Le Mouvement libertaire sous la IIIe République/IX

Les œuvres représentatives (p. 118-136).

IX

LA BOURRASQUE


Je ne restai qu’une nuit au Dépôt. Le lendemain j’étais transféré à Mazas. Je fus mis à la première Division. Le gardien était jeune, tout frais émoulu du régiment. Il venait causer avec moi. Il me raconta qu’il avait demandé à rentrer au chemin de fer, que c’était contre son gré qu’on l’avait fourré gardien de prison, mais qu’il entendait ne pas le rester.

Puis ses visites cessèrent brusquement. Au bout de quelques jours, je fus enlevé de la première Division et transféré à la troisième.

Pendant des semaines, je fus sans recevoir ni lettres ni aucune nouvelle du dehors. De mon côté, je me gardais bien d’écrire à qui que ce soit, pensant bien que ça ne pourrait qu’amener des désagréments à mes correspondants. Je pensais, surtout, aux Benoît, mes parents de la rue Mouffetard qui, quoique ne s’occupant nullement de propagande, avaient subi déjà deux perquisitions, tout simplement parce qu’ils demeuraient dans la même maison que moi et avaient consenti à répondre pour moi aux visiteurs lorsque je m’absentais.

Au lendemain de mon arrestation, j’avais dû être mené à l’instruction, mais je n’ai gardé aucun souvenir de l’entrevue.

Il y avait quatre ou cinq semaines que je me morfondais lorsqu’on vint me chercher pour aller à l’instruction.

Arrivé dans le cabinet de M. Mayer, — le juge d’instruction — ce dernier s’empressa de m’annoncer que j’étais poursuivi pour La Société mourante, Et, en me disant cela, ses petits yeux pétillaient de malice. On voyait qu’il jubilait de me servir ce petit apéritif, en attendant le procès plus substantiel pour l’ « Association des malfaiteurs ».

Je lui fis observer qu’il y avait près de six mois que le volume était paru, la prescription acquise, par conséquent.

Il y avait une nouvelle édition et c’était celle-ci que l’on poursuivait. C’était pur jésuitisme !

J’avais eu naguère une discussion avec Stock. Un compositeur travaillant à l’imprimerie où avait été tirée La Société mourante, m’avait affirmé avoir vu sortir les clichés pour faire un nouveau tirage. Je l’avais dit à Stock qui nia la chose.

Sur ces entrefaites, Retté était venu me trouver, me disant qu’un de ses amis, trouvant La Société mourante un bon livre de propagande, offrait de faire les frais d’une édition populaire.

Malgré mes démêlés avec Stock, je lui fis part de l’offre et lui proposai de s’en charger. Mais Stock était ennemi des éditions à bon marché. Il refusa de discuter l’affaire.

— Je la ferai sans vous.

— Je la ferai saisir.

— C’est ce que nous verrons.

Un camarade belge, Jean Tordeur, ouvrier typographe, me proposa de se charger de l’impression du volume, et réussit à faire une belle petite édition, à laquelle j’avais rajouté un chapitre : « La Méthode expérimentale », dont on se targua pour justifier les poursuites, quoique aucun passage ne figurât parmi ceux poursuivis.

Le gouvernement belge, pour ne pas être en reste avec le gouvernement français, lui emboîta le pas, et poursuivit le camarade Tordeur qui fut également condamné à deux ans de prison.

Le camarade auprès duquel m’avait introduit Retté était architecte. Il avait édifié une maison de rapport près des Invalides. En relation avec les camarades impressionnistes, il eut l’idée de faire exécuter par plusieurs d’entre eux des peintures pour orner la maison susdite. La presse en parla, mais ce ne fut pas un succès auprès du propriétaire qui, scandalisé, les fit badigeonner, il y avait des Luce, des Signac et, je crois bien, des Pissaro !

Par la suite, ce camarade fut un de mes meilleurs amis.

J’en reviens à mes moutons.

Poursuivi pour La Société mourante, je fus transféré à la Conciergerie ; là ou me mit dans une cellule où se trouvait déjà un jeune apache de dix-sept à dix-huit ans qui en était à sa seizième ou dix-septième condamnation. Ce dont il n’était pas peu fier, et ce qui lui donnait une certaine gloire auprès des gardiens.

De par la loi qui condamnait les anarchistes à l’isolement, on vint le chercher dans la soirée pour le transférer ailleurs, mais il eut le temps de me raconter une partie de son histoire.

Orphelin de bonne heure, abandonné à lui-même, il avait commencé par voler le pain et les boites de lait que les fournisseurs déposaient à la porte des clients encore endormis. Puis, il entreprit les étalages et, enfin, l’attaque nocturne.

Il parlait de cela comme il aurait parlé d’un métier quelconque. Ses condamnations, c’étaient ses galons et décorations. Passible de la relégation, il en anticipait de grandes joies.

Les jours suivants, je l’entendis — les promenoirs étaient près de ma cellule — pérorer au milieu d’un cercle de gardiens qui riaient à ses histoires, dont plusieurs n’étaient peut-être que des vantardises.

Le 28 février, je passai en jugement. Bulot assurait, dans les couloirs, qu’il se faisait fort de me faire « obtenir » cinq ans, le maximum.

Comme je l’ai noté, Bulot ne manqua pas, dans son réquisitoire, de lire mon entrefilet de la Révolte sur la magistrature, qu’il n’avait pu digérer. Malgré tout, il n’obtint que deux ans. Il est vrai que c’était moi qui devais les faire.

Le président, dont j’ai oublié le nom, dirigea l’interrogatoire de façon que je ne trouvai pas à placer un mot. Cela fut mené de main de maître, et terminé avant que j’eusse en le temps de dire : Ouf !

Émile de Saint-Auban fit une brillante plaidoirie ; ce fut moi qui ne fus pas brillant. Arrêté par cette idée qu’il était défendu de lire quoi que ce soit dans un procès, je n’avais préparé aucune déclaration. Quant à improviser, j’aurais bafouillé. Je ne pouvais cependant accepter de me retirer sans rien dire. J’eus recours à la déclaration de mon premier procès :

— J’accepte la responsabilité de ce que j’ai écrit. Je ne reconnais à personne le droit de m’empêcher de dire ou écrire ce que je pense. Vous êtes les plus forts, faites ce que vous voudrez. Ça ne m’empêchera pas d’avoir raison.

C’était monotone comme thème, mais je ne pouvais m’embarquer dans de longues considérations. Et, après tout, ce n’était pas le même public.

Mais, la représentation finie, qu’est-ce que je vois ? Mon défenseur traverser le prétoire, aller au-devant de mon Bulot qui s’avançait la main tendue : Me  de Saint-Auban félicitant Bulot de son réquisitoire, et Bulot félicitant de Saint-Auban de sa plaidoirie. Tous deux se serraient la cuiller, comme deux vieux copains !

Ajalbert nous avait déjà donné ce spectacle dans sa pièce : La Fille Elisa. Cela ne m’empêcha pas d’être choqué sur le moment. Mais ne faut-il pas faire la part du milieu, de l’accoutumance, et d’un tas de petites choses à côté. Saint-Auban, j’en suis certain, me défendit avec conviction, et s’y employa de son mieux.

N’empêche que ce que l’on appelle la justice est une fameuse comédie !

C’est à Ajalbert que je m’étais adressé pour ma défense. Mais il était en délicatesse avec le parquet. Chargé, au dernier moment, de plaider pour Vaillant qui avait jeté une bombe en pleine Chambre des députés, trouvant qu’il n’avait pas le temps d’étudier le dossier, il demanda le renvoi de l’affaire qui lui fut refusé. Considérant que se charger de la défense dans ces conditions serait participer à un assassinat, Ajalbert rendit le dossier.

Ce qui, du reste, n’arrêta pas le parquet, Labori ayant accepté.

N’ayant pu avoir Ravachol, il ne voulait pas manquer Vaillant !

À la demande que je lui avais faite, voici ce que me répondit Ajalbert :

Mon cher Grave,

Il serait impossible de vous assister, pour des raisons que je ne puis vous indiquer tout au long ici, dans le cas où vous seriez poursuivi pour votre livre.

Ces raisons, je suis sûr que vous les approuveriez et je suis sûr aussi, que vous ne considéreriez pas mon refus comme une défection de ma sympathie pour votre personne et votre talent. Là, n’est pas la question, n’est-ce pas ? Deux jours avant votre lettre, j’ai publié encore un article sur vous et votre livre.

Mon avis est que vous vous fassiez défendre, en l’occasion, au point de vue du droit strict, par un jurisconsulte.

Ce n’est pas le procès de l’anarchie que l’on instruit, mais celui de la pensée humaine tout entière, et dans des conditions particulières, avec des lois spéciales, toutes chaudes. Il faudrait au point de vue de la loi, démontrer ce qu’elles valent, ces lois-là, surtout dans le cas de votre livre. Si vous voulez que je vous trouve un défenseur dans ce sens, je suis tout à votre disposition.

Toujours bien cordialement vôtre.
19 novembre 1893.
J. Ajalbert.

Je répondis à Ajalbert que je serais heureux qu’il trouvât quelqu’un pour le remplacer, ne connaissant, pour mon compte, personne à qui m’adresser.

Voici le pneu par lequel Ajalbert me recommandait Me  de Saint-Auban :

Mon cher Grave,

Mon confrère et ami, Me  de Saint-Anban accepte de vous défendre. Il viendra vous voir tout à l’heure. Il connaît votre livre, et se trouve donc déjà bien préparé. Ce n’est point Me  Aubin dont vous m’aviez parlé, et que je ne connais. C’est, croyez-le bien, en connaissance de cause, que je vous conseille de remettre le soin de votre défense à Me  de Saint-Auban. Vous serez défendu par un philosophe et un jurisconsulte du plus libre esprit.

Bien vôtre.
J. Ajalbert.

Ce fut de cette façon que je fis connaissance avec Me  de Saint-Auban, ce dont je n’eus qu’à me féliciter.

Ramené à Mazas, et écroué dans je ne sais plus quelle division, je n’avais pas encore eu le temps de m’installer que l’on vint me chercher pour me conduire dans une autre division, dans une cellule assez sale.

À la tombée de la nuit, on me fit quitter cette cellule pour me mener dans une pièce où se trouvaient deux gardiens qui m’intimèrent de me déshabiller et d’endosser un costume de prisonnier.

Je refusai, excipant de ma « qualité » ! de condamné politique, demandant à voir le directeur, que l’on alla chercher ou plutôt qu’on fit semblant d’aller chercher.

Le directeur était sorti, Je demandai à voir l’inspecteur. L’inspecteur était sorti ! Je demandai à voir l’instituteur qui, me dit-on, le remplaçait. Même comédie que pour le directeur et l’inspecteur. C’était l’administration Benoiton. Tout le monde était sorti !

Je discutaillai quelque temps, refusant d’endosser le costume qu’on me présentait. Mais quoi ? Je n’étais pas de taille à résister à deux gardiens. Au surplus, cela en valait-il la peine ? Je m’exécutai.

Mais ce n’était qu’un prélude. Le lendemain on m’apporta un billot, une vieille râpe et, avec cela, je devais décortiquer des noix de corrozo dont on me laissa plein un sac.

Je me mis au travail. Après tout, c’était un dérivatif. Je tapais comme un sourd sur les noix. Mais, parfois, je tapais à faux, le coup n’était pas perdu pour mes doigts.

Malgré tout, ne pouvant supporter le costume de prisonnier, j’écrivis à Saint-Auban pour l’informer du fait.

Le lendemain ou surlendemain, en tout cas c’était un dimanche, je fus appelé au parloir des avocats. Saint-Auban m’attendait.

Je lui racontai — il était à même de le voir, du reste — que l’on m’avait forcé à prendre le costume de prisonnier.

Mais est-ce la rage de n’avoir pas été capable de dire tout ce que j’aurais eu à dire, la solitude, l’énervement ? Je me mis à fondre en larmes comme une Madeleine en lui racontant mes désagréments, l’adjurant de n’y point faire attention, que c’était tout simplement nerveux.

La crise calmée, je pus finir tranquillement de raconter mon affaire. Mais les coups que je m’étais donnés sur les doigts avaient occasionné de gros pinçons que j’étais en train de percer lorsqu’on m’avait appelé au parloir. Mes mains saignaient et, tout en racontant mon histoire, j’étanchais le sang avec mon mouchoir. J’eus à expliquer d’où ça venait.

Le lendemain, dans la Libre Parole, à laquelle il collaborait, Saint-Auban fit un article émouvant, protestant contre ma mise au droit commun, dramatisant les blessures de mes doigts. C’était tout à fait pathétique, mais, j’en ai peur, fort exagéré.

Pauvre Saint-Auban, j’espère que le Dieu en lequel il croit lui pardonnera cette exagération, en faveur de l’intention !

Mais la fin justifie les moyens. Il n’y avait pas quarante-huit heures que l’article était paru, qui vis-je entrer dans ma cellule ? le directeur en personne qui venait s’informer de ma santé, et qui après quelques bafouillages insignifiants, me dit :

— On vous a mis le costume de la prison. Vous ne devez pas être très riche, n’est-ce pas ? Ça ménagera vos propres vêtements. On vous les rendra, du reste, quand vous irez à l’instruction. Vous serez content de retrouver les vôtres quand vous aurez fini votre temps.

Puis, en sortant, voyant sur ma table le livre de Flaubert, Mme  Bovary, — depuis quelques jours on avait permis la rentrée de volumes, deux à la fois — « Comment ! on a permis de rentrer « Mme  Bovary » ! Il s’en alla en secouant la tête, comme s’il ne comprenait rien à ce relâchement.

Le même jour, on m’enlevait le corrozo, on me donnait des agrafes à coudre sur des cartes. En travaillant énergiquement, j’aurais bien gagné deux sous par jour.

Le lendemain, on m’appelait pour la visite du médecin.

— Mais je n’ai pas demandé à aller à la visite, fis-je au gardien,

— Ça ne fait rien. Vous êtes inscrit pour y aller.

J’allai voir le docteur. Il me demanda ce que j’avais.

— Moi, je n’ai rien.

— Ça ne fait rien. Je vais vous faire une ordonnance.

J’ai oublié ses prescriptions. Puis, au moment où j’allais le quitter :

— Vous aimeriez peut-être du lait ? Je vais vous ordonner du lait.

Moi qui, tous les matins, buvais mon litre de lait au bureau, ça ne pouvait mieux tomber. Va pour le lait.

Pendant une quinzaine, au moins, j’eus ma bouteille de lait tous les matins.

Je me doutais bien que ce revirement était dû à la visite de Saint-Auban, mais ce ne fut que beaucoup plus tard que j’eus connaissance de son article.

Pendant ce temps, les attentats s’étaient succédé dans Paris, Des explosions avaient eu lieu dans des hôtels meublés, lors de la visite du commissaire de police, appelé par une lettre de quelqu’un prétendant vouloir se suicider dans ledit hôtel. Puis, l’attentat du Terminus, avec l’arrestation d’Émile Henry et, enfin, la bombe de la Madeleine où périt Pauwels. L’exécution de Vaillant ensuite.

Saint-Auban m’avait passé les numéros du Figaro relatant le procès, ainsi que les déclarations de Vaillant à l’instruction. Je ne voudrais pas médire de quelqu’un qui sacrifia sa vie à ses idées ; mais je ne pus m’empêcher de trouver, à la lecture, que ses déclarations concernant ses relations avec Paul Reclus venaient là comme des cheveux sur la soupe. J’ignorais, certes, le degré d’intimité de ces relations, très peu étroites, je pense. En se vantant au juge d’instruction de ses relations avec les Reclus, Vaillant n’avait-il pas obéi à un sentiment de vanité ? Ce n’était pas anodin, puisque, pour Paul Reclus, cela lui valut d’être prévenu au procès des Trente, avec vingt ans de bagne en perspective.

Vaillant, du reste, n’était pas le premier venu : il avait été une des victimes de la réclame sans scrupules faite au nom de l’Argentine pour y attirer les émigrants, promettant terres, outillages, semences et bestiaux. Une fois arrivés, on les envoyait à des centaines de kilomètres de tout pays civilisés, sans moyen de communication, pour les y laisser périr de faim et de privations.

L’ami Sadier m’a raconté l’odyssée de Vaillant. Il habitait l’Argentine lorsque ce dernier y arriva.

C’était après la révolution qui renversa le président Juarez Colman, dans une période de spéculations effrénées.

Vaillant, avec un groupe d’émigrants, arrivait plein de projets et d’enthousiasme. Il rêvait la vie libre dans le travail des champs, libéré de l’emprise du capitalisme !

Sadier avait réuni quelques amis pour lui souhaiter la bienvenue et le mettre en garde contre les désillusions et déceptions.

Loin de toutes communications, ils seraient livrés au bon plaisir des estancieros (gros fermiers) et de la police. Déjà des milliers d’infortunés avaient payé cher la faute d’avoir cru aux mensonges des agents d’émigration, et succombé aux fatigues et aux privations.

Mais Vaillant, plein de ses rêves, ne voulut pas se laisser convaincre. Lui et ses compagnons furent expédiés à Azul, petite ville de 50 000 habitants, mais à 350 kilomètres de la capitale.

Et là, au lieu de trouver les moyens promis pour coloniser, ils furent abandonnés à eux-mêmes. Tant et si bien qu’ils furent obligés de se louer pour un salaire de famine. L’agent d’émigration qui les avait conduits avait disparu.

Un certain comte de Weechy, venu, comme par hasard, à Azul, les embaucha pour cultiver des terres qu’il possédait au Grand Chaco, leur faisant les plus alléchantes promesses.

Mais, arrivés au lieu de destination, là, encore une fois, les promesses furent tout aussitôt oubliées.

Le comte vendit ses terres et les colons par dessus le marché, à une compagnie anglaise. La société commença par vendre aux colons les vivres à des prix exorbitants, Comme ceux-ci n’étaient pas riches, c’était la misère et les privations.

Il existait une loi, — peut-être existe-t-elle encore — qui faisait le colon esclave des estancieros, ou des usines où ils étaient embauchés.

Ne voulant pas crever de faim, Vaillant et un de ses compagnons, nommé Gérard, réunirent les colons, et, se mettant à leur tête, s’en furent à l’administration sommer le directeur d’avoir à tenir ses engagements et à distribuer des vivres.

Ce dernier leur répliqua qu’il n’avait d’ordre à recevoir de personne et n’en ferait qu’à sa tête. Là-dessus, Vaillant harangua la foule, l’engageant à ne pas se laisser berner, et l’entraîna vers la boulangerie où il se mit à lui distribuer du pain.

Vaillant et Gérard furent appréhendés, mais on craignit d’envenimer les choses. Bien qu’averti que « cela lui coûterait cher », Vaillant fut relâché. Gérard aussi, mais repris quelques jours après, il fut condamné à un mois.

Vaillant proposa aux colons de se rendre en masse chez le juge. Mais, déjà, ceux-ci s’étaient laissé endormir par les boniments des « conciliateurs » que leur avait envoyés la compagnie. Quelques-uns seulement acceptèrent de le suivre. Mais ils ne purent rien obtenir.

Vaillant, tant qu’il put, lutta pour lui et pour ses camarades d’infortune, mais l’inertie de ceux-ci rendit ses efforts inutiles.

Le travail se faisait dans des conditions déplorables, au milieu des tracasseries, des privations. Ébranlé par la fièvre, Vaillant, avec quelques-uns de ses compagnons, résolut de s’évader.

S’évader, c’est le mot, car leurs employeurs avaient tous les droits sur eux, même lorsqu’ils ne tenaient pas leurs promesses.

Ils s’embarquèrent sur des radeaux qu’ils avaient construits, et eurent la chance d’échapper aux postes de troupes échelonnées sur le territoire en vue, justement, d’arrêter les colons qui préféraient la fuite à la mort par misère.

Après huit jours de navigation, dont un passé sans manger, ils débarquèrent à San Carlo, où ils retrouvèrent les camarades partis avant eux.

Là, ils s’embarquèrent sur un bateau à vapeur qui les mena à Corrientes ou Vaillant retomba malade.

Guéri, il tenta de travailler, mais sans profit. Il partit pour Buenos-Ayres où la vie lui fut tout aussi difficile. Découragé, ayant perdu ses illusions, il repartit pour la France. On sait le reste.

Après le directeur, ce fut le gardien-chef qui vint me rendre visite. Sa première parole en me voyant écrire fut de me dire :

— Vous savez que vous ne pouvez rien sortir sans autorisation ?

Je le remerciai — intérieurement — de l’avis. Je prendrai mes précautions.

Pour passer le temps » j’avais écrit des projets de nouvelles, de romans, et établi tout le brouillon des Aventures de Nono. Je fis filer cela sans déranger l’administration, sans m’attarder à une autorisation aléatoire.

Être enferme des semaines, des mois, entre quatre murs, surtout lorsque vous savez que l’on arrête continuellement ; que parents, amis le sont peut-être déjà, c’est tout de même de sacrés moments à passer.

Il y avait bien Saint-Auban, mais il n’avait pas à s’occuper que de moi. C’était une bouffée d’air frais qui me venait lorsqu’il me rendait visite. Mais, pour ma satisfaction, ses visites étaient trop rares.

Un jour, je fus appelé au parloir. C’était Mme  Benoît qui, enfin, avait obtenu l’autorisation de me voir.

Ce que je craignais s’était bien produit. La police, à l’occasion d’une nouvelle rafle, les avait visités. C’était le commissaire de police du quartier qui menait l’opération. Ce n’était pas un mauvais diable. « Je sais que vous ne vous occupez de rien, dit-il à Benoît, je vais vous garder à mon bureau et demander des instructions ».

Mais, malgré ses bonnes intentions, ordre lui fut donné de conduire son prisonnier au Dépôt.

Le troisième ou quatrième jour, il fut interrogé par Cochefert, qui lui demanda :

— Pourquoi vous a-t-on arrêté ?

— Je n’en sais rien. Parce que je suis le parent de Grave, je suppose.

— Ça doit être cela, en effet, fit l’autre.

Le soir même il fut relâché.

Par ma visiteuse j’avais enfin des nouvelles de ceux que nous connaissions. Ceux qui étaient arrêtés. Ceux qui étaient encore en liberté. La pauvre Révolte avait vécu. Mercier, aidé de Gauche, avait essayé de continuer après mon arrestation, mais dut lâcher après neuf numéros. Toute la correspondance était saisie à la poste, le journal ne servait que de traquenard.

Un autre jour, je reçus la visite de Bernard Lazare. C’était assez courageux de sa part d’affirmer ainsi ses sympathies, car, au cours de notre conversation il m’apprit que, dans les sphères gouvernementales, on envisageait, si nous étions condamnés, de nous expédier dans un des endroits les plus malsains de l’Afrique et de procéder à d’autres fournées dont bénéficieraient les littérateurs et journalistes coupables d’avoir montré leurs sympathies à l’idée anarchiste.

Outre cela, il me donna quelques nouvelles du dehors, et me promit de revenir. Mais, sans doute, il ne put obtenir l’autorisation, car je ne le revis pas.

Un autre jour, j’aperçus une partie de visage se dessiner au judas de la porte de ma cellule, et une voix me demanda si j’étais bien Jean Grave. Sur mon affirmation, la voix me demanda comment je me trouvais, « Pas mal, fis-je ». — « Je vois, continua la voix, que vous prenez votre situation philosophiquement. Mais on s’occupe de vous au ministère de la Justice, Prenez patience ».

Que l’on s’occupât de moi au ministère de la Justice ! J’étais bien trop payé pour ne pas m’en apercevoir. Appelé à exprimer mon opinion, j’aurais même dit que l’on s’en occupait un peu trop.

Qui était-ce ? De quelle façon s’occupait-on de moi ? Je ne l’ai jamais su.

Par ma parente, j’avais aussi appris que Méreaux, l’ex-gérant du Révolté, avait été arrêté. Qu’il avait eu une crise de folie furieuse, que l’on avait dû le mettre dans une cellule capitonnée.

Pendant les huit mois qui s’écoulèrent depuis mon arrestation jusqu’au procès des Trente, je n’allai, pour les deux procès, pas plus de quatre à cinq fois à l’instruction.

J’y fus une fois appelé pendant que j’étais à la Conciergerie pour La Société mourante. On me fit passer par le boulevard du Palais. Comme on m’avait enlevé ma ceinture et que mon pantalon, un peu trop large, me tombait sur les talons, j’étais forcé de le tenir d’une main, pendant que le garde municipal me tenait l’autre poignet par les menottes. J’avais l’air d’un véritable apache. Je vois encore le regard d’horreur que me lancèrent deux vieilles dames que nous croisâmes.

Un autre jour — j’étais retourné à Mazas — je fus à nouveau conduit devant l’ineffable « Mayer ». Dans son cabinet se trouvait déjà Gauche. Se précipiter l’un au-devant de l’autre, se serrer la main, ça fut fait en un clin d’œil. C’était si bon, enfin, de voir la figure d’un honnête homme. Paterne, — oh ! la sale bête ! — Mayer nous regardait.

Il nous avait confrontés parce que Gauche m’avait versé quelques centaines de francs. Il fallait savoir si ça n’avait pas été pour acheter de la dynamite !

Je rassurai le monsieur, en confirmant que cela m’avait été donné pour payer une réédition de Dieu et l’État, de Bakounine.

Au cours de la conversation, — dernier salon où l’on cause — Mayer m’apprit que Gauche avait fait son testament en ma faveur.

Je remarquai que, à moins de donner un coup de pouce, je n’avais pas grand chance de profiter des bonnes dispositions de Gauche, ce dernier étant beaucoup plus jeune que moi.

Enfin, au moment de me rembarquer pour Mazas, Mayer me dit :

— Je vous demande pardon — ou vous présente mes excuses — de vous avoir fait attendre si longtemps, mais j’avais tant de vos camarades à interroger, que cela a pris beaucoup de temps. Mais ça touche à sa fin. Vous aurez bientôt une solution.

À je ne sais quoi dans le ton de ce Maître Pathelin, il me sembla comprendre qu’il jetait sa langue aux chiens — pourvu qu’ils n’en crevassent pas ! — et que c’était un non-lieu qu’il fallait espérer.

Oui, mais va te faire fiche ! Un matin que j’étais à la promenade, mes gardiens m’apprirent que Carnot avait été tué à Lyon par un nommé Caserio !

Ma première réflexion ne fut pas sur Carnot, dont la disparition ne m’intéressait pas le moins du monde, mais sur l’influence que cela pourrait avoir sur les décisions de M. Mayer, qui ne tarda pas à me faire rappeler.

Après un insignifiant bavardage, il me renouvela ses regrets d’avoir eu à faire attendre si longtemps sa décision, mais que, cette fois, je serais bientôt fixé.

Au ton dont il me débita cela, fixé, je l’étais. C’était l’envoi en cour d’assises.

Peu de temps après, je recevais l’arrêt de la chambre des mises en accusation nous renvoyant devant les assises, suivi de la liste des jurés de la session.

Pour nous conduire à la cour d’assises, on nous fit traverser les souterrains de la Conciergerie.

Inutile de décrire les poignées de main et les congratulations que l’on échangea, lorsque nous nous trouvâmes réunis. Faure avait été amené du Dépôt, où, par grâce spéciale, il était resté tout le temps de sa prévention.

Tous envisageaient le procès sans crainte, ne pensant qu’à affirmer leurs idées.

C’est en parlant avec les camarades que j’appris que nous encourions vingt ans de bagne. Jusqu’alors, je ne sais pourquoi, je m’étais imaginé que le maximum était de cinq ans.

Dire que je fus réjoui de la nouvelle, ça serait peut-être exagéré. Mais, vingt ans ou cinq ans, cela, après tout, ne faisait pas grande différence.

On avait, parait-il, déjà choisi un des coins les plus malsains du Gabon comme lieu de transportation. Dans ces conditions-là, il n’y avait qu’un seul parti à prendre. Une fois arrivé, tâcher de s’enfuir le plus vite possible. Crever pour crever, tâcher au moins de recouvrer sa liberté.

Avant l’ouverture des débats, Saint-Auban m’avait prévenu que le parquet faisait grand état d’une brochure que j’avais publiée en 1882 ou 83, sous le pseudonyme de Jehan le Vagre, — une réminiscence de mes lectures de « cape et d’épée », — que quelque « ami » inconnu lui avait fait parvenir. Le même, peut-être, qui, plus tard, devait documenter Gohier à sa façon.

C’était l’ « Organisation de la Propagande Révolutionnaire », dans laquelle j’avais, en effet, construit un roman conspirateur, où je démontrais que, à l’abri de la propagande ouverte, pouvait fort bien se mener la « propagande par le fait ! » À cette époque, nous étions, tous, hantés par cette formule de Brousse, et comprenions la propagande par le fait, simplement au point de vue terroriste.

Théoriquement, mon petit roman tenait debout, et pouvait être, en effet, une arme solide contre nous. Aurait-il été possible de le mettre en pratique ? C’est ce qui restait à démontrer. Mais tel quel, cela pouvait influencer le jury.

— En tout cas, me dit Saint-Auban, vous ne pouvez désavouer votre brochure ;

— Je n’en ai nullement l’intention. Je tâcherai de m’en tirer du mieux que je pourrai.

Heureusement, Bulot fut assez naïf pour ne pas savoir utiliser le document, trompant, ainsi, l’espoir de l’envoyeur anonyme de la brochure.

J’ai complètement oublié ce qui, au cours des débats, fut dit de la brochure. Je croyais même qu’il en avait été très peu question. Mais, en relisant le compte rendu du procès dans les journaux de l’époque, je vois que Bulot en fit état dans son réquisitoire » et que Saint-Auban y répondit assez longuement.

Lorsqu’on en vint à l’interrogatoire — j’étais le premier à être interrogé — Bulot réclama le huis clos, pour moi et Faure. Il s’engagea un débat. Saint-Auban, aidé de Desplats, le défenseur de Faure, réclamant, si on prononçait le huis clos, qu’il en fût ainsi pour tous. Mesure dont je n’ai compris l’utilité. Mais les avocats avaient, sans doute, leur idée.

Ce fut Bulot qui triompha. Le huis clos fut prononcé pour nous deux seuls, Faure et moi.

Ce coup du « Père François » souleva l’écœurement de presque toute la presse. Rochefort intitula son article du lendemain : « Obéissance à la loi ». Il n’était composé que de mains faisant les signes du langage de sourds-muets.

Le président Dayras ne me semblait pas un mauvais gars. Il se mit à m’interroger. Comme à chaque question il s’attardait à y ajouter des réflexions, je crus qu’il voulait me jouer le même tour que celui du procès de La Société Mourante, et, à un moment où il s’attardait sur une question, je l’interrompis en lui disant que s’il parlait tout le temps, je n’aurais aucune chance de placer un mot, au grand scandale des avocats qui me firent signe de me taire. Mais j’avais réussi à lui couper le sifflet. Dayras, par la suite, fut sobre de réflexions. Je pus répondre à mon aise.

Quand il était remis à sa place par un accusé ; « Ça n’a pas d’importance », disait-il. — Cela fut relevé par la presse.

Ses questions ? je les ai complètement oubliées. Très banales en vérité. Comme elles le furent presque toujours dans toutes les procédures à travers lesquelles j’ai eu à passer.

À un moment, alors qu’il représentait le bureau de la Révolte comme un nid de conspirateurs, je l’interrompis en objectant que, le moindre mouvement ne pouvant se produire dans Paris sans que, de suite, j’eusse une demi-douzaine de perquisitions à subir, il aurait fallu que je fusse le dernier des idiots pour tenter d’y faire de la conspiration.

À un autre moment, il lut un article que, sans aucune preuve — puisque les articles dans la Révolte n’étaient pas signés — il m’attribuait. Pas plus, du reste, que n’était signé l’entrefilet que m’attribuait Bulot et qui lui pesait si fort sur la conscience. Mais tout est bon contre son chien lorsqu’on veut s’en défaire. Du reste l’un et l’autre étaient bien de moi.

Quand je dis qu’il lut l’article, c’était, naturellement, des extraits habilement choisis et isolés du contexte. Aussi, lorsqu’il eut terminé sa lecture, je lui demandai de bien vouloir lire la suite. Car je me rappelais très bien l’article. Il fit signe qu’il ne possédait pas cette suite.

— Maître Saint-Auban va vous la lire, fis-je.

Mais Saint-Auban n’avait pas cru devoir apporter la collection de la Révolte que je lui avais fait passer. Je dus y suppléer de mémoire.

Je n’ai pas à refaire ici le compte rendu du procès. Tout le monde connaît les spirituelles reparties de Fénéon. Il n’y eut pas un seul défaillant. Tout le monde fut digne. Dans sa plaidoirie, Saint-Auban fut éloquent[1].

Parmi les témoins, défilèrent les notables de Ficquefleur, où Émile Henry et ses complices avaient fait une si belle rafle. C’étaient, le maire surtout, des spécimens de bourgeois bavards, vaniteux et prétentieux. Bulot, du reste, se paya leur tête d’une belle façon.

Dans sa plaidoirie, Saint-Auban parlant de mon honnêteté, s’écria, se tournant vers moi et me désignant d’un geste un peu théâtral — il faut bien l’avouer : Regardez son visage !

Mais, juste au même moment, je ne sais plus à propos de quoi, mon regard fut attiré à mes pieds : je baissai la tête, faisant ainsi, sans le faire exprès, rater l’effet de Saint-Auban, qui me l’aura pardonné, je l’espère.

Pendant un entr’acte, Lagasse qui défendait un camarade me confia qu’il avait un message pour moi dont l’avait chargé Ravachol, qu’il s’en acquitterait plus tard, à un autre moment. Mais je n’eus pas l’occasion de le revoir, et j’ignore quel était le message de Ravachol. Après les plaidoiries, Bulot expectora sa bile. À cause de mon entrefilet sur la magistrature, il en avait fait une question personnelle entre lui et moi. Il n’oublia pas de l’intercaler dans sa diatribe.

Le procès traînait — il dura huit jours — même Bulot sentait la fatigue, il fit dire aux avocats que, s’ils s’abstenaient de lui répliquer, lui, s’abstiendrait de reprendre la parole.

Notre tour vint de présenter nous-mêmes notre défense.

Toujours persuadé que l’on ne pouvait pas lire à l’audience, je n’avais donc rien préparé. Saint-Auban me dit qu’il fallait absolument que je dise quelque chose, il m’apporta un papier que je devais lire.

Ayant jeté un coup d’œil dessus, je lui avouais que je ne pouvais pas le lire. Il y avait un désaveu formel des cambrioleurs que l’on avait adjoints au procès. Je voulais bien les jeter par-dessus bord dans le journal, mais pas devant un tribunal. Enfin, réfléchissant qu’à la lecture je pourrais corriger le passage relatif aux cambrioleurs, quoique les raisons données dans cette déclaration eussent été tout autres si ç’avait été moi qui les eusse rédigées, je me décidai à la prendre et à la lire.

Mais ce fut encore plus difficile que je ne m’y attendais. L’appareil de la justice me laissait absolument froid. Je n’avais pas bégayé pour répondre au président. Mais lorsque je dus lire cette déclaration, ce fut plus fort que moi. Ma voix tremblait tellement que je dus m’arrêter pour dire aux jurés de ne pas faire attention. Que je n’étais pas habitué à parler en public. Saint-Auban, Desplats et des camarades s’offrirent de lire pour moi. Mais plutôt la mort que d’avoir l’air de « caner » ! Il y avait, surtout, le passage concernant les cambrioleurs à changer. Je me raidis et pus continuer.

Je déclarai qu’en anarchie chacun agissait comme bon lui semblait. Que je n’étais là que pour répondre de ce que j’avais fais ; les cambrioleurs, eux aussi, étaient là pour répondre de leurs actes. Je terminai en relevant les insultes de Bulot, le regardant fixement, lui disant qu’il lui était facile d’être insolent, défendu qu’il était par l’ordre existant.

Et je m’assis, soulagé d’avoir, après tout, assez bien traversé l’épreuve.

Saint-Auban me redemanda le papier pour le communiquer à la presse. En le lui remettant, je lui fis observer qu’il fallait changer le passage dans le sens que je lui indiquai. Il me promit de le faire. Mais, plus tard, en lisant les comptes rendus, j’eus la mortification de constater que, dans sa hâte, sans doute, il avait oublié de le faire. Il était trop tard pour revenir là-dessus.

Après le réquisitoire, une suspension d’audience avait eu lieu. Quand revint la cour, ça ressemblait à une véritable débandade.

Pour attendre le verdict, on nous avait emmenés dans une autre salle. Les accusés restèrent gais, échangeant des plaisanteries. On n’aurait pas dit que, en somme, il s’agissait de vingt ans de bagne en perspective pour chacun. Les avocats semblaient beaucoup plus émotionnés que nous. Saint-Auban marchait appuyé au bras de Desplats, se traînant comme si ses jambes le supportaient difficilement.

Enfin, nous arriva la rumeur que nous étions acquittés. Les jurés avaient été longtemps à se mettre d’accord. La nouvelle se confirma. Nous étions acquittés, sauf, bien entendu, les cambrioleurs. Pour avoir voulu être trop roublard, en mêlant les théoriciens avec les cambrioleurs, le gouvernement avait aidé à notre acquittement. Le lieutenant qui commandait les gardes municipaux qui nous escortaient, vint nous féliciter et nous serrer la main. Desplats et Saint-Auban nous recommandèrent d’être calmes.

Ramenés devant le tribunal, le vote du jury nous fut lu. Nous allions être libérés sitôt les formalités de la levée d’écrou opérées.

Nous allions être libérés ! Ceux qui n’avaient pas d’autre condamnation. Les récidivistes comme moi auraient à réintégrer Mazas. Matha était dans le même cas que moi.

On nous fit ressortir pour introduire les cambrioleurs et leur lire leur sentence.

Saint-Auban me dît que le jury n’avait statué que sur mon cas, mon acquittement ayant entraîné celui de mes coaccusés. Mais je n’avais été acquitté qu’à une voix, celle du président du jury, il me parla aussi de je ne sais plus quelle irrégularité : Bulot ou le président du tribunal s’étant présenté pendant que délibérait le jury. Du reste cela n’avait plus aucune importance puisque nous étions acquittés. Le verdict fut accueilli par un soupir de soulagement dans toute la presse. C’était la ruine de la tentative de réaction que préméditaient les sphères gouvernementales.

Les formalités pour libérer les veinards furent assez longues. Dire que je n’avais pas le cœur un peu gros en voyant les autres partir, serait mentir. Mais le soulagement d’échapper à vingt ans de bagne atténuait un peu mon désappointement. Je réintégrai la Conciergerie et ensuite Mazas.

Sans que je m’en fusse aperçu pendant les huit jours du procès, la tension avait du être assez forte, car le lendemain, je me réveillai avec un mal de gorge atroce. Cela me dura deux ou trois jours.

Je restai à Mazas toute la fin d’août, attendant mon transfert à Clairvaux.

Un jour je demandai à mon gardien d’aller prendre un bain. Il fallut la croix et la bannière pour l’obtenir. Mais, lorsque je demandai des ciseaux pour tailler les ongles de mes orteils, les gardiens se mirent à rire comme des petites folles. Je suppose que c’était un luxe qu’ils ignoraient pour eux-mêmes, tant cela leur paraissait comique. Je n’eus pas mes ciseaux.

Enfin, dans les premiers jours de septembre, un soir, il faisait déjà nuit, on vint me chercher pour être transféré à Clairvaux.

  1. Les deux plaidoiries de Saint-Auban ont paru dans le volume L’Histoire sociale au Palais de Justice, chez Pédone.