Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/XVI

Les œuvres représentatives (p. 210-218).

XVI

LES CAMBRIOLEURS


Passer des mouchards aux cambrioleurs, la transition est toute indiquée. Non pas parce que les premiers font la chasse aux seconds, mais parce que les policiers envoyés parmi nous pour accomplir leur besogne furent, je l’ai déjà dit, mais on ne saurait trop le répéter, parmi ceux qui se distinguèrent le plus en présentant le vol comme un moyen révolutionnaire de revendication sociale.

Sans doute, avant eux, le vol avait été envisagé comme un moyen de fournir de l’argent à la propagande. Les terroristes russes avaient commencé en s’attaquant aux caisses de l’État. Et nombre d’entre nous ne se seraient nullement effarouchés de voir quelque riche banque mise à contribution.

Il y eut une tentative de ce genre, comme je l’ai dit, par un camarade allemand, puis vinrent Duval, Pini qui s’attaquèrent à de simples particuliers.

Seulement, ça n’était pas encore devenu une théorie, et restait plutôt exceptionnel en pratique.

Mais, petit à petit, sous l’influence de certains individualistes plutôt louches, se réclamant, justement, des exemples de Duval et de Pini, on commença à représenter le vol comme un moyen révolutionnaire d’attaquer la propriété. Ensuite ce fut l’intrusion de quelques agents provocateurs qui vinrent à la rescousse, et qui, aujourd’hui encore, continuent à mener systématiquement la campagne.

Laissé à lui-même, ce courant n’eût pas été dangereux. Il fallut l’immixtion des policiers et l’organisation de cette propagande de déviation pour que des jeunes se laissassent prendre à ces sophismes.

Nous fûmes de longues années avant de nous rendre compte de tout le mal qui avait été fait dans nos rangs. La première perception que j’en eus, ce fut lorsque Liard-Courtois revint du bagne. Il me stupéfia par le nombre d’anarchistes qu’il y avait rencontrés, envoyés là pour vol, faux-monnayage et autres actes semblables.

Que parmi ceux-là il s’en trouvât qui ne faisaient qu’obéir à leurs appétits, n’ayant pas eu besoin de cette propagande pour être pervertis, nul doute. Mais le nombre était grand encore de ceux qui s’étaient laissés prendre aux sophismes des agents de la Tour Pointue.

« Planter un drapeau »[1] chez son gargotier, est une pratique courante chez quelques-uns. Des camarades de la Chambre syndicale des menuisiers qui, à beaucoup de points de vue, étaient de bons camarades, honnêtes dans les circonstances ordinaires de la vie, ne se mirent-ils pas à ériger en principe l’estampage des marchands de vin ?

C’était en 85-86. Ils s’abonnaient aux maisons de vente à crédit. Une fois la marchandise livrée, ils s’arrangeaient pour ne plus payer.

Parmi eux s’était constitué le groupe des « Pieds-Plats », nom tiré de cette locution d’argot : « Je ne marche pas. J’ai les pieds plats ». Eux ne marchaient pas pour payer leurs restaurateurs.

Quand ils avaient trouvé un gargotier confiant, au crédit facile, ils faisaient monter la note le plus qu’il leur était possible, puis disparaissaient lorsque le gargotier commençait à montrer les dents, à son tour, ne « marchant » plus.

Mais quelques-uns ne s’en tenaient pas là. C’était un principe pour ceux-là, lorsqu’ils allaient chez le marchand de vins, — et ailleurs, je suppose — de rafler tout ce qu’ils pouvaient. Couteaux, fourchettes, serviettes, litres de liqueurs s’il s’en trouvait à leur portée. Tout leur était bon.

Un de nos camarades, nommé Rousseau, qui tenait une boutique de marchand de vin, au coin de la rue Saint-Martin et de la rue de Venise, chez qui on pouvait se réunir en toute sécurité, rendant service aux amis en plus d’une occasion, fut un des plus exploités par cette clique.

De temps à autre je recevais des communications d’un groupe de camarades italiens signant « Les Intransigenti ». Je fis connaissance avec deux d’entre eux, — peut-être composaient-ils tout le groupe à eux deux ? — C’était Parmeggiani et Pini. Ils me parurent très énergiques. Ils vinrent me demander de leur laisser composer à notre imprimerie un journal qu’ils se proposaient d’introduire clandestinement en Italie. Je ne vis aucun inconvénient à leur donner cette autorisation, puisqu’il s’agissait de propagande.

Quand je me présentai à l’imprimerie, la mise en pages de leur journal était presque terminée. Ils me montrèrent avec orgueil les épreuves. Le journal s’appelait : Il Ciclone.

— C’est très bien, leur fis-je, s’il y a des poursuites, la police ne sera pas en peine de trouver l’imprimerie où il aura été composé.

Ces imbéciles avaient non seulement composé leur titre dans les mêmes caractères que celui du Révolté, mais ils avaient donné à leur journal le même format, la même justification. Jusqu’aux titres des articles qui étaient similaires !

Cela ne rata pas. Peu de temps après, je recevais une convocation de M. Clément, commissaire aux délégations judiciaires.

Arrivé chez le personnage, il me fit passer dans son cabinet.

— Connaissez-vous cela, fit-il me tendant un exemplaire de Il Ciclone.

Je pris délicatement le journal. Je l’examinai — faisant semblant tout au moins — attentivement. Puis le retournai à Clément :

— Non c’est la première fois que je le vois.

— Vous voyez qu’il ressemble au Révolté. Mêmes caractères, même disposition.

— Oui. Je vois qu’on a voulu l’imiter. On y a à peu près réussi.

— Alors, vous ne le connaissez pas ?

— Ma foi, non.

— C’est bien. C’est tout ce que j’avais à vous demander. Vous pouvez vous retirer.

Après une quinzaine de répit, je reçus l’invitation d’avoir à me présenter chez un juge d’instruction, qui me posa je ne sais plus quelles questions, insignifiantes certainement.

L’affaire n’eut pas de suites. Le gouvernement italien n’insista-t-il pas ? Le nôtre pensa-t-il que ça ne valait pas le dérangement ? Je n’entendis plus parler de rien. Et je crois que ce fut la fin de Il Ciclone.

Outre ce journal, Pini vint imprimer trois ou quatre placards, mais ils étaient principalement dirigés, sous prétexte de divergences d’idées, contre d’autres révolutionnaires : Merlino et Cipriani.

Ce ne fut que plus tard que j’appris que, associés avec les frères Schouppe, Pini et Parmeggiani formaient une bande de cambrioleurs dont les opérations se chiffraient par centaines de mille francs.

Les Schouppe, paraît-il, se targuaient d’être anarchistes, mais en réalité ils n’étaient que des jouisseurs et de vulgaires voleurs.

De leurs fructueux vols, je n’ai jamais entendu dire que la moindre partie soit allée à une œuvre de propagande. Et cependant j’étais bien placé pour apprendre quantité de choses, même celles qui devaient rester secrètes.

Quant à Pini, ses admirateurs ont vanté sa générosité, clamé à tous les échos les sommes qu’il aurait dépensées pour la propagande, mais j’en suis encore à trouver les œuvres que lui et Parmeggiani subventionnèrent.

Les cinq placards — plutôt de discussions personnelles que de véritable propagande — et le numéro du Ciclone, c’est tout ce que je connais à leur actif en fait de propagande.

Je n’ai pas terminé avec la bande Pini, Ce dernier fut envoyé au bagne ; Parmeggiani ayant échappé à la police, eut une carrière de héros de roman.

Au temps de leurs opérations, tous deux avaient volé des tableaux à un peintre espagnol nommé Cossira. Celui-ci, pour les recouvrer, se mit lui-même à la recherche de ses voleurs. Comment les découvrit-il ? Comment entra-t-il en relations avec ? Je n’ai jamais su les détails. Toujours est-il que Parmeggiani devint l’amant de Mme  Cossira, que Cossira mourut, — de çà ou d’autre chose, je l’ignore — et que Parmeggiani épousa Mme  veuve Cossira, se fit antiquaire et devint millionnaire.

Ayant eu des démêlés avec le nommé Bordes, dont j’ai parlé, ce dernier publia que Parmeggiani — ceci se passait à Londres — était le Parmeggiani de la bande Pini. Parmeggiani affirma qu’il était seulement le frère de l’anarchiste et n’avait de commun que cette parenté avec l’ex-cambrioleur.

Il intenta à Bordes un procès en diffamation, Bordes soutenant qu’il était à même de le connaître, puisque, autrefois, Parmeggiani s’était présenté à lui avec une lettre de recommandation de moi.

Que j’aie donné à Parmeggiani une lettre de recommandation, c’est fort possible, car pendant longtemps je l’ai cru un anarchiste fort sincère, homme peu cultivé, mais d’une rare énergie. Mais que je l’aie adressé à Bordes, voilà qui est plus contestable, ayant depuis longtemps suspecté Bordes de n’être qu’un mouchard.

Après la bande Pini vint la bande Ortiz qui, du reste n’était que la suite de la première.

Celle-ci, il est probable, fournit quelques fonds à la propagande. Les bombes de la rue des Bons-Enfants, du Terminus, ainsi que la préparation des attentats, ne purent être lancées qu’avec l’argent prélevé sur le produit des « reprises » qu’elle fit. Mais lorsqu’on pense que quelques-uns de leurs vols dépassaient cent mille francs, on avouera que l’argent dépensé pour le mouvement était maigre.

Il me fut raconté que certains d’entre eux étant allés à Londres pour négocier les valeurs d’une de leurs opérations, s’étaient adressés à un vieux militant pour que celui-ci les mît en rapport avec quelque recéleur faisant cette sorte de trafic. Le camarade aurait, paraît-il, répondu que s’il acceptait de se mêler de l’affaire, il voulait que sur le produit de la transaction, une certaine somme fût versée pour la propagande. Ces redresseurs de torts auraient refusé, préférant aller se faire « estamper » par un autre trafiquant qu’on leur avait indiqué. Et, l’affaire faite, — toujours d’après les on-dit — ils auraient fait la fête avant de retourner en France.

Du reste, entre eux, ils agissaient ni plus ni moins que s’ils avaient été de vulgaires cambrioleurs.

Un jour, je reçus, d’un nommé Crespin, une lettre où il me disait qu’ayant des contestations d’intérêts avec Ortiz, il donnait à ce dernier rendez-vous au bureau du journal pour liquider leur affaire sous mon arbitrage.

Je mentirais en disant que je fus flatté de la confiance que me témoignait Crespin. Mais, comme il ne me donnait pas son adresse, que je n’avais pas davantage celle d’Ortiz, force me fut d’attendre leur venue.

Le jour dit, s’amenèrent les deux lascars. Girard, je crois, était avec moi.

— Il vous a plu de me prendre pour arbitre, leur déclarai-je, mais je ne tiens nullement à être mêlé à vos affaires. Puisque vous êtes ici, je consens que vous liquidiez le litige qui vous divise — ce fut une faiblesse de ma part — mais je vous déclare que si, plus tard, mon témoignage est réclamé, je déclinerai d’avoir rien connu de vos transactions, ni assisté à quoi que ce soit.

Et, avec Girard, nous retirant dans un coin de la pièce, nous laissâmes les deux compères faire leur petite affaire.

Ils sortirent des paquets de valeurs, dont il y avait bon nombre, parmi lesquelles des valeurs ottomanes que je remarquai à cause des caractères turcs. Ils se les partagèrent après bien des contestations. Après quoi, ils s’en allèrent.

J’avais oublié l’affaire lorsque je fus appelé chez le commissaire du quartier.

Là, on me fit prêter serment de déclarer la vérité. Serment que je délivrai d’autant plus volontiers que, quel que soit ce que l’on me demanderait, je ne dirais que ce qu’il me conviendrait de dire.

— Les nommés Crespin et Ortiz s’étaient-ils rencontrés au bureau de La Révolte et s’y étaient-ils partagés des valeurs ?

Sans broncher, j’affirmai que je ne connaissais que vaguement ces messieurs et n’avais aucune connaissance de cette rencontre. L’interrogatoire ne fut pas poussé plus loin.

Mais de là, je conclus que le Crespin avait été arrêté, qu’il avait dû dénoncer son complice et que c’était pour contrôler ses déclarations que j’étais appelé en témoignage.

Et je compris ma bêtise d’avoir laissé ces deux « cocos » terminer leurs démêlés en ma présence, lorsque au procès des Trente, sur la liste des témoins, je vis figurer le nom de Crespin, détenu !

Je me grattai furieusement la tête : « Encore une tuile ! pensai-je ». Il est là pour raconter l’histoire de son entrevue au bureau du journal, et l’avocat-général en profitera pour dire : « Vous voyez bien qu’ils étaient tous complices ! C’était à la Révolte qu’on se partageait le butin ».

Ce fut un véritable soupir de soulagement lorsque, au procès, Crespin se retira, ayant terminé sa déposition sans qu’il fût question de l’entrevue.

Quant à la bande Bonnot, elle est relativement trop récente pour qu’on ne se la rappelle pas. D’elle, je n’ai également connu personne, si ce n’est un vague comparse, Gauzy, qui fut abonné aux Temps Nouveaux, et dont je suis encore à me demander comment il s’était fourvoyé là-dedans !

Je ne puis donc en parler que par ouï-dire. Quelques-uns dépensèrent une farouche énergie, digne de meilleurs objectifs. Eux aussi, opérèrent de riches coups, sans que personne ait jamais connu quelles œuvres de propagande ils soutinrent. Les victimes qui tombèrent sous leurs coups furent de pauvres diables de travailleurs ou d’employés. Eux aussi furent dénoncés par un de leur bande. On ne sut jamais comment la police avait été mise sur la trace du dernier refuge de Garnier.

Du reste, ils avaient pris naissance dans le milieu du journal L’Anarchie où ils reçurent, sûrement, leurs premiers principes d’individualisme et de cambriolage par les « missionnaires » policiers qui infestaient ce milieu.

Pendant que la bande terrorisait Paris, je reçus la visite d’un grand gaillard bien découplé, accompagné d’un jeune garçon d’environ quatorze ans.

Il me raconta que, faisant partie de la bande Bonnot, il était traqué, ne savait plus où se réfugier, et me demanda si je pouvais lui trouver un asile.

Cet homme aurait été poursuivi pour quelque acte de propagande, j’aurais certainement fait de mon mieux pour le tirer de sa peine. Mais ces gaillards, avec leur théorie de « vivre sa vie d’abord », proclamant que la solidarité était une blague, mais sachant s’en réclamer lorsqu’ils avaient besoin des autres, me dégoûtaient. Aussi lui répondis-je que, adversaire de leurs théories comme de leurs pratiques, je ne voulais rien avoir à faire avec eux. Et que, ce que je ne voulais pas faire moi-même, je me garderais bien de le demander aux autres.

Ceci, parce qu’il m’avait demandé l’adresse de camarades qui auraient pu lui venir en aide.

J’avais grande pitié du gosse qui était avec lui, mais, vraiment, ils avaient fait trop bon marché de la vie de pauvres diables. La vérité devait leur être dite une fois pour toutes.

D’autant plus qu’il n’était peut-être qu’un vulgaire tapeur.

Ce n’est pas seulement en France que cette théorie du vol s’était développée comme un chancre rongeur. Kropotkine me racontait tout le mal qu’elle avait fait dans le mouvement russe.

D’importantes sommes avaient été ainsi reprises sans grand profit pour la propagande. L’argent avait été utilisé pour préparer de nouveaux coups, ou pour tenter de faire évader ceux des complices qui avaient été pincés au cours des opérations. Sans compter ceux qui trouvaient mieux de l’employer à faire la noce !




  1. Se faire ouvrir un compte et disparaître sans payer.