Librairie de France (p. 87-90).

VIII


Mme Muret n’avait point de perversité. Une inconscience absolue alliait chez elle une bonté réelle à l’immoralité. De plus, elle savait mentir, comme une négresse qu’elle était. Son instinct la faisait rencontrer des propos aimables et des regards touchants quand il était nécessaire.

Ayant parfaitement perçu les soupçons et les inquiétudes de M. Grillé, elle redoubla de soins discrets, pour retenir jusqu’aux premiers jours d’août le vieil artiste ; car elle se réjouissait du mieux réel que celui-ci constatait dans l’état de sa santé. Mme Muret eut une idée sublime.

M. Grillé, quoiqu’il oubliât le plus souvent la couleur d’ébène du visage de la dame, y songeait pourtant à certains jours, pour idéaliser la négresse. Dans ces moments-là, il s’aidait du souvenir de l’Africaine.

Mme Muret devenait alors Selika, la douce amie de Vasco de Gama ; il la voyait un éventail de plumes à la main, surveillant jusque dans les cachots de l’inquisition, le sommeil de son bien-aimé.

Jamais M. Grillé n’avait osé parler à Mme Muret de l’opéra de Meyerbeer. L’allusion lui paraissait grossière et il attendait que des mois de familiarité lui permissent, l’occasion aidant, de glisser un mot sur ce sujet.

Mme Muret le devança et un soir, à l’heure musicale, lui présenta en souriant la partition. M. Grillé fut ravi.

Il avait une voix de ténor un peu cassée, mais qu’il maniait encore en musicien. La grande baie du salon ouverte sur la vallée splendide, il se mit au piano et entonna le fameux :

Pays merveilleux
Jardins fortunés
......

Salut, salut ! ô nouveau monde
… Vasco t’a conquis !
...........

Les pauvres accords de Meyerbeer, plaqués d’une main forte et fiévreuse, prenaient de l’allure dans ce décor d’été.

M. Grillé, tout en interprétant Vasco, fixait du regard un massif de géraniums qui lui rappelait les fleurs répandues à terre du mancenillier au parfum mortel, et lorsque le chanteur ramenait ses yeux vers l’appartement, il voyait à deux pas de lui, Selika, la douce Selika elle-même qui l’écoutait.

Mme Muret, plus compatissante que jamais, se réjouissait intérieurement de l’enivrement romantique de M. Grillé.

Elle sut feindre une telle admiration que lorsque le professeur eut cessé de déchiffrer la partition piano et chant, il courut chercher son violon et joua plusieurs fois de suite, l’entre-acte célèbre où l’auteur de l’Africaine a mis toute son adresse de bateleur au service du plus noble des instruments.

La soirée s’acheva sans qu’un nuage en vînt ternir la pureté. Mme Muret était si contente de son succès, qu’elle en était plus expansive qu’à l’ordinaire. Elle eût dansé la bamboula pour le plaisir de M. Grillé.

Elle parlait d’un costume de Selika, proposait de se coiffer avec des plumes aux vives couleurs, montrait des étoffes qui lui allaient très bien, disait-elle, mais dont elle n’osait habituellement se vêtir : « Vous comprenez, ajoutait-elle, sortir avec cela, à Turturelle, dans la rue, non ! — On dirait : Il ne lui manquait plus que çà — mais ici, à la campagne… » Et elle promit sérieusement d’apprendre un acte du rôle de Selika.

Mme Muret se figurait M. Grillé habitant longtemps encore Rûlami, pour y goûter de longs jours de bonheur. Elle ne se doutait guère du prochain départ de son protégé qui se fit dans des conditions presque tragiques, selon le récit que m’en a fait depuis Octave Celine.