Le Mont des oliviers

Les Symboles, nouvelle sérieL. Chailley (p. 223-234).


LE MONT DES OLIVIERS


 

LE CHRIST


C’est la dernière fois, nuit aux pudiques voiles,
Que pour le Fils de l’Homme auront lui tes étoiles.
La terre fatiguée aspire ta fraîcheur ;
L’air palpite. A présent, la barque du pêcheur
Livre au vent qui se lève une toile gonflée
Et fend les sombres eaux du lac de Galilée.
L’odeur des premiers lis embaume tout le ciel ;
La douce nuit les berce, et leur souffle de miel
Achève de troubler mon cœur et ma pensée.
Demain, dans tout son être affreusement blessée,
Celle qui m’a nourri verra saigner mon corps,
Et pour moi sa douleur sera presque un remords…
Une étrange pitié joint les âmes entre elles ;
Qu’ils sont forts, ces liens si tendres et si frêles !



UNE VOIX

O Jésus, il est donc bien cruel de mourir ?


LE CHRIST

Tous, ils dorment. Le cœur se lasse de souffrir…
Trois disciples m’avaient suivi. « Priez », leur dis-je.
Mais leurs yeux, que n’a pas fascinés un prodige,
Se sont appesantis ; et, dans leur simple foi
Qui méprise le doute et s’abandonne à moi,
Ils rêvent de couvrir la terre de merveilles.
Jamais ils n’ont connu le tourment de mes veilles.
Cette nuit, mon angoisse est pire que la mort ;
Et Jean, mon bien-aimé, ne le sait pas : il dort.


LA VOIX

Homme, auprès de ton Dieu ta place est déjà prête.
Celui qui ne sut pas où reposer sa tête,
Bientôt, resplendissant comme sur le Thabor,
Entrera dans la gloire au chant des harpes d’or.


LE CHRIST

J’écoute murmurer les oliviers antiques
Dont le vent fait frémir les rameaux prophétiques.

Ah ! s’il n’appelle à lui que les justes, bien peu
Posséderont un jour la vision de Dieu !
Moi, dans la paix du Ciel, ce sera ma torture
De voir l’homme écrasé par l’aveugle Nature.
Pauvres êtres souffrants dont le salut m’est cher,
Vous laisserai-je en proie aux fureurs de la chair ?
Vous faudra-t-il errer sans conseil et sans guide ?
Non. Je redescendrai du Paradis splendide ;
Et, mille fois, soumis aux cruautés du sort,
Je naîtrai de la femme et je mourrai de mort.
Accablés sous le poids de crimes séculaires,
Enivrés de désirs, fous de vaines colères,
Vous vous efforcerez de vaincre en frémissant,
O frères, la révolte immortelle du sang.
Je serai parmi vous, moi, poursuivant ma tâche,
Maudit par le puissant et trahi par le lâche.
Quelques-uns me suivront : plein d’un espoir joyeux,
Je croirai voir l’amour se lever dans leurs yeux…
Mais puis-je triompher de la matière immonde ?
Non : le mal, à jamais, doit asservir le monde.
J’ai fait un rêve, et rien n’accomplira mon vœu.
Toujours ce cœur blessé saignera loin de Dieu.



LA VOIX

Qui donc est loin de Dieu ? Quelle âme solitaire
Ne frissonne parfois au souffle du mystère ?
Qui n’a pleuré devant le ciel immaculé ?
Un songe magnifique ou le désir ailé
T’emportera, Jésus, au fond du sanctuaire
Où, caché par le vol des Esprits de lumière,
Dans sa félicité respire l’Éternel.
Lorsque renaît le soir paisible et solennel,
Dont le silence est cher à ton âme lassée,
N’as-tu pas un secret témoin de ta pensée ?
Si tu vis pour le bien, ton Dieu repose en toi.
Quand l’amour t’exaltait au-dessus de la Loi,
Tu sentais sa présence et tu disais : Mon Père !…
Ne blasphème-t-il pas, celui qui désespère ?


LE CHRIST

Qui me parle ? Mon cœur tressaille à cette voix.
Si de ton lumineux royaume tu me vois,
O Seigneur, prends pitié de ma détresse affreuse.
Ai-je entendu la Voix sublime et bienheureuse
Qui s’éleva, mêlée à de lointains accords,
Lorsque l’eau du Jourdain ruisselait sur mon corps ?

Je crus, en écoutant cette voix inconnue,
Que l’heure de sauver le monde était venue,
Et qu’un Dieu paternel aimait ses fils ingrats.
J’avais foi dans mon œuvre, et je tendais les bras
Vers le Dieu de justice et de miséricorde !
Mais j’ai vidé la coupe amère, et je déborde.
Parle : si l’homme était d’avance condamné,
Pourquoi, Seigneur, d’un peu de poussière est-il né ?
Ah ! qui suis-je ? et d’où vient que l’amour me dévore ?
Mon Dieu, j’ai vu frémir les ailes de l’aurore ;
Le jour n’est pas venu. Parle, ô puissante Voix
Qui traverses mes os comme aux jours d’autrefois !
Je me sens défaillir : devant moi tout s’efface ;
Une chaude sueur de sang baigne ma face…


LA VOIX

Je suis le Dieu jaloux, le maître violent
Qu’une trombe terrible enveloppe en sifflant.
Les grands taureaux ailés, dont le vol me soulève,
Mugissent devant l’arche où s’abrite mon rêve.
Je suis le moule ardent d’où sortit l’univers.
Feu vengeur, je détruis lentement les pervers.

Je suis le lac sans fond des mystiques ténèbres,
Le silence formé de murmures funèbres,
L’or enfoui qui rêve au jour noble et serein,
L’inexprimable angoisse et le désir sans frein !
Je suis l’Être, et j’ai soif de la vie éternelle.
Mon âpre volonté sent bouillonner en elle
Un monde fait d’amour, d’extase, de clarté.
Par de vertigineux tourbillons emporté,
Je cherche le repos dans une île paisible.
Je voudrais m’enivrer de ma splendeur visible.
Cruellement épars dans l’abîme anxieux,
Il faut, pour enfermer en moi les vastes cieux,
Que j’épuise ma force et que je fasse naître
Un cœur mystérieux au centre de mon être.
Solitaire, j’aspire aux tendresses d’un Fils
Qui soit la chaste rose et le merveilleux lis,
L’ineffable douceur, l’agneau pur et sans tache,
L’éclat manifesté de Celui qui se cache,
Le Verbe rayonnant, la splendide Raison !
Et je brise les murs de ma froide prison ;
L’opiniâtre effort triomphe du silence ;
De mon sein ténébreux la Parole s’élance ;

La lumière est par moi de toute éternité ;
L’amour épanouit mon visage irrité…
Un Fils palpite en moi ; mon bien-aimé ressemble
A la jeune colombe, au doux oiseau qui tremble
Sous l’aile de sa mère et dans l’ombre du nid.
Une félicité parfaite nous unit.
Il est mon propre cœur plus ardent que la flamme,
Le rire de ma joie et le chant de mon âme !
Sa pure charité m’embrase, et j’ai voulu
Qu’un monde radieux adorât mon élu.
J’ai tout créé par lui, car il est la Sagesse ;
Les anges, bénissant ma divine largesse,
Ont les yeux sur celui que j’ai nommé leur roi ;
Et mon Fils, pauvre cœur désespéré, c’est toi !


LE CHRIST

Entends-tu les sanglots qui brisent ma poitrine ?…
Un ange m’apparaît. Sa robe est purpurine.
Il me regarde avec une tendre pitié…
Pourquoi ton Fils est-il durement châtié ?
Le messager s’avance, ému de mon supplice ;
Et voici qu’il recueille en un large calice
La sanglante sueur qui coule de mon front.



LA VOIX

Les cieux, mon bien-aimé, demain se voileront ;
Mais, avant de mourir, écoute et sois mon juge.
L’homme a voulu déchoir ; il n’a point de refuge
Qui puisse le sauver au jour de ma fureur,
Et ses pas inquiets s’enfoncent dans l’erreur.
Nue et loin de son Dieu, pleure la créature.
Un crime irréparable assombrit la nature ;
Je n’entends plus chanter l’étoile du matin !
Pouvais-je abandonner le monde à son destin ?
Je t’ai dit : « O mon Fils, va racheter la terre.. »


LE CHRIST

Je descends, éperdu, dans mon propre mystère.
Alors je reposais ma tête sur ton cœur,
Et j’écoutais, ainsi qu’un murmure, le chœur
Des séraphins tournés vers ta gloire terrible.
Les anges, sous mes pieds, secouaient de leur crible
La neige éblouissante et vierge des soleils,
Qu’un large souffle emporte et mêle aux cieux vermeils :
Sans fin tes serviteurs enrichissent l’abîme.
Et moi, levant les yeux vers ton regard sublime,

Je répondis : « Seigneur, qu’il en soit fait ainsi !
Pour l’homme faible et nu j’implore ta merci.
Ton fils dépouillera sa robe de victoire.
Que Dieu s’offre aux bourreaux : sa mort expiatoire
Peut seule désarmer la colère de Dieu. »
Puis j’ai tout oublié, car ce pâle ciel bleu
Ne se peuple jamais des innombrables anges
Qui brûlaient devant moi le parfum des louanges.


LA VOIX

Je t’en glorifierai ! Par ce profond oubli
Ton noble sacrifice est encore ennobli.
Un homme a su parler aux hommes : sa tendresse
Consola bien des cœurs que l’injustice oppresse.
Ta parole a germé, mon Christ ; et quelque jour
S’élancera du sol une moisson d’amour.
Alors s’apaisera la haine meurtrière ;
Et j’entendrai vers moi s’élever la prière
Que l’aurore soupire à l’oreille des vents,
Et que ta bouche apprit aux bouches des enfants.


LE CHRIST

Serai-je délivré de ma prison charnelle ?



LA VOIX

Ta mort la brisera : mais ton âme éternelle
En tout ce que j’ai fait palpitera sans fin.
L’abîme, pénétré de ton souffle divin,
Mugira sourdement un chant de délivrance.
Les êtres, s’élevant à moi par la souffrance,
Dans leur cœur sentiront battre ton cœur puissant ;
Ton immortalité fleurira dans leur sang !
Tu porteras le poids écrasant de leurs crimes
Dans leur ascension vers mes hauteurs sublimes.
Ils deviendront le Christ, et tu seras en eux ;
Et sanglant, couronné d’épines, lumineux,
Sans mesure enivré de douleur et de joie,
L’Homme-Dieu marchera lentement dans sa voie,
Et verra, par les yeux clairvoyants de l’esprit,
Un immuable Dieu qui l’aime et lui sourit.


LE CHRIST

O mon âme, bénis le Seigneur, qui te laisse
Enfanter au salut ces cœurs pleins de faiblesse…
Soyons le pain de vie et le vin consacré !
Je nourrirai mon peuple et je l’abreuverai.

Je veux être dans l’homme une source profonde,
Et je m’incarnerai tout entier dans le monde.


LA VOIX

O toi, ma douloureuse et sainte Humanité,
O victime, ô mon Christ ! Je suis épouvanté
De voir, à ton flanc nu, saigner le coup de lance.
Est-ce bien là mon Fils ? et le morne silence
Devait-il éclater en un cri de douleur ?
Je regarde la croix, ta livide pâleur,
Tes bras tordus, tes mains cruellement percées,
Et je vois palpiter tes yeux pleins de pensées.
Ah ! te verrai-je ainsi jusqu’à la fin des temps ?
Tes lamentations, mon Fils, je les entends.
Je souffre dans ton corps coupé par les lanières ;
J’assiste, plein d’angoisse, aux épreuves dernières
Où ton âme défaille et sent mourir sa foi,
Et tes sanglots perdus retentissent en moi !


LE CHRIST

Mais le Crucifié te contemple, mon Père.
La sereine clarté de ses yeux exaspère

La tourbe des bourreaux qui rugit à ses pieds,
Et son cœur a pour eux de suprêmes pitiés.
Seigneur, il participe à ta gloire infinie.
Il écoute avec toi la puissante harmonie
Qui s’élève à jamais de la terre et des cieux ;
La divine beauté du monde emplit ses yeux ;
Et lui, qui d’un peu d’eau sollicite l’aumône,
S’enivre de l’encens exhalé vers ton trône.


LA VOIX

O mon aimé, je peux t’arracher à la mort !
Je suis vêtu d’éclairs ; mon nom est le Dieu fort ;
L’abîme tremble au bruit de ma voix éclatante,
Et je pourrais rouler les cieux comme une tente !
Veux-tu que ma colère écrase tes bourreaux ?
Comme on voit disparaître un vol de passereaux,
Ferai-je évanouir ce peuple de fantômes ?
Parle : faut-il frapper les rois et les royaumes ?
Incendier la mer ? briser le firmament ?


LE CHRIST

Que tout soit comme il est, Père, éternellement !