Le Mystère de Valradour/Chapitre IV

Maison de la Bonne presse (p. 15-17).

CHAPITRE IV

L’ÉLU


Le lendemain de ce jour, Marthe Ravenel affolée sonnait à la porte du presbytère de l’église Sainte-Geneviève, vers 4 heures du soir.

Son frère se disposait à partir pour le salut de 5 heures, et comptait avant faire quelques méditations.

— Grand Dieu ! qu’as-tu ? s’écria-t-il en voyant sa sœur entrer dans sa chambre avec un visage bouleversé.

Il se leva de la table où il classait ses papiers en vue de son prochain départ au régiment.

— Vois, dit Marthe qui suffoquait.

Elle montrait le portefeuille de son mari tout taché de sang et elle s’affaissait dans un fauteuil.

L’abbé Pierre avait pâli, il leva les yeux sur le grand Christ d’ivoire appendu au mur et vint se mettre à genoux près de sa sœur.

— Qui t’a donc apporté cela, ma sœur chérie ?

— M. de Séré, tout à l’heure. Il m’a entortillé l’atroce nouvelle et remis ce pauvre souvenir, pris sur « lui », là-bas dans la plaine, où ils l’ont relevé.

— Mort ?…

— Il respirait encore, il tendait le portefeuille avec insistance, essayant d’expliquer : « Pour ma femme, vite, vite, oh ! si vite ! » Tel est le récit du brancardier. Après, l’ambulance a dû être évacuée en hâte, et la plupart des blessés sont restés au pouvoir de l’ennemi. Tous ont été tués, car les bombes pleuvaient. Alors, quel espoir pourrais-je garder ?

— Celui qu’il soit prisonnier.

— Il était criblé, son pauvre visage… rien que du sang.

Marthe haletait. Pierre l’embrassa doucement, lui montrant le divin symbole :

— Prions.

— Attends. J’étais très surprise do sa hâte à envoyer le portefeuille, j’ai compris pourquoi, ouvre-le.

Le prêtre s’empara de la triste loque aux feuilles collées de rouge. Dans la pochette, il y avait une photographie de Marthe, une de René, un unique billet de vingt francs (le brave soldat prenait le moins d’argent possible pour lui, laissant aux siens sa paye presque entière).

Dans l’autre pochette se trouvait une enveloppe cachetée sur laquelle cette singulière suscription, d’une écriture inconnue, était marquée :

À remettre d’urgence et très vite à un prêtre.

Très ému le jeune abbé posa le paquet sur son bureau et revenant à sa sœur qui sanglotait toujours :

— Je veux partir, je veux le chercher, murmurait-elle, j’aurai au moins son pauvre corps martyrisé.

Tristement, Pierre implorait :

— Calme-toi. Partir sans savoir où… et d’ailleurs on ne te laisserait pas passer la ligne de front. René sait-il ?

— Non, pauvre petit, il est au collège, je suis accouru ici tout de suite, je m’effraye de son désespoir, il aime tant son père !

— Son père ! oui, il le croit tel et ne saurait l’aimer davantage. Notre René est un cœur d’or, une âme d’élite, je l’ai si souvent devinée ! Cet enfant a été pour vous une bénédiction, un don providentiel, car vous n’en avez jamais percé le mystère.

— Nous l’avons oublié, l’enfant est à nous.

— Et lui n’a jamais eu une vague réminiscence ?

— Je ne crois pas. Songe donc, il ne devait pas avoir plus de deux ans quand nous l’avons sauvé. La seule chose que j’ai remarquée, c’est qu’il a une horreur instinctive de l’eau. Raoul et moi avons tâché de ne lui donner aucun soupçon pour ne jamais troubler sa confiante quiétude. Nous avons changé de garnison au même moment, j’ai pris une bonne qui ignorait l’aventure et l’a élevé le croyant bien notre fils, tu l’as baptisé par prudence, nommé René et inscrit sur les registres comme notre fils. Lors de sa première Communion, ce papier a suffi. Nous pensions, Raoul et moi, que c’était un enfant volé, que des gitans avaient jeté à l’eau pour s’en débarrasser, étant poursuivis…

— Mais l’inscription faite en cheveux… tu as gardé les petits vêtements ?

— Oui, dans une boîte bien cachée, pour qu’il ne la trouve pas. Songe, s’il devinait ! Quelle révolution dans sa paix !

— Je lui ai entendu dire un jour qu’il vous avait pris tous deux par le cou et passait sa tête brune entre vos deux têtes blondes : « J’ai l’air d’un merle au nid de colombes. » Et nous avons tous ri…

— Pierre, viens avec moi à la maison. Tu peux bien prier un de tes confrères de te remplacer à l’église.

— Inutile, je ne suis pas de semaine. Oui, certes, je te reconduirai, ma sœur aimée.

— Pierre, tu gardes un espoir, n’est-ce pas ?

— Si faible ! Il vaudrait mieux ne pas t’illusionner, Marthe. Blessé et prisonnier ! On doit être tellement mieux au ciel où arrivent les soldats chrétiens morts au champ d’honneur. Veux-tu aller un instant prier auprès de la châsse de sainte Geneviève pendant que je lirai ce mystérieux message, je passerai te prendre à l’église et nous rentrerons chez toi ensemble.

Elle se leva résignée, elle pensait que l’enfant allait revenir du collège, qu’il ferait ses devoirs, que la bonne ne lui dirait rien, que la triste nouvelle lui serait connue assez tôt. Elle fit quelques pas sur la place sombre où soufflait un vent âpre. Des collégiens couraient à la sortie des lycées qui entourent le Panthéon. Elle monta les trois marches du portail de Saint-Étienne-du-Mont, des pauvres l’abordaient, la main tendue avec des images :

— Madame, achetez-moi…

Elle ne voyait ni n’entendait :

— Raoul ! mon Raoul ! murmurait-elle, es-tu là près de moi, ton, âme libérée me voit-elle… Non, car je souffre trop, tu n’es pas là !

Et elle s’écroula dans la chapelle de droite contre la châsse miraculeuse tout enveloppée de cierges brûlants. De loin, des voix monotones venaient, on récitait le chapelet comme chaque soir depuis la guerre, et sans remuer les lèvres Marthe suivait les Ave, l’esprit ailleurs. Sa pensée reprenait les étapes de la route suivie pendant quinze ans avec son mari. Elle se revoyait fiancée au beau sous-lieutenant de chasseurs, puis épouse radieuse, fière d’appartenir à cet homme loyal, intelligent, qui l’aimait uniquement. Ah ! certes, il pouvait bien entrer par la grande porte au ciel. Peu d’existences avaient été plus noblement conduites que la sienne. Elle avait quitté pour le suivre sa mère veuve depuis longtemps, mais à chaque congé le jeune ménage revenait dans la petite maison d’Anjou où la vieille campagnarde dirigeait sa terre, occupée de culture et d’élevage. Un jour, on lui avait amené René et elle avait tendu les bras, adopté le don inestimable de cet enfant qui n’avait pas coûté de souffrance à sa mère adoptive.

Marthe repassait encore les tranquilles années de sa vie parisienne. Raoul à l’école de guerre, puis nommé capitaine, aimé de ses soldats, estimé de ses chefs. Ils avaient vécu si paisibles avec une petite aisance modeste que leurs goûts simples trouvaient suffisante. René travaillait bien ; très près du lycée Carnot, il en suivait les cours, faisant chez lui les études, guidé par son oncle Pierre, qui l’emmenait tous les dimanches au patronage fondé par lui pour les jeunes apprentis.

C’était une bonne vie arrangée sans accrocs, sans événements, où chacun remplissait son devoir avec une gaieté sereine.

Et voilà que, maintenant, tout allait crouler. La famille était détruite, la rafale emportait le paisible bonheur.

Consolatrix afflictorum, psalmodiait le prêtre qui, maintenant, récitait les litanies de la Sainte Vierge.

Ora pro nobis, répondaient les assistants.

Et les alternatives de voix continuaient lentes en la grande nef sans échos.

Sans que Marthe y songeât, l’heure passait, Pierre n’arrivait pas, et le sacristain, secouant ses clés, arpentait l’église presque déserte : On ferme..»