Traduction par Louis Labat.
Pierre Lafitte - Je sais tout (Revue) (p. 121-130).


CHAPITRE XV
« Nos yeux ont vu des merveilles. »


J’écris ceci au jour le jour ; mais j’espère qu’avant d’arriver au bout de ces lignes j’aurai pu voir enfin un peu de clarté luire dans nos ténèbres. Nous nous irritons de nous sentir retenus ici faute d’imaginer un moyen d’évasion ; peut-être nous féliciterons-nous plus tard d’une contrainte grâce à laquelle nous aurons pu faire plus ample connaissance avec cette terre de prodiges et les êtres qui l’occupent.

La victoire des Indiens et l’anéantissement des hommes-singes ont marqué le tournant de notre fortune. Nous régnons sur le plateau ; car les natifs que nous avons aidés, par de si étranges pouvoirs, à détruire leurs ennemis héréditaires, nous considèrent avec une gratitude mêlée de crainte. S’il se peut qu’au fond d’eux-mêmes ils souhaitent le départ d’auxiliaires aussi formidables, ils ne nous fournissent du moins à cet égard aucune indication utile. Autant que nous le comprenons à leurs signes, il y a eu jadis un couloir montant par où l’on accédait au plateau, et c’est celui même dont nous avions découvert l’orifice extérieur : nul doute qu’à diverses époques il n’ait servi de chemin d’ascension aux hommes-singes et aux Indiens, et qu’à leur tour Maple White et son compagnon ne l’aient utilisé dans la suite. Mais, l’année d’avant, un éboulement déterminé par un tremblement de terre en avait fait disparaître l’issue. Quand nous leur donnons à entendre que nous voudrions nous en aller, les Indiens secouent la tête et haussent les épaules, soit qu’ils ne puissent pas, soit qu’ils ne désirent pas faciliter notre départ.

Femelles et petits, tous les survivants de la campagne contre les hommes-singes, furent, au milieu des gémissements, dirigés sur le versant opposé du plateau, et établis dans le voisinage des cavernes, pour y vivre dès lors en servitude sous les yeux de leurs maîtres. Imparfaite et barbare version de la Captivité des Juifs en Égypte ou à Babylone ! Une longue lamentation s’élevait, la nuit, d’entre les arbres, comme si un Ezéchiel primitif eût pleuré la grandeur déchue et rappelé la gloire passée de la Cité des Singes ! Couper le bois et puiser l’eau, ce fut dorénavant le sort des Captifs.

Nous avions, nous aussi, deux jours après la bataille, traversé le plateau avec nos alliés et dressé notre camp au pied de leurs falaises. Ils voulaient nous faire partager leurs cavernes ; lord John refusa d’y consentir, estimant que c’était nous mettre à leur merci en cas de trahison. Nous gardâmes notre indépendance, et, sans cesser d’entretenir avec eux les relations les plus cordiales, nous eûmes toujours, à tout événement, nos armes prêtes. Nous visitions continuellement leurs cavernes, qui méritaient l’examen ; jamais d’ailleurs nous n’arrivâmes à déterminer si elles étaient l’œuvre de la Nature ou de l’homme. Elles se trouvaient toutes creusées dans la même couche de roc tendre, entre le basalte volcanique constituant la falaise vermeille au-dessus d’elles et le dur granit qui formait leur base.

Elles s’ouvraient à quatre-vingts pieds du sol, et l’on y parvenait par de larges escaliers de pierre, si étroits et si rapides que nul animal ne pouvait les monter. À l’intérieur, elles étaient chaudes et sèches, et projetaient latéralement des galeries droites plus ou moins longues, aux murs gris et lisses, que décoraient des fresques adroitement charbonnées et représentant les divers animaux du plateau. La vie disparaîtrait-elle de ce coin de terre, le futur explorateur y trouverait, aux murs des cavernes, l’ample témoignage de l’étrange faune — dinosauriens, iguanodons, poissons-lézards — qui s’y est maintenue jusqu’à nos jours.

Depuis que nous avions appris à ne voir dans les énormes iguanodons qu’un bétail domestique, ayant ses propriétaires et entretenu pour la boucherie, nous admettions qu’avec ses armes rudimentaires l’homme avait su imposer sa suprématie sur le plateau ; nous n’allions pas tarder à reconnaître notre erreur, et ce fut l’affaire d’un drame qui se produisit le troisième jour après notre installation au pied des cavernes. Lord John et moi gardions le camp, en l’absence de Challenger et de Summerlee, partis pour le Lac Central, où des natifs, sous leur direction, pêchaient au harpon des spécimens de grands lézards. Sur la pente, en face de leur demeure, d’autres Indiens vaquaient à divers ouvrages. Soudain, un cri d’alarme s’éleva ; le mot « Stoa » retentit, proféré par des centaines de bouches ; hommes, femmes, enfants fuyaient à l’envi de tous les côtés, cherchant un refuge, et, dans un moment de folle panique, grimpaient à la course les escaliers des cavernes, où ils s’engouffraient.

En levant les yeux, nous les aperçûmes qui, au milieu des rochers, nous invitaient par de grands gestes à les rejoindre. Nous empoignâmes nos rifles et, tous les deux, nous nous élançâmes pour nous rendre compte du danger. Brusquement, un rideau d’arbres près de nous livra passage à douze ou quinze Indiens qui couraient de toute la vitesse de leurs jambes, talonnés par deux effroyables monstres comme ceux qui avaient troublé le repos de notre camp et gâté ma promenade solitaire. Pareils à d’horribles crapauds, et se mouvant par bonds, ils étaient d’une grosseur incroyable, qui dépassait même celle du plus gros éléphant. Nous ne les avions vus que de nuit, et le fait est qu’ils ne sortaient pas le jour, à moins qu’on n’allât, comme cette fois, les déranger dans leurs repaires. Nous nous arrêtâmes ébahis : leurs peaux, couvertes de verrues et de pustules, avaient les irisations curieuses de celles des poissons, et tous les tons de l’arc-en-ciel y jouaient au soleil.

Mais nous n’avions pas le loisir de les contempler, car déjà ils avaient rattrapé les fugitifs, dont ils faisaient un atroce carnage. Ils tombaient sur eux de tout leur poids, et quand ils en avaient écrasé un ils passaient à un autre. En vain, les malheureux Indiens, qui jetaient des cris de terreur, essayaient de se soustraire par la fuite à l’implacable agilité des monstres : il n’en restait plus debout qu’une demi-douzaine au moment où lord Roxton et moi arrivâmes à leur secours. D’ailleurs, notre intervention n’eut guère pour résultat que de nous exposer au même péril. Nous ouvrîmes à deux cents yards un feu répété qui vida nos magasins, mais des boulettes de papier eussent été aussi efficaces que nos balles. Ces êtres de nature reptilienne bravaient les blessures ; l’absence chez eux de centres nerveux, la diffusion des sources de la vie au long de la moelle épinière les rendaient invulnérables aux armes modernes. Le plus que nous pouvions faire, c’était de retarder leur marche en détournant leur attention par les éclairs et le bruit de la fusillade, afin de donner aux indigènes, et de nous donner à nous-mêmes, le temps de gagner les escaliers en haut desquels nous n’avions plus rien à craindre. Mais là où faisait chou blanc la balle conique explosive du xxe siècle, nous allions voir réussir la flèche empoisonnée du natif, trempée dans le jus de strophante et plongée ensuite dans de la charogne. Une pareille arme serait de peu d’utilité pour l’attaque de la bête ; car le poison circulait avec trop de lenteur dans ses veines, pour qu’avant de succomber elle n’eût pas amplement le moyen et le temps d’écraser l’homme. Mais comme les deux monstres nous pourchassaient jusqu’au pied des escaliers, une grêle de dards s’abattit sur eux, en sifflant, de toutes les crevasses de la falaise. Ils en furent, au bout d’une minute, hérissés, sans en manifester d’abord aucune gêne. Griffant, bavant, ils s’acharnaient, dans une rage impuissante, à vouloir gravir les marches, et, quand ils en avaient péniblement monté quelques-unes, ils glissaient et roulaient sur le sol. À la fin, le poison opéra. Un des deux fit entendre un sourd grognement, et tomba, comme entraîné par son énorme tête plate. L’autre se mit à bondir, à pousser des gémissements aigus, en décrivant un cercle excentrique ; puis, il s’écroula, et nous le vîmes un instant se tordre avant de se raidir et de s’immobiliser. Alors dans la joie folle d’une victoire qui les débarrassait d’ennemis dangereux, les Indiens s’élancèrent en foule des cavernes pour venir danser une ronde frénétique autour des cadavres. Pendant la nuit, ils les dépecèrent et les éloignèrent, non pour les manger, car le poison était encore actif, mais par crainte de la pestilence. Cependant les cœurs des deux reptiles, larges comme des coussins, continuaient de battre ; animés d’une horrible vie, indépendante, ils s’élevaient et s’abaissaient, d’un mouvement doux et rythmique ; ils ne s’arrêtèrent que le troisième jour.

Plus tard, quand j’aurai mieux qu’une caisse de conserves en guise de pupitre, quand j’aurai mieux, pour écrire, qu’un chicot de crayon et les derniers feuillets d’un méchant carnet, je parlerai en détail des Indiens Accala, de notre vie parmi eux, de toutes les visions plus ou moins rapides que nous offrit la Terre de Maple White. Je sais que la mémoire ne me faillira pas : aussi longtemps que je respirerai, il n’y aura pas une heure, pas un geste de cette période qui ne garderont dans mon souvenir la clarté, la netteté des événements de la prime enfance. Nulles impressions nouvelles n’en sauraient effacer d’aussi profondes. Le moment venu, je dirai cette admirable nuit de lune sur le lac où un jeune ichthyosaure, — étrange créature, moitié phoque, moitié poisson, avec deux yeux recouverts d’un os aux deux côtés du museau et un troisième œil au sommet de la tête, – se débattait dans le filet d’un Indien, au point qu’il fit presque chavirer le canot dans lequel nous le remorquions ; cette nuit où un serpent d’eau, à la robe verte, jaillit du milieu des joncs et emporta dans ses replis le timonier du canot de Challenger. Je dirai encore cette grande chose, blanche et nocturne — était-ce ou non un reptile ? nous l’ignorons, — qui vivait dans un marais immonde, à l’est du lac, et voletait à l’entour, en produisant une légère clarté phosphorescente. Les Indiens, terrifiés, refusaient d’en approcher. Nous l’aperçûmes au cours de deux expéditions, sans pouvoir parvenir jusqu’à elle à travers le marais ; elle semblait plus grosse qu’une vache et elle exhalait une bizarre odeur de musc. Je dirai aussi cet oiseau qui poursuivit un jour Challenger jusque dans les rocs où il cherchait asile : un oiseau coureur, de taille colossale, beaucoup plus haut qu’une autruche, avec un cou de vautour et une tête cruelle qui faisaient de lui un spectre ambulant. Comme Challenger grimpait pour se mettre en sûreté, un coup de bec lui coupa net le talon de sa botte. Cette fois, du moins, les armes modernes eurent le dernier mot ; l’oiseau, qui mesurait vingt pieds de la tête aux pattes, et que le professeur, haletant, mais exultant, nous donna pour un phororactus, tomba sous le rifle de lord Roxton, dans un trémoussement de plumes et de membres, au milieu desquels deux yeux jaunes luisaient d’un éclat féroce. Puissé-je vivre assez pour voir son crâne plat et difforme occuper une place parmi les trophées de l’Albany ! Enfin, je parlerai sûrement du toxodon — ce cochon d’Inde gigantesque ; haut de dix pieds et muni de dents en saillie, coupantes comme des ciseaux, — que nous tuâmes, au petit matin, tandis qu’il s’abreuvait dans le lac.

Oui, tout cela, je l’écrirai, tôt ou tard, plus à loisir. Mais, après nos journées si actives, je voudrais peindre avec tendresse ces délicieuses soirées d’été où, sous le ciel d’un bleu profond, étendus côte à côte, en camarades, dans les grandes herbes, près des bois, nous regardions, émerveillés, des oiseaux singuliers voler au-dessus de nous, des bêtes inconnues sortir de leurs terriers pour nous observer, cependant que les buissons penchaient des branches lourdes de fruits savoureux, et que de ravissantes fleurs, à l’entour, semblaient des prunelles ouvertes ; je voudrais évoquer ces nuits radieuses sur le grand lac, dont la surface se bouillonnait au plongeon de quelque monstre ou dont les profondeurs s’allumaient d’un reflet verdâtre au passage de quelque forme capricieuse entre deux eaux. Telles sont les scènes sur lesquelles j’aimerais dans l’avenir arrêter mon esprit et ma plume.

Mais, demanderez-vous, pour avoir tant de souvenirs, vous vous attardiez donc, vos camarades et vous, à tout autre chose qu’à chercher jour et nuit les moyens de redescendre ? Non, répondrai-je, il n’était pas un de nous qui n’y songeât sans cesse, mais en vain. Nous avions tout de suite découvert un fait : les Indiens ne nous aideraient pas. À tous autres égards ils se montraient nos amis, je dirai presque nos esclaves : mais recourions-nous à eux soit pour trouver un madrier qui nous servît de pont sur l’abîme, soit pour nous fournir des lanières de cuir ou des lianes dont nous aurions fait des cordes, nous ne rencontrions de leur part qu’un refus gentil mais tenace. Ils souriaient, clignaient de l’œil, hochaient la tête, et c’était tout. Le vieux chef nous opposait une obstination pareille ; seul, Maretos, le jeune homme, que nous avions sauvé, nous regardait pensivement et nous faisait entendre par ses gestes combien nous le chagrinions. Depuis le triomphe décisif sur les hommes-singes, les Indiens nous tenaient pour des sur-hommes qui portaient la victoire dans des tubes, et ils voyaient dans notre présence parmi eux le gage assuré de la bonne fortune. Une épouse rouge et une caverne, voilà ce qu’ils nous offraient si nous consentions à oublier notre pays pour demeurer à tout jamais leurs hôtes. Au surplus, nous n’avions qu’à nous louer d’eux : mais nous sentions la nécessité de garder pour nous nos plans de descente, car nous pouvions redouter qu’au dernier moment ils ne cherchassent à nous retenir par la force.

Au mépris des dinosauriens — qui ne sont guère dangereux le jour, ayant surtout, comme je l’ai dit, des habitudes nocturnes, — je suis allé deux fois, ces deux dernières semaines, jusqu’à notre ancien camp, voir notre nègre, qui continuait de monter sa faction au pied de la falaise. Mes yeux fouillèrent avidement la plaine, cherchant au loin l’espoir du secours que nous avions imploré ; mais les longs espaces jonchés de cactus s’étendaient, nus et vides, jusqu’à la ligne des bambous sur l’horizon.

— Cela ne peut plus tarder, Monsieur Malone. Avant qu’une autre semaine se passe, l’Indien reviendra, et il apportera des cordes pour votre descente.

Ainsi le brave Zambo me donnait courage.

Je m’en revenais de cette petite expédition après une nuit d’absence et je suivais ma route accoutumée quand, en arrivant à une mille environ du marais des ptérodactyles, je vis quelque chose d’extraordinaire. Un homme s’avançait, protégé, de la tête aux pieds, par une sorte de carcasse ou de cage en roseaux posée sur lui comme une cloche. Mon étonnement s’accrut lorsqu’en m’approchant je reconnus lord Roxton. Il me vit, se glissa hors de sa cage, vint à moi, et bien qu’il affectât de rire, il semblait un peu confus.

— Eh ! jeune homme, dit-il, comment aurais-je pu croire que j’allais vous rencontrer par ici ?

— Que diable faites-vous ? demandai-je.

— Je rends visite à mes amis les ptérodactyles.

— Pourquoi cela ?

— Ce sont des bêtes intéressantes, savez-vous. Mais combien insociables ! Elles vous ont une manière d’accueillir les étrangers ! Vous vous rappelez bien ? Aussi me suis-je affublé de cette carcasse, qui me préserve de leurs attentions trop pressantes.

— Mais enfin, que cherchez-vous dans le marais ?

Il me regarda d’un air interrogateur, et je lus un peu d’hésitation sur sa figure.

— Croyez-vous, dit-il enfin, qu’il n’y ait que les professeurs qui veuillent s’instruire ? J’étudie ces chers mignons. Que cela vous suffise !

— Je ne pensais pas vous offenser, dis-je.

Sa bonne humeur lui revint.

— Non, vous ne m’avez pas offensé, jeune homme. Je tâche de me procurer pour Challenger un de ces poussins du diable. Mais je ne tiens pas à votre compagnie. Je suis en sûreté là-dedans et vous ne l’êtes pas. À tout à l’heure. Je rentrerai vers le soir.

Il me planta là pour rentrer dans sa cage et repartir à travers le bois.

Si la conduite de lord John, en ce temps-là, me causa quelque surprise, je n’en dirai pas moins de celle de Challenger. Il exerçait une véritable fascination sur les femmes indiennes, et il portait toujours une grande palme avec laquelle il les écartait comme des mouches quand elles s’attachaient trop à lui. De le voir, cet insigne d’autorité dans la main, s’avancer à la façon d’un sultan d’opéra-comique, la barbe en avant, les orteils pointant à chaque pas, tandis que derrière lui se pressait un cortège de jeunes Indiennes aux grands yeux, vêtues de minces draperies tissées avec des fibres d’écorce, c’est l’un de mes souvenirs les plus grotesques. Quant à Summerlee, absorbé par les oiseaux et des insectes, il passait tout son temps — sauf la partie fort considérable qu’il en réservait pour injurier Challenger, coupable de ne pas nous tirer d’embarras, — à préparer et monter ses spécimens.

Challenger marchait seul. De temps à autre, il revenait solennel, grave, en homme qui porte sur les épaules tout le fardeau d’une grande entreprise. Un jour, tenant sa palme et traînant sur ses pas la foule de ses dévotes, il nous mena jusqu’à la place secrète dont il avait fait son cabinet de travail.

C’était une petite clairière au centre d’une palmeraie. Il s’y trouvait un de ces geysers de boue que j’ai eu l’occasion de décrire. Au bord du geyser avaient été disposées un certain nombre de lanières de cuir taillées dans la peau d’un iguanodon, et aboutissant toutes à une immense poche membraneuse qui était simplement l’estomac d’un des grands poissons-lézards pêchés dans le lac. Cette poche, cousue à l’une de ses extrémités, ne conservait à l’autre qu’un étroit orifice, où étaient insérées plusieurs cannes de bambous reliées à des entonnoirs d’argile qui recueillaient les gaz du geyser. La poche commença peu à peu de se détendre ; bientôt, elle montra une telle propension à s’enlever que Challenger, pour la maintenir, dut nouer aux arbres le bout des lanières. Une demi-heure après elle était devenue un ballon de bonne taille, dont nous mesurions la force ascensionnelle considérable à la façon dont il tirait sur ses attaches. Challenger, ému comme un père en présence de son premier-né, regardait son œuvre avec satisfaction, muet, souriant et peignant sa barbe. Summerlee, le premier, rompit le silence.

— Vous n’espérez pas que nous partions avec ça, Challenger ? dit-il d’une voix acide.

— J’espère, mon cher Summerlee, qu’après la démonstration que je vous aurai faite du pouvoir de mon ballon, vous n’hésiterez pas à vous confier à lui.

— Ôtez-vous vite, cette idée de la tête, répliqua Summerlee avec décision. Rien au monde ne saurait m’induire à un acte aussi déraisonnable. J’aime à croire, lord John, que vous n’encouragez pas une telle folie ?

— Bigrement ingénieux ! dit lord John. J’aimerais voir fonctionner cette machine.

— Vous le verrez, dit Challenger. Pendant plusieurs jours, j’ai appliqué toutes mes facultés cérébrales à résoudre le problème de notre descente. Nous savions qu’il n’existait pas de chemin pour quitter le plateau. Nous savions aussi qu’entre le plateau et l’aiguille rocheuse d’où nous sommes venus nous n’avions aucun moyen de franchir l’abîme. Comment donc sortir d’ici ? J’avais fait remarquer, il y a quelque temps, à notre jeune ami, que ces geysers de boue émettent de l’hydrogène libre. L’idée d’un ballon s’ensuivit naturellement. Je conviens que la difficulté de trouver une enveloppe pour le gaz me tint d’abord en échec. Mais, j’eus une révélation en voyant les entrailles de ces reptiles. Le résultat, le voilà !

Une main sur son veston en lambeaux, il montrait de l’autre son ballon, qui, parfaitement arrondi, imprimait de violentes secousses à ses amarres.

— Folie furieuse ! grogna Summerlee.

Lord John ne se sentait pas d’aise.

— Pas bête, hein, le cher vieux ? me chuchota-t-il.

Et s’adressant à Challenger :

— Mais la nacelle ?

— Je m’en occupe. Je sais déjà comment la construire et la mettre en place. Je me bornerai à vous démontrer pour l’instant que mon appareil est de force à nous enlever.

— Tous ensemble ?

— Non. Mon idée, c’est que nous descendions l’un après l’autre, comme dans un parachute, et que chaque fois, le ballon soit ramené de ce côté par des moyens dont je m’aviserai sans peine. Qu’il enlève à tour de rôle chacun de nous et le laisse doucement redescendre, c’est tout ce qu’on lui demande. Passons à ma démonstration.

Il alla chercher un grand bloc de basalte, approprié de façon à ce qu’on pût nouer une corde à son centre : cette corde était celle que nous avions apportée sur le plateau après l’avoir utilisée pour gravir l’aiguille ; longue de cent pieds, elle était, quoique mince, très solide. Challenger avait préparé une sorte de collier de cuir d’où pendaient un grand nombre de courroies ; il le plaça sur le dôme du ballon, réunit par-dessus les courroies, de façon à ce que tout le poids se répartît sur une grande surface, puis, ayant attaché au bout des courroies le bloc de basalte, il en laissa pendre la corde, qu’il enroula trois fois autour de son bras.

— À présent, dit-il, avec un sourire qui escomptait le triomphe, vous allez voir la puissance de mon ballon.

Ce disant, il coupa les attaches.

Jamais expédition ne fut plus près de sa perte. La membrane gonflée fit un bond effrayant dans les airs. Challenger, arraché de terre, suivit. Je n’eus que le temps de lui jeter mes bras autour de la ceinture, et je m’envolai à mon tour. Les bras de lord John, comme un ressort de ratière, m’agrippèrent les jambes ; mais je sentis que lui aussi quittait le sol. Un moment, j’eus la vision de quatre aventuriers suspendus comme un chapelet de saucisses au-dessus de la terre qu’ils avaient conquise. Par bonheur, s’il semblait qu’il n’y eût pas de limites au pouvoir ascensionnel de l’infernale machine, il y en avait à la résistance de la corde. Elle craqua brusquement, et nous tombâmes en tas, roulés dans ses anneaux. En nous relevant, nous aperçûmes dans le ciel une tache noire : le bloc de basalte fuyait à toute vitesse.

— Magnifique ! s’écria bravement Challenger, en frottant son bras meurtri. Démonstration péremptoire ! Jamais je n’aurais attendu un pareil succès. Dans une semaine, messieurs, j’aurai un second ballon avec lequel je me charge de vous mettre en toute sécurité sur la voie du retour !

Jusqu’ici, j’ai noté au jour le jour tout ce qui nous arrivait. C’est dans notre premier camp, resté à la garde de Zambo, que je reprends la plume. Difficultés et dangers, nous avons laissé tout cela derrière nous, comme un songe, au sommet des grandes roches vermeilles qui se dressent si haut sur nos têtes. Car nous en voilà descendus enfin, et dans des conditions bien imprévues, mais sans encombre. Tout va pour le mieux. Nous serons à Londres dans six semaines ou deux mois, peut-être aussi vite que cette lettre. Déjà nos cœurs s’émeuvent, nos âmes s’envolent vers la cité mère, gardienne précieuse de tant d’objets qui nous sont chers !

Le soir même de notre périlleuse aventure avec le ballon de Challenger, notre fortune subit un revirement. J’ai dit que nos projets de départ n’avaient rencontré un peu de sympathie que chez le jeune chef indien. Seul, il n’avait pas le désir de nous retenir malgré nous sur une terre étrangère. Autant qu’il le pouvait, il nous l’avait exprimé par signes. Ce soir-là, au crépuscule, il vint nous trouver dans notre petit camp. Il me tendit (car il me témoignait des attentions particulières, peut-être parce que nous étions plus proches par l’âge) un petit rouleau d’écorce, et, me montrant solennellement la rangée des cavernes au-dessus de nous, il mit un doigt sur ses lèvres pour me demander le secret ; puis il s’en retourna vers son peuple.

Je portai le rouleau près du feu, et nous l’examinâmes tous ensemble à la lumière. Il mesurait un pied carré ; à l’intérieur étaient alignés des signes étranges, dont voici d’ailleurs la disposition :

Tracés nettement au crayon sur la surface blanche, ils me firent, à première vue, l’effet d’une grossière notation musicale.

— Quoi que cela signifie, je jure que c’est important, dis-je. Je l’ai lu sur le visage du jeune homme quand il m’a remis le rouleau.

— À moins dit Summerlee, que nous n’ayons affaire à un farceur professionnel, le goût de la farce marquant, je crois, l’une des phases élémentaires du développement de l’homme.

— C’est évidemment, une sorte d’écrit, dit Challenger.

— On dirait un puzzle de concours, fit observer lord John.

Il tendait le cou pour mieux voir. Soudain, il allongea la main et saisit le « puzzle ».

By George ! je crois que j’y suis, s’exclama-t-il. Le gamin, d’emblée, a vu juste. Regardez-donc. Combien y a-t-il là de signes ? Dix-huit. Or, remarquez-le, il y a au-dessus de nous, de ce côté de la colline, dix-huit ouvertures de cavernes.

— Il me les montrait en me remettant le rouleau, dis-je.

— Nous voilà fixés : ceci est une carte des cavernes. Dix-huit sur une rangée, les unes peu profondes, les autres davantage, quelques autres se divisant, ainsi que, d’ailleurs, nous l’avons nous-mêmes constaté. Ceci est une carte. Et il y a là une croix. Pour quoi faire ? Pour marquer une caverne plus profonde que les autres.

— Une caverne traversant la falaise ! m’écriai-je.

— Je crois, dit Challenger, que notre jeune ami a deviné. Si cette caverne ne traverse pas la falaise, je ne vois pas pourquoi quelqu’un qui nous veut du bien aurait ainsi attiré notre attention sur elle. Et si vraiment elle la traverse, pour aboutir de l’autre côté, au point correspondant, nous n’aurions pas plus de cent pieds à descendre !

— Cent pieds ! grommela Summerlee.

— Notre corde a plus de cent pieds de long, nous descendrions à coup sûr, dis-je.

Summerlee objecta :

— Et les Indiens qui occupent ces cavernes ?

Je répondis :

— Aucun Indien ne les occupe. Elles servent de greniers et de magasins. Pourquoi n’irions-nous pas tout de suite les reconnaître ?

Il existe sur le plateau un arbre résineux — une espèce d’araucarie, d’après nos botanistes, — dont les Indiens emploient le bois pour faire des torches. Chacun de nous s’en fit un fagot, et nous montâmes l’escalier recouvert d’herbe qui menait à la caverne soulignée d’une croix dans le dessin. Nous la trouvâmes inoccupée, comme je l’avais dit, sauf toutefois par les chauves-souris, qui, tandis que nous avancions, tournoyaient au-dessus de nos têtes. Ne tenant pas à éveiller l’attention des Indiens, nous attendîmes d’avoir, en trébuchant dans l’obscurité, pénétré assez loin et franchi plusieurs courbes, pour allumer enfin nos torches. Alors nous vîmes un beau couloir, aux murs secs, gris, lisses, ornés d’images ; en haut s’arrondissait une voûte ; en bas étincelait un gravier blanc. Nous pressâmes le pas ; mais, tout d’un coup, nous fîmes halte, et le désappointement nous arracha une malédiction : devant nous se dressait un mur, un mur sans une fente à laisser passer une souris. De ce côté, pas de fuite possible.

Un moment, nous restâmes immobiles, pleins d’amertume, écarquillant les yeux, devant l’obstacle. Le mur ne résultait pas, cette fois, d’une convulsion. Sa paroi faisait corps avec les parois latérales. Il formait le fond de ce qui était et avait toujours été un cul-de-sac

— Qu’importe, mes amis ? dit Challenger indomptable, vous avez toujours la promesse de mon ballon.

Summerlee se lamentait.

— Nous serions-nous trompés de caverne ? suggérai-je.

— Non, jeune homme, fit lord John, un doigt sur le rouleau : nous sommes bien dans la caverne marquée d’une croix, la dix-septième en partant de droite, la deuxième en partant de gauche.

Mais comme je regardais le signe, un cri joyeux m’échappa :

— Je crois comprendre ! Suivez-moi ! suivez-moi !…

Et vivement je rebroussai chemin.

— C’est ici, dis-je, montrant des allumettes sur le sol, que nous avons allumé nos torches ?

— Parfaitement.

— D’après le dessin, la caverne bifurque, et nous avons dépassé la bifurcation avant de faire de la lumière ; nous devons, en remontant, trouver la grande branche de la fourche.

Effectivement, nous n’avions pas fait trente yards que nous distinguions dans le mur l’entrée d’une galerie beaucoup plus large. Nous nous y engageâmes, et pressant notre marche, respirant à peine dans notre impatience, nous la suivîmes sur quelques cents yards de longueur. Subitement, une clarté rouge, qui tranchait, en avant de nous, sur l’obscurité profonde, attira nos regards surpris ; une nappe de flamme semblait couper le couloir et nous barrer la route. Nous y courûmes. Elle ne produisait ni bruit ni chaleur ; elle ne bougeait pas ; mais elle illuminait toute la caverne et changeait en diamants les grains de sable. Comme nous approchions, elle laissa voir le bord d’un disque.

— La lune, by George ! s’écria lord Roxton ; nous avons traversé, mes enfants, traversé !

C’était bien la pleine lune qui brillait à une ouverture de la falaise ; et cette ouverture avait, au plus, la largeur d’une fenêtre, mais elle suffisait pour notre dessein. Nous pûmes, en nous penchant au dehors, nous rendre compte que son peu de hauteur au-dessus du sol nous rendrait la descente facile. Qu’elle nous eût échappé d’en bas, il n’y avait à cela rien d’étonnant l’évasement de la falaise dans sa partie supérieure décourageait toute idée d’ascension à cet endroit et, par là même, tout inspection attentive. Nous nous assurâmes qu’avec notre corde nous avions de quoi descendre jusqu’au sol, puis nous nous en revînmes, heureux, faire nos préparatifs pour le soir du lendemain.

Nous avions à les faire vite et secrètement, dans la crainte qu’à la dernière heure les Indiens ne cherchassent à nous retenir. Nous abandonnerions nos provisions, pour n’emporter que nos fusils et nos cartouches. Mais Challenger avait un objet très encombrant dont il désirait ne pas se séparer, et un colis spécial dont je ne puis rien dire, sinon qu’il nous donna plus de tintoin que tout le reste. Le jour passa lentement ; quand le soir vint, il nous trouva prêts au départ. Nous eûmes bien du mal à hisser nos affaires jusqu’en haut de l’escalier. Là, nous retournant, nous donnâmes un dernier coup d’œil à cette terre étrange qui, je le crains, ne tardera pas à se banaliser, à devenir la proie du chasseur et du prospecteur, mais qui restera pour nous une terre de rêve, enchantée, romanesque, où nous avons beaucoup souffert, beaucoup appris : notre terre, ainsi que toujours nous l’appellerons avec tendresse. Les feux des cavernes voisines égayaient l’ombre sur notre droite. Le long des pentes que nous dominions, les voix des Indiens montaient dans les chansons et les rires. Par delà s’étendait la masse des bois, au centre desquels reluisait vaguement le lac, père des monstres. Un grand cri, l’appel de quelque animal fantastique, déchira les ténèbres : la terre de Maple White nous disait adieu. Nous nous engouffrâmes dans la caverne au bout de laquelle il y avait le chemin du pays.

Deux heures plus tard, nous étions avec nos paquets au pied de la falaise ; le bagage de Challenger nous avait seul occasionné de l’embarras. Laissant tout sur place, nous partîmes immédiatement pour le camp de Zambo et fûmes très étonnés, en approchant, de voir dans la plaine, non pas un feu mais une douzaine. Ils nous annonçaient l’arrivée des secours. Vingt Indiens étaient là, venus du fleuve avec des pieux, des cordes, et tout ce dont nous pouvions avoir besoin pour franchir le gouffre. Ainsi, du moins, nous n’éprouverions pas de difficultés pour le transport de nos colis quand, demain matin, nous reprendrions la route de l’Amazone.