Michel Lévy frères, éditeurs (p. 82-91).


X


La comtesse de Voldec n’était plus jeune, mais son rang, sa fortune, son esprit, et plus encore sa passion de plaire, lui attiraient assez d’hommages pour qu’elle se fît illusion sur les ravages du temps. Quoique maigre et boiteuse, un joli visage, une taille élégante, des yeux charmants, servaient de prétexte à ses agaceries. Elle avait pour principe que s’il fallait inquiéter pour attacher, il fallait rassurer pour séduire. Aussi commençait-elle par établir qu’à son âge toute prétention devenait un ridicule, et qu’on ne pouvait encore faire valoir ses avantages qu’en les tournant au profit de l’amitié. Appuyée sur ce modeste soutien, elle s’élançait hardiment dans l’arène de la coquetterie, et s’y maintenait en attaquant avec autant de ruse que d’adresse.

Chaque célébrité avait des droits à sa préférence, mais une fois sa curiosité ou sa vanité satisfaite, cette préférence dégénérait en protection ; les gens distingués s’en offensaient, leur dépit en faisait de la haine, et le résultat de ces liaisons passagères était une réciprocité d’épigrammes qui divertissait également les amis et les ennemis de madame de Voldec.

Exercer une influence quelconque était un besoin impérieux pour elle ; publiait-on un ouvrage sur la politique, sur la morale, un recueil de vers ou un roman nouveau, la confidence qu’on lui en faisait était regardée comme une mesure de sûreté contre sa malveillance et les bons mots de sa coterie. Une jeune femme était-elle présentée à la cour, il fallait qu’elle demandât à l’être aussitôt chez madame de Voldec, sous peine d’encourir sa disgrâce et tous les graves inconvénients qui y étaient attachés. Enfin, soit l’empire de sa malice, ou le charme de ses flatteries, on lui rendait une sorte de culte superstitieux qui, tenant moins de l’amour que de la crainte, n’en était que plus fidèle.

Cependant quelques sages, revenus des idées qui soumettent trop souvent les intérêts les plus chers à des vanités despotiques, avaient bravé l’autorité de madame Voldec en restant les seuls guides de leurs femmes ou de leurs enfants. Le duc de Lisieux avait été de ce nombre, persuadé qu’une femme bien élevée, et dirigée par un mari qui connaît le monde, n’a pas besoin d’autre patronage ; il s’était réservé le droit de protéger la sienne, et l’expérience avait justifié cet excès d’audace ; mais si son rang et son âge l’avaient fait pardonner, sa mort livrait sa jeune veuve à toute la rigueur d’un usage que les courtisans de madame de Voldec érigeaient en sévère loi.

Plusieurs de ces officieux, toujours prêts à rendre des services inutiles, parlèrent à la baronne d’Ostange, de la nécessité d’acquérir à sa nièce la bienveillance de madame de Voldec par quelques avances, qui prouveraient le désir de se lier avec elle. La baronne, effrayée de tout ce qui menaçait Mathilde si elle paraissait dédaigner ou redouter l’amitié de madame de Voldec, l’engagea à une démarche d’où pouvait déprendre sa tranquillité. Mais Mathilde répondit à toutes ses instances à ce sujet :

— Mon mari n’aimait point madame de Voldec, et comme la raison réglait tous ses sentiments, je les ai adoptés. C’est ainsi qu’il me guide encore.

Madame de Voldec sut bientôt la résistance que Mathilde opposait à la volonté de ses amis, dès-lors son amour-propre irrité se promit tous les plaisirs d’une vengeance éclatante. Après avoir essayé sa puissance sur M. de Varèze et s’être convaincue qu’elle n’en exercerait jamais que sur son esprit, elle s’était résignée au rôle de confidente, pour laisser croire qu’elle en jouait un meilleur. Les soins qu’elle prenait d’entretenir Albéric des sentiments qu’il n’osait avouer, des espérances qu’il n’osait concevoir, rendaient leurs conversations si animées et si longues qu’elle passait dans le monde pour la femme qui savait le mieux captiver son esprit. Elle ne le vit pas deux fois dans le même salon que madame de Lisieux, sans deviner le sentiment qu’il lui portait. Cette découverte assurait sa vengeance ; mais il fallait qu’Albéric fût aimé, il fallait que l’amour lui donnât cette puissance du mal contre laquelle il n’est point de secours ; la conduite de Mathilde, les plaintes d’Albéric ne l’auraient pas suffisamment éclairée sur ce point. Son génie malin lui inspira l’idée de fixer son observation sur le colonel Andermont, et le découragement peint dans ses yeux, l’effort qu’il se faisait pour sourire à son ami lorsqu’il le voyait auprès de Mathilde, apprirent à madame de Voldec qu’Albéric était préféré. On n’est aussi malheureux que du bonheur d’un autre, pensa-t-elle ; et de nouvelles observations faites sur le trouble de madame de Lisieux en présence de M. de Varèze, sur l’accablement profond où la plongeait son absence, rendirent bientôt madame de Volvec maîtresse du secret de Mathilde. Une méchanceté ordinaire se serait contentée de le trahir. Celle de madame de Voldec, plus ingénieuse, le garda soigneusement ; car elle avait peur qu’un indiscret n’en vînt réjouir Albéric, et lui donner dans la certitude d’être aimé, le courage de tout braver pour arriver jusqu’à Mathilde.

Pendant qu’Albéric avait été retenu chez lui par suite de sa blessure, madame de Voldec lui avait fait de fréquentes visites, en se félicitant très-haut de n’être plus assez jeune pour se refuser le plaisir de soigner un ami.

— Que je rends grâce au ciel de n’être plus jolie ! disait-elle en rajustant ses boucles de cheveux devant un miroir, on n’aurait pas manqué de calomnier mes soins, ou bien vous les auriez refusés par délicatesse. En vérité les femmes ne savent pas assez tout ce qu’il y a de profits à n’être plus jeune.

— Sans vieillir, ajouta M. de Varèze.

Et cette flatterie lui valut le plus gracieux sourire.

C’était le lendemain du concert où madame de Voldec avait rencontré Mathilde. Elle raconta avec les plus grands détails tout ce qui l’avait frappée dans cette soirée, en affectant de ne point parler de la seule personne qui l’avait occupée. Albéric prit vainement cent détours pour l’amener à prononcer le nom qui faisait toujours battre son cœur. Enfin, lorsqu’elle vit son impatience au comble, elle dit en riant :

— Pourquoi vous donner tant de peine pour ne tromper ni vous ni moi ; vous me faites, depuis une heure, des questions sans nombre dont vous n’écoutez pas les réponses. Ne vaudrait-il pas mieux me déclarer franchement que, pour captiver votre attention, il faut que je vous parle de madame de Lisieux ?

— Quelle folie ! répondit Albéric avec embarras.

— Eh bien, vous auriez dû deviner à mon silence, continua-t-elle, que je n’avais rien de bon à dire.

— Tant mieux, j’ai besoin d’avoir mille raisons de la détester.

— Une seule vous serait d’un plus grand secours ; mais vous n’êtes pas encore en état de profiter d’aucun avis sur elle.

— Si, je l’affirme ; vous exagérez la maladie, elle ne lui a pas laissé le temps de faire assez de progrès ; il n’a fallu qu’un mot pour me guérir.

— Il lui en faudrait encore moins pour achever de vous tourner la tête, reprit madame de Voldec ; mais, fort heureusement pour vous, elle pense à autre chose.

— Et à quoi, s’il vous plaît ?

— Que vous importe, puisque vous n’y prenez plus aucun intérêt ?

— On est toujours curieux de savoir à qui l’on vous immole.

— Il est certain qu’une victime telle que vous fait honneur, et que dédaigner votre hommage était un sûr moyen d’en obtenir de plus difficiles. Cela m’explique le charmant caprice dont vous avez été un moment ravi ; on ne parvient à rien d’éclatant sans paraître faire un sacrifice, et vous vous êtes trouvé là fort à propos pour ajouter au prix destiné au vainqueur.

— Si je vous comprends bien, tout cela veut dire que madame de Lisieux s’est moquée de moi. Eh bien, je lui pardonne. Au fait, il était impossible qu’il en fût autrement en voyant à quelle hauteur mon adoration l’avait placée. Il y a un degré de duperie où l’admirateur devient trop ridicule, je m’en aperçois maintenant ; madame de Lisieux l’a vu plus tôt : voilà tout.

— Oh ! ce ridicule-là n’a jamais dérangé l’amour d’aucune femme ; mais vous prenez pour du dédain ce qui n’est dans le fond qu’une ambition fort à la mode ; chacun ne pense aujourd’hui qu’à monter en grade, depuis la fille du négociant qui veut épouser un gentilhomme, jusqu’à la duchesse qui veut épouser un prince.

— Ah ! c’est un prince qu’on me donne pour rival ? vraiment c’est fort honorable, reprit Albéric en affectant d’un air d’indifférence, mais il faut qu’il ait encore d’autres titres à plaire ; c’est assez d’un mariage de vanité dans la vie d’une jolie femme, le second ressemblerait à une manie.

— Celui-là pourrait passer pour un mariage d’inclination.

— Le prince est donc bien aimable ?

— Mais on le trouve intéressant, et je ne crois pas qu’il ait jamais excité votre joyeuse ironie.

— Tant pis pour son altesse, on n’est si bon que pour ceux qu’on ne redoute pas. Mais je devine qui vous voulez dire, et j’ai peine à croire que madame de Lisieux… En êtes-vous bien sûre ? Vous n’aimez pas la duchesse, et j’ai peur que vos préventions…

— Moi, des préventions contre elle ? répliqua madame de Voldec en affectant un ton de bonhomie. Je la trouve charmante, et c’est par égard pour votre ressentiment que je ne vous ai point dit à quel point elle m’a paru belle, jamais je ne l’avais vu si animée par le désir de plaire ; elle avait autrefois un petit air prude et compassé très-disgracieux, mais très-convenable à la jeune femme d’un vieux mari ; son veuvage en a fait justice, et je ne vois plus en elle aujourd’hui qu’une femme destinée à faire les plus brillantes conquêtes. On dit son cœur un peu froid, tant mieux ; elle en aura l’esprit plus libre et sera d’autant plus aimée qu’elle aimera moins. Enfin, je lui prédis de nombreux succès si elle continue comme elle vient de débuter avec vous, et je l’aimerais, rien que pour cette espiéglerie ; je suis toujours du parti des femmes qui nous vengent, ajouta madame de Voldec en prenant un air fin qui semblait dire : remarquez bien que ceci est un reproche.

Soit qu’Albéric ne voulût pas s’en apercevoir, soit qu’il fût trop occupé de Mathilde pour penser à madame de Voldec, il se contenta de l’engager poliment à choisir un autre vengeur, si elle croyait en avoir besoin.

— Car si beaucoup de gens me ressemblent, dit-il, les rigueurs de madame de Lisieux n’obtiendront pas l’honneur d’un beau désespoir.

— Quelle présomption ! ne venez-vous pas de risquer votre vie pour elle.

— Il est vrai ; j’avais la fièvre. Dans mon délire j’ai rêvé que j’étais amoureux ; il fallait bien agir en conséquence. Mais l’accès est passé, et je me sens à l’abri de toute rechute.

En ce moment, Maurice entra. Après avoir salué madame de Voldec avec l’air du plus froid respect, il rendit compte à son ami de plusieurs affaires dont il l’avait chargé auprès du ministre de la guerre, et finit par dire :

— Je voulais aussi aller voir madame de Lisieux pour lui donner un avis qui intéresse son beau-frère, mais j’ai reconnu la voiture du prince de S… dans la cour, et je ne suis pas entré, car il m’aurait fallu attendre la fin de la visite pour parler du motif de la mienne, et cela m’aurait peut-être conduit trop tard.

En écoutant ces mots, madame de Voldec regardait Albéric, qui s’efforçait de lui sourire, tandis que la colère brillait dans ses yeux. Charmée de voir ainsi confirmés par hasard les soupçons qu’elle avait fait naître, elle se retira en faisant promettre à M. de Varèze qu’elle aurait sa première sortie, et en lui garantissant que cette démarche n’aurait pas le même résultat que sa dernière imprudence ;