Michel Lévy frères, éditeurs (p. 114-121).


XIV


Si l’absence aide parfois à surmonter un sentiment trop vif, c’est dans le mouvement d’un voyage et l’agitation du monde qu’on en ressent l’effet. La solitude est toujours complice des faiblesses de l’âme ; on s’y livre d’autant plus au charme de penser à ce qu’on aime, qu’on se sent à l’abri de sa présence. L’impossibilité enhardit la rêverie, et lorsqu’on revient dans le monde dont on s’était éloigné par dépit ou par prudence, il se trouve qu’on a passé tout le temps de l’exil avec l’image qu’on voulait fuir. C’est ce qui arriva à Mathilde : loin d’avoir acquis plus de calme, plus d’assurance, pendant son séjour à la campagne, elle se troubla en revoyant Albéric, comme si tous les aveux, les reproches qu’elle lui avait adressés dans la solitude étaient parvenus jusqu’à lui.

Madame de Méran, importunée de tous les motifs ridicules qu’elle entendait donner à l’absence de sa cousine dans un moment où personne n’était à la campagne, prit le parti de lui écrire les sottes conjectures auxquelles sa retraite donnait lieu, et elle la conjura de les faire cesser par un prompt retour. C’était, disait-on, un désespoir amoureux, un désir d’éprouver la constance de ses adorateurs, une affectation de pruderie, ou le dernier effort d’une vertu mourante. Tous ces caquets n’auraient pas déterminé Mathilde à revenir à Paris, mais madame de Méran ajoutait, qu’après avoir combattu avec indignation toutes ces suppositions malignes, madame de Voldec avait tout à coup rompu l’entretien pour lui demander si elle avait entendu parler depuis quelque temps de M. de Varèze.

— Je ne sais ce qu’il devient, avait-elle dit ; ne l’ayant pas vu depuis plusieurs jours, j’ai envoyé chez lui : on m’a fait dire qu’il était à la campagne.

Cette simple phrase, sans être accompagnée d’aucune réflexion, produisit tout l’effet qu’en attendait la vicomtesse, et dès le lendemain du jour où la lettre fut écrite, elle vit arriver sa cousine.

C’était le soir, plusieurs personnes étaient réunies chez madame de Méran ; la baronne d’Ostange y faisait son whist, et le marquis d’Erneville y causait gravement dans un coin du salon avec M. de Varèze. Mathilde ne les aperçut point d’abord, car sa tante et sa cousine se levèrent pour venir l’embrasser, et plusieurs personnes l’entourèrent ; on se récria sur son éternelle absence de quinze jours, on l’accabla de questions sur ce qu’elle avait pu faire pendant ce siècle d’ennui ; les uns la trouvèrent pâle, d’autres plus fraîche que jamais ; et chacun, sans attendre ses réponses, lui apprenait une nouvelle, une mort, un mariage, une présentation, un projet de ministère : c’était à qui l’étourdirait pour s’en faire écouter. Albéric seul n’avait pas dit un mot, et paraissait absorbé par la conversation du marquis. Mais celui-ci fut obligé de s’interrompre un moment pour venir saluer sa belle-sœur ; alors Albéric se rapprocha de madame de Méran, et la joie qui brilla subitement dans ses yeux aurait suffi pour dénoncer le trouble qui venait de saisir Mathilde.

— C’est de la colère, pensa-t-il, mais n’importe, ma vue lui fait mal ; cela me venge un peu.

Non, ce n’était pas seulement de la colère ; Albéric le savait bien ; mais son amour-propre, engagé envers lui-même, ne voulait pas convenir qu’il succombait à la moindre espérance. Cependant il aurait joui délicieusement de l’émotion de Mathilde, et l’aurait sans doute augmentée par quelques mots affectueux, si la vicomtesse, frappée de la préoccupation d’Albéric, ne s’était penchée vers son oreille pour lui dire :

— Ah ! vous appelez cela être guéri ?

Le bruit de la trompette qui sonne l’heure des combats ne réveille pas plus vite le guerrier qui sommeille. À peine ce mot est-il entendu d’Albéric, que, s’armant du courroux qu’un regard lui faisait oublier, il s’apprête à combattre de toutes les forces de son esprit contre ce qu’il nomme la lâcheté de son cœur.

Madame de Méran cita en plaisantant tous ceux que désespérait l’absence de Mathilde.

— Ces messieurs croyaient m’abuser, dit-elle, en me comblant des soins qu’ils ne pouvaient plus vous donner ; j’étais certaine de les voir arriver aux heures où vous les recevez habituellement ; mais toute leur politesse ne suffisait pas pour me cacher mon état de pis-aller. Les commencements de la visite étaient assez animés. Les nouvelles du jour, un peu de coquetterie même, en faisaient les frais ; mais cette coquetterie, qui vit bien sans fond, ne peut se soutenir contre les attaques d’une arrière-pensée, et je voyais la conversation s’éteindre par degrés, en dépit de leurs efforts. Savez-vous ce que je faisais alors pour la ranimer, chère Mathilde ? Je médisais de vous, de ce goût champêtre qui vous était venu tout à coup au moment où les bals de la cour allaient commencer ; je demandais si quelqu’un pouvait m’expliquer cette singulière idée : et j’avais le plaisir d’entendre aussitôt chacun me répondre à la fois, soit pour vous blâmer ou pour vous défendre ; c’était à qui me prouverait qu’il attendait votre retour pour ressusciter.

— Rien de si probable que de tels regrets, dit M. de Varèze d’un air indolent, et pourtant la personne qui a le plus souffert de l’absence de madame n’est pas venue s’en plaindre à vous. J’en ai l’assurance.

En ce-moment les yeux de Mathilde se portèrent sur Albéric ; ils semblaient animés de l’espoir le plus doux.

— Ah ! j’entends, reprit la vicomtesse, vous voulez parler de…

— De madame de Rennecourt, interrompit Albéric.

— Madame de Rennecourt, dit Mathilde en riant de dépit ; elle me connaît à peine.

— Pourquoi a-t-elle été si malheureuse du départ de ma cousine ? dites-nous-le, je vous prie, ajouta madame de Méran.

— C’est qu’à dater de ce jour, madame, le prince de S… ne l’a pas quittée.

— Ah ! la bonne folie ! s’écria-t-on.

Et chacun se mit à rire, sans s’apercevoir de l’air indigné de Mathilde.

Encouragé par la gaieté qu’il provoquait, M. de Varèze répéta une partie de la conversation qu’il avait entendue la veille entre le prince de S… et madame de Rennecourt. Et il fit valoir à sa manière les efforts de cette dernière pour soumettre le classique de son esprit guindé au romantisme d’un enthousiaste de Goëthe et de Schiller.

— Si vous l’aviez vue, ajouta Albéric, s’élancer dans les nuages d’un monde idéal avec son attirail classique, et poursuivre de citations pédantes la mélancolie poétique de son rêveur du Nord, vous auriez eu pitié du mal qu’elle se donnait. Mettant à contribution les auteurs étrangers, les revues de tous les pays, estropiant les langues mortes et vivantes pour donner au prince une idée de son érudition ; et passant de là aux profondeurs de la métaphysique, elle lui demandait sérieusement son avis sur la force, la forme, la tendance, la spontanéité, l’objectibilité, la simultanéité, et une foule d’autres choses de ce genre. À quoi il se gardait bien de répondre ; car elle lui semblait être dans un de ces moments où il ne faut pas adresser aux fous la moindre parole, dans la crainte de redoubler l’accès. Et madame de Rennecourt, prenant ce soin charitable pour le pieux silence de l’admiration, redoublait d’analyse comparée et d’agaceries métaphysiques. Je crois, en vérité, que tous deux seraient morts à la peine, si je n’étais venu à leur secours en jetant tout au travers du cours de philosophie moderne ces simples mots :

» — Ne trouvez-vous pas qu’il fait ici une chaleur insupportable ?

» Cette saillie eut tout l’effet que j’en désirais. Il faut être resté longtemps dans l’obscurité pour savoir le prix de la moindre lueur. Le galimatias fait la fortune des idées communes exprimées clairement. C’est probablement à cela que j’ai dû l’honneur d’être écouté si favorablement du prince, et de le voir me suivre au même instant dans un autre salon. J’avoue que ce triomphe de mon éloquence sur celle de madame de Rennecourt aurait exalté mon amour-propre, si l’on pouvait se flatter du moindre succès aujourd’hui, lorsqu’on ne fait pas de la galanterie à la manière de Shakespeare ou de la rêverie allemande.

— Je croyais le prince Albert de vos amis, dit Mathilde à sa cousine.

— Certainement je l’aime infiniment.

— Et vous le laissez traiter ainsi ?

— Quel mal y a-t-il à parler de sa manière de rêver l’amour ? Je trouve son visage fort beau, son caractère fort noble, personne ne nie ces avantages. Mais je ne peux pas l’empêcher d’être allemand.

— Vraiment, c’est fort heureux, reprit Albéric en regardant la duchesse, car si vous aviez cette puissance il deviendrait trop dangereux, à en juger par les passions qu’il inspire en dépit de son germanisme.

— C’est assez, dit madame de Méran ; ma cousine a raison, il ne faut pas rire des gens qui aiment ; cela devient un ridicule si rare !…

— Et si mal payé, interrompit Albéric, que le temps en fait justice ; mais je vous demande mille fois pardon de tant d’innocentes niaiseries sur le noble adorateur de madame de Rennecourt. Si j’avais deviné qu’on ne pouvait en rire sans déplaire à madame, ajouta-t-il en s’adressant à la duchesse de Lisieux, je n’aurais pas eu l’inconvenance d’en parler.

À ces mots, le comte de Varèze sortit en laissant Mathilde plus vivement blessée de son excuse que de sa malice.