Michel Lévy frères, éditeurs (p. 212-219).


XXVIII


La douceur de madame de Lisieux, sa générosité, la faisaient chérir des gens qui la servaient ; et lorsqu’ils apprirent qu’elle était rentrée chez elle aussi souffrante, plusieurs d’entre eux passèrent la nuit dans son antichambre, craignant qu’on n’eût besoin d’eux pour aller chercher le docteur V… Et le lendemain, malgré qu’elle n’eût sonné personne, il régnait tant d’inquiétude sur elle dans la maison, que déjà madame d’Ostange et madame de Méran avaient envoyé plusieurs fois demander de ses nouvelles.

Ces marques d’intérêt lui firent éprouver une sorte d’humiliation, qu’elle résolut d’éviter désormais en faisant répondre qu’elle était parfaitement remise de son indisposition. Cependant la fièvre l’agitait ; mais elle espérait avoir la force de la braver pour recevoir sa famille et le maréchal de Lovano ; autrement elle se serait privée de la consolation de voir Maurice, car il n’y avait pas moyen de n’être visible que pour lui.

Heureusement il arriva le premier, et Mathilde eut le temps de lui confier ce qu’elle avait souffert en apprenant le départ de madame de Cérolle. Maurice affirma qu’Albéric n’était point complice de cette dernière extravagance de madame de Cérolle, et qu’il en serait très-mécontent ; mais Mathilde ne vit dans ces assurances que le désir de calmer sa peine.

— Je vous fais pitié, disait-elle ; vous me plaignez d’avoir livré mon cœur à un sentiment si mal récompensé, et vous cherchez à tromper ma faiblesse en feignant plus de confiance en lui que vous n’en avez réellement. Eh bien, je veux vous croire : attendons le retour du courrier.

En cet instant, un valet de chambre de la duchesse vint avertir le colonel que quelqu’un désirait lui parler. Maurice sortit aussitôt, et il laissa Mathilde dans toute l’anxiété de la crainte et de l’espérance. Elle écoutait attentivement le moindre bruit ; enfin, elle distingue, dans le salon qui précède le cabinet où elle se tient, les pas de deux personnes et la voix du colonel : on ouvre, et elle aperçoit une lettre à la main du courrier qui accompagne Maurice. Elle se lève précipitamment pour la prendre ; mais elle s’arrête, comme frappée de la foudre, en reconnaissant son écriture et la lettre qui devait être remise à Albéric.

— Vous voyez, dit Maurice en montrant le bras que le courrier porte en écharpe, ce pauvre garçon est tombé de cheval en courant la nuit, il a failli se tuer ; et, malgré son courage à poursuivre sa route dès qu’il a pu remonter à cheval, il est arrivé trop tard.

— Trop tard !… reprit Mathilde.

Et se laissant retomber sur son siége, elle resta les yeux fixés sur le courrier pendant qu’il répondait aux questions que Maurice lui adressait.

— J’ai eu bien du malheur, disait ce pauvre Germain, car on ne faisait que de mettre à la voile lorsque je suis arrivé. M. le comte de Varèze était descendu la veille à l’hôtel *** avec une dame dont la femme de chambre est restée à Marseille, ne voulant pas s’embarquer, parce que la mer lui fait peur ; et c’est elle qui m’a dit que deux heures plus tôt…

— Elle t’a fait un conte, dit vivement Maurice.

— C’est la pure vérité, monsieur, reprit Germain, et vous pourrez vous en convaincre vous-même dans quelques jours, car cette femme de chambre revient à Paris pour y chercher une place, et je la verrai certainement.

— Sur quel bâtiment s’est-il embarqué ?

— Sur un bâtiment qui va rejoindre à Livourne celui qui doit porter des armes et des vivres en Morée.

— Et tu n’as pas eu l’idée d’aller jusqu’à Livourne ? Je suis certain que tu serais arrivé à temps pour remettre la lettre au comte de Varèze.

— Vous pensez bien, monsieur, que si cela avait été possible, je l’aurais tenté. Mais l’inspecteur du port m’a bien assuré que l’expédition était déjà fort en retard ; que l’on avait prévenu les passagers qu’ils n’auraient pas le temps de se reposer à Livourne, car l’autre bâtiment attendait celui-là pour partir ; et comme le vent était bon, ils auraient eu deux jours d’avance sur moi.

— On ne t’a pas indiqué un moyen prompt de faire parvenir la lettre dont tu étais porteur ?

— Je n’ai pas osé la confier aux personnes qui s’offraient pour la donner à des voyageurs, parce qu’on m’a dit que rien n’était plus incertain que ces sortes d’occasions, et que j’ai pensé que madame la duchesse en aurait de plus sûres. D’ailleurs la femme de chambre de madame de…

— De Cérolle ? dit Mathilde d’une voix altérée.

— C’est cela, reprit Germain ; oui, c’est bien madame de Cérolle que l’appelait mademoiselle Adèle ; en bien, madame de Cérolle lui a recommandé de lui faire adresser ses lettres chez un banquier de Livourne, et par la poste, en lui défendant bien de les lui faire parvenir par une occasion.

— C’est bien, dit la duchesse en s’efforçant de paraître calme, allez vous reposer, Germain ; faites venir le chirurgien pour qu’il panse votre bras ; et ne parlez à personne ici du motif de votre voyage.

En disant ces mois, Mathilde posa la lettre qu’elle tenait, sur sa table. Puis se retournant vers Maurice

— Il vaut mieux qu’elle ne soit pas parvenue, dit elle. Je rends grâce au ciel de m’avoir épargné la honte d’en amuser madame de Cérolle.

— Ah ! pouvez-vous le penser ? s’écria Maurice.

— Oui, je peux tout attendre d’un homme dévoué à une semblable femme.

— Croyez qu’il ne l’estime ni ne l’aime, et qu’en se laissant entraîner par elle…

— Quoi ! vous voulez lui ôter toute excuse ? interrompit Mathilde. Quel serait donc le misérable sentiment qui le ferait partager le déshonneur dont elle se couvre, s’il ne l’aimait pas ? Qui le porterait à m’insulter ainsi, à vous tromper, vous dont l’estime lui est si nécessaire ; si l’empire que cette femme exerce sur son cœur n’était plus fort que toutes ses affections ? Sans doute, je crois qu’il a tenté de s’affranchir de ce joug qu’il méprise ; je crois qu’il a espéré un moment que son frivole attachement pour moi en triompherait ; mais il devait prévoir la lâcheté de son cœur, et ne pas se faire un jeu de troubler à jamais le mien. Qu’avait-il besoin de m’écrire, de me jurer tant d’amour, lorsqu’il donnait à une autre le droit de le suivre ; lorsqu’il acceptait une preuve de dévouement qui devait me faire rougir de lui en offrir une plus noble. Ah ! j’étais avertie du malheur que j’éprouve ! c’est contre, l’avis de tout ce qui s’intéresse à moi, c’est contre ma propre volonté que je me suis laissé conduire à cet excès de faiblesse ; les larmes m’oppressent, et je ne puis les montrer sans m’exposer au blâme, à l’insultante pitié qu’on accorde aux dupes d’un fat. La fièvre me dévore, et il faut que je me pare, que je m’offre avec un air riant devant les amis que mon chagrin mettrait au désespoir ! Oui, il faut que je meure plutôt que de passer dans le monde pour la rivale malheureuse de madame de Cérolle… Moi ! outragée pour une telle femme !… compromise comme elle !… Oh ! mon Dieu ! qu’ai-je fait pour m’attirer tant de honte !…

— Vous, de la honte ! s’écria Maurice ; et qui oserait flétrir ce qu’il y a de plus pur au monde ? Pensez-vous qu’il soit au pouvoir de ceux qui vous envient de détruire une réputation fondée sur tant de vertus et sur une conduite irréprochable ? Non, l’honneur est indépendant des propos de la calomnie ; autrement, quel être supérieur ne succomberait pas sous le poids des arrêts les plus iniques ? quelle bonne action ne serait interprétée comme un crime ? qu’il faudrait de courage pour être vertueux ! Mais, grâce au ciel, la méchanceté, qui invente le mal, n’a pas la puissance de l’accréditer longtemps ; le vrai en fait bientôt justice, et la réparation qu’on obtient ajoute encore à l’estime générale. Vous en verrez dans peu la preuve. Albéric est en ce moment victime d’une méchante intrigue. Ne pouvant se moquer de lui comme ils le font de tant d’autres, envieux de tous les avantages qui le mettent à l’abri d’une semblable ironie, ses ennemis ont eu recours à la calomnie pour en tirer vengeance. Ils ont affirmé avoir entendu sortir de sa bouche de ces mots pour lesquels on allait autrefois coucher à la Bastille ; ils lui ont prêté tous les torts qu’on pardonne le moins, et malheureusement son défaut habituel a donné une grande autorité à ces infâmes accusations. Eh bien, madame, comme elles sont fausses, vous les verrez bientôt reconnues comme telles, et vous pouvez m’en croire, si Albéric n’avait pas eu la folie d’abandonner sa cause, il aurait déjà gagnée ; mais ce misérable départ lui enlève tout moyen de se justifier… Il l’assassine. Ah ! pourquoi l’ai-je quitté assez de temps pour qu’il pût l’accomplir ! Je me le reprocherai toute ma vie…

— Ne le regrettez pas, répondit Mathilde en essuyant ses larmes ; puisque cette femme devait le suivre, il vaut mieux que je ne le revoie plus.

Et l’effort que se faisait Mathilde, en prenant cette résolution, semblait épuiser son courage.

— Ah ! par grâce, attendez encore pour le condamner au désespoir, dit Maurice d’un ton suppliant. Je sens que tout l’accuse aujourd’hui ; moi-même je le trouve coupable ; mais s’il méritait le mépris qu’il vous inspire, croyez que je perdrais en même temps le zéle qui m’anime pour lui. Je ne saurais expliquer les faits qui parlent contre Albéric, et pourtant je répondrais qu’il est encore digne de votre confiance. Comment l’homme assez heureux pour vous causer tant de peine aurait-il la démence de sacrifier un tel bonheur à…

En cet instant on annonça le maréchal de Lovano et la baronne d’Ostange. Mathilde prit la lettre que lui avait rendue le courrier, et la jeta au feu avant que Maurice pût s’y opposer.

— Ah ! pourquoi ? lui dit-il avec l’accent du regret.

— Pour qu’il ne reste aucune preuve d’un sentiment dont je rougis et que je dois anéantir.

À ces mots, si cruels pour son ami, le colonel sortit pour cacher le sentiment douloureux qu’il en éprouvait. Que d’autres à sa place ne se seraient éloignés que pour cacher leur joie !