Le Mystère de Valradour/Chapitre III
CHAPITRE III
PARIS (1915)
Au milieu de là tranquille rue Daubigny, juste assez éclairée par un
seul candélabre couvert d’un chapeau, un jeune garçon, sa serviette
d’écolier sous le bras, rentrait en courant. Il passa devant la loge de la
concierge de la maison où il s’engouffra frileusement, car le vent balayait
la rue en tempête. La digne Mme Pipelet, qui se chauffait à son feu de coke,
tourna les yeux, et appelant, familière :
— Monsieur René ! une carte pour votre maman.
L’enfant tendit la main :
— Merci, quel froid ! Maman est en haut ?
— Non, elle est partie comme d’habitude au salut à Saint-François de Sales. Elle va rentrer, le temps n’est pas engageant pour se promener. Vous avez toujours de bonnes nouvelles de votre papa, Monsieur René ?
— Oui. Il y a un peu de temps que nous n’avons eu de lettres. Il a encore été cité à l’ordre du jour.
— Quel brave que M. Ravenel !
Le collégien escalada en quelques bonds l’escalier jusqu’à l’entresol, et sonna deux coups rapides.
— Voilà, voilà ! cria de l’intérieur la voix de la bonne qui avait élevé l’enfant.
Elle ouvrit :
— Ça sent bon les pommes cuites, remarqua René. Mon oncle vient dîner ?
— Bien sûr, c’est mardi ; votre maman a dit qu’on mangerait à 7 h.½, rapport à tout le chemin que votre oncle doit faire pour rentrer à la cure de Sainte-Geneviève, et à pied.
— On éclaire la ville de moins en moins… le professeur nous a dit en sortant de la classe :
— Filez vite, il y a des Zeppelins dans l’air.
Mais comme il riait, on n’a pas pris la menace au sérieux, c’était pour qu’on ne flâne pas qu’il parlait ainsi.
— Faut pas se moquer des Zeppelins, ils ont mis le feu à côté d’ici, le premier jour de printemps, quand ils sont arrivés sur la rue de Tocqueville, riposta la servante.
Le garçon était entré dans la salle à manger où la salamandre bien rouge mettait une bonne chaleur ; il posa son paquet de livres sur la petite table près de la fenêtre où il travaillait l’hiver pour avoir chaud, auprès de l’unique système de chauffage de l’appartement.
Il tourna le commutateur, s’assit, ouvrit ses livres.
— Je vais mettre le couvert, dit la domestique, faites vos écritures. Qu’est-ce que cette carte que vous apportez ?
— J’en sais rien : Comte de Séré, connais pas… Et toi ?
— Non plus. Seulement, ce monsieur-là, c’est « l’annonciateur ». Il est venu déjà deux fois dans la maison, au cinquième et au premier.
— L’annonciateur de quoi ?
— Pas de bonnes nouvelles… Vous savez pas… à la mairie, ils envoient
avertir les familles quand le malheur passe, et c’est des « gros messieurs » de bonne volonté qui font ce métier-là pour adoucir…
René, tout pâle, s’était levé :
— Grand Dieu ! que dis-tu ?… Alors, l’oiseau de malheur serait venu chez nous !
Juliette s’arrêta, carafe en main, médusée de ce qu’elle avait dit :
— Vous haussez pas ! y peut bien venir pour une visite ordinaire.
Mais René ne pouvait retrouver son calme, il leva les yeux vers une photographie posée en face de lui, entre ses livres d’écolier, sur une petite étagère. Il étudiait devant elle, la regardant si souvent… C’était le père bien-aimé en uniforme de capitaine, avec ses croix de la Légion d’honneur et de guerre, son regard fier et doux arrêté sur le petit. Ils se contemplaient… et pourtant ils ne se ressemblaient en rien. L’enfant était aussi brun que le père était blond, mais leurs cœurs, l’un formé par l’autre, s’entendaient si bien ! René prit l’image dans sa main, il la porta à ses lèvres, les yeux pleins de larmes :
— Papa chéri !
Juste à ce moment Mme Ravenel rentrait, ouvrant avec sa clé, sans avoir sonné ; elle sourit à son fils qui courut l’embrasser. Elle lui mit les mains sur les épaules, l’observa avec une sollicitude tendre.
— Qu’as-tu ? on te dirait tout frémissant.
René ne rappelait en rien non plus les traits de sa mère. Elle était fine, souple, avec de grands yeux orangés, des cheveux châtains, elle avait trente-cinq ans, l’allure calme, le sourire empreint de mélancolie… maintenant, le geste lent. L’enfant ouvrait sur la vie de grands yeux noirs ombragés de cils recourbés, ses épais cheveux noirs ondulaient naturellement sur son front intelligent. Son teint mat, ses lèvres fraîches, sa pétulante gaieté, son ardeur passionnée à tout ce qu’il aimait, semblaient le rattacher plutôt aux races latines qu’aux Celtes dont ses parents offraient le type. Il répondit à la question inquiète de sa mère :
— Je voudrais bien avoir une lettre de papa… Depuis huit jours nous sommes sans nouvelles.
— Ne t’étonne pas, c’est si long à venir !
— Voici la carte d’un monsieur qui doit revenir nous voir, tu le connais, maman ?
Elle lut le carton :
— Non, un quêteur sans doute. Malheureusement je ne puis donner comme je l’aimerais tant. Nos vignes, notre seul bien, n’ont rien rapporté cette année ; et, sans la solde de ton père…
Elle retirait son chapeau de feutre noir, son long manteau de drap, elle porta le tout dans sa chambre, un gros soupir gonflait sa poitrine, elle partageait l’inquiétude de l’enfant. Elle savait son mari au premier rang, devant les balles, elle le connaissait incapable de s’épargner, malgré tout son amour pour les siens. Le timbre vibra comme elle songeait, et une voix sonore emplit le vestibule :
— Bonjour, Juliette, Madame est rentrée ?
— Oui, Monsieur l’abbé, nous vous attendions avec impatience, il fait si froid et si noir dehors.
— L’hiver est hâtif, c’est aujourd’hui la fête de sainte Cécile[1] et il y a de la glace comme à Noël,
Il ôtait son cache-nez, sa douillette, son chapeau, et il venait tout droit dans la salle à manger.
René s’élança à son cou :
— Oncle Pierre, comme je suis heureux de te voir ! Je ne sais pas pourquoi, mais ce soir j’ai tellement besoin d’être avec ceux que j’aime !
Pierre Landon, cinquième vicaire de l’église Sainte-Geneviève, avait environ trente ans, il était le frère cadet de Mme Ravenel. Âme d’élite, il s’était voué tout jeune au sacerdoce, afin d’amener à Dieu les souffrants, les égarés, les rebelles. Sa vocation lui était venue dès le collège en entendant des camarades se moquer des choses pieuses, en remarquant que ces incroyants n’aimaient personne, n’étaient ni bons fils ni bons amis, et il en avait déduit que pour faire le bonheur de l’humanité, il fallait d’abord lui inculquer la foi et l’espérance, la charité en décollerait ensuite. Alors, en sortant des études il avait été au Séminaire français à Rome et en était revenu mûr pour l’apostolat d’une grande paroisse de Paris. Ce choix qu’on avait fait de lui pour le poste envié de Sainte-Geneviève le comblait de joie, il aimait la sainte bergère de Nanterre et passait le peu de temps de liberté laissé par ses devoirs professionnels à écrire la vie de Geneviève, à fouiller le passé, et il en était arrivé à conclure qu’elle n’avait jamais été bergère, mais fille de gens déjà élevés, aptes à l’instruire. Il se passionnait pour cette étude, restait des heures auprès de la châsse à… écouter les voix lointaines. Mystique, rêveur, angélique, sa frêle santé l’avait fait ajourner par le Conseil de révision, mais ce soir il gardait en poche une convocation pour le régiment. Il en était radieux, il pourrait partir au front, lui aussi, se consacrer au double devoir de patriotisme et de charité.
Il s’approcha de sa sœur, serra tendrement ses mains, puis, ôtant d’entre deux boutons de sa soutane un brin de réséda et un bouton de rose, il les tendit à Marthe :
— Ce sont les dernières fleurs, je les ai cueillies toutes roides de gelée dans le jardin de M. le curé de Saint-Séverin.
— Un vol ! oncle Pierre, s’écria René repris par sa juvénile gaieté.
— Ma foi oui, je sortais de l’église par la petite porte de côté qui donne sur le parterre que je voulais traverser pour aller chez mon vieil ami, ces deux fleurettes étaient sur mon passage… je savais dîner ici, j’ai pensé à vous deux : la rose, c’est Marthe ; le réséda, c’est toi.
René éclata de rire :
— Cela me rappelle les vers de… je ne sais plus quelle pièce jouée l'an passé au théâtre. L’auteur disait : « Le lis est un Pater, et la rose un Ave. » Seulement tout le monde entendait : « Et la rose un navet », tu penses si on s’amusait.
L’enfant avait pris les deux fleurs et les posait devant le portrait de son père :
— Hommage à papa ! Tout le monde approuve ?
Le frère et la sœur suivaient d’un regard attendri les mouvements vifs et gracieux de l’enfant.
— Pas encore de nouvelles de Raoul ? demanda le prêtre.
— Non… J’ai peur.
— Si Dieu veut nous le reprendre, ma pauvre Marthe, n’y voyons qu’une chance pour lui, éviter la vieillesse, ses misères et ses angoisses, c’est un bonheur et mourir de la plus belle des morts ! en gloire.
— Mais ceux qui restent, Pierre ?
— Ils se résignent. Il y a toujours des grâces d’état. Tantôt je voyais justement à Saint-Séverin une exilée de Belgique. Elle est venue me parler
un moment dans le jardin de la cure. Elle me disait : « Tout ce que je possède est détruit, mon château des bords de la Semois a été brûlé, mon hôtel de l’avenue Louise saccagé, ma villa d’Ostende, habitée par les Prussiens, est déménagée de toutes les belles choses qu’elle contenait, je serais sans pain si je n’avais l’allocation des réfugiées. Une brave mercière de la rue Saint-Jacques me loge gratis, me nourrit contre la remise de ma « paye », je l’aide dans son commerce» pour la récompense de sa charité envers une inconnue. Je remercie Dieu, mes deux fils sont prisonniers, mais ne se plaignent de rien, ne demandent rien. » Lors d’un voyage à Bruxelles, j’avais été reçu dans cette famille, présenté par Dom Besse. L’exilée d’aujourd’hui vivait au milieu d’un luxe princier, elle recevait à sa table la mère du roi et ses enfants, sous le règne de Léopold. Aujourd’hui, elle partage le repas d’une mercière et vend au comptoir du fil et des aiguilles.
— Rappelle-toi les histoires de grand’mère, qui les tenait elle-même de son aïeule, c’était ainsi lors de la première révolution, observa Mme Ravenel.
— Grâce d’état ! Quand les choses seront revenues dans l’ordre, la Bruxelloise recevra le roi et la reine avec la même aisance qu’autrefois.
— Si l’aisance revient jamais et s’il reste un roi et une reine !
— Gare à l’amende, dit le vicaire en souriant, tu tombes sous le coup de la loi avec tes jérémiades.
— Connais-tu le comte de Séré ?
— Oui, un honnête homme, trop âgé pour se battre, mais qui cherche à être utile, il a choisi un rôle pénible ; il va dans les familles annoncer les catastrophes, et il essaye d’en adoucir l’amertume…
— Mon Dieu ! Regarde sa carte ; il est venu ici en mon absence.
Tous les trois se taisaient à présent ; chacun sentant grandir en lui l’appréhension. René avait tiré du tiroir, où il les enfermait précieusement, les lettres de son père, et il relisait la dernière, vieille déjà de dix jours.
» Je t’écris d’un fortin que nous venons de prendre, je suis assis sur une bûche et j’ai, couché à mes pieds qu’il réchauffe, mon bon chien Mousson, il me regarde avec amour. C’est une grande bête jaune, aux oreilles droites, avec un beau panache à l’arrière. Il ne me quitte pas. Notre nuit sera tranquille, nous venons de reculer notre frontière d’environ-un kilomètre. A présent mes braves gas font la cuisine et je t’avouo que j’y ferai honneur. Voilà justement le cuisinier qui m’appelle, il est un peu bègue et il me réserve se3=s meilleurs accents : Mon Ca ca… pi… pi… taine, manger… sou… soupe.
» Après, on s’enroulera dans sa couverture et en route pour chez nous, car mes rêves sont délicieux, je suis avec vous, mes chéris. R. R. »
Juliette entra, apportant le potage,
— Je sers, Madame, il est l’heure, le poulet est à point.
— Servez, Juliette, répondit Mme Ravenel qui-se souciait peu du protocole.
Les trois convives s’approchèrent de la table. Comme le salon sans feu n’était pas attrayant, la famille vivait toute la journée dans la salle à manger.
On était peu riche et cette terrible année de guerre avait fait augmenter les dépenses quotidiennes dans une proportion telle, qu’il fallait se résoudre à la plus grande économie.
- ↑ 22 novembre