Michel Lévy frères, éditeurs (p. 248-252).


XXXIV


Après avoir parcouru les riantes vallées du midi de la Suisse, Mathilde se rendit sur les bords du lac de Constance. Le désir d’admirer un des sites les plus agréables de ce pays, si riche en vues pittoresques, n’était pas le seul qui l’attirât de ce côté : elle savait qu’une personne douée de toutes les distinctions que la nature, la fortune et le malheur peuvent réunir dans une femme, avait fixé sa résidence sur les bords de ce beau lac, et madame de Lisieux espérait que le souvenir des anciens services de son père lui vaudrait un accueil bienveillant de l’auguste exilée.

Elle ne se trompait point ; la duchesse de Saint-L… la reçut avec cette grâce héréditaire qui avait acquis à sa mère tant de cœurs ennemis, avec cette politesse affectueuse qui fait pardonner la puissance, et semble la continuer au delà de son terme. Malgré tout ce qu’on devait attendre d’une personne que l’éclat d’une couronne n’avait point éblouie, et qui, trop noble par elle-même pour s’enorgueillir de son élévation, était restée modeste sur le trône, Mathilde ne put voir sans étonnement à quel point l’esprit et la bonté peuvent triompher de tout sentiment amer dans les grands revers de fortune.

En entendant la duchesse de Saint-L… s’exprimer sur les événements, les personnes qui avaient décidé ou profité de sa chute, avec tant de modération, de justice et d’impartialité, on oubliait comme elle la part qu’elle avait eue dans ces grandes révolutions. Ses regrets étaient réservés aux êtres que la mort lui a ravis ; il n’en restait plus pour ses grandeurs passées, et les larmes qui remplissaient ses yeux chaque fois qu’on prononçait le nom de France étaient le seul signe qui trahît sa peine. Entourée de ses fils, de ses charmantes nièces, appelées à régner aux deux bouts du monde, soignée par ses amis, visitée par les talents les plus distingués de l’Europe, elle offrait l’exemple bien rare d’une disgrâce honorée, et d’un malheur sans rancune.

Une lettre de madame de Méran, datée d’Interlachen, rappela Mathilde vers ce point de la Suisse. Sa cousine lui mandait qu’elle passerait par Berne pour revenir en France, et qu’elle espérait l’y rencontrer ; elle ajoutait même que la saison étant déjà fort avancée, elle pensait que Mathilde céderait aux vœux de leur tante, et se laisserait ramener à Paris ; car madame d’Ostange ne pouvait être privée plus longtemps des soins de sa nièce et de sa petite-fille.

Mathilde sentit tout ce que cette dernière réflexion renfermait de reproches, et elle se décida à ne plus les mériter, du moins pour ce qui regardait l’absence de Thérésia. Les plaisirs du voyage étaient à leur fin ; et Mathilde, loin de vouloir permettre qu’elle la suivît dans la retraite où elle allait passer l’hiver, se détermina à la confier à madame de Méran pour la ramener à sa grand’mère.

Ce ne fut pas sans être vivement blâmée par sa cousine que Mathilde la laissa partir sans elle. Les déclamations, les prières, les railleries, tout fut employé par M. de Méran et par sa femme pour détourner Mathilde de son projet de retraite, auquel ils donnaient tous les noms qu’on prodigue ordinairement aux extravagances des gens du monde. Mais la certitude de ce qu’elle aurait à souffrir de l’observation maligne de ses ennemis, et des persécutions charitables de ses meilleurs amis, la rendirent inébranlable dans sa résolution ; il fallait toute la force du sentiment amer qui flétrissait son cœur pour lui donner le courage de résister aux pleurs de Thérésia, de cette charmante enfant dont le bonheur à venir était l’unique espoir de Mathilde. Mais ce bonheur, comme tous les autres, avait besoin d’illusion ; il fallait laisser ignorer à ce jeune cœur que la légèreté, la trahison paient trop souvent l’amour le plus dévoué, et Mathilde se consolait du départ de Thérésia en pensant qu’elle n’aurait plus la crainte de lui voir deviner la cause de ses larmes.

À cette époque, on ne pouvait faire un pas en Suisse sans entendre parler du généreux dévouement d’un riche Genevois à la cause des Grecs ; ce fanatisme pour une vieille gloire, cet enthousiasme pour de nobles opprimés, cette infatigable charité dont chaque revers amenait une nouvelle preuve, attiraient au protecteur millionnaire l’estime et l’admiration de tous les gens de bien ; dans leur reconnaissance des secours qu’ils en recevaient, les chefs de la Grèce le tenaient au courant des moindre événements qui s’y passaient ; et c’est à lui qu’on s’adressait de tous les points de l’Europe, pour faire parvenir ses dons aux victimes d’une si longue tyrannie.

Mathilde espéra savoir par lui quelques détails sur Albéric, et elle pressa madame de Varignan de retourner à Genève, sans lui faire l’aveu du véritable motif qui la déterminait à ne pas séjourner à Berne ; enfin, elle témoigna un si vif désir d’acheter la maison qui était auprès de celle de M. de Varignan, que ce dernier partit d’avance pour en faire l’acquisition au nom de madame de Lisieux.

On ne cache bien ses peines qu’aux yeux indifférents, et l’affection que Mathilde inspirait à madame de Varignan éclaira bientôt celle-ci sur la nature du chagrin qu’on lui dissimulait. Avec un caractère exempt de tous les défauts qui causent de secrets tourments, Mathilde ne pouvait souffrir que d’un amour désespéré ; madame de Varignan n’en doutait pas, et cent fois elle s’était vue prête à lui dire : « Je sais votre secret, ne vous refusez pas le plaisir d’en parler avec moi », mais la crainte de paraître indiscrète l’avait retenue, et son ingénieuse bonté s’en dédommageait en cherchant tout ce qui pouvait apporter quelque soulagement à la tristesse de Mathilde : semblable à ces sœurs charitables qui soignent les maladies sans en demander le nom, elle les imitait encore dans le récit qu’elles font ordinairement des douleurs analogues à celles qui accablent le malade, seule distraction qui ne manque jamais son effet sur les êtres souffrants.