; car plusieurs circonstances resteront toujours impénétrables.

Celle qui fit pour ainsi dire l’ouverture de la scène, l’étonnante prédiction de l’Arménien, lorsque sur la place Saint-Marc il annonça au prince la mort du prince héréditaire et l’instant précis de cet événement, n’est pas difficile à expliquer ; on la savait même avant qu’elle eût lieu, cette mort nécessaire à leurs projets, et ce malheureux prince fut la première victime de cette trame odieuse. Je renvoie à cette première partie de mes mémoires, pour rappeler au lecteur les différents ressorts que l’on fit jouer alors pour étonner l’esprit du prince et s’en emparer. Le prétendu adepte Arménien (que je désignerai toujours ainsi, ne connaissant pas son vrai nom) était la cheville ouvrière ; c’était tout simplement un Italien. Habile intrigant et familier de l’inquisition, il s’était engagé à amener le prince où l’on voulait, si on laissait les moyens à sa disposition ; et il n’y a que trop bien réussi. Déjoué cependant d’abord par la fermeté inattendue du prince et la maladresse de son complice, il fut forcé de renoncer au merveilleux. Il disparut pour quelque temps, mais ne cessa pas ses intrigues secrètes ; il se servit de la première, dont le prince lui-même avait fourni l’idée, lorsqu’il demanda au Sicilien d’évoquer l’ombre du défunt marquis de Lanoy. Quoique le prince eût été convaincu de l’imposture, une seule circonstance avait déjà fait une forte impression sur son esprit : le mot que son ami lui avait dit en expirant, et qu’il ne put achever, avait toujours occupé sa pensée. On a vu que ce fut la première idée qui s’offrit à lui lors de l’aventure du Sicilien, et il s’attacha à ce qui pouvait expliquer ce mystère. Depuis lors il me parlait souvent de cette fille du marquis dont l’apparition lui avait parlé, comme s’il était convaincu qu’elle existait réellement, et avec le projet de la chercher ; et lorsqu’il désirait si passionnément de retrouver l’Arménien, c’était uniquement pour le faire expliquer sur cet objet. Mais exciter son impatience et sa curiosité, était aussi un de leurs moyens. Aucun ne fut négligé ; il leur importait d’avoir autour de leur proie un homme qui leur fût dévoué. Le pauvre chasseur allemand fut la seconde victime immolée. L’adroit Biondello, un de leurs agent le plus zélé, le remplaça, et de ce moment tout devint facile. Il gagna en entier la confiance de son maître ; il intercepta les lettres, et ils furent au fait de tout ce qu’ils voulurent savoir.

Cependant le caractère indécis du prince, son respect involontaire pour la religion dans laquelle on l’avait élevé, sa conscience timorée, sa faiblesse même présentaient des obstacles qu’il fallait vaincre. Par le moyen de Biondello, on lui fit faire ce cours de lectures philosophiques et métaphysiques qui commencèrent à égarer son esprit et sa raison. Ce plan était bien calculé : avant que de bâtir un nouvel édifice, il fallait détruire l’ancien, laisser la place absolument vide ; et ce fut l’affaire de quelques mois de lectures, de flatteries, et d’association avec les initiés du Bucentaure. L’Arménien sut encore tirer parti, dans cette occasion, du mauvais succès de sa première fourberie. La manière dont le prince l’avait dévoilée, devait nécessairement le conduire par l’orgueil à l’incrédulité.

Lorsqu’il en fut au point où on le voulait ; quand on eut assez affaibli les principes sur lesquels sa moralité était fondée, on en vint à un moyen indispensable à leurs vues : celui de le mettre sous leur dépendance, en le ruinant et en venant à son secours.

C’est ici où le cardinal A***i, et son neveu, le marquis Civitella, entrèrent en scène. Un combat simulé, une blessure supposée, lia entre eux une connaissance intime dont on a vu les suites ; elle entraîna le prince dans le goût du jeu, qui, joint aux dépenses extraordinaires où l’avait conduit le séjour du prince de D***, le ruina complètement. Des avis secrets furent envoyés à la cour pour qu’on refusât les sommes qu’il demandait ; et bientôt n’ayant plus d’autre ressource que la bourse de ses séducteurs, il leur fut entièrement livré.

C’est alors que je fus obligé de partir. Il entrait dans leur plan de m’éloigner à tout prix ; et si ce ne fut que par l’absence, je le dois sans doute à la crainte qu’ils eurent d’éveiller les soupçons du prince, ou d’exciter trop sa sensibilité ; ils la réservaient tout entière pour le dernier acte de leur drame, pour celui qui devait être décisif : au moment où ils voulaient mettre l’amour en jeu, il fallait éloigner la clairvoyante amitié.

Séraphina parut. Cette fille, aussi belle que séduisante, née à Florence dans une classe obscure, attachée quelque temps à un théâtre, en avait été tirée par le marquis de Civitella, qui l’entretint publiquement. La beauté vraiment angélique et l’esprit de Séraphina captivèrent son inconstance naturelle ; il l’aima avec idolâtrie, et ce ne fut pas sans peine qu’il consentit à lui laisser jouer le rôle qu’on lui destinait dans cette intrigue. Son oncle, le cardinal A***i, mettait un zèle extrême à la conversion du prince. Il voulait s’en faire un mérite auprès de la cour de Rome, et n’épargnait rien pour parvenir à ce but. La maîtresse de son neveu, la belle et séduisante Séraphina lui parut réunir tout ce qu’il fallait pour achever de subjuguer le prince. Il exigea du marquis de la céder pour quelques temps ; Séraphina lui promit une fidélité qui lui paraissait facile alors. Le cardinal lui jura qu’une femme qui lui était dévouée serait toujours avec sa maîtresse. L’Arménien s’engagea à la surveiller, et le marquis céda, se promettant bien de les observer aussi lui-même.

On a vu plus haut les commencements de cette intrique, et avec quel art elle fut entamée. Le prince, alors âgé de trente-six ans, naturellement assez froid, ayant vu sans passion les plus belles femmes de l’Allemagne et de l’Italie, ne pouvait pas être pris par des moyens ordinaires. Biondelllo, dont l’adresse se déploya dans cette occasion avec activité, sut s’emparer de son imagination, et les préparer par degrés à la forte impression que lui fit Séraphina. La manière dont il fit sa connaissance, le mystère dont elle était enveloppée, les difficultés qu’il trouva d’abord à le pénétrer, tout était calculé pour l’enflammer, et il le fut à l’excès.

Depuis longtemps, sans s’en douter, il ne faisait plus un seul pas sans être conduit pas ses maîtres. Quand ils le jugèrent à propos, il retrouva Séraphina, et il fut admis chez elle. Il n’y vit d’abord qu’une femme âgée, espèce de duègne avec un air respectable ; c’était une ancienne maîtresse du cardinal, qui, à cette école, avait appris dans sa perfection l’art de l’hypocrisie. Séraphina, à qui chaque mot était dicté, ne lui disait de son sort que ce qu’il fallait pour porter à son comble l’intérêt et la curiosité, et chaque jour le prince croyait soulever un peu plus le voile qui la couvrait. Elle parlait d’un homme excellent, d’un ange gardien qui lui avait servi de père, et l’avait arrachée au malheur, sous la protection duquel elle vivait encore, mais qui voulait rester ignoré. Le prince était intarissable dans ses questions, et des réponses préparées avec art paraissaient échapper malgré elle à l’ingénue Séraphina : c’est ainsi qu’il découvrait qu’elle avait été élevée dans un couvent en Flandre ; que longtemps elle avait ignoré a qui elle devait le jour ; que le plus aimable des pères s’était enfin fait connaître à elle, et lui avait promis un protecteur puissant dans un ami qu’il voulait lui amener.


— Eh bien, dit le prince, qui fut frappé comme d’un trait de lumière, ce père... cet ami... au nom du ciel, parler ; dites-moi...

— Je n’ai plus revu mon père, répondit-elle avec un accent douloureux ; son ami n’a jamais paru ; une nuit impénétrable a couvert leur destinée, et sans doute ils ne sont plus. Si la cruelle mort m’eût privée de l’un des deux, l’autre ne m’aurait pas abandonnée ; mon père m’en avait parlé comme d’un second lui-même. Sans secours, sans asile, ne tenant à rien dans le monde, j’allais m’enchaîner malgré moi, par des vœux éternels, dans ce cloître que je détestais alors, et qui fait à présent l’objet de mes désirs, dit-elle en baissant la voix. L’homme respectable dont je vous ai parlé parut alors comme un ange protecteur ; il était l’ami de mon père aussi ; mais non pas celui qu’on m’avait annoncé : il m’arracha au malheur dont j’étais menacée, et m’a conduite ici.

— Achevez, divine Séraphina, dit le prince en se jetant à ses pieds ; un seul mot de plus, le nom de votre père.

— Je l’ignore ; mais voilà son portrait, dit-elle en le sortant de son sein.

C’était ce que le prince prévoyait ; c’était son ami, le marquis de Lanoy. Il lui montra à son tour celui qu’il avait ; il se fit connaître pour cet ami, ce protecteur annoncé ; dans son délire, il jura mille fois à Séraphina qu’elle serait son épouse, et demanda d’être présenté à celui qu’elle appelait son ange tutélaire. Il parut, et c’était l’Arménien. Tout fut expliqué au prince ; tout prit l’apparence la plus simple et la plus naturelle. Il fit au prince une histoire adroitement arrangée d’une ancienne liaison avec le père et la mère de Séraphina, et de ses motifs pour l’avoir amenée à Venise.


— Je savais, lui dit-il, combien vous aviez aimé son père, souvent je vous avais vu ensemble. Mon projet, en amenant Séraphina à Venise, était de vous la présenter, de la mettre sous votre protection. Une correspondance à la cour de votre oncle m’avait instruit de la mort du prince héréditaire ; je fus curieux, je l’avoue, de voir quel effet ferait sur vous cette nouvelle apprise d’une manière extraordinaire. Ma pupille m’intéressait trop vivement pour ne pas étudier avec soin le caractère du protecteur que je voulais lui donner ; de là, prince, mon obstination à vous suivre, qui me rendit le témoin de la scène du Sicilien. Je vis que vous n’aviez pas oublié le marquis de Lanoy, et je cédai au désir de vous préparer à voir sa fille, et de démasquer en même temps un imposteur qui abusait de votre crédulité.

— Mais pourquoi donc vous en tenir là ? dit vivement le prince ; pourquoi ne vous ai-je pas revu ?

— Par une défiance mutuelle, lui répondit le traître ; vous me crûtes de moitié avec l’imposteur Sicilien ; et moi, prince, je vous avouerai que je vous trouvai trop beau, trop aimable, trop séduisant pour vous montrer à ma pupille ; j’ajournai mon projet, de vous remettre la fille de votre ami, jusqu’au moment où je pourrais, sans danger pour elle, la mener à votre cour, et la placer sous la protection de votre épouse.

— Je n’en aurai jamais d’autre qu’elle, s’écria le prince ; je renoncerais à ma couronne plutôt qu’à Séraphina.

— Commencez donc à renoncer à vos erreurs, lui dit l’Arménien, et méritez une couronne impérissable. Jamais un hérétique, fut-il sur le trône, ne sera l’époux de Séraphina. Je ne l’ai pas arrachée au malheur sur cette terre, pour lui faire courir le danger d’un malheur éternel. La Providence, qui vous a réunis malgré moi, a sans doute ses vues ; je la laisse faire. Ecoutez la voix qui vous appelle ; respectez la fille de votre ami, et imitez sa piété.


On voit avec quel art le piège avait été dressé ; mais on n’avait pas prévu ce qui arriva à Séraphina. Son rôle était d’amener le prince, par l’amour, à changer de religion. Elle devait donc paraître dévote et sensible. Ces deux caractères, jusqu’alors si étrangers au genre de vie de cette fille, furent d’autant mieux joués, que bientôt ce ne fut plus un jeu. En s’occupant d’un culte jusqu’alors complètement négligé, Séraphina trouva dans la religion un charme qui l’attacha chaque jour davantage. En voyant continuellement un prince aimable, beau, qui l’aimait avec passion et avec délicatesse, elle apprit à connaître le véritable amour. Elle aima son Dieu, elle aima son amant avec cette force, cette énergie, ce feu qui distingue les Italiennes. Ces deux sentiments réunis dans son cœur brûlant, le purifièrent. Si dès cet instant elle ne découvrit pas au prince la tromperie avec laquelle on l’abusait, c’est qu’elle sentait bien que de ce moment elle le perdait pour jamais, et qu’elle désirait sincèrement, par un motif plus respectable que celui de ses guides, de le convertir à la bonne religion qu’elle croyait de bonne foi la seule vraie. Sans doute aussi sous ce motif se cachait la honte de se déshonorer elle-même aux yeux de celui qu’elle adorait, de déchirer de sa propre main ce bandeau auquel elle devait cet amour si passionné, si respectueux, si nouveau pour elle, et qui répandait tant de charmes sur son existence. Il aurait fallu pour cela un effort de courage dont elle n’aurait été capable que lorsqu’il lui fut interdit.

Séraphina continuait donc de passer, aux yeux du prince, pour la fille du marquis de Lanoy ; mais si elle lui en imposait sur sa naissance, il ne lui était pas aussi facile de cacher son amour ; tout la décelait, et le marquis de Civitella, qui s’était fait mener chez elle par le prince, et qui l’observait avec les yeux de la jalousie la plus violente, l’eut bientôt pénétrée. Le prince lui-même lui confia qu’il croyait son amour partagé, et qu’il était dans le dessein de l’épouser secrètement. Sa rage alors fut à son comble ; il fut sur le point de découvrir au prince toute la trame : mais cette dé couverte n’empêchait pas Séraphina d’être infidèle. Il préféra donc de se taire, et de prévenir par la mort de Séraphina cette infidélité, et l’aveu qu’elle ne tarderait pas à faire. Un poison sûr, préparé par lui-même et mêlé dans une glace ; la mit en peu de temps à toute extrémité. Ce fut alors que le prince, au désespoir, fit appeler le baron de F***, et le conduisit auprès du lit de l’infortunée Séraphina. Elle venait d’avoir un entretien avec son confesseur et l’Arménien, et sans doute ils avaient mis au pardon de ses pêchés la condition de ne pas désabuser le prince, et d’obtenir sa conversion... Je meurs, lui dit-elle avec peine, et je meurs en vous adorant. N’en demandez pas davantage. Mais pour prix de cet aveu, pour prix de ma vie, pour que je meure en paix, accordez-moi de mourir avec l’espoir de vous retrouver dans le séjour où je vais vous attendre, si vous écoutez ma prière, si vous jurez devant ce ministre des autels de vous convertir à la seule et vraie religion.

Le prince, à genoux à côté du lit, inondé de larmes, baisait avec transport sa main, et ne lui répondait pas. Elle la retira, la tendit au prêtre : il y plaça le crucifix. Après l’avoir porté à sa bouche, elle le présenta au prince.


— Au nom de ce Dieu mort pour nous, lui dit-elle avec un dernier effort, adorez-le ; mon pardon m’est promis si j’obtiens cette victoire. Eh, quel pardon ! si vous saviez combien j’en ai besoin ! que de fautes vous pouvez effacer par un seul mot ! Quoi ! celui qui m’a juré tant de fois qu’il voulait faire mon bonheur sur cette terre, me refusera-t-il de l’assurer pour l’éternité ! Oui, prince, nous pouvons, si vous le voulez, être heureux ensemble éternellement.


Le baron de F***, présent à cette scène, m’a dit qu’il était impossible de se faire une idée de l’expression touchante de sa physionomie. Ce beau visage, blanc comme un lis, déjà couvert de la pâleur de la mort, se colora subitement ; un rayon céleste anima encore un instant ces deux grands yeux bruns à demi fermés. Elle les éleva au ciel : — O Dieu ! dit-elle, ô divin Sauveur ! acceptez mon repentir ; éclairez sa foi ; touchez son cœur. Elle laissa retomber sur la tête du prince la main dont elle tenait le crucifix ; et après quelques légères convulsions, elle expira.


L’Arménien n’avait pas quitté un instant le pied du lit : ses regards sombres, fixés sur la mourante, lui ordonnaient le silence, et son bras étendu semblait la menacer de l’enfer, s’il lui échappait un seul mot. Jamais se physionomie n’avait paru au baron plus immobile, plus étonnante ; aucun signe d’émotion ne s’y peignit seulement. Il respira avec plus de force lorsqu’il eut entendu le dernier soupir de Séraphina, comme quelqu’un qui aurait échappé à un danger. Il vint au prince, que le baron tenait dans ses bras, et lui dit avec fermeté :


— Vous l’avez entendu, prince : ce ne sont pas des larmes qu’elle vous demande ; c’est son salut éternel, c’est le vôtre. Ecoutez la voix du ciel, et suivez-moi.

Le prince, abattu, subjugué, se laissait entraîner, lorsqu’un grand bruit se fit entendre à la porte de la chambre. Elle s’ouvre avec violence, et le marquis de Civitella, pâle, tremblant, hors de lui, entre et jette autour de lui des regards égarés...

— Séraphina ! Séraphina ! s’écria-t-il avec fureur en se précipitant sur elle ; écoute-moi, réponds-moi ; je le veux, je te l’ordonne. O malheureux ! qu’ai-je fait ! Séraphina, un seul mot à ton amant.

— Son amant ! crie à son tour le prince ; et courant au marquis, il veut l’arracher de force du corps inanimé de Séraphina.

Tout à coup le marquis se relève de lui-même, et fixant le prince avec des yeux étincelants de fureur :


— C’est vous, lui dit-il, vous seul qui êtes son assassin ; sans vous elle existerait encore. Le prince le saisit par le bras, lui dit quelques mots que l’on ne put entendre, et sortit avec lui, en défendant au baron de les suivre. L’Arménien avait quitté la chambre au moment où le marquis y était entré.


Le baron, n’osant pas désobéir au prince, voulut lui envoyer au moins son cher Biondello. Il le chercha, et la trouva aux prises avec les douleurs les plus aigues. C’était encore une victime immolée à la sûreté du secret. Le baron donna des ordres pour qu’il fût transporté à l’hôtel et soigné. Il courut ensuite lui-même à la recherche du prince, et le rencontra bientôt, aidant à porter le marquis, dangereusement blessé. Il se joignit à eux, et sur la prière réitérée du marquis, il engagea le prince à se mettre quelque part en sûreté. Ne connaissant aucun lieu d’asile, il était très embarrassé, et regarda cette fois comme un bonheur l’arrivée de l’Arménien, qui le cherchait aussi. Il les conduisit dans le couvent, d’où le baron m’écrivit la lettre qu’on a vue, et qui me fit arriver.

Le cardinal, après avoir jeté feu et flammes, et juré mille fois la mort du prince s’ il perdait son neveu, parut s’apaiser. Il vint lui-même au couvent, eut plusieurs conférences avec le prince, l’emmena enfin dans son palais, d’où il n’est sorti que pour faire une abjuration publique. Dès cet instant toutes ses dettes payées, une pension considérable de la cour de Rome, le don d’un superbe palais, toutes les jouissances du luxe, tous les honneurs sont sa récompense. Comme nous ne l’avons point revu, nous ignorons s’il est éclairé sur Séraphina ; mais il paraît consolé et réconcilié avec le marquis, qui est guéri de ses blessures.

Biondello languit quelques jours à l’hôtel, soigné par mon ami. Sa reconnaissance et l’approche de sa fin amenèrent le repentir : il fut au baron un aveu sincère de tout ce qui s’était passé ; et c’est ainsi que nous avons su, avec la plus exacte vérité, les détails que je viens de donner.

Le désir seul de justifier la mémoire d’un prince à qui j’étais tendrement attaché, m’a engagé à prendre des mesures pour que cet écrit voie une fois le jour ; mais les raisons les plus fortes, et que l’on comprendra peut-être, m’obligeant d’attendre, pour cet acte de justice et d’amitié, le moment où lui-même et moi nous n’existerons plus.

Au milieu de tant de pièges, comment aurait-il pu échapper ?... Je m’arrête : on connaît les suites de cet é vénement et son influence ; on sait maintenant quelles en ont été les creuses ; on connaît les ressorts cachés : je n’ai plus rien à dire.

FIN.