Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/X

Les œuvres représentatives (p. 137-145).

X

CLAIRVAUX


Je fus mené directement à la gare de l’Est. C’était, paraît-il, une faveur, je l’appris plus tard. Tous les camarades qui « visitaient » Clairvaux passaient d’ordinaire par la Roquette, où ils avaient à attendre le convoi qui devait les emmener.

L’administration avait fait les frais d’un fiacre pour me conduire à la gare. En descendant dans la cour presque déserte, je me demandai si je ne tenterais pas de m’enfuir. Les gardiens m’avaient laissé libre. Mais la chance était trop maigre. Je me laissai mener au wagon cellulaire frété à mon intention, et où m’installèrent mes deux gardiens, me plaçant en face de la portière, s’enquérant s’ils devaient la laisser ouverte, tout en me faisant remarquer qu’ils ne me mettaient pas les fers habituels.

Bon dieu ! que de prévenance ! Dans le courant de la nuit, nous fûmes garés dans je ne sais quelle gare. Nous fûmes accrochés à un train du matin et reprîmes la route. Notre personnel s’était, au cours de la nuit, enrichi de trois ou quatre expulsés que l’on dirigeait sur la frontière.

Nous arrivâmes tard l’après-midi en gare de Clairvaux. Deux gardiens m’y attendaient. Ils prirent livraison de moi et nous partîmes pour la prison qui, il me semble, est assez loin de la gare. Mais cela était bon de se promener dans la campagne, à l’air libre, après neuf mois d’incarcération.

Conduit devant le directeur, sur je ne sais plus quelle observation qu’il me fit, je lui fis remarquer que j’étais détenu politique.

— Je le sais bien, mais vos papiers ne sont pas en règle. Réglementairement, je ne devrais pas vous recevoir.

— Qu’à cela ne tienne. Vous savez, je ne suis pas fier. Vous n’avez qu’à me mettre à la porte.

— Cela ne se fait pas comme cela.

— Je vous donne ma solution.

En fin de compte, le gardien-chef m’emmena dans une cellule où je restai confiné une huitaine de jours.

J’avais remarqué que le gardien-chef avait la tête bandée. J’appris qu’une révolte des détenus avait eu lieu quelque temps auparavant. Il en gardait les traces.

Le lendemain matin, en m’apportant à manger, un des détenus de corvée me remit en cachette un billet par lequel Fortuné Henry et Breton — le futur ministre des Recherches et Inventions — qui m’avaient précédé dans l’hospitalité gouvernementale, me souhaitaient la bienvenue, et m’attendaient bientôt au quartier des politiques.

Comme j’ai dit, au bout d’une huitaine de jours je fus extrait de ma cellule, conduit devant le directeur qui me dit qu’il avait enfin des instructions du ministère, qu’il avait l’ordre de me transférer aux politiques.

Le quartier politique à Clairvaux était un bâtiment qui, autrefois, avait servi d’infirmerie, puis de lieu de détention pour des condamnés militaires. Entouré de murs avec des bâtiments sur un côté, il y avait une cour plantée de tilleuls.

Au rez-de-chaussée étaient installés des bureaux de comptabilité où travaillaient des détenus. L’entrée desdits bureaux était en dehors de la cour, mais les fenêtres y prenaient jour. Parfois, on faisait la causette avec les « bureaucrates », leur passant du tabac de temps à autre.

Le reste du bâtiment, un étage et des greniers, était à notre disposition. Trois grandes pièces tenaient tout le premier étage.

La première, la plus grande, avait été abandonnée par Fortuné et Breton. Ils avaient fait leur salle à manger de la deuxième, et leur dortoir de la troisième, de beaucoup la plus petite. Un troisième lit fut mis dans la chambre à coucher, et rien ne fut changé à la disposition du local.

Il y avait une petite pièce que Breton avait choisie pour en faire un petit atelier. Il avait même fait venir un tour. Mais je ne l’y ai jamais vu travailler.

Nous fîmes connaissance, car c’était la première fois que je me rencontrais avec eux. Ils me mirent au courant des petits potins de la maison.

Ils m’apprirent que j’étais un privilégié. Tous ceux qui étaient passés avant moi à Clairvaux avaient dû faire un stage d’un mois au quartier des détenus de droit commun, avant de passer aux politiques.

Fortuné était le frère d’Émile Henry. Il était un peu hâbleur. Pour passer le temps, il barbouilla un tableau ou deux, se taillant des toiles dans les torchons de l’administration.

Il était fils du colonel Henry, de la Commune. Lui et son frère avaient été élevés en Espagne où leur père s’était réfugié, et où il était mort.

Il nous raconta que lui et son frère avaient été spirites avant de devenir anarchistes. En était-il complètement guéri ?

Il nous raconta également que les derniers actes de son frère n’avaient été qu’une forme de suicide. Amoureux d’une femme mariée, c’était pour en finir avec la vie qu’il s’était lancé dans la propagande par le fait.

Je n’ai jamais connu Émile Henry ; mais quand je lus sa déclaration à son procès, je fus frappé du ton sec, froid, sans pitié qui s’en dégageait. Ça coupait comme une lame de couteau. C’était courageux, mais on ne pouvait accuser l’homme de sentimentalité.

Breton, lui, était un bon vivant, d’une famille riche, du Nord. Sa femme était venue habiter l’auberge du pays, afin de pouvoir le voir tous les jours. Comme il était fort mangeur et que nous faisions popote ensemble, nous ne manquâmes jamais de provisions. Il en fut toujours abondamment pourvu.

Une fois installé, j’écrivis aux amis pour demander des livres. Méreaux qui avait été relâché après une détention plus ou moins longue avait fait connaissance d’un chanteur de l’Opéra qui mettait sa bibliothèque à ma disposition. Je m’empressai d’accepter.

Avec Stock nous avions échangé quelques lettres aigres-douces, mais nous avions fini par nous raccommoder. Il m’écrivit qu’il m’envoyait une caisse de livres. Gauche, relâché, lui aussi, me promit de m’envoyer ce que je voudrais.

Si bien qu’un jour je fus appelé chez le directeur. L’ami de Méreaux m’envoyait une caisse de livres. Celle de Stock était également arrivée. Le directeur s’était mis en devoir d’en vérifier le contenu, afin de s’assurer que cela ne contenait aucune littérature qui ne serait pas convenable pour un enfant de mon âge.

Et ne voilà-il pas que, de la caisse de Ragneau — l’ami de Méreaux — le directeur sort un volume de Kraft-Ebbing, sur les invertis !

— Impossible de laisser passer cela. Et il le mit de côté. Puis un autre, encore un autre.

Mais les deux caisses effrayèrent le courage du directeur. Après avoir vidé la moitié d’une d’elles, il y replongea les volumes sortis, même ceux qu’il n’avait pas jugés dignes de ma lecture.

— Tenez ! emportez tout cela. Et il fit venir un gardien auquel il commanda de prendre un panier assez grand pour m’aider à les emporter.

Comme nourriture, à midi nous avions un plat de viande, beefsteak généralement, un plat de légumes et un demi-litre de vin. Le vin devait faire la journée. C’était plutôt maigre. Mais, comme je l’ai dit, Breton nous sauvait par les vivres qu’il recevait du dehors.

Pour mon compte, il m’aurait été difficile d’ajouter au menu. Je n’aurais pas eu un sou à moi si Reclus ne m’avait envoyé dix francs par mois. Gauche avait bien mis sa bourse, ainsi que sa bibliothèque à ma disposition, mais, avec les dix francs de Reclus je pouvais parer aux petites dépenses. J’acceptai le prêt de la bibliothèque, je remerciai pour l’argent.

Nous étions absolument libres dans notre quartier, les gardiens ne venant que pour porter nos repas ou quelque autre commission.

Les journaux n’étaient pas encore permis lorsque j’arrivai, mais l’autorisation de les recevoir nous fut donnée presque aussitôt. Je pus lire le récit de la dégradation de Dreyfus.

En lisant le compte rendu de sa dégradation, sa protestation d’innocence me frappa par l’accent de vérité qui s’en dégageait.

Mais ce n’était qu’une sensation. J’oubliai Dreyfus.

Comme je l’ai déjà dit, les hivers sont rigoureux à Clairvaux. Mais l’administration était généreuse. Nous avions autant de bois qu’il était nécessaire pour nous chauffer. Nous avions une immense cloche que nous bourrions et chauffions à force. Nous consommions trois énormes sacs de bois par jour.

Le directeur et l’inspecteur nous rendant visite un jour, constatèrent qu’alors que la cloche était chauffée à blanc, les fenêtres étaient toutes grandes ouvertes. Ils parlèrent aussitôt de diminuer la ration de bois, puisque nous étions forcés d’ouvrir les fenêtres. Mais nous leur fîmes remarquer que c’était par hygiène, et qu’il fallait forcer le feu pour combattre le froid glacial. La menace ne fut pas mise à exécution.

Nous avions droit à un bain par mois. Mais encore fallait-il en faire la demande au médecin de la prison.

Fortuné Henry ayant fini son temps, nous quitta quelques mois après mon arrivée.

Puisque le gouvernement me donnait des vacances, j’entendais en profiter pour remanier La Société au lendemain de la Révolution. Il en sortit La Société future.

Au journal il m’était impossible d’entreprendre un travail suivi, de longue haleine. En prison le temps ne manquait pas et ça faisait oublier la claustration.

Un jour, je fus appelé au greffe. Il s’agissait de Liard-Courtois. Mais j’ai oublié complètement quelles furent les questions qui me furent posées. Ce que je sais, c’est qu’il venait d’être condamné à Bordeaux, pour faux.

Or, le faux en question se bornait à ceci : Condamné pour délit de parole, il avait fait faux bond à la police et continué de donner des conférences sous le nom de Liard. Arrêté, cette fois, pour un nouveau délit de parole, il se laissa condamner sous son nouveau nom et, son temps fini, signa de ce pseudonyme sa levée d’écrou. Ce fut pour cela qu’il fut envoyé au bagne. Alors qu’à la même audience où il fut condamné, on avait acquitté devant lui un individu qui, réellement, avait fait des faux, était poursuivi pour cela.

Courtois ne fut arraché du bagne qu’à la suite de l’affaire Dreyfus.

Le temps passait, ainsi, insensiblement lorsque, un jour, je lus que, dans le journal la Cocarde, un des rédacteurs, nommé Max Buhr, avait commencé une campagne en vue de me faire obtenir ma libération conditionnelle.

Sous le pseudonyme de Max Buhr, je reconnus tout de suite André Girard dont j’avais fait la connaissance du temps du Révolté.

Cela a toujours été ma pratique de relever les adresses que je trouvais dans les journaux, et d’envoyer, à ces adresses, des spécimens de notre propre journal. La plupart du temps ça ne produisait rien, mais, quelquefois, celui qui les recevait était intéressé et devenait un lecteur.

Girard avait écrit à je ne sais plus quel journal, je ne me rappelle plus à quel propos. Je lui avais envoyé quelques numéros du Révolté. Il m’avait écrit que le journal représentait les idées qu’il s’était formulées depuis longtemps. Nous avions continué nos relations.

Mais il était employé dans les bureaux de la Préfecture de Police. De là son pseudonyme. Ce fut à ce nom que je lui écrivis à la Cocarde pour le remercier de la campagne entreprise, mais que si j’étais détenu malgré moi, j’entendais bien ne demander aucune grâce.

Max Buhr publia ma lettre, se désistant de sa campagne devant ma désapprobation.

Nos lettres, comme celles des détenus de droit commun, étaient expédiées ouvertes, lues par l’administration, ainsi que celles que nous recevions. Le directeur me fit appeler. Il avait ma lettre à Max Buhr en main, lorsque je me présentai.

— Est-ce que vous pensez que le gouvernement va vous apporter votre libération à genoux, sur un plateau d’argent ?

— Je n’espère pas tant. Mais la libération conditionnelle impliquant repentir et promesse de ne pas recommencer, ce n’est pas mon cas. J’ai été condamné pour anarchisme, anarchiste je reste.

— Comme vous voudrez, fit-il, mais je crois bien que, dans sa pensée, je devais être un peu toqué.

Séverine publia un article au sujet de ma lettre. Cela m’en rappelle un autre qu’elle publia en 96. Je venais d’arriver au bureau, lorsque se présenta un camarade.

— Hein ! vous buvez du lait, ce matin !

Croyant qu’il faisait allusion au pot plein de lait qui était sur la table, je répondis :

— Oui, j’en bois un litre tous les matins.

Ce n’est qu’en déployant le Journal, que je n’avais pas encore lu, que je compris ce qu’il voulait dire par « Vous buvez du lait ! »

Quant au pauvre Girard, sa campagne avait attiré l’attention sur lui. Le pot-aux-roses fut découvert. Son domicile fut envahi un matin par les policiers, chef de la Sûreté en tête. Son logement fouillé de fond en comble. Lui-même gardé prisonnier pendant vingt-quatre heures. La découverte que « la maison » abritait un anarchiste avait, paraît-il, fait l’effet d’une bombe explosant au milieu d’eux. Mais comme il ne fut rien trouvé, on dut le relâcher. Inutile de dire que l’on s’empressa de le révoquer.

Pendant que nous étions bien tranquilles, « à l’ombre », il se menait, dans le pays, une violente campagne contre Casimir-Perier qui avait remplacé Carnot et s’était montré par trop cassant, au gré des politiciens, à leur égard.

Ce fut cette campagne qui déclencha la fortune de Gérault-Richard.

Tant et si bien que Casimir-Perier dut donner sa démission. Il était surveillé par sa propre police.

Félix Faure fut nommé président de la République. Comme il est de tradition qu’à l’avènement de chaque nouveau monarque il soit promulgué une amnistie, une demande fut déposée sur le bureau de la Chambre, puis discutée et votée. Mais il y eut à batailler pour que les anarchistes fussent admis à en profiter.

Lorsqu’il fut à peu près certain que nous serions compris parmi les « amnistiables », Breton et moi fîmes nos paquets, nous tenant prêts à nous envoler sitôt que les portes de la cage nous seraient ouvertes.

Ce ne fut qu’au bout de trois ou quatre jours qu’arriva l’ordre de notre libération. C’était tard dans la soirée. Le gaz était gelé dans les tuyaux.

Comme il était tard, ou nous offrit de nous continuer l’hospitalité jusqu’au lendemain matin. Mais Breton brûlait de rejoindre sa femme à l’auberge. Et quoiqu’une nuit de plus ou de moins à la prison ne fût pas de grande importance, je me décidai à le suivre.

Pour nous conduire au greffe, pour la levée d’écrou, on nous fit passer par une partie de la prison que je ne connaissais pas. Ce devait être les ruines d’un ancien cloître. Il faisait un clair de lune superbe. C’était tout à fait romantique. Ça me rappelait le décor d’un vieux mélodrame que j’avais vu jouer au théâtre Saint-Marcel : Le Monstre et le Magicien.

Pendant que nous attendions l’arrivée de l’ordre de libération, le directeur et l’inspecteur étaient venus nous féliciter. L’inspecteur qui, sans doute, par le greffe, connaissait ma situation de fortune me fit l’offre de me prêter la somme dont je pourrais avoir besoin. C’était très gentil de sa part, mais, évidemment, tout gentil qu’il était, il était le dernier duquel j’aurais accepté ce service.

Je le remerciai donc de son offre. J’avais écrit à Gauche pour lui demander 40 francs pour payer mon voyage. Arrivé à Paris, je pouvais vivre chez les Benoît en attendant de me retourner.

Les formalités accomplies, nous nous rendîmes à l’auberge. Nous y trouvâmes Cardanne envoyé par le Figaro. Après quelques mots, Breton nous quitta pour aller rejoindre sa femme. Il devait venir nous rejoindre après le souper.

Cardanne me raconta que c’était Émile Gautier qui avait demandé l’envoi d’un rédacteur du Figaro à Clairvaux. Le lendemain, je pris le train avec Cardanne. J’avais télégraphié aux Benoit qui vinrent m’attendre à la gare. Nous rentrâmes au 140, de la rue Mouffetard, puisque mes meubles y avaient déjà fait retour.

Quelles possibilités de reprendre la propagande restait-il ? C’est ce qui était à voir.