Michel Lévy frères, éditeurs (p. 134-143).


XVII


L’arrivée de la duchesse de Lisieux est le signal de la solennité. M. Ribet vient lui offrir son bras pour la conduire dans le salon, où un jeune et fringant notaire l’attendait la plume à la main pour lui faire signer le contrat, dont la lecture avait eu lieu le matin en comité secret. Madame du Renel s’avance aussitôt pour signer après la duchesse, mais sa qualité de parente qu’elle fait valoir très-haut, n’est pas entendue ; et les ambassadeurs, leurs femmes, un ministre, deux maréchaux de France et tous ceux qui portent quelques marques distinctives passent avant la baronne ; elle s’en venge en causant avec un général-député dont on vante l’esprit, et lui demande son avis sur le discours de M…

— Quant à moi, ajoute-t-elle, il m’a paru si long, si préliminaire, que j’ai levé le pied avant la fin.

Chacun se met à rire, et madame du Renel, charmée de son succès, redouble d’assurance ; elle aperçoit Albéric, et lui fait compliment, à travers le groupe qui les sépare, sur le talent qu’il a mis à mener cette grande affaire. En vain il lui fait signe d’épargner sa modestie, de ne pas le mettre en scène devant tant de monde ; elle s’obstine à montrer de quel ton familier elle lui parle, l’appelle Albéric tout court, ou bien le charmant malin, et plusieurs gentillesses semblables qui mettent M. de Varèze au supplice ; car il est préoccupé d’une tout autre idée que de celle de rire des expressions comiques de madame du Renel.

On passe dans la chambre où les plus riches parures entourent et remplissent une immense corbeille. On se récrie sur le bon goût, la magnificence de chacun des objets qui la composent, en tournant un regard flatteur vers la duchesse de Lisieux ; car le comte Rodolphe n’a pas laissé ignorer qu’elle les avait choisis. Un seul bijou est critiqué par madame de Méran ; c’est la chaîne d’une petite montre de Bréguet, qui lui semble d’un travail surchargé et trop lourde polir le léger bijou qu’elle porte.

— Vous avez raison, dit Mathilde, elle est plus riche que jolie ; j’en avais choisi une autre, et je ne sais pourquoi on y a substitué celle-ci.

En ce moment, Albéric s’avance pour admirer de plus près la montre imperceptible ; il veut savoir si elle diffère de beaucoup de la sienne, et les approchant l’une de l’autre, il laisse voir la chaîne qui suspend sa montre à son cou. Mathilde ne peut retenir une exclamation, en reconnaissant cette chaîne pour celle qu’elle avait choisie. Mais détournant aussitôt les yeux, le soin qu’elle prend de ne pas paraître l’avoir vue, de n’en point être frappée, instruit Albéric de l’effet que sa chaîne a produit ; il la remet sur lui, sans avoir l’air d’avoir voulu la montrer.

Alors on entoure la duchesse de Lisieux. Les femmes veulent savoir où elle a fait faire les garnitures des manteaux de cour de la mariée ; d’où viennent les fleurs, les dentelles qui composent ces différentes parures. Les hommes font de mauvaises plaisanteries sur les chemisettes brodées et les objets intimes du trousseau ; ce qui fournit à Mathilde la réflexion simple qu’on pourrait bien se dispenser d’exposer aux regards de tout le monde les chemises, les bas, enfin le mystérieux de la toilette d’une femme. Il semble que cet usage a quelque chose d’impudique qui devrait choquer le bon goût des Français.

Pendant ce temps, le troupeau de jeunes amies que mademoiselle Aspasie a rassemblées pour les humilier de sa magnificence, font leurs remarques sur les robes destinées à leur riche compagne, et tout en les trouvant admirables, l’une dit avec l’accent du plus tendre intérêt :

— Comment a-t-on eu l’idée de lui choisir une couleur ponceau ; avec sa figure longue et blême elle aura l’air d’une morte dans cette robe-là.

— Je crois qu’elle lui siéra beaucoup mieux que celle-ci, disait une autre en montrant une robe de moire bleue ; car elle a beau se serrer, elle ne paraîtra jamais mince de taille avec cette couleur-là. Et comment trouvez-vous cette guirlande d’épis de diamants mêlés à des roses blanches et montée à l’antique ? Pour elle qui a la figure la moins grecque qu’on puisse rencontrer, elle sera écrasée sous ce riche fardeau.

— Et puis quand on regarde son mari, dit une troisième à demi-voix, on est forcé de convenir que tout cela est payé bien cher. Je n’ai pas sa fortune, mais, certes, rien n’aurait pu me décider à épouser un magot pareil.

— Ah ! c’est pour un nom, dit une des plus jolies de la troupe ; mais la pauvre enfant ne sait pas ce qu’il lui en coûtera pour être comtesse. La belle Aglaure, avec qui nous avons été élevées, n’a-t-elle pas eu la même fantaisie ? Eh bien, demandez-lui ce qu’elle a souffert chaque fois qu’elle entendait dire derrière elle : « Comment se peut-il que la fille de monsieur…, la nièce d’un monsieur…, se trouve ici à côté de nous ? Vraiment c’est une honte, » et cent propos aussi gracieux. Enfin, ces dames de la cour l’ont si mal reçue quand elle a voulu se placer près d’elles comme son rang lui en donnait le droit, qu’elle a fini par ne plus aller au cercle, et qu’elle a été s’enterrer dans un vieux château, pour s’y mettre à l’abri de toutes les humiliations dont on l’abreuvait à la cour. Ah ! ce n’est pas moi qui ferai jamais un semblable mariage. Il faudrait que je rencontrasse un jeune homme bien séduisant, et qu’il me fît tourner la tête, pour me décider à payer son nom par tant de sacrifices.

En disant ces mots, mademoiselle Félicie B… lançait un doux regard au jeune comte d’Erneville, qui affectait de ne pas s’en apercevoir ; car le premier principe d’un homme qui veut devenir à la mode est de paraître blasé sur les agaceries qu’on lui fait : les plus savants vont même jusqu’à dédaigner visiblement ce qu’ils convoitent en secret. Ainsi que de fameux agricoles, ils sacrifient les premiers fruits pour doubler plus tard la récolte.

Mais deux portes s’ouvrent, on se précipite vers une salle où un petit théâtre, décoré par nos plus habiles artistes, promet des proverbes ou peut-être un vaudeville. À l’empressement que les femmes mettent à envahir les meilleures places, aux coups de coude qu’elles se distribuent pour y arriver plus tôt, on pourrait se croire à l’entrée d’un véritable spectacle. Mais M. Ribet, qui a été à la comédie de société de la duchesse de L…, sait qu’en cette occasion la bonne compagnie ressemble beaucoup à l’autre ; et il a placé un piquet d’amis courageux pour s’opposer à l’envahissement des premiers rangs. Albéric offre son bras à la marquise d’Erneville, certain que Mathilde sera placée près d’elle, et qu’il se trouvera plus à portée de la voir. Dans cette intention, il refuse modestement toutes les places qui lui sont offertes, et va s’asseoir dans un coin de l’avant-scène, de façon à voir très-mal le théâtre et fort bien la salle. Lorsque toutes les femmes sont assises, mademoiselle Aspasie se lève, et faisant signe à la jeune personne qui tient une corbeille remplie d’éventails et de bourses, elle s’apprête à en faire la distribution en commençant par les plus beaux.

En cet instant, M. de Varèze causait avec M. de Lormier. Il cesse tout à coup de parler, l’autre en profite pour lui débiter son chapitre de vérités incontestables, sans s’apercevoir qu’Albéric ne l’écoute plus, et que, tout entier à ce qui se passe sur le visage de Mathilde, il épie le moment où elle ouvrira l’éventail qui lui est destiné. Elle le tient ; ses yeux semblent attachés sur le paysage qui s’y trouve peint, elle n’ose les relever ; sa respiration est plus hâtée ; elle porte la main sur son front, comme pour dissimuler l’émotion qu’on y pourrait lire. Mais cette émotion l’emporte, elle sent des larmes prêtes à couler, et cet éventail, cause d’un si vif attendrissement, va servir à le cacher.

Que de charmes sont renfermés dans cette puissance de faire naître par un mot, un souvenir, un tendre soin, la pâleur ou le sourire sur un charmant visage ; et pourquoi faut-il que ce pouvoir divin soit plus souvent accordé aux grâces de l’esprit qu’aux qualités de l’âme ? On accuse les femmes de se laisser trop facilement séduire par les délicatesses d’un amour ingénieux, et de les préférer souvent aux preuves authentiques d’un sentiment irrécusable. Mais ces grandes preuves, ces dévouements héroïques, ressemblent à la partie de ces brillants palais dont on ne se sert qu’aux jours de solennités. Ils ne sont d’aucune utilité dans l’habitude de la vie ; et le petit salon où l’on cause, ce boudoir où l’on rêve, cette bibliothèque qui fournit chaque jour à nos pensées, nous paraissent bien plus agréables à habiter. D’ailleurs les petits soins demandent beaucoup de temps, d’adresse et de bon goût ; il n’appartient pas à tout le monde d’en avoir. Ceux d’un fat sont offensants, ceux d’un sot sont ridicules, et ceux qui plaisent ont beau être dangereux, comme ils ne peuvent venir que d’un homme aimable ils auront toujours du succès.

Cependant madame d’Erneville qui a des droits au plus bel éventail veut voir celui de sa belle-sœur ; mais elle le demande en vain, Mathilde ne peut s’en séparer ; et madame de Méran prend le parti de le lui enlever des mains, pour savoir s’il mérite l’attention qui paraît absorber sa cousine.

— Ah ! ah ! dit-elle en regardant le dessin. C’est bien l’île des Peupliers. Voici le lac, le tombeau ; et cette femme, avec sa taille élancée, son châle bleu et son voile, est tout aussi facile à reconnaître ; mais quels sont les mots tracés sur la pierre, ces mots qu’elle semble vouloir lire ?

— Si vous voulez me le confier un moment, dit Isidore qui se trouvait près de madame de Méran, je suis sûr de les déchiffrer. Et l’éventail passa dans les mains du jeune comte qui lut à haute voix ce passage d’une lettre de Rousseau à madame D…

« Il ne m’a manqué pour être meilleur que d’être aimé. »

En écoutant ces paroles qui ont été substituées à celles qu’elle avait inscrites elle-même sur la tombe de Rousseau, Mathilde ne doute plus de la main qui les a tracées, ni du nom de cet inconnu qui était venu s’établir pendant deux jours dans l’auberge d’Ermenonville. Il lui semble impossible qu’on prenne tant de peine pour se rappeler au souvenir d’une femme, pour chercher à émouvoir son cœur par tant de preuves d’une secrète et constante préoccupation, sans l’aimer vivement : l’amour-propre, le dépit, pense-t-elle, peut se servir des mêmes moyens, mais l’amour seul sait les approprier à son langage ; et l’on peut juger du sentiment qui inspire tant de soins délicats, par l’effet qu’ils produisent.

Non, ajoutait-elle, je suis trop émue pour qu’il me trompe ; et l’âme remplie de cette douce croyance elle n’osait lever les yeux : car elle se sentait, pour ainsi dire, sous le poids du regard d’Albéric, et elle redoutait de le laisser lire dans les siens.

— « Il ne m’a manqué pour être meilleur que d’être aimé, » répéta madame de Méran. Voilà une citation fort encourageante.

— Et bien placée sur un éventail, dit en riant madame de Cérolle, car autant en emporte le vent.

La voix de cette femme qui rappelait à Mathilde tous les torts d’Albéric ; lui produisit une sensation si douloureuse que, s’en étant sans doute aperçu, M. de Varèze imposa silence à madame de Cérolle en lui faisant signe qu’on levait la toile ; mais les acteurs n’étaient pas encore en scène, et madame de Cérolle aurait eu le temps de dire bien d’autres choses, si Albéric n’avait deviné tout ce qu’il y a de pénible à sentir gâter une émotion douce par une inflexion désagréable. En effet le son de cette voix ennemie avait surpris Mathilde dans ses rêves d’espoir, et lui avait fait éprouver la même sensation que produirait un accord faux au milieu d’une harmonie céleste.