Le Monialisme, Histoire galante (2e éd.)/05

A Rome aux dépens des couvens (Tome I, Tome IIp. 165-209).

LETTRE

D’ANGÉLIQUE A FÉLICITÉ.

Ma Bonne,

J’arrivai jeudi chez mes parens ; on ne peut pas être mieux fêtée que je le fus : un coup d’œil m’a fait appercevoir bien du changement. Toute la maison se ressent des libéralités de Mr. l’évêque de *** : je ne l’ai pas encore vu ; mais j’espere que je ne tarderai pas d’avoir cette satisfaction, à ce que je puis conjecturer par quelques propos que j’ai entendus. Ma sœur me témoigne beaucoup d’amitié ; nous avons passé un après dîner à travailler ensemble : elle m’a répété plusieurs fois que le parti du couvent étoit le meilleur que je pusse embrasser, et qu’elle ne désespéroit pas un jour de suivre mon exemple. Etant prévenue que c’est elle qui est l’auteur du brillant qui m’entoure, jugez si j’ai eu envie de lui rire au nez lorsqu’elle m’a tenu ce discours ; il m’a fallu faire mille efforts pour me retenir. J’ai affecté la plus grande simplicité, et j’espere que ce rôle, que je veux jouer jusqu’à mon départ, ne contribuera pas peu à me faire découvrir toutes ses intrigues avec son amant. Je languis déja d’avoir le plaisir de vous revoir, de même que mon cher dom Delabrisse, à qui je vous prie de dire bien des choses de ma part, de même qu’à toutes ces dames, et principalement à nos amies.

J’ai l’honneur d’être,
Ma Bonne,
Votre très-affectionnée cousine
Angélique.

RÉPONSE

DE FÉLICITÉ A ANGÉLIQUE.

Tu m’écris que tu commences à t’ennuyer d’être éloignée de moi ; je t’assure que tu n’as pas à faire à une ingrate. L’habitude que nous avions de vivre ensemble, fait que lorsque j’entre dans ma chambre, ou quand je suis au lit, je t’appelle, ne pouvant m’imaginer que tu sois si loin de moi ; aussi je n’y fais pas long séjour depuis ton départ ; elle me paroît on ne peut pas plus triste ; mais ce qui me console, c’est que je vis dans l’espérance que tu viendras bientôt lui rendre sa premiere gaieté. Je suis charmée que tu ayes été bien accueillie ; l’abondance que tu vois chez ton pere te confirme tout ce que je t’ai dit : continue donc de te comporter avec ta sœur comme tu me l’as marqué, et si tu découvres quelque chose, ne manque pas de m’en rendre un compte exact. Toutes tes amies t’embrassent mille fois, et Susanne en particulier. Mais quant à moi tu me connois assez pour croire combien je serois charmée de te témoigner de vive voix que je suis et serai toujours ta Bonne amie

Félicité.

LETTRE

D’ANGÉLIQUE A FÉLICITÉ.

Ma Bonne,

J’ai pleuré de joie en lisant votre lettre. Comment pourrai-je reconnoître tant de bontés ! et puisque je serai toujours en arriere avec vous, au moins ferai-je mon possible pour en mériter la continuation.

J’ai eu l’honneur de voir Mr. l’évêque de ***, et de dîner avec lui. C’est un très-joli homme ; il m’a comblée de politesse, et m’a même offert ses services ; je ne doute pas qu’il n’ait contribué à l’augmentation de ma pension. Il a pour laquais un beau garçon fort jeune, qui, à ce que je pense, s’accommode de la fille de chambre de ma sœur, qui n’est pas indifférente. Mr. de *** a été devant moi de la derniere réserve avec son amante ; mais malgré toutes leurs précautions, je me suis apperçu plusieurs fois que leurs yeux en se rencontrant se sont parlé le langage de l’amour ; et je crois que la nuit suivante ils se sont dédommagés de la gêne qu’ils avoient été obligés de garder à table, car ils ont couché ensemble. C’est tout ce que je puis vous apprendre pour cette fois, mais j’ai imaginé un expédient qui me mettra sûrement à même de les voir, et ma premiere lettre vous en dira davantage. Je suis un peu surprise de ne point recevoir de lettres de dom Delabrisse ; mais persuadée de son affection pour moi, je ne peux l’attribuer qu’à quelque indisposition. Si vous en sçavez quelque chose ne me le cachez pas, s’il vous plaît. Je n’ai pas encore vu le neveu du prélat ; mais s’il lui prend envie de me conter fleurette, fût-il aussi beau qu’Adonis, je suis bien résolue de ne pas l’écouter. Conservez-vous, pour que je puisse à mon retour vous témoigner que je suis avec affection,

Ma Bonne,
Votre très humble servante
Angélique.

RÉPONSE

DE FÉLICITÉ A ANGÉLIQUE.

Tu vois que je ne t’ai pas menti pour ce qui concerne ta sœur ; tiens-moi ta parole de m’envoyer au plutôt un détail circonstancié de tout ce que tu auras vu, afin qu’en lisant tes lettres je puisse du moins me dédommager de l’ennui que me cause ton absence. Tu dois recevoir une lettre de dom Delabrisse en même-temps que la mienne : tu aurois reçu plutôt de ses nouvelles, si dom de la Mothe trop occupé de ses plaisirs, n’avoit pas oublié de me remettre une lettre dont ton amant l’avoit chargé. Dom Delabrisse est venu me remettre lui-même celle que tu vois, et m’a recommandé de t’assurer de la vérité, craignant que tu ne le soupçonnasses de négligence, il étoit tout consterné. Je l’ai rassuré le mieux que j’ai pu ; nous nous sommes beaucoup entretenus de toi, et j’ai tenu ta place. Adieu ma chere, adieu, ma petite ; souviens-toi que je suis toujours ta Bonne cousine,

Félicité.

LETTRE

DE DOM DELABRISSE A ANGÉLIQUE.

Ne pouvant aller à l’Abbaye le jour que je t’écrivis, ma chere amie, je chargeai dom de la Mothe de remettre ma lettre à madame Félicité ; elle t’a mandé son oubli, et tu me rends assez de justice pour croire qu’il n’y a pas de ma faute si tu n’as pas reçu plutôt de mes nouvelles. Reçois donc dans celle-ci des nouvelles preuves d’un attachement inviolable. Ma plume est trop foible pour te peindre le tourment que j’endure depuis ton absence ; il n’y a que ma bouche qui puisse te l’exprimer à ton retour. J’ai beau me représenter que tu dois revenir, que tu m’aimes toujours et qu’un jour je rentrerai dans mes droits, tout cela, mon cœur, quoique très-satisfaisant, ne m’empêche pas d’être privé pour le présent de ma belle Angélique. Demeure le moins que tu pourras, je t’en prie, ma chere amie. Ta Bonne m’a comblé d’amitié ; j’y ai été sensible et ai tâché d’y répondre le mieux que j’ai pu ; cependant l’Abbaye m’a paru peu agréable, puisque je n’ai pas eu le bonheur de t’y voir. Ménage ta santé, mon ange ; je ne veux conserver la mienne que pour la sacrifier à celle que j’adore, et de qui je veux être toute ma vie le fidele et sincere ami,

D. Delabrisse.

LETTRE

D’ANGÉLIQUE A FÉLICITÉ.

Ma Bonne,

Mes craintes sont enfin dissipées par la lettre que j’ai reçue de dom Delabrisse ; ce pauvre garçon cherche à s’excuser, quoiqu’il soit innocent ; je n’ai fait que consulter mon cœur pour lui répondre conformément à sa tendresse. Je suis charmée qu’il vous ait amusé ; lorsque vous le reverrez, dites-lui combien je languis d’être auprès de lui.

J’ai enfin vu nos amants dans leurs ébats amoureux ; je vais vous raconter comment je m’y suis prise. Après avoir bien examiné le grenier qui est sur la chambre de ma sœur, j’ai employé une partie des deux jours qu’elle s’est absentée à me procurer avec un instrument une ouverture au plancher, suffisante pour pouvoir découvrir tous les coins de son appartement. J’ai eu soin aussi, pour qu’il n’y paroisse rien, de fermer ma petite lucarne avec un morceau de liege, et j’ai peu tardé à m’en servir.

Le jour que ma sœur fut de retour Mr. l’évêque arriva sur les quatre heures du soir : après le souper je fis ma révérence à la compagnie et fus me coucher. Le lendemain dès les cinq heures je montai au grenier, je laissai mes souliers à la porte que je fermai doucement, je fus à mon trou, j’ôtai le tampon avec lequel je l’avois bouché, et je m’étendis de tout mon long, pour voir mieux à mon aise ce qui se passeroit dans cette chambre, que je croyois devoir être le temple où ma sœur sacrifioit à Vénus. Il étoit grand jour ; les volets des fenêtres et les rideaux du lit étoient ouverts ; nos amants, à moitié couverts, dormoient de fort bonne grace ; je languissois de voir le dénouement d’une piece que je croyois devoir être fort intéressante, après avoir attendu une heure je les vis remuer, et enfin ils se réveillerent.

Le début fut une embrassade réciproque, après laquelle ma sœur se saisit du nerf érecteur de Sa Grandeur, qu’elle eût bientôt mis dans l’état qu’elle desiroit : elle prit ensuite un oreiller qu’elle se mit sous les reins ; cela fait, nos amants entamerent la grosse besogne. Le prélat ayant pris sa crosse, l’introduisit si avant dans la moniche de ma sœur, qu’elle en jetta un profond soupir ; mais sentant tout à-coup la vertu prolifique du saint crême, elle se trémoussa si fort, qu’on auroit dit qu’un bataillon de fourmis assiégeoit son derriere. Ah ! ma Bonne, qu’ils savent leur métier ? Pendant l’opération, ce digne prince de l’église avoit la bouche collée sur celle de son amante ; elle avoit les jambes croisées sur ses cuisses et les bras sur le dos pastoral : enfin, après beaucoup d’agitations de part et d’autre ils acheverent l’ouvrage, et je vis la crosse de monseigneur furieusement diminuée. Ils s’entretinrent deux ou trois minutes sans que je pusse distinguer ce qu’ils se dirent ; ensuite ma sœur appella sa femme de chambre, qui étoit couchée dans un cabinet voisin, avec le jeune homme dont j’ai parlé dans la précédente. Je jugeai par sa réponse, qu’ils en étoient aussi au dénouement de quelque pièce galante : ils ne se firent pourtant pas attendre, et vinrent nuds comme la main se présenter au pied du lit de leurs maîtres pour recevoir leurs ordres. Ces deux enfans de l’amour, (car ils le sont effectivement,) après leur avoir administré quelques restaurans, se caresserent, et lorsque le jeune ganimede fut dans l’état que sa maîtresse le desiroit, il monta sur un tabouret ; la fillette, appuyée contre le mur, au-devant de lui, s’élança et se saisit d’une corde qui étoit attachée au-dessus d’elle, et qui formoit un arc ; elle lui mit les jambes sur les épaules, et fut ainsi exploitée en présence des deux autres.

Cette perspective, ainsi que quelques minauderies que l’on sçut mettre en usage fort à propos, firent un si grand effet sur le bâton de monseigneur, qu’il monta derechef sur ma sœur : Suzette revint près du lit, et pour rendre plus vif le plaisir de l’évêque, pendant qu’il faisoit à sa maîtresse ce qu’elle venoit d’éprouver, prit les deux témoins de la sagesse de Sa Grandeur, et s’amusa à les secouer ; ce qui ne contribua pas peu aux ahi !… ahi !… qu’il rendit en achevant son ouvrage. La Fleur debout, une serviette sur le bras et une éponge à la main, fit le Lavabo. Je présumai que c’étoit la fin de la comédie, et comme ma posture étoit gênante, je me retirai aussi doucement que j’étois venue.

Voilà ma Bonne, ce que j’ai vu ; si par la suite je découvre encore quelque chose, je vous le ferai sçavoir incontinent. J’ai eu plusieurs visites de trois demoiselles du voisinage : elles sont d’une curiosité sans pareille, et dans les questions qu’elles me font, elles s’échappent assez souvent sur la bagatelle : je tiens mon sérieux, et fais semblant de n’y rien comprendre. Le neveu du prélat est venu aussi ; j’ai eu fort peu de conversation avec lui, mais j’ai apperçu, par la façon dont il m’a fixée, que je ferois fort bien son affaire : il a bien tort, car dès la premiere entrevue j’ai conçu pour lui une aversion singuliere. Il a la figure plate, les manieres gauches : il est officier dans un régiment de cavalerie ; mais un sarrau et une pioche lui conviendroient mieux qu’un habit uniforme et une épée. Vous voyez par ce portrait, ma Bonne, que je n’aurai pas besoin de me faire violence pour l’envoyer ailleurs conter ses sornettes, si toutefois il lui en prenoit envie. Remettez au plutôt, s’il vous plaît la lettre ci-incluse à dom Delabrisse, afin de tirer ce cher amant de la peine où je m’imagine qu’il doit être. Mandez-moi plus souvent de vos nouvelles, et soyez assurée que je suis toujours avec sincérité,

Ma Bonne,
Votre très-affectionnée cousine
Angélique.

LETTRE

D’ANGÉLIQUE A DOM DELABRISSE.

Il ne falloit rien moins que ta lettre, cher ami, pour me tirer d’inquiétude ; je craignois qu’il ne te fût arrivé quelque malheur ; car je ne t’ai jamais soupçonné d’indifférence ; je suis maintenant informée du sujet pour lequel j’ai resté si longtems à recevoir de tes cheres nouvelles, et j’attends à mon retour à l’Abbaye pour en faire de vifs reproches à dom de la Mothe qui en est l’auteur. Je n’éprouve pas moins que toi qu’il est dur d’être éloigné de ce qu’on aime, et il n’y a que la douce espérance de nous voir bientôt réunis pour toujours, qui puisse me faire supporter ton éloignement. Il n’est point de moment où je ne repasse dans mon esprit les plaisirs que j’ai goûtés dans tes bras. Heureux jour où je dois revoir l’objet de mes vœux ! quand reviendras tu ? Que de délices je me promets !… Que de pertes libidineuses après une si longue absence ! Oui, mon cher, sans ces agréables réflexions, je crois que j’abandonnerois tout pour voler près de toi : mais sois persuadé que je hâterai de tout mon pouvoir ce retour chéri.

Les amitiés que tu témoignes à ma parente ne peuvent que me plaire, vu que je la regarde comme une seconde moi-même. Conserve toi pour celle qui veut être toute sa vie ta bonne amie,

Angélique.

RÉPONSE

DE FÉLICITÉ A ANGÉLIQUE.

Tu ne sçaurois imaginer le plaisir que j’ai pris à lire ta lettre ; le portrait que tu me fais des amours de Mr. l’évêque de ***, est on ne peut pas plus amusant : tu vois par la maniere dont ce prélat cherche à aiguiser ses plaisirs, que les commandemens de l’église ne sont guere exécutés, et que ceux qu’elle commet pour nous défendre l’œuvre de la chair sont les premiers à l’aiguillonner par ce qu’il y a de plus piquant : aussi, à leur exemple, tout le monde s’en mêle, et il n’y a positivement que ceux à qui les occasions manquent qui s’en passent ; et si effectivement nous étions damnés pour prendre des plaisirs si nécessaires à l’humanité, il faudroit absolument ajouter foi à l’Alcoran, qui, bien opposé à la Bible, promet des plaisirs éternels aux fideles qui se rendront utiles à la génération.

Tu fais bien de dissimuler avec les demoiselles dont tu as fait connoissance ; tiens-toi toujours sur tes gardes, et quelques questions que l’on te fasse, fais bien attention de ne rien laisser échapper qui puisse faire soupçonner les secrets de l’Abbaye.

L’idée que tu me donnes du neveu du prélat n’est pas fort avantageuse : au cas qu’il veuille te faire sa cour, j’espere que tu te ressouviendras que dom Delabrisse t’aime toujours, et qu’il compte sur ta fidélité.

Adieu, ma petite amie, je t’embrasse mille fois, et suis toujours ta bonne cousine

Félicité.

LETTRE

D’ANGÉLIQUE A FÉLICITÉ.

Ma Bonne,

Notre aimable militaire en tient pour le coup. Si vous aviez été présente lorsqu’il me déclara que je troublois son repos, vous n’auriez pu vous empêcher de rire ; imaginez-vous s’il a fallu me contraindre pour ne pas éclater au nez d’un homme qui me faisoit une déclaration aussi sotte que sa figure étoit plate !… Il a mis mon frere dans ses intérêts, et il ne cesse de m’obséder pour que je consente à écouter ce maroufle. Je tâche cependant à force de raisons de faire désister mon frere de son projet, et je ne peux pas absolument le déterminer à me laisser tranquille. Il me prêche sans cesse pour son ami ; j’ai beau lui dire que ce n’est qu’un sot, et que quand il posséderoit les plus éminentes qualités, il ne changeroit en rien la résolution que j’ai prise de finir mes jours dans le cloître ; tout est inutile, et s’il continue à me poursuivre, je serai obligée de lui faire quelque mauvais compliment, ainsi qu’à son mâgot d’ami. Ah, ma Bonne ! ils sont bien éloignés de sçavoir ce qui cause mon goût pour la solitude ; et que n’en résulteroit-il pas s’ils venoient à le soupçonner ! mais ils seront bien fins s’ils réussissent à me faire avouer ma façon de penser sur cet article.

Des trois demoiselles qui me rendent visite, il y en a une qui paroît rechercher mon amitié avec plus d’empressement que les autres. Elle est venue me voir deux fois en particulier ; je ne sçais si c’est par commisération, craignant que je ne sois malheureuse, ou si c’est réellement par affection qu’elle cherche à me dégoûter du choix que j’ai fait de l’état monastique. Quoiqu’il en soit, je m’en défie, et, ni elle, ni ses compagnes ne viendront à bout de savoir mon secret. Si c’est par obéissance à vos parens que vous êtes résolue de quitter le monde, me dit-elle, il viendra un jour que vous vous repentirez d’avoir exécuté si aveuglément les volontés de ceux qui ne manqueront pas aussi à leur tour d’être fâché de vous avoir obligée à suivre des ordres aussi rigoureux. Si c’est par inclination, vous êtes d’autant plus à plaindre, qu’ignorant les besoins les plus nécessaires à l’humanité, et que votre extrême jeunesse vous empêche sans doute de sentir, vous vous abandonnez à un goût qui ne durera que jusqu’à ce que ces mêmes besoins s’étant présentés à votre esprit, vous vous appercevrez, mais trop tard, que ce n’est pas dans une maison religieuse qu’on peut les satisfaire… Elle alloit continuer, mais je la priai poliment de finir une conversation où je ne comprenois rien, l’assurant que je ne connoissois en cette vie d’autres besoins que de manger, de boire et de dormir ; que la seule envie de gagner le Ciel me faisoit prendre le voile : enfin je lui contois cela si naïvement, que la pauvre fille donna dans le panneau, et l’air de fermeté que je mis dans mes paroles la détermina à me laisser tranquille ; d’ailleurs ma sœur étant entrée sur ces entrefaites, nous changeâmes de discours.

Je languis de voir arriver Mr. l’évêque de la campagne, parce que ce retour ne manquera pas de me donner matiere à pouvoir vous amuser.

Je vous prie d’embrasser pour moi toutes ces dames, et de me croire toujours avec la plus sincere amitié,

Ma Bonne,
Votre très-affectionnée cousine
Angélique.

RÉPONSE

DE FÉLICITÉ A ANGÉLIQUE.

Je ne me suis pas trompée, comme tu vois dans tout ce que je t’ai annoncé ; tâche cependant de ne pas te brouiller avec ton frere pour un si petit sujet : s’il continue ses démarches, remontre-lui qu’il joue un rôle qui ne lui fait pas honneur ; plaisante-le même ; crois qu’il se désistera, et que notre amoureux transi se voyant privé d’entremetteur, ne filera pas long-temps le parfait amour. Dom Delabrisse qui est venu me voir m’a chargé d’une lettre pour toi, dans laquelle il te marque qu’il se fait fort de t’empêcher d’être suffoquée par les besoins dont cette demoiselle officieuse t’a parlé. Il en est venu une, ma petite amie ; niece de madame de ***. qui est décidée à se fixer avec nous pour la vie. Si je ne me trompe, il y a quelques amourettes par-là qui n’ont pas réussi à son gré ; car autant que je puis m’appercevoir, la ferveur claustrale ne lui causera jamais d’indigestion. Elle m’a remis aussi une lettre pour toi, après s’en être informée, et elle désire ton retour avec autant d’empressement que toutes ces dames. Je voudrois que ce moment-ci fût pour moi celui de t’embrasser et de t’assurer de toute l’amitié de ta bonne cousine,

Félicité.

LETTRE

DE DOM DELABRISSE A ANGÉLIQUE.

Est-ce que ce trousseau ne s’avance pas, ma chere amie, il me semble qu’il y a un siecle que je ne t’ai vu ; si cela est encore long je n’y pourrai plus tenir, un peu de diligence, mon cœur, et reviens bientôt trouver ton bon ami, pour pouvoir, le plutôt possible, rire avec lui de la simplicité de cette demoiselle, qui croit que tu dois subir le sort de la fille de Jephté. Ne t’inquiète pas ; je t’assure que les vapeurs utérines ne nuiront pas à ta santé ; j’y mettrai bon ordre, et saurai leur faire prendre un cours qui te sera salutaire.

Mais, à propos, j’ai un rival, à ce que m’a dit ta Bonne : j’en suis jaloux ; car selon le portrait que tu en fais, il paroît très-dangereux. Les enfans de Mars savent se faire aimer : féconds en ressources, ils ne se rebutent point, et peut-être que celui-ci médite quelque chose d’extraordinaire pour te rendre sensible : ainsi, reviens vîte je te le répéte, car je ne peux vivre sans l’aimable personne de qui je veux être toute la vie le serviteur,

D. Delabrisse.

LETTRE

DE SYLVIE A ANGÉLIQUE.

Mademoiselle,

Sur le rapport que toutes ces dames me font de vous, j’attends votre retour avec la plus grande impatience. Il n’est pas un lieu dans l’Abbaye dont votre absence n’excite les murmures : revenez donc les appaiser. Déterminée à finir mes jours dans le cloître, je me félicite par avance d’avoir pour compagne une personne qui a sçu se concilier tous les cœurs. J’espere que vous voudrez bien aussi me mettre au nombre de vos amies ; au moins ferai-je tout ce qui dépendra de moi pour mériter ce titre. Madame Félicité, votre Bonne, m’a bien voulu honorer de son amitié, de même que toutes ces dames : ainsi il ne manque que la vôtre pour mettre le comble à ma satisfaction.

J’ai l’honneur d’être,

Mademoiselle,
Votre très-humble servante,
Sylvie.

LETTRE

D’ANGÉLIQUE A FÉLICITÉ.

Ma Bonne,

Je suis fort aise qu’il me soit venu une compagne : sur ce que vous m’en dites, et de la façon dont elle m’écrit, j’en juge très-favorablement. Je lui fais réponse, de même qu’à dom Delabrisse dont la lettre m’a on ne peut pas plus amusée. J’ai revu nos amants mais avant d’entamer leur chapitre, il faut que vous sçachiez comment je me suis débarrassée du chevalier.

J’ai commencé par suivre vos conseils ; mais mon frere, qui m’avoit promis de ne me plus parler de lui, ne m’a pas tenu parole : l’intérêt l’a emporté sur le point d’honneur dont je l’avois piqué ; car le lendemain d’une assez longue conversation que j’eus avec lui, son ami ne laissa pas que de beaucoup me courtiser, et il parut même moins timide qu’à son ordinaire : j’en fus surprise ; mais je me retirai sans lui répondre un seul mot.

Le soir en rentrant dans ma chambre je trouvai un billet-doux sur la table ; je me doutois bien qu’il étoit du chevalier ; je voulus le lire par curiosité, et je le trouvai trop bien conçu pour croire qu’il en fût l’auteur. Vous en jugerez : je vais vous le transcrire mot à mot.

Vous n’êtes pas faite, Mademoiselle, pour l’asile des pleurs et des regrets. L’auteur de la nature auroit-il réuni envain dans une même personne, tant de graces et de charmes ? Croyez-moi, défaites-vous d’une résolution qui ne peut que vous occasionner bien du chagrin, et en causer un mortel à celui qui s’estimeroit le plus heureux des hommes, s’il pouvoit espérer que les soins les plus respectueux fussent favorablement reçus de la personne unique qu’il adore.

Le Chevalier de ***.

Voilà qui est flatteur, et du plus tendre, dis-je en riant ; mais je n’en eus pas de lui une idée plus avantageuse. Encore une fois, ma Bonne, je le répete, quoiqu’il n’y ait rien d’extraordinaire dans cette déclaration, il n’en est pas capable.

Le lendemain matin je dis à ma fille de chambre d’appeller mon frere, ne voulant pas aller à la salle parce que je les savois ensemble. Il vint ; je lui fis des reproches sur son peu d’exactitude à tenir sa parole ; j’y mêlai le moins d’aigreur qu’il me fut possible, ne voulant pas chagriner un frere que j’aime beaucoup, et qui ne prenoit sans doute les intérêts du chevalier avec autant de chaleur, que parce qu’il croyoit qu’il étoit nécessaire de se l’attacher pour obtenir par son canal une place qu’il desiroit.

Je lui parlai de son ami d’une maniere peu conforme à son billet : précisément il étoit aux écoutes, et il parut. Je sçaurai placer ailleurs, mademoiselle, me dit-il… et resta la bouche béante sans pouvoir achever. Je n’en fus point étonnée, et du ton le plus méprisant je lui dis : voilà ce que c’est, monsieur, que d’écouter aux portes ; les curieux sont ordinairement payés comme ils le méritent. D’ailleurs voulant vous persuader que je ne suis point dans l’intention de vous laisser ignorer ce que j’ai dit, je commence par vous prier d’aller ailleurs conter vos sornettes, ou je me plaindrai à monsieur votre oncle. Mes dernieres paroles furent le signal de sa retraite : il s’étoit présenté comme un sot, il se retira de même.

Mon frere me laissa brusquement lorsqu’il le vit partir. Il revint me trouver une demi-heure après, ne paroissant pas trop content. Il me dit que le chevalier venoit de monter à cheval fort piqué ; que j’aurois pu le traiter moins durement, et que cela lui feroit beaucoup de tort. Aye les sentimens plus nobles, mon frere, lui répondis-je ; si pour ce sujet le chevalier rompt avec toi, il mérite que tu l’honores du dernier mépris, et cela seul te prouvera que tu n’avois pas un véritable ami

D’ailleurs, il n’y va point de ta faute, et si tu en as fait une, c’est celle d’avoir voulu le servir : mais n’en parlons plus.

Nous nous entretînmes ensemble jusqu’au dîner : mon frere a de l’esprit, et le cœur excellent ; il convint que j’avois raison, et je lui promis que puisque l’oncle de son ami faisoit l’honneur à mon pere de vouloir être le sien, je m’y prendrois de façon à lui faire obtenir par son canal la lieutenance qu’il postuloit, et qu’il pourroit ainsi se passer de ce nigaud, et n’en pas acheter les faveurs par des bassesses.

Vous voyez, ma Bonne, que je suis de bon conseil, et que je sais assez bien dissimuler. Mais il est temps que je vous entretienne de choses plus amusantes ; c’est de la seconde entrevue de ma sœur avec son amant dont j’ai été témoin, que je veux parler, et dont je veux vous détailler toutes les circonstances.

Monsieur l’évêque a resté huit jours à la campagne. La veille de son retour j’entendis fort à propos les instructions que ma sœur donna à sa fille-de-chambre. Elle lui dit de la réveiller de bonne heure, qu’elle vouloit être prête pour le plus tard à huit heures. Bien résolue d’être plus matineuse qu’elle, j’attendis avec impatience le lendemain.

Je me levai à sept heures ; croyant avoir devancé ma sœur, je fus vite me placer à ma lucarne ; mais quelle fut ma surprise de voir ma sœur déja debout, nue comme un ver, son quoniam bonus en papillotes, et la fille-de-chambre un peigne à la main. Comme je ne pouvois pas rire de crainte d’être découverte, je faillis d’étouffer à force de me contraindre. Ma sœur s’étant assise, et ayant écarté les cuisses, Suzette mit un genou à terre, ôta les papillotes, et fit deux petits frisons de chaque côté ; mais je vous prie de faire attention, ma Bonne, que ce n’étoit pas des boucles à l’œil, mais des boucles détachées. Ayant pris ensuite de la poudre brune, elle lui en souffla, (c’étoit apparemment pour que le voisinage parût plus blanc.) et avec des ciseaux elle eut soin qu’un poil ne passât pas l’autre. Elle se fit aussi frotter tout le corps avec des essences, et passa ensuite un habillement leste et de bon goût. Les pompons et les diamants placés avec simétrie sur sa coëffure, dont elle avoit ménagé une boucle qui tomboit sur le sein gauche, la rendoient plus galante. Un deshabillé rose brodé d’une dentelle d’argent, avec le jupon de même qui ne couvroit que la moitié d’une jambe assez bien faite, terminoit sa parure.

Tandis que, sous cet habit de combat, et couchée nonchalamment sur un lit de repos, ma sœur attendoit son prélat, sa fille-de-chambre toute nue, un pied sur un tabouret, l’autre sur la têtiere, un bourdon à la main, et montrant entiérement son lustucru, lui servoit de garde.

Ah, ah ! Monseigneur, votre Grandeur est experte en amour, dis-je en voyant cet appareil. Un moment après je le vis entrer : comme il étoit en robe longue, suivi de son laquais qui lui portoit la queue, j’aurois cru voir le Grand Seigneur entrer dans son Serrail, si je n’avois pas été persuadée que celui qui le suivoit n’étoit rien moins qu’un eunuque.

Il s’arrêta un moment pour admirer ces deux Vénus, et après avoir loué la femme de chambre sur le talent qu’elle avoit pour la frisure des C... il donna l’essor à son Priape, qui, furieux de l’esclavage où Monseigneur l’avoit retenu pendant sa méditation, fondit sur l’instrument qui sert à ses plaisirs, comme un aigle fond sur sa proie, et ne tarda pas à déranger toute l’économie de cette toilette.

Je vous assure, ma Bonne, que la vigueur avec laquelle le prélat travailloit, et les transports réitérés des deux combattans, m’enflammerent au point de désirer d’être à la place de ma sœur ; mais voyant qu’il n’étoit pas possible, et que le seul qui pouvoit éteindre mon feu étoit trop loin de moi, je m’étendis sur le plancher, me troussai jusqu’au nombril, et je fis avec le doigt ce qu’auroit dû faire le membre érecteur de mon cher Dom Delabrisse.

Quand je fus un peu soulagée, je me remis à mon poste, et je vis que Sa Grandeur pêchoit une seconde fois à l’eau trouble. Pendant ce temps-là le jeune homme s’étant deshabillé, il se mit en devoir, quand son maître eut fini, de faire à la femme de chambre, ce qu’il venoit de voir faire avec tant d’adresse.

Les deux postes subites qu’avoit couru Sa Grandeur, lui firent faire une pose assez longue : les deux filles se mirent à ses trousses, et métamorphoserent bientôt le gougeon en lausseron[1]. La suivante voyant que ses soins étoient inutiles, étendit une couverture sur le plancher, fit signe à la Fleur, et tous les deux dessus, pour amuser leurs maîtres, jouerent pendant un moment le Romina grobis : notre fille au nez retroussé, pinçoit, mordoit, égratignoit, tandis que son jeune matou la tenant sous lui, sembloit faire son possible pour l’enfiler. Ma sœur et son amant, très-attentifs à ce qui se passoit, en riant s’agassoient aussi : le désordre dans lequel étoit son ajustement la rendoit encore plus piquante, et lorsqu’elle vit que son espiégle, un peu plus traitable, appuyé sur ses quatre pattes, se laissoit lancer, elle tourna lestement la médaille, et se fit caresser de la même maniere. Après cette farce je délogeai.

Voilà, ma Bonne, ce que j’ai vu ; j’ai cru ne devoir omettre aucune circonstance touchant cette entrevue, afin de vous en rendre le récit plus amusant. Je compte avoir le bonheur de vous rejoindre bientôt, reprendre mon appartement, et ne plus me séparer de vous. Ma premiere lettre vous annoncera le jour de mon départ, et celui de mon arrivée.

J’ai l’honneur d’être, en attendant ce moment tant désiré,

Ma Bonne,
Votre très-humble servante,
Angélique.

RÉPONSE

D’ANGÉLIQUE A SYLVIE.

Mademoiselle.

De la maniere dont vous vous annoncez, je ne suis pas moins empressée de faire connoissance avec vous, que vous l’êtes à desirer mon retour. Il paroît que le portrait que ces dames vous ont fait de moi est fort à mon avantage ; mais si cela satisfait mon amour-propre, il excitera mon émulation, pour ne pas les mettre dans le cas de se retracter, et me conserver la bonne opinion que vous avez de moi. Une acquisition comme la vôtre dans le choix d’une amie, me flatte infiniment, je vous prie d’en être persuadée. Le portrait que ma parente m’a fait de vous, et qui ne céde en rien à celui dont vous me flattez, me fait languir après le moment où je pourrai vous témoigner l’envie que j’ai d’être de vos amies.

J’ai l’honneur d’être en attendant,

Mademoiselle,
Votre très-humble servante
Angélique.

LETTRE

D’ANGÉLIQUE A DOM DELABRISSE.

Le temps s’approche, mon cher ami, qui doit rompre la barriere qui nous éloigne. La premiere lettre que j’écrirai à ma Bonne, lui désignera mon retour à l’Abbaye : j’espere t’y trouver, et que tu commenceras à me donner des à-comptes des promesses que tu me fais de me payer avec usure les intérêts de six semaines. Oui, mon ami, nous rirons bien, je te le promets, et si l’affection que tu me portes étoit susceptible d’augmentation, ce seroit le cas de m’en récompenser, car par rapport à toi, j’ai manqué à un aimable cavalier, et lui ai donné un peu durement son congé. Tu me mandes qu’agrégé à un corps fécond en ressources, il pourroit tenter quelque chose d’extraordinaire pour me rendre sensible : iroit-il comme Don Quichote, affronter les dangers, se battre contre les moulins à vent, et revenir couvert de lauriers me présenter ses hauts faits ? Je te réponds qu’après un tel témoignage, je n’y pourrois tenir. Dans la crainte de t’être infidelle, j’avancerai mon départ, et jusqu’à-ce que nous puissions, mon petit, réaliser de nouveau tout ce que nous sentons l’un pour l’autre, je suis ta bonne et tendre amie,

Angélique.

RÉPONSE

DE FÉLICITÉ A ANGÉLIQUE.

Ta premiere description des amours du prélat me satisfit extrêmement ; mais pour celle-ci, elle m’a fait rire jusqu’aux larmes : je m’en suis amusée avec nos amies une journée entiere, et elles sont toutes convenues, que s’il sait rafiner ses plaisirs, tu sais traiter cette matiere de façon à en relever beaucoup le prix. Tu dois donc m’annoncer bientôt le jour de ton arrivée ; que n’est-ce aujourd’hui, mon cœur ; ces dames le souhaiteroient, de même que ta compagne, qui est extrêmement satisfaite de la réponse que tu lui as faite, et en tire le meilleur augure pour la société qu’elle se propose d’entretenir avec toi. Nous te l’abandonnerons entiérement ; il y a de l’étoffe pour en faire un bon sujet : jusqu’à présent elle nous gêne beaucoup ; mais tu lui arracheras son secret, à ce que j’espere, et si elle persiste à demeurer avec nous, le temps fera le reste.

En ménageant ton frere, tu t’es débarrassée de ton soupirant d’une maniere fort leste à ce qu’il paroît : j’aurois voulu être témoin lorsque tu lui as donné son congé ; je crois qu’il n’étoit pas moins risible qu’au moment qu’il te déclara sa belle passion : je te félicite de ce que tu n’en es plus fatiguée. Pour le temps qui te reste, laisse ta sœur et son amant se débattre à leur aise : j’en sais assez. Je vais donc tenir tout prêt pour te recevoir, et prendre des arrangemens, afin qu’à ton arrivée tu trouves quelqu’un qui te dédommage de ton veuvage ; et en attendant que nous commencions notre bail pour la vie, sois persuadée de me trouver en tout et partout disposée à t’obliger.

Félicité.

LETTRE

D’ANGÉLIQUE A FÉLICITÉ.

Ma Bonne,

Me voici donc au terme tant desiré : je pars demain, et je compte arriver mardi à l’Abbaye. Mon pere reste seul à la maison, et je serai accompagnée de ma mére, de ma sœur et de mon frere, qui, devant partir dans peu pour le Corps-Royal, vient vous faire ses adieux. Monsieur l’évêque de ***. à qui j’ai pris la liberté de le recommander, l’adresse à un de ses parens qui y occupe une des premieres places.

Notre héros est allé rejoindre sa troupe, et moi qui ne desire la mort de personne, je suis fort aise que nous soyions en paix, car il ne manqueroit pas de donner tête baissée dans le gros des bataillons, et de se sacrifier à sa mauvaise fortune. Mais en voilà assez sur son compte : je reprends ce qui met le comble à ma joie, qui est d’autant plus complette, que je touche au moment où je vais rejoindre ce que j’aime pour ne m’en séparer jamais. Vous aurez la bonté, ma Bonne, de dire à dom Delabrisse de rester dans votre chambre, et de ne point paroître ; la contrainte seroit trop gênante, tant pour l’un que pour l’autre, et peut-être malgré nous, donnerions-nous à soupçonner quelque chose. Mon cœur se réjouit d’avance des caresses qu’il doit vous faire à tous les deux.

J’ai l’honneur d’être, ma Bonne, en attendant ce doux moment,

Votre très-humble et très-obéissante
servante,
Angélique.

Nous arrivâmes donc à l’Abbaye le jour marqué : une partie de la Communauté vint nous recevoir à la porte ; j’eus bientôt distingué ma Bonne, et je ne tardai pas de voler entre ses bras : comme je finissois mes épanchemens de cœur, il est ici, me dit-elle tout bas : cette nouvelle, quoique attendue, me causa une émotion singuliere. Après avoir répondu aux caresses que me firent ces dames, ainsi que ma nouvelle compagne, nous montâmes chez l’Abbesse, qui m’en combla aussi. Il étoit tard et nous nous mîmes à table : j’aurois bien voulu m’absenter pour voir un moment dom Delabrisse, mais la bienséance me retint, et je fis de mon mieux pour qu’on ne s’apperçût pas que quelque chose m’occupoit. Sylvie, (c’est le nom de ma compagne) me plût beaucoup : lorsqu’après le repas nous eûmes conduit ma mere et ma sœur dans leur appartement, elle voulut aussi m’accompagner dans le mien : je me serois bien passée de cette civilité, mais de crainte de la désobliger j’y consentis, et me contentai de faire signe à ma Bonne d’aller faire cacher celui qui m’y attendoit. Arrivées dans ma chambre, Sylvie ratifia de vive voix ce qu’elle m’avoit écrit, et après m’avoir bien assurée de son amitié elle se retira.

Ce fut pour lors que parut ce tendre ami. Je laisse au lecteur sensible à se figurer tout ce que nous pûmes nous dire : il étoit quatre heures du matin que nous n’avions pas encore fermé l’œil ; il fallut cependant nous séparer, et je me consolai dans l’espérance qu’il reviendroit dès que mon monde seroit parti. Ma parente en m’embrassant, assaisonna ses tendresses de quelques propos qui me divertirent beaucoup : enfin elle m’engagea à reposer et sortit. Il étoit huit heures lorsqu’elle revint : Sylvie m’a demandé de tes nouvelles, me dit-elle, et elle ne tardera surement pas de venir ; ainsi répare vite ce désordre un peu trop sensible, et sers-toi de ce flacon pour dissiper cette odeur de… A peine eus-je mis le tout en règle qu’elle entra, s’assit près de mon lit, me dit encore des choses fort gracieuses, et m’ayant aidé à m’habiller nous fûmes joindre la compagnie.

Mes chers parens demeurerent quatre jours à l’Abbaye, et lorsqu’ils furent partis dom Delabrisse revint. Ma compagne étant une grande partie de la journée avec moi, je fus obligée, et même plus que ces dames de prendre mes précautions, et je sçus si bien conduire mes petites affaires, que je recouchai trois fois avec mon amant sans qu’elle pût s’en appercevoir. Cette conduite trop étudiée me gênoit cependant beaucoup : assez clairvoyante, les soupirs profonds qui échappoient de temps en temps à Sylvie dans nos entretiens, et un peu de mélancolie, me faisoient juger que toutes ses démarches n’avoient d’autre cause qu’un amour malheureux, et qu’elle cherchoit une amie à qui elle pût épancher son cœur. Quoiqu’il en fût, il y avoit trois semaines que nous nous parlions très-familiérement, sans qu’il y eût aucune confidence ni d’une part ni de l’autre ; mais une occasion qui se présenta mit fin à cette contrainte réciproque.

Elle s’éclipsoit de temps en temps ; je cherchai à découvrir l’asile de ses méditations, et une après-dîner s’étant absentée je la suivis, la vis entrer dans le noviciat, et se renfermer dans un petit cabinet : je restai à la porte et lui entendis remuer quelques papiers en poussant de grands sanglots et répétant à plusieurs reprises le nom de comte ; ah mon cher comte ! Voyant que je ne m’étois pas trompée dans mes soupçons je me retirai, et l’attendis dans ma chambre. Une demi-heure après elle revint, reprit son ouvrage, et me parut plus triste qu’à son ordinaire. Je lui adressai la parole, et m’y pris assez bien pour l’engager à s’ouvrir entiérement à moi.

Angélique.

Tu as quelque chose qui te chagrine, Sylvie ; ce n’est pas d’aujourd’hui que je m’en apperçois, et je souffre réellement de te voir dans cet état.

Sylvie.

Je te suis obligée de l’intérêt que tu prends à ce qui me regarde : il est vrai que j’ai quelques sujets de mécontentement ; mais cela se passera avec le temps.

Angélique.

Si tu me juges digne de ta confiance, ma chere amie, tu ne dois pas me cacher tes peines : il n’arrive que trop souvent que pour les concentrer au dedans de soi-même, on les augmente au lieu de les diminuer. Ne crains pas de m’en faire la confidence, ne seroit-ce que pour me les faire partager.

Sylvie.

Tes bontés, Angélique, me pénetrent de la plus vive reconnoissance ; mais mon mal est sans remede, et mes peines ne sont pas de nature à pouvoir se partager.

Angélique.

De quel genre qu’elles puissent être sois persuadée de toute ma discrétion ; et si je ne puis en supporter une partie, au moins aurai-je la satisfaction de te consoler. As-tu regret de quitter le monde ?… Es-tu forcée par tes parens de t’ensevelir dans le cloître ? Quoiqu’il m’en coûte pour me séparer de toi, je n’hésiterai pas à te détourner de condescendre à leur caprice.

Sylvie.

Je n’ai aucun regret de quitter le monde, ma chere ; plût à Dieu, au contraire, que j’y eussé pensé plutôt, je n’y aurois pas éprouvé des choses aussi ameres !

Angélique.

As tu aimé ? ton amant t’a-t-il fait infidélité ? ou des obstacles tyranniques se sont-ils opposés à votre bonheur mutuel ?

Sylvie.

Eh bien oui, j’ai aimé, ma chere amie ! et j’ai aimé le plus généreux des hommes. Il étoit incapable de me tromper ; mais le destin cruel me l’a enlevé, et cette perte irréparable, jointe à d’autres motifs, m’ont fait prendre la résolution de m’éloigner pour toujours de ce monde injuste, qui ne jugeant que des apparences extérieures, nous condamne souvent sans nous connoître.

Angélique.

Je prends toute la part possible à ton affliction : je conçois que l’on n’oublie pas facilement un quelqu’un qui nous a tendrement aimé ; mais que faire dans de pareils cas, et sur-tout lorsqu’il n’est pas en notre pouvoir d’y remédier ? notre raison doit venir à notre secours. Sers toi donc de la tienne, Sylvie : nous devons nos regrets, il est vrai, à ceux qui s’en sont rendus dignes ; mais faut il pour cela s’abattre jusqu’au point de nuire à sa santé ! d’un mal en faut-il faire deux ?

Sylvie.

Cela est vrai, j’en conviens ; mais les plaies sont encore trop fraiches : s’il eut été moins aimable, sa perte me seroit moins sensible. Tiens en voici la copie ; les qualités de l’esprit et du cœur l’emportoient encore sur la figure.

Angélique.

Sur ce que je vois, et sur ce que tu m’en dis, il méritoit toute ton affection. Mais je le répete, puisqu’il n’est plus, modere ta douleur : je comprends aussi que le désagrément que tu as essuyé des suites de votre amour, te donne une aversion pour le siecle : mais puisque cette abbaye ne te représente pas ces solitudes composées d’êtres, que sous le spécieux prétexte d’abnégation, de renoncement, d’obéissance aveugle, on abrutit à un tel point, qu’on voudroit même les priver de la Faculté de penser, et que l’on y jouit, selon ton propre aveu, d’une liberté honnête, profite également comme nous, des agrémens qui s’y rencontrent et qui ne laissant pas d’avoir leur prix. C’est ce qui m’engage à y rester ; je t’avoue ingénûment que pour peu que j’y eusse apperçu de cafarderie, j’en serois bientôt partie.

Sylvie.

Puisque tu me parles si sincérement, je te dirai que c’est cela qui a contribué au choix que j’en ai fait ; car je t’avoue qu’en rompant sans retour avec le monde, je n’ai d’autre motif que de mener une vie tranquille, et de m’éloigner d’une société où je ne retrouverai plus celui qui devoit faire tout le bonheur de ma vie. L’amitié que tu me témoignes, la gaieté et l’aisance qui regnent dans cette maison, diminuent mes peines, et je m’estime, dans tous mes malheurs, encore fort heureuse, d’avoir si bien rencontrée.

Angélique.

Tu pourras toujours à ton gré, disposer de cette amitié ; mais cependant l’amour dont tu as goûtée toutes les douceurs, te fera de nouveau sentir ses feux. Tu soupires, Sylvie ! va, va, rassure-toi ! il y a du remede à tout si ce n’est à la mort.

Sylvie.

Que veux-tu dire, Angélique ? explique-toi ! tu réveilles par-là mes soupçons, et si je ne me trompe, on n’est pas dupe ici.

Angélique.

Ils peuvent être fondés, mais je n’ai pas le temps de t’en dire davantage : nous nous rejoindrons ce soir, et je te parlerai plus clairement.

Elle vint me retrouver avec empressement ; je lui tins parole, et l’instruisis des amours de ces Dames et des miennes ; que le tout se passoit de maniere, à ne craindre aucune suite fâcheuse : et sur ce que je lui dis, qu’il ne dépendoit que d’elle de réparer l’échec qu’elle venoit d’essuyer ; que je lui ferois faire la connoissance d’un jeune Bernardin, qui la consoleroit bientôt de la perte qu’elle avoit faite, elle m’embrassa de tout son cœur, me chargea entiérement du soin de ses affaires, et promit de me raconter le lendemain ses aventures sans en omettre la moindre circonstance : nous nous séparâmes ainsi. Je rendis compte de tout à ma parente et à la Prieure. Je rejoignis ma compagne à l’heure prescrite, et la priai de commencer du moment qu’elle avoit connue le plaisir : voici tout au long son histoire qui m’amusa beaucoup, et m’attendrit aussi dans certains endroits : je ne doute pas que le Lecteur curieux n’en soit satisfait.


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  1. Mot ne figurant pas dans les dictionnaires. Apparemment une sorte de petit poisson du genre brochet, cf. Bulletin de la société d’histoire de Normandie, 1888, p. 254, ligne 2 : Internet Archive. (Note de Wikisource).