Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/XXIII

Les œuvres représentatives (p. 281-289).

XXIII

KALÉIDOSCOPE


Dans un mouvement qui combat tout ce qui existe, qui critique la morale courante, sans avoir encore bien pu définir la sienne, il est inévitable qu’il se trouve toutes sortes d’individus. Les meilleurs comme les pires. Des sincères comme d’autres qui, dans les idées émises, ne cherchent que la justification de leurs appétits ou de leur vanité. D’intelligents comme des détraqués.

C’est dire que, pendant mes quarante ans de propagande, j’ai vu défiler toutes sortes de figures. Dans ce chapitre, j’en introduirai quelques-unes qui n’ont pu trouver place dans les chapitres précédents.

Au retour de la Nouvelle-Calédonie, Louise Michel était allée habiter Levallois-Perret. Je lui rendis visite un jour. Son portrait a été fait trop souvent pour qu’il soit nécessaire de le retracer. Tout a été dit sur son désintéressement, sa générosité qui allait — il faut nommer les choses par leur nom — jusqu’à la bêtise, car elle était exploitée par un tas de ruffians qui spéculaient sur son bon cœur. Elle abandonnait son dernier morceau de pain au premier mendigot venu qui, bien souvent, en avait moins besoin qu’elle.

Incapable du moindre mal, elle ne voulait voir que des petits saints dans ceux qui l’approchaient. Sa bonté s’étendait même à des personnages assez louches, ce qui est gênant, parfois, dans la propagande.

Une nommée V. s’était attachée à elle, comme garde du corps, surtout comme parasite, paraît-il ! Mais le manque de sens pratique de Louise la rendant incapable de se défendre, V., après tout, la défendait, dans la mesure du possible, contre l’exploitation des autres.

Cette pauvre Louise ! ce qu’elle fut pressurée, exploitée sous prétexte de propagande, par les aigrefins de l’anarchie ! Janvion et un de ses associés, Ernest Girault, entre autres, l’ayant entraînée dans une tournée de conférences à travers la France, la surmenèrent, à un tel point qu’elle tomba malade en cours de route ; ils l’abandonnèrent, sans le sou, dans une ville de province, tellement malade qu’elle en mourut.

Je ne la rencontrais que très rarement. Quelquefois, entre deux tournées, elle m’écrivait d’aller la voir dans quelque hôtel où elle était descendue. Chaque fois, j’essayais de la mettre en garde contre les ruffians, mais c’était peine perdue, Louise Michel ne pouvait se méfier de personne.

Son corps ramené à Paris, la population lui fit de magnifiques funérailles.

Comme d’habitude, la police avait fait un déploiement formidable de forces sur le parcours du cortège, Lépine et ses subordonnés déployant un zèle intempestif.

Un fait significatif qui prouve que, lorsque la foule est bien résolue à ne pas se laisser em…bêter, elle peut avoir le libre exercice de sa volonté : la partie du cortège où je me trouvais était, si mes souvenirs sont exacts, à peu près à la hauteur de la place Clichy, — l’endroit, du reste importe peu, le fait est exact. — Lépine nous jappait aux talons. Il ordonna à un peloton de gardes municipaux qui se trouvait là de mettre baïonnette au canon. Ce qui fut fait. Mais un cri formidable de : « À bas les baïonnettes ! » sortit des rangs de la foule. Et les baïonnettes furent remises au fourreau, sans attendre l’ordre des chefs. Lépine sut se taire, cette fois.

Au temps du Révolté venait au bureau, rue Mouffetard, une jeune dame choisir des brochures. Nous nous entretenions de propagande. Elle me paraissait très intelligente. Qui était-elle ? Je ne lui avais jamais demandé son nom.

Un jour elle vint, accompagnée par un gros garçon, blond, joufflu, ayant l’air fort réjoui. Elle me le présenta comme son mari, Albert Métin. Tous deux faisaient partie du « Groupe des Étudiants socialistes révolutionnaires ».

Par la suite, Métin prit l’habitude de venir bavarder, mais je le trouvais superficiel et très inférieur à sa femme.

Il parut vouloir s’intéresser au journal. Un jour, il me demanda où en était la situation ? Ce fut la réponse habituelle : financièrement, elle n’était pas brillante.

— Cela ne peut pas continuer ainsi, me fit-il, d’un ton résolu, Je vais m’occuper de récolter des souscripteurs. Autour de moi, je vous promets de trouver au moins 40 fr. par mois. De plus, je vous enverrai des articles. Donnez-moi les journaux anglais, flamands, espagnols, italiens, je vous en tirerai le « Mouvement social ». Il faut que les Temps Nouveaux marchent.

Je lui fis un paquet de tous les journaux dernièrement arrivés, me félicitant d’avoir trouvé un collaborateur si actif !

Trois ou quatre semaines se passèrent. Il revint, me rapportant les journaux, mais ni articles ni mouvement social. Ses occupations ne lui permettaient plus de faire le travail promis. Quant aux souscriptions : néant.

J’appris par la suite qu’il venait d’être nommé à la chaire d’histoire, à l’Hôtel de Ville, en remplacement de Louis Ménard.

L’hiver d’après, je le rencontrai au cours de Manouvrier, à l’École d’Anthropologie. Il était plein d’importance, me demandant, avec grande condescendance, comment allait le mouvement, faisant les critiques d’une façon détachée, comme quelqu’un qui voit de bien plus haut, et surtout de très loin.

Je ne le revis plus. Ayant obtenu une bourse de voyage, il visita l’Australie et les îles d’alentour. Le voyage était de 6 mois. Il en rapporta deux bouquins.

Lancé dans la politique, il devint ministre. L’anarchie n’est pas une entrave… si on sait en sortir à temps !

Parmi les originaux qui vinrent tâter de l’anarchie, il convient de citer Zo d’Axa. Son véritable nom, je l’ai oublié. C’était, paraît-il, le fils d’un des hauts fonctionnaires de la compagnie d’Orléans.

Ce fut dans les milieux littéraires de Montmartre qu’il fit son apparition, et commença à se faire remarquer dans quelques petits cénacles où il annonça son intention de publier un journal.

Zo d’Axa ne voulait pas ressembler à tout le monde. Témoin le nom de guerre qu’il avait choisi. Il le montrait également par la coupe de ses vêtements qui lui donnaient l’air d’un mousquetaire. Sur la fin, ils tournaient à l’allure monastique.

Au sujet du journal à paraître, il était perplexe, — ce fut Ritzerfeld, qui fréquentait ces milieux, qui me l’apprit. — Serait-il royaliste ou anarchiste ? Grave problème. Il fallait épater les gens ! d’Axa penchait pour le royalisme. Et ça cadrait avec son caractère. Par tempérament c’était un aristocrate. Son entourage finit par le décider pour l’anarchie. Mais, pour avoir plus d’allure, son journal s’appellerait L’Endehors.

Il était bien fait et fournit une carrière de près de trois ans, Des jeunes littérateurs, dont quelques-uns sans grand souffle, s’y essayèrent à l’anarchie. Mais il y eut de très bons articles.

Dans le premier numéro, d’Axa avait pris près de la moitié de la première page pour y proclamer les aphorismes suivants :

Les Intensifs
Zo d’Axa
  Les phases
Superbe ! commencer l’œuvre
c’est la passion
l’on croit
Pénible ! la continuer
c’est le travail
on doute
Habile ! l’achever
c’est l’art
on ment

Zo d’Axa était désabusé avant d’avoir commencé !

Poursuivi pour je ne sais quel article, il préféra voyager plutôt que d’accepter l’hospitalité que lui offrait la « justice » de son pays. Il fut arrêté à Jérusalem, en vertu des « Capitulations » de 1778 ! Ramené à Paris et incarcéré à Sainte-Pélagie, il y écrivit un volume sur son odyssée qui parut sous le titre : « Sur le Trimard », puis sous cet autre : « De Mazas à Jérusalem ».

En 1897, il publia, sous forme de feuilles volantes, un pamphlet intitulé « La Feuille », qui comportait une page de texte et une page d’illustrations, un dessin en couleur, que fournissaient Steinlen, Luce, Hermann-Paul et Wilette. Il y eut 25 numéros. Puis d’Axa disparut.

Un jour, en compagnie de Reclus, j’étais allé rendre visite à Léon Cladel qui habitait Suresnes, où, à cette époque, habitait également Reclus.

Toute la famille Cladel était intéressante et sans morgue. Au cours de la conversation, Cladel nous raconta que, lorsqu’il vint à Paris, — il était jeune, — il n’eut de cesse jusqu’à ce qu’il fut présenté à Victor-Hugo, objet de sa grande admiration alors.

Il fut invité à déjeuner chez le Dieu. Or, paraît-il, il ne fallait jamais contredire le « Maître » !  ; lorsqu’il avait parlé, il ne restait plus qu’à s’incliner. Voilà que, au cours du repas, Cladel, en véritable irrégulier qu’il était, s’avisa d’émettre une opinion qui différait quelque peu de celle du grand homme.

Devant un pareil blasphème, Lockroy et Meurice — si mes souvenirs sont exacts — qui étaient placés de chaque côté de Hugo, eurent le geste de se lever pour empoigner le blasphémateur, et l’expulser. Mais, magnanime, le Maître fit signe aux deux préfets de police qu’il pardonnait au jeune imprudent qui, sans doute, avait péché par ignorance.

Cladel échappa à l’ignominie d’être mis à la porte. Mais, sous les regards d’indignation, il passa le reste du déjeuner d’une façon très inconfortable.

Un jour, vint me trouver une vieille dame russe, du nom de Mansouroff.

Venue aux idées par le néo-malthusianisme, elle avait d’abord été en relations avec Robin. Mais, autant que je pus en juger, elle était un peu méfiante, Robin, de sont côté, était comme je l’ai dit, de caractère difficile, l’harmonie ne dura pas longtemps entre eux.

Je ne lui cachai pas que le néo-malthusianisme n’avait rien qui m’emballât par la façon même où nous le présentaient ceux qui le prônaient. Elle n’insista pas. Elle me remît mille francs pour faire imprimer en russe La Société Mourante qui lui plaisait beaucoup. Puis, en plusieurs fois, diverses sommes se montant à près de 4 000 fr.

Elle me parla de son intention de laisser sa fortune pour fonder une colonie anarchiste dans sa villa de Menton, où j’étais allé passer quelques semaines, à la suite d’une pneumonie. Ce fut ce séjour qui servit de prétexte à Gohier pour m’accuser d’aller vivre en sybarite sur la Côte d’Azur.

Mais, qui choisirait-elle comme héritiers, et quels hommes étaient dignes de remplir exactement ses vœux ? Je lui nommai Kropotkine, Reclus, Malatesta, Domela Nieuwenhuis. Avec eux, elle pouvait être sûre que l’argent ne serait pas détourné de sa destination.

L’année suivante, un camarade de l’entourage de Robin, vint me dire que, sérieusement malade, elle était séquestrée par sa famille dans sa villa. Que je ferais bien d’aller la voir.

Par hasard, je me trouvais en mesure de disposer des frais du voyage pour deux ou trois jours ; je pris le train et débarquai à Menton. On consentit à m’introduire auprès d’elle. Je la trouvai couchée sur un matelas posé à terre. Prés d’elle étaient également couchées, tout habillées, deux servantes italiennes.

Elle me dit qu’elle souffrait horriblement, et n’avait qu’un désir : en finir vite avec la vie. Pouvais-je lui procurer quelque poison qui l’emporterait sans souffrir ?

Elle me fit énormément de peine. Si cela avait été en mon pouvoir, je crois que j’aurais accédé à son désir. Au cours de la conversation, elle s’excusa de ne rien pouvoir faire pour la propagande : « On » ne lui laissait rien.

Je lui dis de ne pas se tourmenter là-dessus, que je n’étais venu que pour savoir si je pouvais lui être utile.

De mes relations, je ne pouvais, du reste, lui procurer ce qu’elle m’avait demandé.

J’y retournai le lendemain, mais on ne me permit pas d’entrer. Je n’avais qu’une chose à faire, reprendre le train.

Quelques semaines après, le même camarade m’apprit qu’elle était morte. Le consulat russe avait mis l’embargo sur ce qu’elle laissait. Si elle avait laissé un testament, il n’en fut jamais question.

D’après le même camarade, qui avait rangé ses papiers avec elle, sa fortune devait se monter à un million de roubles.

Dans une garnison de l’Est, se trouvait un sergent, nommé Guillon, qui, à plusieurs reprises, se fit envoyer des colis de brochures qu’il distribuait autour de lui.

Un jour, le chef de gare s’avisa de fouiller dans le paquet, et avertit l’autorité militaire. Guidon fut arrêté en allant retirer le colis.

Mais son arrestation eut un contre-coup. Des perquisitions furent opérées dans le paquetage des hommes de la compagnie de Guillon. Dans celui d’un nommé Dubois-Desaulle on trouva un journal qu’il s’amusait à écrire, où l’autorité militaire était fortement maltraitée.

Ce fut suffisant pour l’envoyer aux compagnies de discipline.

Pour Guillon, j’avais été averti de l’arrestation et j’avais pu faire faire un peu de tapage dans la presse. On se borna à le traduire devant un conseil de corps qui l’envoya finir les six mois de service qui lui restaient à faire dans un régiment d’Afrique.

Mais pour Dubois-Desaulle, ce ne fut que lorsqu’il déserta de la compagnie de discipline où il avait été envoyé par un conseil de guerre que sa mère vint me trouver. Elle me raconta que son fils lui avait bien dit de venir me trouver la première fois, mais que s’étant adressée à des « influences », on lui avait conseillé de ne faire aucun bruit, lui promettant d’obtenir l’indulgence de l’autorité pour son fils.

Inutile d’ajouter que ces promesses n’avaient eu aucune réalisation.

J’allai trouver Séverine, pour lui demander d’entamer une campagne en sa faveur.

Séverine me dit : Une campagne dans la presse a peu de chances d’être profitable à celui que vous voulez sauver. Mais le cabinet Bourgeois qui vient de se constituer m’a fait demander de l’appuyer. Je lui demanderai, en retour, la grâce de Dubois-Desaulle ».

En plus du délit de désertion, ce dernier s’était sauvé avec ses effets d’ordonnance. Il avait été repris et passa en conseil de guerre.

Le président du conseil de guerre, me racontait peu après Mme Desaulle, « fut tout à fait paternel, allant lui-même au devant des réponses à faire à ses questions ». Quant au commissaire du gouvernement, on n’en avait jamais vu d’aussi humain. L’intervention de Séverine avait produit son effet.

Acquitté, Dubois-Desaulle fut nommé bibliothécaire dans un régiment où il termina tranquillement son temps de service.

Lorsqu’il fut libéré, il publia, chez Stock, un volume sur les compagnies de discipline, Sous la casaque. Puis à la Revue Blanche, Camisards, Peaux de Lapins, et Cocos.

Ayant trouvé à faire partie d’une caravane d’explorations organisée par un nommé Mc-Millan, il périt dans une embuscade, sur la Côte des Somalis, s’étant aventuré, sans armes, loin de ses camarades, malgré toutes les recommandations.

Comme je l’ai dit, la plupart des artistes et littérateurs furent très obligeants avec nous. Quillard, Hérold, Malquin, nous aidèrent grandement, Et je ne parle que des plus connus.

Mais je dois faire une place à part à Luce. D’abord, ce fut à lui que je dus de connaître d’autres artistes, et quelques littérateurs.

Toujours prêt, on pouvait lui demander n’importe quel service, il se mettait en quatre pour vous satisfaire. Et, ce qui est plus rare, je ne lui ai jamais entendu faire la moindre critique sur ses confrères. Il les défendait, au contraire, lorsque quelque rosserie était hasardée contre eux en leur absence. Cela, même lorsque celui qui était attaqué n’était pas tout à fait de ses amis.

Vers 1908 ou 1909, je fus mis en relations avec un groupe de jeunes Chinois désireux d’apporter de l’extérieur leur concours à ceux de leurs camarades qui travaillaient à préparer la révolution en Chine.

Ils avaient fait venir des caractères chinois, et se proposaient de publier un journal destiné à être expédié en Chine et aux associations chinoises éparpillées sur divers points du globe.

Leur journal devait s’appeler « Les Temps Nouveaux ». Ils me demandèrent de leur laisser prendre l’adresse de la rue Broca et de bien vouloir recevoir leur correspondance. Ce que j’acceptai de grand cœur.

Je suis persuadé qu’ils contribuèrent pour une bonne part au succès de la Révolution qui mit fin au Vieux Régime chinois. La plupart, d’ailleurs, partirent pour la Chine quand elle éclata. Leur journal cessa alors de paraître.