Traduction par Louis Labat.
Pierre Lafitte - Je sais tout (Revue) (p. 111-118).


CHAPITRE XIV
Les vraies conquêtes


Nous nous figurions que les hommes-singes ignoraient notre retraite dans la broussaille ; nous n’allions pas tarder à reconnaître notre erreur. Les bois étaient silencieux ; pas une feuille ne bougeait sur les arbres ; la paix régnait autour de nous ; mais une première expérience aurait dû nous édifier sur la malice et la patience de ces êtres quand il s’agit de guetter l’occasion propice. Quoi qu’il m’arrive dans la vie, je suis bien sûr de ne jamais voir la mort de plus près que ce matin-là. Procédons par ordre.

Nous nous réveillâmes tous brisés par les terribles émotions et le jeûne forcé de la veille. Summerlee ne se tenait debout qu’au prix d’un effort ; mais il y avait chez cet homme une sorte de courage bourru, que l’âge n’avait pas atteint, et qui se refusait à la défaite. Nous tînmes conseil. Il fut convenu que nous resterions encore tranquillement une heure ou deux à la place où nous étions, que nous nous restaurerions, ce dont nous avions grand besoin, et qu’ensuite nous nous mettrions en route pour gagner, à travers le plateau, de l’autre côté du lac central, les cavernes où, d’après mes constatations, les Indiens avaient leur domicile. Nous comptions sur ceux que nous avions secourus pour nous y assurer une réception chaleureuse ; après quoi, ayant accompli notre mission et pénétré davantage le secret de la Terre de Maple White, nous nous appliquerions uniquement à résoudre le problème vital de l’évasion et du retour. Challenger lui-même était tout près d’admettre que nous aurions, dans ces conditions, réalisé l’objet de notre voyage, et qu’avant tout, désormais, nous devions à la civilisation le bénéfice de nos découvertes.

Nous pouvions, maintenant, examiner à loisir nos Indiens. C’étaient des hommes petits, nerveux, alertes, bien bâtis, qui portaient leurs maigres cheveux noirs relevés derrière la tête au moyen d’une courroie de cuir, et qui n’avaient pour vêtement qu’une ceinture de cuir autour des reins. Leur visage, sans un poil de barbe, offrait des lignes harmonieuses et un air de bonne humeur. Nous devinions chez eux l’usage des ornements d’oreilles à ce que, pour les en dépouiller, on leur avait déchiré et ensanglanté les lobes. Ils parlaient une langue fluide, absolument inintelligible pour nous ; comme le mot « Accala » y revenait à tout bout de champ, nous conjecturâmes qu’il était le nom de la peuplade. Par intervalles, ils tournaient vers le bois des figures convulsées de peur et de haine, ils tendaient le poing, ils criaient : « Doda ! Doda ! » ce qui était sûrement le terme dont ils désignaient leurs ennemis.

— Qu’en pensez-vous, Challenger ? demanda lord Roxton. Pour moi, pas de doute : le petit que voilà, tout rasé au-dessus du front, est un de leurs chefs.

De fait, l’homme en question tenait visiblement les autres à distance, et jamais ceux-ci ne lui adressaient la parole qu’en lui prodiguant les marques de respect. Il semblait de tous le plus jeune ; mais il avait tant de fierté et de hauteur que, Challenger ayant posé la main sur lui, ses yeux noirs s’enflammèrent, il sursauta comme un pur sang sous l’éperon et fit un écart ; puis, le bras sur la poitrine, et campé dans une attitude très noble, il prononça plusieurs fois le mot « Maretas ». Le professeur, qui ne se déconcertait pas pour si peu, saisit par l’épaule l’Indien le plus proche, et se mit là-dessus à nous faire un cours, tout comme s’il eût présenté dans un bocal un spécimen d’amphithéâtre.

— À considérer leur capacité crânienne, leur angle facial, et telles autres caractéristiques, énonça-t-il avec sa redondance habituelle, nous ne saurions tenir ces gens-là pour les produits d’un type inférieur ; au contraire, nous devons les ranger à un degré de l’échelle dont restent fort éloignées beaucoup de tribus sud-américaines. Aucune hypothèse n’expliquerait l’évolution de cette race à cette place. De même, un si grand intervalle sépare déjà les hommes-singes des animaux ayant survécu sur ce plateau, qu’on ne saurait admettre qu’ils aient pu se développer là où nous les rencontrons.

— Alors, d’où sont-ils tombés ? demanda lord John.

— Voilà, répondit le professeur, une question qui certainement soulèvera des discussions passionnées entre savants d’Europe et d’Amérique. Mon avis à moi, que je donne pour ce qu’il vaut…

Cambrant le torse, Challenger fit, d’un regard insolent, le tour de son auditoire attentif.

— … C’est que, dans les conditions particulières de ce pays, l’évolution y est allée jusqu’aux vertébrés, laissant les vieux types survivre et coexister avec les nouveaux. De là vient que nous trouvons ici des animaux aussi modernes que le tapir — lequel, d’ailleurs, est d’âge respectable — le grand daim et le fourmilier, en compagnie de reptiles de la période
jurassique. En ce qui concerne les hommes-singes et les Indiens, quelle interprétation scientifique donner de leur présence ? Je n’en vois pas d’autre que l’invasion. Il a dû exister, naguère, dans l’Amérique du sud, un singe anthropoïde qui, ayant trouvé le chemin de ce plateau, s’y développa jusqu’à ces hommes-singes que nous avons vus, et dont quelques-uns…

Challenger me regarda fixement.

— … Étaient d’un aspect, d’une forme qui, si l’intelligence y avait correspondu, eussent honoré toute race vivante. Quant aux Indiens, je ne doute pas que leur immigration date de plus près encore. Sous la pression de la famine ou de la conquête, ils seront montés de la plaine, et, se trouvant alors en face de créatures féroces qu’ils n’avaient jamais vues, ils auront cherché un asile dans les cavernes dont nous a parlé notre jeune homme. Évidemment ils auront eu fort à faire pour se maintenir ici en dépit des bêtes sauvages, en dépit surtout des hommes-singes, qui devaient les regarder comme des intrus, et contre lesquels ils auront dû engager une lutte sans merci, où ils avaient l’avantage de l’intelligence. Si leur nombre paraît limité, cela tient à la rigueur même de cette lutte. Eh bien, messieurs, vous ai-je donné le mot de l’énigme ? Y a-t-il un point de ma démonstration que vous révoquiez en doute ?

Pour une fois, Summerlee, trop déprimé, se contenta de hocher violemment la tête en signe de désapprobation générale. Lord John, passant ses doigts dans les courtes mèches de ses cheveux, déclara qu’il ne se sentait pas qualifié pour ouvrir une controverse. Quant à moi, je jouai mon rôle ordinaire : je ramenai les choses au niveau prosaïque et pratique en faisant observer que l’un des Indiens manquait.

— Nous l’avons envoyé chercher de l’eau, dit lord John.

— Au camp ?

— Non, au ruisseau. Il est par là, à deux cents yards tout au plus, entre les arbres. Mais le drôle prend son temps.

— Je vais voir de son côté.

Prenant mon rifle, je laissai mes amis disposer notre frugal déjeuner et je partis vers le ruisseau. On me trouvera peut-être bien imprudent de quitter, fût-ce pour m’en éloigner de si peu, notre retraite ; mais rappelez-vous que nous étions à plusieurs milles de la Cité des singes, que nous n’avions pas lieu de nous croire dépistés par eux, et qu’en tout cas, mon rifle à la main, je ne les craignais pas. J’ignorais leur astuce et leur force.

Je percevais quelque part devant moi le murmure du ruisseau, mais un fouillis d’arbres et de ronces me le cachait encore. Tandis que je m’acheminais, vers ce point, qui était hors de la vue de mes compagnons, je remarquai, sous un arbre, dans la broussaille, une masse informe, et je frémis lorsqu’en m’approchant je reconnus le cadavre de notre Indien. Il gisait sur le côté, la tête renversée, le corps tordu, de telle sorte qu’il semblait regarder droit par-dessus son épaule. Je criai pour donner l’alarme, et me précipitai pour examiner le corps.

Il fallut qu’à ce moment mon ange gardien fît bonne garde : car un instinct d’appréhension ou quelque froissement de feuilles me fit lever les yeux. D’entre les branches serrées qui pendaient au-dessus de moi deux long bras musclés, garnis d’un poil rougeâtre, descendaient lentement ; une seconde de plus, et les grandes mains furtives m’eussent serré à la gorge. Je bondis en arrière, les mains furent encore plus rapides, et si, dans mon recul, j’esquivai leur étreinte fatale, l’une ne me saisit pas moins à la nuque, tandis que l’autre se posait sur mon visage. Je levai les bras pour me protéger la gorge. Aussitôt, la main qui me couvrait le visage glissa pour se refermer sur mes poignets. Je me sentis légèrement soulevé du sol ; en même temps, une intolérable traction s’exerçait derrière ma tête, tendait mes vertèbres. Je défaillais. Pourtant, je continuai de me débattre, je forçai la main qui me tenait le cou à lâcher prise, je relevai la tête ; et je vis une face épouvantable, avec des yeux bleus, froids, clairs, inexorables, plantés dans les miens. Ils avaient, ces terribles yeux, une espèce de pouvoir hypnotique. Ils brisaient ma résistance. La brute me sentit mollir ; et deux canines étincelèrent un moment aux deux côtés de sa gueule, cinq doigts m’agrippèrent de nouveau le cou, me soulevant et me ployant. Un cercle de brume colorée se forma devant mes yeux ; des cloches d’argent me tintèrent aux oreilles ; j’entendis, sourdement, comme très loin, la détonation d’un rifle ; j’eus l’impression d’une chute, d’un choc, et je perdis connaissance.

En m’éveillant, je me trouvai couché sur l’herbe, dans notre repaire. Lord John m’aspergeait la figure avec de l’eau qu’on avait apportée du ruisseau ; cependant, Challenger et Summerlee me soulevaient d’un air inquiet, et sous leur masque de science j’eus le temps d’entrevoir des âmes humaines. C’était surtout le choc qui avait causé ma syncope. Je n’avais pas de blessure ; au bout d’une demi-heure j’étais sur pieds, avec une assez forte migraine et quelque raideur dans le cou, mais prêt à toute éventualité.

— Pour un peu, vous y restiez, mon garçon ! me dit lord John. En entendant votre cri, je me mis à courir ; mais quand je vous vis, la tête tordue et sortant presque des épaules, gigoter dans le vide, je crus bien que j’arrivais trop tard. Dans mon agitation, je manquai la bête ; mais elle vous lâcha tout de même et disparut comme un éclair. By George ! que n’ai-je avec moi cinquante hommes avec des rifles ! J’aurais vite purgé le pays de cette infernale clique et je le laisserais plus propre que nous ne l’avons trouvé !

Ainsi, les hommes-singes nous avaient découverts ; ils nous surveillaient de partout. À la rigueur, pendant le jour, nous n’avions pas trop à craindre de leur voisinage ; mais ils ne passeraient probablement pas la nuit sans nous attaquer ; mieux valait déguerpir au plus vite. Sur trois côtés régnait la forêt, où nous risquions de tomber dans quelque embûche ; sur le quatrième, qui descendait vers le lac, il n’y avait que de la brousse, avec quelques arbres épars, et, de loin en loin, une clairière. C’était la route même que j’avais prise dans mon voyage solitaire, et elle menait droit aux cavernes des Indiens ; tout nous commandait de la prendre.

Nous avions un regret : celui de laisser notre camp derrière nous, non seulement parce qu’il y restait une partie de nos provisions, mais parce que nous perdions le contact avec Zambo, qui seul nous rattachait encore au monde. D’ailleurs, avec nos quatre fusils et le nombre de cartouches dont nous disposions, nous avions, pour un certain temps, de quoi compter sur nous-mêmes, et nous espérions, la chance aidant, pouvoir revenir bientôt et rétablir nos communications avec le nègre. Il avait promis de rester à son poste : il tiendrait sa parole.

Nous partîmes de bonne heure dans l’après-midi. Le jeune chef marchait à notre tête comme guide ; mais il refusa avec indignation de porter aucun fardeau. Derrière lui venaient les deux Indiens survivants, chargés de nos provisions, hélas ! bien réduites. Lord John, les deux professeurs et moi, nos rifles chargés, nous formions l’arrière-garde. Au moment où nous nous mettions en route, les hommes-singes poussèrent soudain un grand cri, soit qu’ils triomphassent de notre départ, soit qu’ils voulussent insulter à notre fuite. Nous nous retournâmes. L’écran vert des arbres, derrière nous, demeurait impénétrable, mais cette clameur, en se prolongeant, nous disait combien il dissimulait de nos ennemis. Ceux-ci, néanmoins, ne firent pas mine de nous poursuivre ; nous débouchâmes bientôt en terrain libre ; nous leur échappions.

Tout en tirant la jambe à l’extrême arrière-garde, je regardais mes trois compagnons me précéder, et je ne pouvais m’empêcher de sourire. Était-ce bien là ce fastueux lord John Roxton que j’avais vu, un soir, à l’Albany, parmi ses tapis de Perse et ses tableaux, dans le rayonnement rose des ampoules électriques ? Était-ce bien là l’imposant professeur qui s’épanouissait derrière un grand bureau, dans le massif cabinet d’Enmore Park ? Et cet autre, enfin, était-ce bien le personnage pincé, austère, qui avait surgi au meeting de l’Institut Zoologique ? Trois vagabonds rencontrés dans un petit chemin du Surrey n’auraient pu avoir l’air plus minable. Sans doute, nous n’étions sur le plateau que depuis une semaine ; mais nous avions laissé en bas nos vêtements de rechange, et la semaine nous avait tous sévèrement traités, moi pourtant moins que les autres, car je n’avais pas eu à subir comme eux les violences des hommes-singes. Mes trois amis avaient perdu leurs chapeaux ; leurs vêtements pendaient en loques autour d’eux ; leurs visages souillés, noirs de barbe, étaient à peine reconnaissables. Summerlee et Challenger boitaient ; moi-même, qui me ressentais de ma chute, je me traînais plus que je ne marchais et j’avais le cou aussi raide qu’une planche. C’était, en vérité, un triste équipage que le nôtre, et je ne m’étonnais pas si, parfois, les Indiens nous considéraient avec une stupeur mêlée d’horreur.

Vers la fin de la journée, nous arrivâmes au bord du lac. Comme nous quittions la brousse et venions de découvrir la nappe liquide, nos amis indigènes, poussant des hurlements de joie, se mirent tous à nous désigner par de grands gestes une même direction devant eux. Nous eûmes alors le plus imprévu des spectacles : toute une flottille de canots, glissant sur la surface polie, s’en venait droit vers la rive que nous occupions. Elle était à plusieurs milles quand nous l’aperçûmes ; mais elle avançait avec une extrême vitesse et fut bientôt si près de nous que les rameurs purent nous distinguer individuellement. Aussitôt, il se produisit parmi eux une explosion d’allégresse ; nous les vîmes se lever de leurs sièges, brandir follement leurs pagaies et leurs lances ; après quoi, se mettant de nouveau à ramer, ils amenèrent leurs canots jusqu’à terre, les échouèrent sur le sable, et coururent se prosterner, avec des transports et des éclats, devant le jeune chef. Enfin, l’un d’entre eux, homme d’un grand âge, qui avait un collier et un bracelet faits de grosses boules de verre, et qui portait aux épaules la peau d’un bel animal couleur d’ambre pommelé, s’élança et prit tendrement dans ses bras le jeune homme que nous avions sauvé ; puis, nous ayant regardés, il lui posa quelques questions, vint à nous d’un air digne et nous embrassa tour à tour ; et là-dessus, toute la tribu, à son commandement, se coucha sur le sol pour nous rendre hommage. Personnellement, ces marques d’adoration m’intimidaient et me gênaient ; je lisais sur les visages de lord John et de Summerlee des impressions analogues : mais Challenger s’épanouissait comme une fleur au soleil.

— Possible que ce soient des êtres primitifs, dit-il, en caressant sa barbe ; mais leur attitude en présence de créatures supérieures servirait d’exemple à beaucoup d’Européens plus avancés. Quelle étrange chose que l’instinctive correction du sauvage !

Ces gens-là avaient certainement pris le sentier de la guerre ; car ils portaient tous leur lance – un long bambou terminé par un os, – leur arc, leurs flèches ; et une espèce de massue ou de hache de combat pendait à leur ceinture. Les regards de sombre colère qu’ils jetaient du côté des bois, le mot « Doda » qu’ils répétaient sans cesse, tout nous prouvait qu’ils étaient en route pour sauver ou venger celui qu’à présent nous pouvions considérer comme le fils de leur vieux chef. Accroupie en rond, la tribu tint un conseil auquel nous assistâmes, assis sur une dalle de basalte. Deux ou trois des guerriers prirent la parole. Finalement, notre jeune ami prononça une harangue enflammée, et l’éloquence de ses traits, de ses gestes, nous la rendaient aussi intelligible que si nous avions saisi les mots eux-mêmes.

— À quoi bon, disait-il, nous en retourner ? Il faut que tôt ou tard l’œuvre s’accomplisse. Peu importe si je reviens sauf. On a massacré nos camarades. Nulle sécurité n’existe pour nous. Nous voici rassemblés et prêts.

Alors, nous désignant :

— Ces hommes étranges sont nos amis. Ils ordonnent (son doigt montrait le ciel) à l’éclair et à la foudre. Quand retrouverons-nous pareille chance ? Marchons. Mourons dès maintenant, ou assurons l’avenir. Comment, si nous rebroussions chemin, nous représenterions-nous sans honte devant nos femmes ?

Les petits guerriers rouges buvaient les paroles de l’orateur. Quand il eut terminé, ils éclatèrent en applaudissements, brandirent leurs armes grossières. Le vieux chef s’avança, et, la main tendue vers les bois, nous posa une question. Lord John lui fit signe d’attendre la réponse ; puis, se tournant vers nous :

— Décidez, dit-il, ce que vous voulez faire. Pour ma part, j’ai un petit compte à régler avec ces messieurs singes ; et s’il en résulte que nous les balayions de la surface de la terre, je ne crois pas que la terre ait sujet de s’en affliger. Je me joins donc à nos petits camarades rouges. J’ai l’intention de les voir au travail. Que dites-vous, jeune homme ?

— Que je viens aussi, bien entendu.

— Vous, Challenger ?

— Que je vous accompagne.

— Et vous, Summerlee ?

— Qu’il me semble que nous perdons de vue l’objet de notre voyage, lord John. Quand je quittai ma chaire de Londres, je ne songeais guère, je vous l’avoue, que c’était pour conduire un raid de sauvages contre une colonie de singes anthropoïdes.

— Voilà bien à quelles basses fonctions nous descendons ! fit lord John en souriant. Mais notre parti est pris. Prenez le vôtre.

— Je continue, s’obstina Summerlee, à trouver votre décision fort déraisonnable. D’ailleurs, si vous vous en allez tous, je ne vois pas comment je resterais.

— Cela règle tout ! dit lord John.

Et se tournant vers le chef, il lui signifia notre assentiment d’un geste de la tête accompagné d’une tape sur son rifle. Le vieillard nous pressa les mains ; ses hommes nous acclamèrent. Comme il se faisait trop tard pour marcher, les Indiens organisèrent une façon de bivouac. Tandis que le plus grand nombre allumaient des feux, certains, qui avaient un instant disparu dans la brousse, reparurent, poussant devant eux un jeune iguanodon. Il avait sur l’épaule cette même plaque d’asphalte que nous avions remarquée chez ses congénères ; et quand nous vîmes l’un des natifs s’avancer, et, d’un air de propriétaire, autoriser l’abatage, alors seulement, alors enfin nous comprîmes que ces animaux géants constituaient un bétail privé, et que les taches qui nous avaient tant intrigués étaient simplement la marque du troupeau dont ils faisaient partie. Désarmés, apathiques, herbivores, ayant des membres énormes, mais dépourvus de cerveau, ils se laissaient emmener par un enfant. L’iguanodon fut dépecé en quelques minutes ; et sur une douzaine de feux de camp les grands quartiers de viande s’en allèrent rôtir, en compagnie de grands poissons ganoïdes pêchés avec des lances.

Cependant que Summerlee dormait, couché dans le sable, nous errâmes en curieux autour de l’eau. Par deux fois, nous découvrîmes des fosses remplies d’argile bleue, comme déjà nous en avions vu dans le marais des ptérodactyles ; et ces anciennes issues volcaniques intéressèrent au plus haut point lord Roxton. Challenger, d’autre part, observait un geyser de boue chaude, à la surface duquel venaient crever de grosses bulles gazeuses ; il y plongea un roseau creux et s’exclama de plaisir comme un enfant quand, en approchant une allumette, il détermina une explosion et l’apparition d’une flamme bleue à l’extrémité du tube. Sa joie ne connut plus de bornes en voyant une bourse de cuir, renversée au-dessus des roseaux, se gonfler et s’envoler.

— Un gaz inflammable et sensiblement plus léger que l’air… je n’hésite pas à affirmer qu’il renferme une proportion considérable d’hydrogène libre. Mes jeunes amis, George-Édouard Challenger n’est décidément pas à bout de ressources. Il peut encore faire voir comment un grand cerveau plie la nature à ses besoins.

Un dessein secret l’emplissait d’importance ; mais il n’en dit pas plus long.

Pour moi, rien de ce que je voyais sur le rivage ne me semblait aussi prodigieux que le lac lui-même. Nous avions, par notre nombre et par le bruit que nous faisions, effrayé au loin toutes les bêtes ; à l’exception de quelques ptérodactyles, qui planaient en rond au-dessus de nos têtes, en attendant de se nourrir de nos reliefs, rien ne bougeait autour du camp. Par contre, les eaux du lac central, roses sous le crépuscule, bouillaient et fermentaient de vie. De longues échines couleur d’ardoise, de hautes nageoires dentelées, surgissaient dans une mousse d’argent, puis s’enfonçaient dans les profondeurs. Des formes biscornues et rampantes, tortues démesurées, sauriens baroques, marquetaient les bancs de sable ; une grande bête plate, semblable à une natte de cuir graisseuse et noire, descendait en se tortillant vers le lac. Çà et là, un cou serpentin dressait brusquement dans l’air une tête ; l’eau, en s’ouvrant, le cernait d’un collier d’écume, et des cercles mobiles se formaient derrière lui, tandis qu’il glissait, s’étirant et se contractant avec la grâce onduleuse d’un cou de cygne. Il y en eut un que nous vîmes atterrir sur un banc de sable, à quelques cents yards, il avait un énorme corps en forme de tonneau et muni de nageoires. Summerlee venait à ce moment de nous rejoindre : Challenger et lui entonnèrent un duo d’enthousiasme.

— Un plésiosaure ! un plésiosaure d’eau douce ! s’exclama Summerlee. J’aurai assez vécu pour voir cela ! Soyez béni, mon cher Challenger, entre tous les zoologistes présents et passés !

La nuit tombait, déjà les feux des Indiens rougeoyaient dans l’ombre, quand nos deux hommes de science finirent par s’arracher aux magies de ce spectacle. Nous nous étendîmes sur la plage ; et dans les ténèbres le lac nous envoyait encore, de temps à autre, le bruit d’un ébrouement ou d’un plongeon.

Nous levâmes le camp aux premières lueurs de l’aube ; une heure plus tard nous partions pour cette mémorable expédition. Souvent, dans mes rêves, je me suis vu devenir correspondant de guerre ; par quel dévergondage de l’imagination eussé-je soupçonné la nature de la campagne dont j’aurais à rendre compte ? Voici ma première dépêche d’un champ de bataille.

Notre troupe, renforcée durant la nuit par l’arrivée d’un certain nombre d’indigènes, pouvait, quand nous nous mîmes en marche, compter quatre ou cinq cents hommes. Un rideau d’éclaireurs couvrait le gros de la colonne, qui, ayant gravi en masse la pente buissonneuse menant vers la forêt, déploya une longue chaîne d’archers et de porteurs de lances ; Roxton et Summerlee se postèrent sur le flanc droit, Challenger et moi sur la gauche. Avec des fusils qui étaient les derniers chefs-d’œuvre des armuriers de Saint-James Street et du Strand, nous accompagnions à la bataille une armée de l’âge de pierre !

L’ennemi ne se fit pas attendre. Une clameur violente, aiguë, sortit des bois, et tout un parti d’hommes-singes, brandissant des massues, lançant des cailloux, se rua sur notre centre. Charge héroïque, mais folle, car ils se mouvaient lentement, à cause de leurs jambes trop courtes, et les Indiens leur opposaient une agilité de chats. C’était horrible de voir ces êtres féroces, l’écume à la bouche, la flamme aux yeux, s’élancer pour saisir leurs ennemis qui, se dérobant, les criblaient de flèches. Un d’eux, lardé de traits dans la poitrine et dans les côtes, passa devant moi en hurlant de douleur. Je lui envoyai, d’une balle dans le front, le coup de grâce, et il s’étala parmi les aloès. Ce fut la seule balle tirée ; le centre n’eut pas besoin de notre aide pour vaincre. De tous les hommes-singes descendus en champ libre, je ne crois pas qu’un seul regagna le couvert.

Mais, dans les bois, l’affaire devint plus sérieuse. Pendant plus d’une heure après que nous y fûmes entrés, il y eut un combat désespéré, où nous eûmes de la peine à tenir bon. S’élançant du milieu des fourrés, les hommes-singes, avec leurs énormes massues, assommaient parfois trois ou quatre Indiens avant de tomber eux-mêmes sous les lances. Partout où ils frappaient, ils écrasaient. Un d’eux, qui venait de réduire en pièces le fusil de Summerlee, allait lui broyer le crâne, quand un Indien lui planta son couteau dans le cœur. D’autres, du haut des arbres, faisaient pleuvoir sur nous des pierres et des morceaux de branches ; quelquefois, se laissant tomber dans nos rangs, ils luttaient avec fureur, jusqu’à la mort. Nos alliés fléchirent un instant sous la pression, et certainement ils eussent lâché pied sans les ravages exercés par nos rifles. Vaillamment ralliés par leurs vieux chefs, ils revinrent avec une telle impétuosité qu’à leur tour les hommes-singes commencèrent déplier. Summerlee n’avait plus d’arme ; mais je tirais sans relâche, et nous entendions crépiter sans relâche sur notre flanc droit les rifles de nos camarades. Alors, tout d’un coup, chez l’ennemi, ce fut la panique, la débandade. Glapissant et hurlant, les grandes bêtes s’enfuirent dans toutes les directions. Nos alliés se jetèrent à leurs trousses. L’air retentissait de leurs cris joyeux. Ils avaient à liquider en ce jour une rivalité vieille de siècles innombrables, et tout ce qu’elle supposait de haines, de cruautés, de mauvais souvenirs dans le cadre de leur étroite histoire. L’homme devait enfin avoir le dernier mot et reléguer à sa place l’homme-bête. Les fugitifs ne pouvaient échapper. De tous côtés, dans les bois, se mêlaient, aux clameurs du triomphe, le sifflement des flèches et le bruit d’écrasement que faisaient, en tombant des arbres sur le sol, les corps des hommes-singes.

Je suivais les autres, quand lord John et Challenger nous rejoignirent.

— C’est fini, dit lord John. Je crois que nous pouvons compter sur nos amis pour un bon nettoyage. Moins nous en verrons, et mieux, peut-être, cela vaudra pour notre sommeil.

Dans les yeux de Challenger brillait le désir du meurtre.

— Nous avons eu, s’écria-t-il en se carrant comme un coq de combat, le privilège d’assister à un événement type, à une de ces batailles décisives qui ont déterminé le sort du monde. Qu’est-ce, mes amis, que la conquête d’un pays par un autre ? Cela n’a pas de sens. Le résultat reste le même. Mais quand, à l’aube des âges, l’habitant des cavernes, dans une rencontre furieuse comme celle-ci, se mesurait avec le tigre ou donnait son premier maître à l’éléphant, alors se réalisaient les vraies conquêtes, celles qui comptent. C’est à une victoire de ce genre qu’un caprice du destin nous a permis de concourir. Désormais, sur ce plateau, l’avenir appartient à l’homme.

Il fallait une foi robuste dans la fin pour justifier de si tragiques moyens. À mesure que nous avancions, nous découvrions, couchés par tas, les cadavres des hommes-singes abattus à coup de flèches ou de lances. De loin en loin, un petit groupe d’Indiens, littéralement fracassés, montrait la place où l’un des anthropoïdes aux abois avait fait volte-face et vendu chèrement sa vie. Des cris, des rugissements, devant nous, continuaient d’indiquer la direction de la poursuite. Ramenés jusqu’à leur « ville », les hommes-singes avaient fait là une dernière résistance, que le vainqueur avait brisée ; et nos yeux allaient connaître l’horreur de la scène finale. Quatre-vingts ou cent mâles, seuls survivants, avaient été conduits dans cette même clairière au bord de la falaise qui, deux jours auparavant avait été le théâtre de nos exploits. Comme nous arrivions, un cercle d’Indiens, armés de lances, venait de se fermer sur eux. Tout s’accomplit en une minute. Trente ou quarante périrent sur place. Les autres, vociférant et griffant, furent lancés par-dessus le précipice ; et s’entrechoquant dans leur chute, ils allèrent, comme naguère leurs prisonniers, s’empaler, à six cents pieds de profondeur, sur les tiges effilées des bambous. Ainsi que l’avait dit Challenger, l’homme assurait pour jamais sa domination sur la Terre de Maple White : il extermina les mâles, détruisit la Cité des Singes, emmena les femelles et les petits en esclavage ; une immémoriale querelle se terminait dans le sang.

La victoire entraîna pour nous de gros avantages. Nous pûmes revenir à notre camp et retrouver nos provisions. Nous pûmes, de nouveau, communiquer avec Zambo, qu’avait terrifié au loin le spectacle de cette avalanche de singes tombant de la falaise.

— Revenez, Massa ! revenez ! nous cria-t-il, ou vous n’échapperez pas au diable !

— C’est la voix de la raison, dit Summerlee, convaincu. Nous avons eu comme cela suffisamment d’aventures, et peu en rapport avec notre caractère et notre état. Challenger, je vous rappelle votre promesse. À partir de ce moment, vous consacrez toutes vos énergies à nous tirer de cet horrible pays, pour nous ramener vers la civilisation.