Michel Lévy frères, éditeurs (p. 207-212).


XXVII


De tous ceux qui s’appliquaient à lire dans le cœur de madame de Lisieux, le maréchal de Lovano était le plus redoutable, par son esprit et par l’intérêt qu’il prenait à elle ; et certaine d’en être fort désapprouvée, elle mettait tous ses soins à éviter sa conversation. C’était lui prouver qu’elle redoutait sa pénétration, et l’exciter davantage.

— Avouez-moi franchement que je vous ennuie, lui disait-il un soir chez madame d’Ostange, dites-moi que vous êtes occupée de quelqu’un ou de quelque chose dont vous ne voulez pas qu’on vous parle ; mais ne m’évitez pas comme un importun ordinaire, je mérite que vous me traitiez plus durement.

— Eh bien, soit, répondit Mathilde en lui faisant signe de s’asseoir auprès d’elle. Convenons que je penserai à part, que vous ne me questionnerez point, que vous causerez toujours…

— Et que vous m’écouterez quelquefois, interrompit le maréchal ; j’y consens : aussi bien, je puis tout supporter de vous, excepté votre contrainte. Je parie qu’elle vous fatigue moins que moi ; et c’est une peine très-inutile à prendre avec un ami qui vous connaît si bien, convenez-en ?

— Il est certain que j’aimerais à vous confier ce qui m’occupe, dit Mathilde ; mais je ne sais quelle crainte m’en empêche.

— C’est peut-être que vous méditez quelque chose contre votre bonheur. Ah ! si cela est, vous avez raison de me craindre ; c’est le seul tort que je ne puisse tolérer.

Alors le maréchal s’étendit sur la fatalité qui portait la plupart des femmes placées au premier rang, et douées de tous les avantages qui devraient assurer une belle destinée, à renverser elles-mêmes l’édifice de leur bonheur. Il joignit les exemples aux préceptes, et s’apprêtait à en tirer des conséquences, lorsqu’il s’aperçut que Mathilde ne l’écoutait plus. Cherchant un moyen de ramener son attention, il mêla le nom de M. de Varèze à une phrase qui n’avait aucun rapport à lui ; et Mathilde, se laissant prendre au piége, s’écria presque malgré elle :

— Que savez-vous de lui ?

— Rien, répondit le maréchal en regardant Mathilde avec une sorte de pitié, rien, si ce n’est qu’il a écrit au roi pour le prier d’accepter la démission des charges qu’il exerce à la cour.

— Il est donc bien décidé à ne pas revenir en France de longtemps ? demanda madame d’Ostange, que le nom de M. de Varèze avait rendue attentive à écouter ce que disait le maréchal.

— Sans doute, il part pour la Grèce, dit le jeune d’Erneville, et je lui envie bien ce plaisir : il n’y a plus que là qu’on puisse se battre, courir au moins quelque danger. Vous verrez qu’il trouvera à s’y faire distinguer ; il est heureux, il aime la gloire, et je ne serais pas étonné qu’on recommençât une autre bataille de Navarin tout exprès pour lui en donner la fête.

— S’il ne trouve pas de gloire dans cette expédition, dit madame de Méran, du moins est-il sûr d’y trouver du plaisir, car vous savez le beau dévouement qu’il inspire.

En ce moment le cœur de Mathilde battit avec violence.

— Quoi ! lady Elleboroug lui donne sa fortune et sa main ?

— On devait s’y attendre, reprit la vicomtesse, mais on dit qu’il l’a refusée. Au reste, il sera récompensé de ce refus généreux, car dès le lendemain de son départ madame de Cérolle est montée en voiture pour le rejoindre à Marseille, et pour le suivre au bout du monde s’il lui plaît d’y aller.

— Et M. de Cérolle, dit madame d’Ostange, que pense-t-il de cette fuite précipitée ?

— Oh ! il est accoutumé à ne point se mêler des affaires de sa femme ; ce n’est pas la première fois que madame de Cérolle court après ou avec l’homme qu’elle préfère ; et vraiment c’est un plaisir qu’elle aurait grand tort de se refuser, car il ne lui coûte aucune des prérogatives dont jouissent les femmes comme il faut. On la reçoit, au retour de ces Voyages romanesques, tout aussi bien à la cour, à la ville, que si elle sortait d’une austère retraite.

— Ah ! si c’est ainsi, répliqua la baronne, je ne plains que M. de Varèze, car madame de Cérolle ne me semble plus assez jolie pour lui plaire longtemps ; et le plaisir du scandale une fois passé, je crois qu’il sera fort embarrassé de son succès. Sans compter qu’il en avait rêvé d’autres, et les grands capitaines ne tiennent qu’aux conquêtes difficiles.

— Eh bien, on assure, dit Isidore, que madame de Cérolle a plus d’empire sur lui que n’en a jamais eu aucune des femmes qui l’ont aimé, ce qui ne l’empêche pas de lui être infidèle ; mais il prétend que C’est pour mieux constater sa préférence, et que la femme à laquelle on revient toujours est la seule vraiment aimée. Après ses excursions galantes, il se plaît à lui raconter son triomphe ou sa mésaventure ; elle en rit également, et le bonheur de se moquer ensemble des autres et d’eux-mêmes les console de tout. C’est un lien, une sorte de conjugalité infernale qui les enchaînera tant qu’il y aura des sots risibles et des femmes crédules. Enfin, la sœur de madame de Cérolle m’affirmait encore tout à l’heure, qu’en quittant tout pour suivre M. de Varèze, elle n’avait fait que répondre à son dévouement pour elle. Et l’on peut l’en croire, car sa sœur lui montre toutes les lettres d’Albéric.

— Donnez-moi votre bras, dit alors à voix basse le maréchal à Mathilde, et descendons chez vous ; vous êtes trop souffrante pour rester plus longtemps ici.

Et sans attendre sa réponse, il donnait à Mathilde sa fourrure, et l’entraînait dehors du salon en lui laissant à peine le temps de saluer la baronne.

En descendant l’escalier, le maréchal soutint Mathilde qu’un tremblement violent empêchait presque de marcher. Arrivée dans sa chambre à coucher elle veut le remercier de ses bons soins, mais sa voix expire sur ses lèvres décolorées, et le maréchal s’aperçoit qu’elle se trouve mal ; il appelle du secours ; on s’empresse autour d’elle : quelques gouttes d’éther la raniment.

Quand il la voit respirer plus librement, il prend sa main encore glacée, la porte à ses lèvres, la sent mouillée d’une l’arme qu’il ne peut retenir, et il sort sans pouvoir proférer une parole.