Michel Lévy frères, éditeurs (p. 91-97).


XI


À peine les deux amis furent-ils seuls, qu’Albéric s’empressa de demander si la réponse du ministre était favorable à son projet.

— Je l’ai trouvé très-disposé à vous servir, dit Maurice, mais il vous blâme, ainsi que moi, de solliciter un commandement en province, lorsque vous êtes placé si avantageusement à la cour.

— J’ai Paris en horreur, reprit le comte vivement, et j’accepterai tout ce qui me permettra de le fuir, fût-ce une sous-préfecture. Vous riez, eh bien, cela est pourtant exact.

— Ah ! je ris du trouble qui naîtrait bientôt de votre présence dans la petite ville où vous placeriez le siége de votre empire : que d’infidélités, de susceptilités, de vanités ; que d’agitations diverses, de caquets surtout !

— En vérité, sous ce rapport, notre grande ville commence à ressembler aux petites, et l’on y trouve de moins l’occasion de former de ces longs attachements qu’on ne voit plus qu’en province.

— Je ne puis croire, mon ami, à votre antipathie pour un lieu où vous obtenez tant de succès.

— Savez-vous bien qu’il ne tiendrait qu’à moi de prendre cela pour un épigramme, dans un moment ?…

— Bon, interrompit Maurice, regardez-vous un mouvement de dépit, un caprice raisonnable peut-être, comme un revers ?

— Sans donner de nom à ce que je ne comprends pas, je sais seulement, dit Albéric, que je suis revenu à jamais du ridicule de traiter sérieusement de semblables affections. Il faut suivre la marche de son siècle, sous celui de Louis XIV, l’amour était le mobile de tout ; il n’entre plus pour rien dans aucune des actions qui illustrent le nôtre, et c’est presque compromettre sa dignité que de rendre des soins assidus à une jolie femme ; aussi voyez-les dans nos salons réunies par cotterie, et réduites à médire entre elles, se disputer le galant suranné qu’une habitude attache encore au devoir de flatter et de plaire. La gloire qu’elles mettent à s’emparer de ce noble débris prouve assez leur détresse. Enfin, soit leur faute ou celle de nos institutions, tout servage est passé de mode ; l’intérêt, le plaisir commencent des liaisons, que l’habitude maintient en dépit de l’indifférence. Ces sortes d’arrangement sont tolérés dans le monde en raison du peu de bonheur qu’il en paraît résulter ; et quand le moment de se quitter arrive, les tendres amants sont tellement excédés l’un de l’autre, que la rupture se passe sans le moindre scandale. C’est ainsi qu’il faut être, sous peine de passer pour un sot, et c’est ainsi que je veux être désormais.

— Sans nier la vérité du tableau, je croyais qu’il était possible de rencontrer des femmes dignes d’un attachement vif et durable.

— Et moi aussi je le croyais ! reprit Albéric en soupirant ; mais j’étais dans l’erreur.

— Non, c’est maintenant que le courroux vous égare, cher Albéric ; ne vous livrez pas plus longtemps au sentiment qui remplit votre cœur d’amertume ; craignez que cette amertume ne se répande dans vos discours et ne vous prépare de cruels regrets. Je lis mieux que vous dans votre âme ; à force de parler le langage de la haine, vous espérez la voir succéder au sentiment qui vous agite ; votre esprit lance des arrêts contre les intérêts les plus chers à votre cœur, comme un souverain fait bombarder une ville rebelle sans penser aux regrets qu’il ressentira en voyant les ravages causés par sa victoire. Épargnez-vous les chagrins attachés à ce genre de triomphe, croyez-en mon amitié.

Ces derniers mots, prononcés du ton le plus affectueux, émurent sensiblement Albéric.

— Votre amitié ! répéta-t-il, ah ! je ne crois plus qu’à elle ; mais si vous voulez qu’elle me soit utile, employez-là à seconder le vœu de ma raison, et ne me parlez plus de cet instant de faiblesse, dont j’espère détruire le souvenir jusque dans l’âme de celle qui a cru pouvoir s’en amuser impunément. Je pourrais me venger par quelque méchant trait. C’est un plaisir à la portée de tout le monde ; je le trouve trop vulgaire. J’effacerai seulement quinze jours de ma vie, et je la reprendrai où nous en étions restés avant ma première visite à madame de Lisieux. Mais j’exige de votre amitié le même oubli, et qu’il ne soit plus question entre nous de ce mauvais rêve : m’en faites-vous la promesse ?

Maurice pensa qu’il pouvait accéder sans regret à la condition qu’exigeait son ami, certain qu’Albéric serait le premier à l’enfreindre.

En effet, peu d’instants après il le questionna sur l’affaire qui regardait le marquis d’Erneville et sur l’avis qu’il en voulait donner à sa belle-sœur. Maurice lui apprit alors que madame de Lisieux ayant refusé au marquis de s’adresser à M. de Varèze pour demander la main de mademoiselle Ribet, il lui avait écrit un billet par lequel il l’engageait à réclamer l’obligeance de son ami dans cette importante négociation.

— Votre santé ne vous permettant pas de faire en ce moment aucune démarche je voulais que la duchesse vous excusât auprès de son beau-frère, et je désirais la prévenir aussi que plusieurs partis avantageux se présentant pour mademoiselle Ribet, il était urgent de parler au plus tôt au comte Rodolphe d’Erneville.

— Quoi ! le vieux marquis a eu recours à vous pour arriver jusqu’à moi ? dit Albéric en riant. Il faut qu’il ait vivement ce mariage en tête ! Voilà de ces sacrifices que l’argent seul peut obtenir de ces âmes fières, et madame de Lisieux aurait cru s’abaisser en sollicitant mon faible crédit en cette circonstance. Eh bien, qui nous empêche de servir les projets de sa famille, sans lui donner la peine de nous en prier ! Ribet vient tous les jours s’informer de mes nouvelles, je vais dire qu’on le laisse entrer, et je lui ferai ce soir même agréer la proposition du marquis d’Erneville.

— Comment, sans plus de réflexions ! dit Maurice avec étonnement.

— Sans hésiter, vous dis-je, et il n’y a pas la moindre présomption de ma part à prédire le succès. Si l’amour ou l’intérêt même devait influer sur cette décision, vous ne m’en verriez pas si convaincu ; mais lorsqu’on traite avec la vanité, on ne craint jamais de se tromper ; je sais tout ce que ce mariage offre d’avantages illusoires à la gloriole du brave Ribet ; je sais qu’il est impossible d’acheter plus cher le plaisir de se rendre ridicule, et je sais encore mieux qu’il va m’embrasser de reconnaissance pour lui fournir cette nouvelle occasion de se faire bafouer par la cour et la ville.

— Si c’est là le sort que vous lui préparez, il n’est pas très-charitable à vous de lui tendre ce piége, et vous feriez mieux d’employer votre crédit sur son esprit à lui persuader d’être heureux de sa fortune en en jouissant avec ses amis et ses égaux, plutôt que de s’exposer…

— Eh ! mon cher, interrompit Albéric, pensez-vous qu’il soit au pouvoir de personne de faire entendre raison à un homme en délire ! Eh bien, de toutes les démences, la vanité est la plus incurable. Si quelque chose au monde en devait triompher, c’est le tableau si comique et si vrai qu’en a tracé Molière ; mais on a ri de ses portraits, on les a reconnus, et la race des Georges Dandin et des bourgeois-gentilshommes ne s’en est pas moins perpétuée. Je la crois même fort augmentée depuis que l’argent a changé de classe, et je n’ai pas la prétention de faire plus que Molière. C’est par suite de sa manie que M. Ribet me porte un attachement si vif. Il ne peut être heureux que par elle, et je me garderai bien de lui donner des avis qui lui en montreraient les inconvénients sans pouvoir l’en guérir. D’ailleurs mademoiselle Aspasie Ribet est fort agréable, et je serais charmé de la voir entrer dans une bonne famille.

— Ajoutez aussi que vous vous amusez d’avance de tout ce que les fêtes de cette noce promettent à votre observation.

— Il est vrai que je connais une certaine cousine Ribet qui sera fort divertissante à voir à côté de madame la duchesse de Lisieux.

Albéric s’efforça de rire en prononçant ce nom proscrit ; mais un sentiment pénible se lisait encore dans ses yeux à travers son sourire moqueur, lorsqu’on annonça M. Ribet ; le colonel se leva au même instant et sortit, pour ne point gêner l’entretien qui allait décider du sort de la charmante Aspasie.