Michel Lévy frères, éditeurs (p. 110-114).


XIII


Madame de Méran s’empressa de redire à sa cousine l’entretien qu’elle avait eu avec Albéric chez madame de Voldec, sans lui épargner les conjectures qu’elle faisait à cet égard. Ces mots : Je n’ai plus d’avis sur elle, lui paraissaient si dédaigneux, qu’elle cherchait comment Mathilde y pourrait répondre, pour la contraindre à changer cette belle insouciance contre une haine bien motivée. Mais la dignité de Mathilde se refusa obstinément à tous les moyens que proposa madame de Méran, et elle la conjura de ne plus lui parler d’un homme dont chaque mot était une épigramme ou une injure.

Cependant cet homme si outrageant, et qu’on voulait oublier à tout prix, s’appliquait à faire parler de lui sans cesse. Chaque jour amenait un événement nouveau, où, sans jouer le rôle principal, il était toujours cité, soit par la part qu’il y avait prise, soit par la manière dont il s’en était moqué ; s’il n’avait employé que ce dernier moyen pour se rappeler au souvenir de Mathilde, il n’aurait pas si souvent régné dans sa pensée. Mais pendant que chacun admirait son audace, riait de ses folies, et le croyait entièrement distrait du sentiment qu’il avait affiché quelques jours pour la duchesse de Lisieux, il saisissait avec empressement les occasions de lui prouver que ce sentiment l’occupait toujours, et de lui persuader que si elle ne lui avait pas ôté si cruellement toute espérance de lui plaire, il lui serait plus dévoué que jamais.

Cette situation, qui donne à la personne aimée l’attitude d’une femme persévérant dans une passion malheureuse, est une innovation de l’amour-propre dont notre siècle peut se vanter. Avant que la vanité eût acquis ce haut degré de civilisation qui lui donne aujourd’hui les apparences de la prudence et de la fierté, on se faisait honneur de son dévouement pour une femme, lors même qu’il était faiblement récompensé. On trouvait de bonne grâce de paraître enchaîné, et l’homme le moins susceptible d’un sentiment tendre affectait d’en être dominé. C’est aujourd’hui l’hypocrisie contraire qui est à la mode. On veut paraître libre sur tous les points, et cette fatuité-là coûte encore plus cher que l’autre aux femmes. Leur chagrin en voyant la peine qu’on se donne, ou le plaisir qu’en prend à nier l’amour qu’on a pour elles, les compromet bien plus que ne le ferait l’indiscrétion de celui qu’elles préfèrent.

Madame de Lisieux, sans s’expliquer ce qui rendait sa situation insupportable, résolut de s’y soustraire momentanément en allant passer quelques jours avec Thérésia dans une de ses terres à dix lieues de Paris. Elle donna pour prétexte à ce petit voyage la nécessité de faire arranger le château, de manière à ce qu’elle pût y passer l’été avec sa tante ; et bien qu’il n’y eut point encore de feuilles aux arbres, elle témoigna un si vif désir d’aller respirer le grand air, que la baronne d’Ostange consentit à cette absence ; mais il fut convenu qu’elle ne dépasserait point une semaine, sinon madame d’Ostange irait les chercher.

Thérésia était ravie de cesser pendant quelque temps les leçons de dessin, de langues étrangères et de tant d’autres arts et sciences dont on accable une jeune fille, pour parcourir les prés et les bois qui entouraient le parc du château de R…, situé près d’Ermenonville. Mathilde avait promis de la conduire dans ce lieu si justement célèbre par son site pittoresque, la beauté de ses jardins, et plus encore par l’hospitalité qu’y reçut le génie. Mathilde venait souvent dans cette belle retraite méditer sur les sujets qui avaient inspiré tant de pages éloquentes à celui qui reposait sous les ombrages de l’île des Peupliers. Le jour choisi pour cette promenade, Mathilde, ayant confié Thérésia aux personnes qui les accompagnaient, vint s’asseoir près de la tombe de Rousseau ; et là, se livrant à sa triste rêverie, elle se rappela combien de fois l’ironie cruelle, cette arme favorite des Français, avait blessé le cœur le plus sensible ; comment il l’avait accusée d’avoir découragé son esprit, aigri son caractère ; et se retraçant tout ce qu’il disait à son Émile pour le mettre en garde contre cette fatale puissance, Mathilde s’écriait avec le philosophe : Oui, le triomphe des moqueurs est de courte durée[1] ; et désirant se convaincre de la vérité de cette sentence, elle l’inscrivit au crayon sur le tombeau de celui qui l’avait dictée. Puis elle s’éloigna de l’île des Peupliers, en se promettant d’y revenir bientôt rendre grâce à l’oracle.

Mais lorsqu’elle voulut accomplir ce projet, elle trouva le parc d’Ermenonville envahi par une compagnie d’étrangers qui visitait ce beau lieu, en laissant éclater une gaieté si bruyante, qu’on pouvait savoir à leurs éclats de rire à quel endroit ils s’arrêtaient. Mathilde s’étonna que l’aspect mélancolique de ces vieux ombrages, de ces tristes lacs, qui semblent consacrés au silence, au dernier repos, n’inspirât pas à tout le monde, comme à elle, le saint recueillement qu’elle éprouvait ; et dans l’espoir que l’île des Peupliers serait du moins à l’abri de cette profanation, elle se dirigea de ce côté : mais la vue d’un homme assis, occupé à dessiner près du tombeau, empêcha Mathilde d’aborder dans l’île. Elle demanda au batelier s’il connaissait ce jeune dessinateur ?

— C’est, répondit-il, le compagnon d’un autre monsieur qui est descendu hier soir à l’auberge, et qui était déjà venu la veille dans sa calèche. Je ne sais pas son nom, mais si madame la duchesse le désire, j’irai de ce pas m’en informer, et je reviendrai…

— Il n’est pas nécessaire, dit Mathilde en paraissant chasser une idée déraisonnable ; et elle alla retrouver sa voiture.

  1. Émile, liv. IV.