Michel Lévy frères, éditeurs (p. 143-147).


XVIII


On donnait un des plus jolis ouvrages de M. Scribe, et malgré le plaisir qu’on avait eu à le voir représenter plusieurs fois, on riait toujours de la mystification d’un oncle plus spirituel qu’on ne les fait d’ordinaire au théâtre, et l’on s’intéressait encore au dépit amoureux de l’aimable héritière. Mathilde surtout retrouvait sa faiblesse dans l’amour de cette jeune veuve pour un homme amusant, moqueur et léger, et elle soupçonnait Albéric d’avoir eu autant de part dans le choix de cette pièce que dans celui des éventails. Chaque mot de ce rôle d’amant, d’abord si froid, si moqueur, ensuite si franchement passionné, semblait une application directe à la manière d’être de M. de Varèze envers Mathilde ; et si elle avait pu s’y méprendre, ces aveux, ces mots d’amour prononcés par l’acteur, et signés d’un regard d’Albéric, l’auraient assez convaincue du soin qu’il avait pris de l’obliger à écouter par ce moyen tout ce qu’elle ne lui aurait pas permis de dire.

Dans l’entr’acte qui séparait le vaudeville d’une farce des Variétés, les hommes quittèrent leurs places pour circuler dans la salle, et M. Ribet vint recevoir les compliments des spectatrices sur le jeu des acteurs et sur les plaisirs d’une réunion si belle.

— Ce n’est pas à moi qu’en appartient le mérite, répétait-il à tout le monde, et sans Varèze rien n’aurait été aussi bien ; c’est lui qui a commandé le spectacle. Oh ! rien n’est tel qu’un ami qui s’y entend ; et vos éventails, ajouta-t-il en s’adressant à madame d’Erneville et à la duchesse de Lisieux, comment les trouvez-vous ?

— Charmants, répondirent-elles.

— Eh bien, c’est encore lui qui les a choisis. Il sait ce qui convient à toutes les jolies femmes ; n’ayez pas peur qu’il donne à la brune ce qui ne va qu’à la blonde, à la vieille ce qu’il faut à la jeune ; il a un tact, un goût qui ne se démentent jamais. Aussi je ne connais pas de femme mieux mise que la petite Rosine ; c’est de toutes les danseuses de l’Opéra la plus élégante.

Ce rapprochement peu flatteur fut médiocrement goûté par ces dames, ce qui n’empêcha pas M. Ribet de continuer le singulier éloge qu’il faisait de son ami, et de vanter à satiété l’adresse de M. de Varèze à découvrir les moindres désirs des femmes, et à satisfaire jusqu’à leurs caprices.

— C’est bien le moins qu’il leur doive pour tout le mal qu’il en dit, prononça une voix que Mathilde crut reconnaître. En effet c’était celle de madame d’Al… qui disait à sa fille :

— Avez-vous entendu ce que l’oracle de M. Ribet débitait sur tout ce qui est ici, à commencer par la famille du maître de la maison ? Vous étiez à côté de madame de Cérolle, et vous savez si, pour lui plaire, il a épargné les plaisanteries et les épigrammes ; il les fait à merveille, je n’en disconviens pas, mais un talent si soutenu en ce genre n’appartient qu’à un méchant homme ; et si vous m’en croyez, ma chère, vous ne l’engagerez pas à votre prochain bal. On danse mal en face d’une batterie de canon qui tire sur les danseurs, et le feu de sa moquerie n’est pas moins meurtrier.

— Mais si je ne l’invite pas, répondit la jolie madame T… à sa mère, je m’en ferai un ennemi.

— Cela vaut mieux que le contraire ; le seul moyen de déconcerter la méchanceté de ces sortes de personnes, mon enfant, est de rompre tout rapport avec elle : vous discréditez leur médisance, dès qu’on en sait le motif ; ils diraient sur vous les vérités les plus dures, révéleraient vos secrets les plus intimes, qu’on mettrait tous leurs propos sur le compte d’un sentiment de vengeance ; au lieu qu’en tolérant leur défaut dans l’espoir d’en être épargné, vous donnez à leur malice toute l’autorité de l’amitié. Comment ne le croirait-on pas, cet aimable médisant ? vous êtes ses amis, il passe sa vie chez vous, vos intérêts, vos ridicules lui sont connus ; le fond de l’histoire qu’il brode a son gré est véritable ; vous êtes forcée d’en convenir, et le vrai qu’il dit vous ôte tout recours contre le faux qu’il débite. Croyez-moi, ma chère, il y a moins d’inconvénient à braver l’inimitié qu’à seconder la perfidie. Ne recevez plus M. de Varèze.

Les airs du vaudeville qui commençait mirent fin à cette conversation dont Mathilde ne perdit pas un mot, car madame d’Al… et sa fille étaient assises derrière elle ; et la croyant captivée par ce que lui disaient tant de gens empressés de la saluer, elles avaient parlé en toute confiance.

Cet avis maternel, dicté par une raison si éclairée, inspira de tristes réflexions à la duchesse de Lisieux et vint empoisonner le charme d’une rêverie pleine d’espérance. Il est si doux de croire à la conversion que l’amour seul peut faire ! Mathilde pensait que la crainte de l’affliger triompherait du naturel malin d’Albéric, et que s’il ne fallait que l’aimer pour le rendre meilleur, elle ferait peut-être bien de lui montrer plus d’intérêt ; mais lorsque sa faiblesse l’entraînait à penser ainsi, le souvenir du complot d’Albéric avec madame de Cérolle, l’opinion que chacun avait sur cet homme qui semblait si dangereux, et plus encore la crainte du sentiment qu’il lui inspirait, la faisaient renoncer au projet de le convertir, et l’affermissaient dans la résolution de lui cacher tout ce qu’elle éprouvait pour lui. Mais cette résolution si fidèlement gardée n’abusait que sa prudence ; Albéric lisait dans ce cœur à la fois tendre et courageux, et c’était bien moins l’incertitude d’être aimé qui le tourmentait, que l’impossibilité de convaincre Mathilde de tout l’amour qu’il ressentait pour elle. En effet, comment faire croire au sérieux des sentiments dont on s’est moqué sans cesse !