LE MONDE
GRÉCO-SLAVE.

ÉTAT ACTUEL, MŒURS PUBLIQUES ET PRIVÉES
DES PEUPLES DE LA PÉNINSULE.

I.

Deux péninsules privilégiées, la Grèce et l’Italie, ont produit les deux grandes civilisations qui se partagent l’Europe moderne. Si l’on jette les yeux sur une carte, on verra que le continent européen, appuyant sa base au nord, est couronné au midi par ces deux péninsules célèbres, d’où il a tiré de tous temps ses cultes, ses lumières et ses arts. À l’ouest, le monde latin se compose de l’Italie, de l’Espagne, et de leur lien commun, la France, à laquelle se rattachent la Grande-Bretagne et la moitié du continent intérieur, ou la terre des Germains, que Tacite appelait déjà frères des Gaulois. À l’est, la civilisation grecque domine immédiatement la zone comprise entre Trieste et Varna ; mais sous son influence est placée encore toute la partie de l’Europe qui s’étend des Alpes Carinthiennes aux chaînes de l’Oural. C’est là ce qu’on peut appeler le monde gréco-slave, parce que deux races, les Grecs et les Slaves, y ont constamment prédominé.

Dans l’Europe occidentale, la société ne s’est-elle pas également formée par le conflit et la fusion de deux races, les Latins et les Germains, qui, une fois organisées, sont allées de concert créer en Amérique un nouvel Occident, chrétien comme le premier, comme lui doué d’institutions latino-germaniques ? Or, de même que l’Europe occidentale, par la nature de sa position, déborde sur l’Amérique et l’Afrique, l’Europe orientale a toujours tendu, depuis Alexandre-le-Grand, à se déverser sur l’Asie. Comme ce barbare Germain qu’une voix intérieure appelait au Capitole, les Slaves se sentent attirés vers le Caucase, et les Grecs vers le Nil et l’Euphrate. Forte de son organisation monarchique, l’Asie du moyen-âge avait non-seulement repoussé l’invasion de ces peuples, mais réussi même à subjuguer les Grecs et les Slaves, morcelés en mille principautés. Ce succès fut encore facilité par l’absence de frontières, naturelles ou morales, entre le reste des Orientaux et les Gréco-Slaves. Ces derniers n’ont pu encore parvenir à oublier leur origine et à former une société aussi compacte, aussi distincte des autres familles de peuples que l’est l’Europe occidentale. C’est pourquoi l’on continue de désigner sous le nom général d’Orientaux, quoiqu’ils habitent l’Europe, les Grecs et ceux des Slaves qui suivent le rite grec et cette dénomination n’a rien que de juste, car quel voyageur n’a remarqué une étonnante différence de mœurs, d’idées, même de principes, entre les Européens de l’est et ceux de l’ouest ? Quand on dépasse Varsovie, Prague, Presbourg, Trieste, on voit l’Occident cesser tout à coup, et l’on tombe en plein Orient. En général, l’espace du 35e degré de longitude au 65e, où nous plaçons le monde gréco-slave, est un milieu vague, un champ de combat entre l’Europe et l’Asie.

La France continue à tort de voir dans les musulmans les seuls dépositaires de la civilisation orientale : ils n’ont plus qu’une moitié de ce noble dépôt, et la plus faible moitié. Au lieu de ne songer qu’à reconstituer la race arabe et turque, on aurait dû s’apercevoir qu’il y a aussi une chrétienté orientale à renouveler et à ranimer. Il ne faudrait pas tout espérer de quelques millions de Turcs, mais espérer un peu plus de deux grandes races, admirablement douées, qui sont l’ame des trois empires ottoman, russe et autrichien, qui ont transmis leurs dialectes, leurs mœurs, leur pensée sociale et en partie leurs rites religieux à cent millions d’Européens, y compris les petites tribus étrangères plus ou moins fondues avec le vaste corps dans lequel elles sont enclavées. On devrait s’occuper davantage des Serbes ou Illyriens, qui constituent la principale force militaire de la Turquie d’Europe et de la Hongrie ; il faudrait honorer d’un regard les journaux et les publications nationales que ce peuple imprime en Croatie, en Dalmatie, en Syrmie, à Belgrade, et jusque sous la liberté de la montagne Noire (Tserno-Gortsa sloboda) titre que prend l’état monténégrin. On ne suit pas les Moldo-Valaques et les peuples des Karpathes dans leur marche toujours ascendante vers l’affranchissement. On oublie les Bulgares, qui viennent de fonder, pour leur belle langue, inconnue de l’Europe, des imprimeries à Boukarest, à Odessa, à Smyrne. La France devrait-elle négliger ainsi ce grand travail politique et littéraire qui, n’ayant d’autre phare que la Russie, menace d’entraîner sous cette influence la moitié de l’ancienne Turquie et le quart de la Méditerranée ?

On s’est accoutumé à ne voir le siége de la puissance slavone qu’en Russie ; mais, loin de pouvoir être exclues du cercle slave, les provinces danubiennes en sont au contraire l’axe et le noyau : les premiers trônes de la race slave ont resplendi sur le grand fleuve ; le dernier retranchement où ce peuple s’est toujours victorieusement défendu contre toute conquête est la chaîne karpathique. Le Karpathe ou Krapak est comme le mont Merou de cette race géante. Homère célébrait déjà la mer de Karpathos et son île montagneuse. En slavon, ce mot, racine d’une foule d’autres, désigne le fort, la puissance (krepkiy, krepost), et le brave (chrabriy) ; d’où est venu le nom des Chrobates, aujourd’hui Croates, premiers maîtres de ces sommets. La Hongrie et la Turquie d’Europe étant l’artère la plus vitale du corps slave, le Danube n’est donc qu’un fleuve slavon.

Si une fois la confédération slavo-grecque se nouait fortement dans la péninsule[1], l’Autriche perdrait sa prépondérance sur des peuples qui ne lui appartiennent pas. Ce Slave, si brave, si intelligent, si sympathique, dont le nom, Slaviane, signifie l’homme glorieux avait été, comme hérétique et schismatique, réduit par les pieux Germains du moyen-âge à un état voisin de celui de la brute, et son nom était devenu synonyme de valet[2]. Les Allemands parviendront-ils à se faire pardonner le passé ? Ils y réussiraient peut-être en concourant franchement avec la France à relever ce qu’ils ont détruit, les antiques nationalités slaves. Par là on entamerait le travail centralisateur de la Russie, on empêcherait l’établissement du monstrueux empire gréco-slave que rêve Pétersbourg ; et la forme fédérative, naturelle à tous les Gréco-Slaves, même de Russie, en s’introduisant parmi ces peuples, les rendrait moins menaçans pour le reste de l’Europe, sans toutefois les affaiblir, car la race gréco-slave est probablement la plus nombreuse qui vive sur le globe : la population chinoise seule pourrait lui être opposée ; mais n’y a-t-il en Chine qu’une seule race ? En admettant pour toute l’Europe 230 millions d’habitans, il faut bien reconnaître que plus de 100 millions sont Gréco-Slaves. Le reste des Européens couvre les pays les plus exploités, où la population, entassée et riche, ne peut guère augmenter désormais, tandis que leurs rivaux, les Gréco-Slaves, occupent des territoires non-seulement quatre fois plus considérables, mais encore presque inexploités jusqu’ici, et où le chiffre de la population croît tous les ans de plus d’un million. De telles agglomérations d’hommes ne vivront libres qu’en formant des nationalités distinctes. N’oublions pas que les Slaves tiennent par leurs mœurs et toutes leurs institutions aux Hellènes ; l’histoire des uns sera celle des autres ; leurs destinées paraissaient déjà unies dans l’antiquité. La science allemande s’efforce en vain de nous présenter les Slaves comme des intrus en Europe. Les Slaves sont des intrus en Europe comme les Grecs, et ils y étaient avant les Goths, ces pères des Allemands. On peut même dire que l’Allemagne ne s’est constituée que par le démembrement des royaumes slaves, puisqu’au temps de Charlemagne, tout ce qui, au-delà du Rhin, n’était pas France était Slavie. L’Autriche actuelle ne renfermait alors que des Slaves ; et en Prusse, jusqu’au XVIe siècle, l’intrus, c’était le Germain, qui ne subsistait que comme vassal de la Pologne.

La question des races gréco-slaves est le point central de la question d’Orient. Si l’on parvenait à délivrer ces peuples de la double pression russe et anglaise, à organiser parmi eux des souverainetés et des forces militaires imposantes, la France changerait entièrement sa position, qui, par ce seul fait, de défensive peut devenir offensive, à l’égard de l’Angleterre et de la Russie. Mais, pour aider à reconstituer des peuples, il faut connaître leur génie, leurs formes sociales, leurs sympathies, leurs répulsions, et, par une étrange fatalité, la France a sur l’état des nations qui, bordant la Méditerranée et toute l’Allemagne à l’est, pourraient, en cas de guerre, lui être d’un si grand secours, des notions bien moins précises que sur l’état de l’Inde ou de l’Amérique.

Les géographes grecs du commencement de ce siècle donnent à l’empire turc 32 millions d’habitans : quelque réduite qu’ait été depuis ce temps la population turque par les guerres et les pestes continuelles, on ne peut guère l’évaluer à moins de 24 millions, parmi lesquels il faut compter au moins 17 millions de chrétiens, y compris ceux d’Arménie et de Syrie. Autrefois la Turquie d’Asie était plus peuplée et plus riche que la Turquie d’Europe ; on lui donne encore 192 habitans par chacune des 62,500 lieues carrées dont se compose son territoire ; on évalue l’ensemble de sa population à 12 millions d’ames, tandis qu’on n’en prête que 9,470,000 à la Turquie d’Europe, y compris même le royaume grec. Ces calculs sont tout-à-fait erronés. La population de l’Égypte ne dépasse pas 2 millions d’individus, et celle de la Syrie atteint au plus à 1,200,000. L’Arabie, la Turkomanie, le Kourdistan, font à peine partie de l’empire ; en Asie, la vie nomade a peu à peu morcelé les populations, au point de leur enlever l’idée même de la nationalité. La Turquie d’Europe présente un tout comparativement beaucoup plus compact : quoique ravagée en tous sens, elle contient 15 millions d’hommes, et, bien administrée, elle en nourrirait plus du double, puisque son territoire, qui est partout d’une étonnante fertilité, égale en étendue celui de la France. Pour cette partie de l’Europe, nos géographies sont malheureusement très inexactes. Ainsi, elles ne comptent, dans les provinces immédiates et directement soumises au sultan, qu’un million et demi de Slaves, tandis qu’il y a déjà 4,500,000 Bulgares, sans compter les Serbes de la Hertsegovine et de la Bosnie. Les Albanais sont également plus nombreux qu’on ne le pense en général : il doit s’en trouver en Turquie plus d’un million, et un nombre peut-être égal d’Hellènes, établis dans les divers districts de l’Albanie. Il en est de même pour les provinces médiatisées ou simplement tributaires. Sur les 1,500 lieues carrées de la Serbie, il faut placer, non pas 400,000 ames, mais 6 à 700,000. La statistique moldo-valaque dressée par les Russes en 1832 a également fait découvrir une population double de celle qu’on supposait sur les 800 lieues carrées de la Moldavie et les 4,810 lieues de la Valachie, quoiqu’il y en ait 1,337 en forêts. Le nombre actuel des habitans des deux principautés s’élève à 3,821,000, et le tiers du pays est encore en friche. L’impôt direct et indirect de la Valachie, en 1839, était de 16,293,279 piastres (chaque piastre de 35 centimes) ; l’impôt de la Moldavie était de 10,467,209 piastres : d’où il suit que le revenu de 18 millions de francs assigné par les statistiques à ces deux provinces n’est pas plus vrai aujourd’hui que celui de 4 millions assigné à la Serbie. Néanmoins ces trois états ne paient à la Porte qu’un tribut annuel fort modique, la Serbie 1,300,000 piastres, ou 325,000 francs ; la Moldavie et la Valachie, 3 millions de piastres, ou 750,000 francs.

Aux yeux du géologue, ces provinces n’offrent qu’un chaos de montagnes s’entrecroisant sans direction, sans chaîne régulière, et qui, par une singulière exception, au lieu de présenter au centre du pays leurs plus hautes cimes, les ont à la frontière, sur l’Adriatique, le Danube et l’Archipel. Leurs vallées, qui débouchent toutes dans l’intérieur de la presqu’île, peuvent, sur ces divers points, être fermées comme avec des portes à l’artillerie et aux armées du dehors. Les méandres glacés de la chaîne albanaise, appelés Albii ou Albani dans l’antiquité, et qui ont probablement donné leur nom aux Alpes, vont s’abaissant vers le nord-est, et suivent la Save jusqu’au Danube, où ils s’éparpillent en ramifications innombrables, qui constituent la Serbie et l’ouest de la Bulgarie. Un de ces Balkans paraît avoir rejoint les Karpathes transdanubiens et avoir autrefois, près d’Orchova, barré le Danube, qui, en brisant ces rochers, a produit les fameuses cataractes de la Porte-de-Fer. Ces montagnes, toutes très escarpées et couronnées de superbes forêts, sont les Balkans (l’ancien Hœmus). Elles dessinent la vallée danubienne, bordent la mer Noire de leurs remparts à pic, séparent la Bulgarie de la Thrace, et, à travers cette dernière province, envoient jusqu’au Bosphore et aux Dardanelles des branches de collines autrefois nommées Dardaniennes. Toutes les montagnes situées au nord de la péninsule classique sont aujourd’hui slaves et forment les défenses les plus redoutables des peuples de cette race ; celles du sud sont, pour la plupart, restées grecques.

La chaîne assez régulière du Rhodope (Despoto-Dagh), aux cimes couvertes de neiges éternelles, sépare la partie grecque de la partie slave de l’empire d’Orient ; mais de nombreux et larges défilés fendent cette chaîne : débordant par ces ouvertures, les deux races ne peuvent s’éviter. Une plaine très élevée, où coule le fleuve des Bulgares, la Maritsa, lie aussi les bases du Rhodope grec à celles des Balkans slaves. Les deux grandes races sont donc sans frontières naturelles, et se rencontrent, pour ainsi dire, à chaque pas qu’elles font. Aussi trouve-t-on dans toute la Grèce des Slaves disséminés comme agriculteurs et pasteurs, et des Grecs dirigent l’industrie et le commerce dans presque toutes les provinces slaves.

Il est remarquable que chacun des principaux groupes de montagnes gréco-slaves a de tout temps garanti une nationalité, et servi d’asile à des vaincus. Tel est pour les Grecs le mont Olympe (vulgairement Lacha), qui, haut de 6,000 pieds, n’est accessible que par des sentiers suspendus sur des abîmes, au fond desquels écument les torrens, ou croupissent les lacs formés par la mer. Grace aux précipices qui l’entourent, ce refuge de la nationalité grecque deviendrait inexpugnable, s’il était défendu seulement par quelques centaines de palikares. Cette montagne est terminée, du côté de la Macédoine, par un mur à pic, haut de 3,000 pieds, qui surmonte l’horrible gorge de Platamona ; du côté opposé, elle abrite la vallée de Tempé aux ombrages toujours délicieux, et protége la Thessalie. Cette longue province, que le Penée féconde, forme une espèce de cirque ; sur les degrés intérieurs de cette vaste arène étaient assises soixante-quinze villes florissantes. Les Turcs n’ont jamais complètement subjugué les Thessaliens ; les habitans d’Ambelakia et des villages de l’Ossa, organisés au XVIIIe siècle en républiques fédérées, et rivalisant par leur commerce avec plus d’une grande ville manufacturière d’Europe, ne laissaient aucun Ottoman approcher de leur vallée. Divisés entre douze capitaines ou chefs de bandes, les fertiles plateaux de l’Olympe ont presque toujours été libres. Les annales jusqu’ici ignorées de cette montagne mentionnent des dynasties de héros et nous montrent ces vaillans capitaines traitant comme souverains avec les Turcs, qui ont cent fois, par des diplômes solennels, reconnu leurs droits à l’indépendance.

L’Olympe thessalien communique avec l’Athos par la mer et par les chaînes de la haute Macédoine ; là est le centre militaire de la péninsule ; cette position domine et les Grecs et les Slaves. Qui possédera ces sommets y trouvera toujours l’indépendance, et pourra souvent menacer celle des autres. De ce point, en quelque sorte monarchique, berceau de Philippe et d’Alexandre, se détache et s’isole le mont sacré du peuple, Monte-Santo ou l’Athos, masse calcaire haute de 6,300 pieds, qui termine la Macédoine du côté de la mer, comme l’Olympe la limite sur le continent. Les vingt-deux couvens de l’Athos forment une espèce de république, composée d’à peu près six mille moines : ce petit état, ayant son sénat et ses ministres, garde jusqu’à ce jour, moyennant un tribut, ses antiques libertés et le droit de s’administrer séparément. Organe principal de l’église grecque, il est peut-être la puissance morale la plus respectée de tout l’Orient. Depuis la prise de Constantinople par les Turcs, l’Athos est, comme l’Olympe, l’espoir et le refuge des patriotes opprimés. Ainsi le moine et le klephte, armés, l’un de sa croix, l’autre de sa carabine, sont les deux sentinelles qui gardent le territoire et la nationalité helléniques.

On peut en dire autant des Sphakiotes et des habitans de l’Ida et des monts Blancs de l’île de Crète. Depuis plusieurs générations, ils soutiennent obstinément contre les envahissemens des Turcs les priviléges octroyés aux Crétois. En un mot, toutes les positions centrales des montagnes ont toujours servi de refuge contre la tyrannie, et elles donneront dans tous les temps des sauveurs à la Grèce.

Les tribus slaves ont aussi leurs champs d’asile et leurs montagnes sacrées. Pour la Bulgarie, c’est le mont Rilo et le Vysoka (l’ancien Scardus), qu’on croit haut de 9,600 pieds ; pour la Serbie, c’est le Roudnik ; pour les chrétiens de Bosnie et de l’Hertsegovine, c’est le terrible Montenegro. Les Gréco-Slaves d’Épire ont pour refuge l’Agrafa (le Pinde), qui, bien qu’élevé de 8,400 pieds, est tout couvert de forêts vierges. Au-dessous des cavernes qui percent la montagne en tous sens, autour de ses pittoresques cascades, on trouve de nombreux villages de brigands, comme disent les Turcs, c’est-à-dire d’hommes libres, hospitaliers pour le voyageur inoffensif, implacables pour qui vient en ennemi. Ces repaires de brigands (klephtachoria) jouissaient, il y a quelque temps encore, d’une grande prospérité ; quelques-uns, comme Metsovo, étaient devenus des villes de 20,000 ames, animées par l’industrie et les arts ; mais des pachas ont récemment détruit ces cités naissantes, et les hommes libres ont regagné les sommets klephtiques, qu’ils possèdent, depuis Skanderbeg, en pleine souveraineté. Les chaînes désordonnées qui parcourent l’Épire s’appuient la plupart aux bases de l’Agrafa, ce qui fait nécessairement dépendre le repos de ce pays de la volonté des tribus agrafiennes. Une partie de la Livadie avec son Parnasse (Liakoura) aux arides sommets élancés, de 2,240 mètres, avec ses défilés de l’Œta et ses glorieuses Thermopyles, dépend aussi de l’Agrafa.

L’Albanie, chaos tumultueux de rochers entassés, oppose à toute conquête ses formidables monts Acrocérauniens (Monti di Chimera). La Bosnie est une autre citadelle fortifiée par la nature. L’extrémité nord-ouest de l’empire, la haute Valachie, comme la Transylvanie, long-temps tributaire des sultans, présente également un inextricable labyrinthe de défilés, dont les maîtres, s’ils sont indigènes, arrêteront sans peine les plus fortes armées d’invasion. Mais ces monts, d’où l’on domine le Danube, ont été cédés à l’Autriche, qui, le long des abîmes, a su ouvrir des routes pour son commerce et ses canons. Telles sont les chaussées de Botsa, de Voulkan, de Torzbourg, et cette route fameuse connue sous le nom de Chemin Carolinien, ouvrage immense, espèce de Simplon créé par un ingénieur français, Stainville, et couronné par le vieux donjon gothique dit la Tour Rouge, phare de tant de batailles livrées entre l’Orient et l’Occident. Les garnisons autrichiennes occupent tous ces passages ; les montagnards sont Valaques, de religion grecque ou orientale, et sympathisent mieux avec leurs coreligionaires qu’avec leurs maîtres allemands.

La plaine, en Valachie, a partout une prodigieuse fécondité, et la montagne renferme des mines qui furent long-temps et redeviendraient peut-être le Pérou de l’Europe. Les Russes, sous l’administration du général Kisseleff, en ont levé la carte géologique, mais leurs découvertes sont restées ignorées des Valaques même. On sait seulement qu’il y a du minerai de cuivre à Krasné, de vif-argent à Pitechti, de charbon de terre à Gesseni, d’asphalte à Poutchessa, de l’or et de la poix minérale à Korbéni, du soufre et de l’ambre jaune à la montagne Deale de Roche. Ces trésors restent enfouis ; les salines seules sont activement exploitées, et donnent à l’état plus de 15 millions de piastres par an. Les majestueux Karpathes, où s’accomplit la fusion de la race slave et de la race latine, portent sur leurs versans les plus belles forêts de l’Europe. Toutefois le Grec qui arrive dans ces contrées transdanubiennes doit ressentir une triste impression : il ne retrouve plus le climat de la péninsule, il entre dans une nouvelle zone physique et morale, où s’annonce dès l’abord l’influence directe de la Russie. Un froid montant jusqu’à 26 degrés, une abondance extraordinaire de neige, sur laquelle les traîneaux roulent pendant quatre mois, une aristocratie de boyards fortement constituée, une population champêtre dégradée par la servitude, et la steppe nue qui déjà, en Moldavie, s’ouvre immense ; tout lui dit qu’il a atteint ses colonnes d’Hercule. Les villes, au lieu d’être pavées, sont pontées à la russe, avec des troncs d’arbres équarris ; le paysan moldave appelle son chariot kibitke, et son fouet knout, comme le paysan moscovite ; comme lui, il fait pompeusement ses charrois avec quatre chevaux, et ne possède pas même son propre foyer. Il n’est pas jusqu’à l’architecture des églises et des couvens qui ne reproduise le style moscovite. Mais, dans les jeux, les danses populaires, la musique, les procédés des arts, le commerce, l’agriculture, et surtout dans les rites religieux, l’hellénisme se maintient encore. La Valachie se rattache plus directement que l’autre principauté à la péninsule grecque, car elle communique par ses deux portes de fer avec l’Eptapole ou Transylvanie, et avec les nahias (districts) serbes et bulgares, tant de la Morava que du Timok. Les rives de ce dernier torrent, escarpées au point d’être presque inaccessibles, nourrissent même une forte population de pâtres roumounes qui de là s’infiltre au sud, en poussant ses troupeaux jusqu’à l’Épire.

Ainsi la presqu’île gréco-slave ne présente guère qu’un entassement de montagnes : on dirait un vaste théâtre composé d’innombrables terrasses, qui, fermées du côté de l’ouest, du nord et du sud, ne s’abaissent et ne s’ouvrent qu’à l’orient, par les plaines de la Thrace et du Danube. La mer semble avoir travaillé d’accord avec les montagnes à faire de ce pays une terre privilégiée : qu’on en suive les contours depuis Raguse et le golfe de Cattaro, dans l’Adriatique, jusqu’au cap Matapan, et de là par les Bosphores jusqu’à Soulina et à Galats, puis qu’on cherche un développement de côtes, d’îles et de ports comparable à celui-ci. Ce coin du globe en est certainement la partie la plus achevée. Aussi la Méditerranée, cette mer si mouvante, qui ensable tant de rivages, n’a-t-elle rien changé à ceux des Hellènes ; leurs ports n’ont été, depuis deux mille ans, ni rétrécis ni comblés ; ils sont toujours les plus beaux de l’Orient. Ces côtes, presque partout calcaires et à pic, défendent les habitans contre l’attaque des eaux, comme les montagnes de l’intérieur les protègent contre l’agression de l’ennemi. On peut donc dire en toute vérité que ce pays a dans son sol même les élémens de l’indépendance. La mer Égée (Archipel) s’appelait autrefois mer Blanche c’est-à-dire mer royale et libre : ce nom de mer Blanche ne désigne plus aujourd’hui que la mer de Marmara, lac de décharge de la mer Noire ; mais ce beau lac maritime est appelé à devenir, comme autrefois, un appendice de la Grèce. Les côtes de l’Archipel, chargées de raisins, de citrons, d’olives, outre qu’elles sont sans hiver, se trouvent encore garanties d’un excès de chaleur par la brise de mer, et jouissent d’un plus heureux climat que l’Italie même. Loin d’assoupir l’intelligence et le courage, le long été de ces régions ne fait que développer plus harmonieusement toutes les forces humaines ; aussi comprend-on sans peine que les peuples de cette péninsule aient formé si long-temps la plus digne portion du genre humain, et qu’ils tendent aujourd’hui avec ardeur à reprendre leur rang dans le monde.

II.

Les divisions politiques de la péninsule sont des divisions toutes naturelles, déterminées chacune par un groupe de montagnes, avec l’ensemble de plateaux qu’il supporte, et de rivières ou de bassins qui en émanent ; à l’abri de ce groupe, une nation se trouve établie avec ses diverses tribus, qui forment autant de provinces. Ces grandes divisions territoriales, au nombre de cinq, sont : au sud, la Romélie, qui comprend tout le pays des Romeoi ou des Grecs ; à l’ouest, vers l’Adriatique, les trois provinces dites d’Albanie ; au nord-ouest, les vastes contrées formant autrefois le royaume serbe, et connues aujourd’hui sous le nom de Hertsegovine, Montenegro, Bosnie, Croatie et Serbie ; à l’est, les nombreux pachaliks de l’ancien état bulgare, situés le long de la mer Noire et du Danube ; enfin, de l’autre côté du fleuve, la longue région appelée Moldavie et Valachie, qui, impuissante si elle est isolée, devient formidable et florissante si elle s’allie, comme boulevard, à un grand empire.

Ces cinq parties de la Turquie d’Europe, si naturellement distinctes que jamais aucun pouvoir n’a pu et ne pourra les confondre, sont occupées par cinq nationalités, toutes à peu près d’égale force, mais où prédomine numériquement la race slave, puisqu’en Turquie seulement la population slave s’élève à près de huit millions. Cette population est partagée, il est vrai, en deux peuples qui diffèrent complètement de goûts et de tendances, les Bulgares et les Serbes. Les Bulgares, au nombre de quatre millions et demi, n’aiment que la paix et l’agriculture ; les Serbes, qui, non compris ceux d’Autriche, sont dans la seule Turquie forts de trois millions, aiment surtout la vie aventureuse du guerrier et du pâtre. Mais les uns et les autres ont juré d’être libres ; et, dans leurs luttes pour l’indépendance, ils trouveraient, s’ils étaient vaincus, l’hospitalité au-delà du Danube, chez leurs alliés les Moldo-Valaques. Cette autre nation, de près de quatre millions d’ames, divisée en deux principautés qui ne forment réellement qu’un seul et même état, couvre le nord de l’empire, et complète avec les Slaves la ligne de tribus, qu’on appelle improprement les peuples nouveaux de la péninsule, par opposition aux deux nations antiques des Hellènes et des Albanais, les Illyriens primitifs. La nation albanaise, jadis répandue jusqu’au Danube et aujourd’hui refoulée dans les montagnes, ne compte plus qu’un million d’ames à peine. Également décimée, la population grecque n’est guère forte de plus de trois millions, y compris les Slaves hellénisés de la Macédoine, les Albanais hellénisés de l’Épire, le royaume grec et les îles. Sans doute le nombre des Grecs doublerait en peu d’années, si la liberté et la concorde revenaient enfin dans la presqu’île ; mais alors les populations moldo-valaques, serbes et bulgares s’augmenteraient aussi proportionnellement, et l’équilibre se maintiendrait.

Ces cinq peuples, les seuls indigènes parmi ceux de la péninsule, et chrétiens presque tous, à l’exception d’une partie des Serbes et des Albanais ou Arnautes, forment donc à peu près un groupe de quatorze millions d’hommes. On pourrait faire entrer dans ce groupe les Turcs comme sixième nation, s’ils n’étaient désormais en trop petit nombre, et s’ils n’avaient constamment vécu en étrangers, campés seulement dans la péninsule, n’en occupant que les citadelles, et n’existant comme population champêtre que dans la Thrace, où l’invasion des agriculteurs bulgares s’étend de plus en plus et les refoule vers Stamboul. Ces anciens dominateurs sont-ils maintenant au nombre d’un million en Europe ? On peut en douter. Quant aux Albanais et aux Bosniaques mahométans, ces peuples indigènes ont à la possession de leurs montagnes des titres aussi légitimes que les chrétiens ; et, le voulût-on, on ne les chasserait pas facilement des châteaux, vrais nids de vautours, qu’ils occupent dans les défilés. Ils ne réclament d’ailleurs que leur propre indépendance, et pour l’obtenir, ils se coaliseraient contre les Turcs, même avec les chrétiens, dont ils parlent la langue et sont les frères renégats. Le Grec, le Bulgare, le Serbe, l’Albanais, le Moldo-Valaque, voilà donc les seules bases sociales de la Turquie d’Europe : ces cinq nationalités gréco-slaves ont des intérêts communs, mais que malheureusement elles ne comprennent pas encore assez. Leur rivalité a toujours causé leurs malheurs ; elle avait déjà détruit l’unité de la péninsule du temps des Romains, et le Turc, comme avant lui le Romain, n’est parvenu à vaincre ces états qu’à l’aide de leurs propres discordes. La seule condition que, même en ce moment, les Gréco-Slaves aient à remplir pour se trouver en état de reconquérir leurs droits, malgré l’Europe entière, c’est d’être unis ; mais la politique ottomane, fondée, comme celle de tous les conquérans, sur l’axiome divide et impera, a toujours su entretenir la désunion, et souvent même l’hostilité, parmi ces peuples. La Turquie ne déjoue depuis trente ans toutes leurs insurrections qu’en les empêchant de correspondre entre eux. Unis, leur volonté ferait loi ; désunis, ils sont si faibles, que la petite armée ottomane, dont l’effectif ne peut plus atteindre cent mille hommes, suffit pour les paralyser. Depuis des siècles, les nations gréco-slaves présentent le phénomène de populations aussi belliqueuses qu’intelligentes exploitées par des barbares ignorans et par un ramas d’étrangers, auxiliaires de ces barbares, comme les Arméniens et les Juifs. Établis, au nombre de près de 200,000, sur le Bosphore, les Arméniens, banquiers de l’Asie, se répandent cupides et rapaces dans tous les bazars gréco-slaves ; ils sont les fermiers de tous les pachas, les créanciers de toutes les communes, qu’ils appauvrissent par leurs criantes usures. Les Juifs, évalués dans la péninsule à 250,000, sont un autre fléau non moins détesté que les Arméniens et les Turcs. Les nomades appelés Tsiganes, Tsingaris ou Gyphtos, sont une troisième plaie du pays. La population de ces parias venus de l’Indostan s’élève dans la Bulgarie, la Serbie et la Moldo-Valachie, à 300,000 hommes à peu près, musulmans et chrétiens.

Toutes ces tribus parasites deviendraient impuissantes, si jamais les peuples gréco-slaves concluaient entre eux une paix sincère. L’obstacle qui s’oppose à l’établissement de cette paix vient des Européens même qui ont jusqu’ici embrassé la cause des rayas : les uns, philhellènes ardens, ont voulu tout soumettre aux Grecs ; les autres, slavophiles exclusifs, n’ont vu dans la noble cause grecque qu’une fraction rebelle du slavisme. En réalité, les deux causes ne peuvent se séparer, mais elles ne peuvent non plus s’absorber l’une l’autre. Le triomphe des Grecs et des Slaves, qui sera celui de la civilisation en Orient, ne se consommera que par l’alliance des deux races. Les rayas le sentent, et c’est là que tendent tous leurs vœux ; ce fait est prouvé par leurs efforts continuels pour combiner leurs insurrections, efforts que la seule astuce des pachas fait échouer. Depuis long-temps l’intérêt slave et l’intérêt grec ont cessé d’être ennemis. Ne pouvant se vaincre l’un l’autre, pour coexister libres, quel autre moyen ont-ils que la fédération ? Sur cette terre classique, où jadis les villes se pressaient, le désert règne et régnera tant qu’on n’aura pas appliqué à ces contrées le seul mode de gouvernement qui leur convienne, le mode fédératif. Ce serait à tort qu’on craindrait de favoriser par là les projets des Russes sur Constantinople. En aidant la Porte dans ses efforts pour obtenir une centralisation impossible, loin de relever l’équilibre européen, on suit précisément la route qui amènera sur cette terre Russes, Autrichiens et Anglais, d’abord comme auxiliaires des Turcs contre les rébellions incessantes des rayas, puis comme maîtres définitifs du pays.

Instruits par une trop vieille expérience, les peuples gréco-slaves n’aspirent plus qu’à vivre unis ; les plans de leurs chefs, tout aussi bien que leurs journaux et leurs chants populaires, expriment unanimement ce vœu. Ils ne demandent point à se séparer du sultan, ils veulent rester dans l’empire, mais comme vassaux et non comme sujets. Leur rêve favori est une confédération chrétienne, aboutissant au trône de Stamboul et contrebalançant la confédération musulmane d’Asie, qui aboutirait de même au Bosphore. La situation respective des cantons de la fédération gréco-slave rappelle assez exactement la disposition des diverses parties d’une pyramide. La base en serait formée par le cours du Danube, que dominent la Moldo-Valachie et la Serbie ; sur les deux flancs de la pyramide se placeraient la Bulgarie et la Bosnie, avec ses annexes, le Montenegro et la Hertsegovine. Ce premier massif a pour entablement la chaîne du Rhodope, qui porte la seconde moitié de la pyramide, plus allongée, mais beaucoup moins large que la première. Cet étage supérieur présente sur une ligne parallèle l’Albanie et l’Épire, la Macédoine et la Thessalie, l’état de Constantinople et la Thrace. Rattachée par de nombreux liens à ces trois groupes, la Grèce, ce royaume tout maritime qui ne peut vivre que par ses relations avec les provinces agricoles, s’en dégage avec peine pour s’élancer dans la mer comme un vaisseau, ayant à sa droite la prétendue république des îles Ioniennes, et à sa gauche les futures villes libres de l’Asie mineure. Enfin la pyramide est couronnée par Candie, qui se baigne dans les eaux de l’Afrique, pendant que la Moldavie voit déjà naître dans son sein cette grande steppe du nord, qui de là s’étend sans interruption jusqu’à la Chine.

On conçoit qu’à la vue de tant de provinces qui, jouissant du plus doux climat, baignées des plus belles mers du globe, étaient prêtes à se livrer à lui, on conçoit qu’Osman ait fait jadis son magnifique rêve ; qu’il ait vu en songe son empire futur, pareil à une tente de feuillage surmontée par le croissant de la lune et posée sur quatre grandes colonnes, l’Hémus, le Caucase, le Taurus et l’Atlas. Cette tente verdoyante était formée par un seul arbre, qui sortait des reins du nomade asiatique ; des racines de l’arbre jaillissaient le Danube, le Tigre, l’Euphrate et le Nil, couverts de vaisseaux comme la mer. Les campagnes étaient chargées de moissons et les montagnes d’épaisses forêts ; dans les vallées s’élevaient des villes couronnées de pyramides, de tours, de dômes dorés, et, parmi les bosquets de rosiers et de cyprès, le chant des rossignols et des perroquets empourprés se mêlait aux prières des imans. Des multitudes d’oiseaux étrangers venaient s’abattre en gazouillant sous la voûte embaumée de cette tente, dont les rameaux entrelacés s’allongeaient en forme de sabres. Enfin un violent ouragan tourna toutes ces pointes de glaives vers les différentes villes du globe, et surtout vers Constantinople, qui, située, dit Osman, à la jonction des deux mers et des deux continens, comme un diamant enchâssé entre deux saphirs, forme l’anneau principal de la chaîne qui embrasse le monde. Cet anneau tomba entre les mains d’Osman, et l’empire turc fut constitué.

Cinq siècles ont passé depuis le songe d’Osman ; la tente existe toujours, mais tôt ou tard elle sera partagée entre ceux qui l’ont plantée. Une si vaste demeure ne peut être occupée par un seul peuple. La pensée des Soliman et des Amurat, qui voulurent reculer jusqu’à l’Adriatique la frontière de leurs états, était rationnelle ; mais cette limite, légitime pour un pouvoir européen établi à Stamboul, ne pouvait convenir à une monarchie qui poussait jusqu’à l’obstination la fidélité à son origine musulmane. La Porte était condamnée par cette obstination même à rester une puissance asiatique, car l’islamisme est essentiellement fait pour l’Asie. Quoi qu’il en soit, l’empire turc se trouva, dès sa naissance, scindé en deux régions hétérogènes que la nature n’a point unies. D’un côté il y eut l’Égypte, l’Arabie, la Turcomanie, les pays caucasiens, qui descendent en amphithéâtre vers l’Euphrate et le Tigre, et aboutissent à la Mésopotamie, centre naturel du kalifat de Mahomet ; de l’autre, il y eut les îles nombreuses de la Méditerranée et les pays gréco-slaves, centre naturel du christianisme oriental, boulevard contre l’Asie et à la fois pont jeté entre elle et l’Europe. Cette dualité de l’empire turc est ce qui l’a perdu. Sans doute une telle position lui donnait le grand avantage d’un caractère mixte, à la fois asiatique et européen, Placé au point de jonction entre les trois plus anciennes parties du monde, dominant, au moyen de ses caravanes et de ses flottes, sur l’Océan indien par le golfe Arabique, et sur la Méditerranée par l’Archipel, le chef osmanli pouvait en toute vérité s’intituler padichah ou roi des rois ; mais, pour se maintenir à cette hauteur suprême, il fallait une administration sage et progressive, il fallait le gouvernement le plus civilisé de l’univers et en même temps le plus ferme : à cette condition seulement l’équilibre pouvait subsister entre tant de peuples rivaux. Or, loin d’être également paternel pour tous, le pouvoir des Osmanlis s’attacha à rester un gouvernement de famille, un trône oriental. La dualité primitive qui menaçait cet empire à la fois asiatique et européen, chrétien et musulman, alla donc se formulant toujours avec plus d’énergie, jusqu’à ce qu’enfin les deux principes et les peuples des deux parties du monde se jetèrent le gant et engagèrent une lutte acharnée. Venise appela la première aux armes les chrétiens subjugués, et par ses conquêtes de l’Archipel et de l’Albanie entama cette monstrueuse monarchie. Ensuite vint l’Autriche, puis la France, puis la Russie ; car il ne fallait rien moins que l’effort de toutes les grandes nations pour chasser Osman de sa tente.

Maintenant il s’agit de remettre l’ordre dans cette demeure ruinée par les coups vengeurs de tant d’ennemis. Les deux groupes de peuples, musulmans et chrétiens, se trouvent toujours en présence, aussi peu fondus ensemble qu’ils l’étaient à l’époque d’Osman, et décidés, les uns comme les autres, à ne plus accepter qu’à titre fédéral l’union avec les Osmanlis. On sait avec quelle ardeur les Arabes de Méhémet-Ali, aussi bien que ceux de la Mecque et du désert, appellent cette union fédérative. Les Syriens ne sont pas plus disposés à subir le joug de la Porte que les Arabes ; le sultan a encore moins d’autorité sur les tribus terribles qui couvrent les montagnes du Kourdistan et de la Turcomanie. De toutes les provinces asiatiques, la seule Arménie, pacifique et marchande, semble n’avoir aucun projet d’émancipation ; mais elle ne sourirait pas moins à une liberté qui lui serait donnée sans exiger de sacrifices d’argent. L’absolutisme de la Porte est donc tout aussi miné du côté de l’Asie que du côté de l’Europe. Ce que veulent les Gréco-Slaves est précisément ce que demandent les mahométans eux-mêmes, et la communauté des désirs établit ainsi un lien sympathique entre les Slaves d’Europe et les autres peuples de l’empire d’Orient.

III.

En général, les produits du sol sont à peu près les mêmes dans toutes les provinces gréco-slaves. Le bétail est la principale richesse des habitans ; il y a même des tribus de pasteurs exclusivement occupées, été comme hiver, du soin des troupeaux. Les deux peuples les plus adonnés à la vie pastorale sont les Serbes et les Moldo-Valaques. Dans leurs vastes forêts de chênes, les Serbes entretiennent surtout des troupeaux de cochons en si grand nombre, qu’ils forment la principale ressource du pays, et ont fourni au peuple, en temps de guerre, assez d’argent pour couvrir les frais de campagne et l’achat des munitions. Aussi a-t-on dit que les Turcs, au lieu de combattre les Serbes, auraient dû se tourner contre les cochons de la Serbie, en détruisant les forêts qui les nourrissent. Les Moldo-Valaques ont des troupeaux de gros bétail, et même de chevaux renommés pour leur vitesse, qui s’exportent en masse sur les marchés d’Allemagne et de Russie. La Bosnie et la Hertsegovine nourrissent un nombre considérable de bœufs, qui, devenus gras, sont conduits aux ports de l’Adriatique, et vont alimenter les flottes anglaises de Corfou et une partie de l’Italie. Les tribus de pâtres de ces provinces sont appelées Vlakhi ; elles ont souvent émigré vers les montagnes du sud et vers l’Albanie, où elles ont même donné leur nom à une province, le Stari-Vlah. Partout, jusque dans le Péloponèse, ces hommes gardent les mêmes mœurs et emploient les mêmes procédés pour l’entretien du bétail ; ils ont le même costume de peaux de mouton, la même saleté, la même intrépidité sauvage, jointe à la passion de la musique, de la danse et du chant. Partout on les voit, durant l’hiver, campés dans les vallées profondes, où ils tiennent leurs troupeaux parqués, à l’abri du vent, dans les enfoncemens calcaires en forme d’entonnoir qu’offre souvent la péninsule. À la Saint-George, l’Orphée sauvage lève sa tente, et conduit au son de la flûte son troupeau vers le sommet des monts, mais lentement, et ne quittant un plateau que quand le soleil en a desséché les eaux et les herbages. C’est de cette manière qu’il atteint, à la fin de l’été, les mousses alpestres, encore fraîches lorsqu’au-dessous de lui tout le reste de la verdure est déjà consumé. Il reste sur les cimes jusqu’à la Saint-Dimitri (mi-octobre), et, chassé par les premières neiges, il commence à quitter à pas lents la région des sapins, descendant de plateau en plateau jusqu’à la fin de novembre. Alors il campe de nouveau dans les gorges et les défilés, attentif à saisir le moindre rayon de soleil. Telle est l’existence du voskos ou ovtchar, pâtre gréco-slave. Cet homme au visage farouche effraie souvent les voyageurs, car il est toujours armé ; mais, s’il affecte un ton menaçant avec les riches et les grands, le faible n’invoque jamais en vain son hospitalité.

Toute la péninsule abonde en loups, sangliers, ours, grands aigles, daims, chevreuils, même en chakals dans le midi. Vers le nord, des chevaux sauvages errent sur les plaines ; certaines tribus tatares de Bulgarie les chassent et les tuent pour s’en nourrir. On trouve dans les provinces grecques des ânes et des mulets qui égalent en beauté ceux d’Italie. Il y a en Romélie une race de bœufs blancs qui rappellent ceux d’Homère, et qui contrastent par la noblesse de leurs formes avec les hideux buffles dont les pâturages sont couverts. Le buffle, aux mouvemens stupides, à l’œil terne et jaunâtre, aux cornes renversées sur le cou, est en force et en grosseur le double du bœuf ; aussi l’emploie-t-on avantageusement pour les plus lourds charrois, pour les transports de pierres, de fer, de sel. C’est le chameau de la péninsule : informe, apathique, sobre, endurci à la fatigue comme le chameau, il se laisse, comme lui, conduire par des enfans. En été, l’abondante transpiration de cet animal l’excite à chercher les bourbiers. Sur les vastes plaines sans ruisseaux de la Romélie, il faut lui creuser çà et là des fossés d’eau dormante, où, pendant les plus chaudes heures du jour, le monstre noir est plongé jusqu’au museau, qu’il tient immobile au-dessus de l’onde fétide, et toujours dirigé du côté d’où vient le vent, l’ondulation de l’air fût-elle imperceptible.

Les forêts bulgares abondent en petites tortues. Le voyageur, endormi sous la feuillée, est souvent visité par ces timides animaux, qui, étendant leurs longues pattes hors de leur écaille tachetée, viennent chercher les restes de son repas. L’Oriental regarde ces tortues comme impures et n’oserait pas même les toucher ; exportées, elles fourniraient à l’Européen un mets très recherché, et seraient pour les habitans une nouvelle branche d’industrie. C’est ainsi que la pêche des sangsues, abondantes dans les marécages de la presqu’île et recueillies pour le compte des marchands francs, a déjà enrichi plus d’une pauvre famille.

Parmi les végétaux de ces provinces, les plus communs sont le myrte, le laurier-cerise, le mûrier noir, l’oranger, l’olivier, le sycomore, le térébinthe, le chêne à grappe, le tilleul, le châtaignier, le cyprès et le superbe platane d’Orient, qui atteint des dimensions colossales, témoin celui de Bouyouk-déré ; le palmier seul manque à cette terre ; on ne l’y voit, comme à Athènes, qu’exceptionnellement. Les arbres fruitiers d’Europe y abondent, on y trouve des forêts entières de cerisiers et de pruniers ; le fruit de ce dernier arbre sert, dans toute la Turquie, à faire l’eau-de-vie appelée raki[3]. Assez souvent le paysan distille lui-même son raki ; celui des Grecs est une anisette célèbre. Les céréales peuvent croître partout abondamment, quoiqu’on ne les cultive que dans les cantons agricoles. Il y a des tribus de pasteurs, d’autres qui se vouent spécialement à l’état de laboureurs. Le peuple agriculteur par excellence est le Bulgare ; on le voit se répandre par bandes appelées jetelatsi, en grec theristetais, dans les provinces éloignées comme l’Albanie, la Serbie, la Romélie, pour y faire les récoltes ; d’autres troupes de Bulgares s’en vont de même au printemps pour diriger les semailles. Dans tous les cantons agricoles, l’époque des moissons est un temps de réjouissances publiques ; la population des villages slaves s’en va couper ses blés au son des instrumens, le drapeau de la tribu en tête. L’instinct d’association, si prononcé chez ces peuples, fait que tout le monde se soumet volontairement et sans salaire à cette corvée générale dite la moba. Le blé, coupé ainsi collectivement, est porté dans les cours de ses propriétaires respectifs ; ce sera ensuite au riche d’aider de son superflu ses frères moins fortunés, et il le fera de bonne grace. L’impôt des pauvres, que nous regardons comme une nouveauté, est en Orient la plus vieille et la plus respectée des lois.

En Serbie, on commence les moissons le lendemain de la nativité de la Vierge, Gospoya dane (20 septembre) ; en Bulgarie, on les fait en juillet, et en juin dans la Romélie. Les chariots qui reçoivent les récoltes bulgares se composent d’une simple claie posée sur le train, au-dessus de roues très basses ; quelquefois ces roues ne sont, comme en Valachie et dans certains cantons d’Italie, que des disques en bois traversés par l’essieu. La charrue turco-bulgare a également conservé la forme primitive de cet instrument, c’est-à-dire que le bois du soc n’est point séparé de la tige ou longue barre attachée au joug du taureau. Cette forme se retrouve en Asie et sur le Caucase. De telles charrues ne font guère que gratter le sol ; mais la terre où fut adorée la déesse aux mille mamelles est encore si féconde, qu’à peine ce léger sillon est-il nécessaire. L’aire slavo-grecque est ronde comme un cirque ; au centre est un pilier : on y attache les chevaux, qu’on fait courir circulairement sur les gerbes étendues, qu’ils foulent sous leurs pieds, ou bien, comme en Macédoine, un bœuf traîne lentement sur cette arène un rouleau de marbre. L’un et l’autre usage se retrouvent en Moldo-Valachie.

L’agriculture a conservé dans la péninsule les pratiques du temps des patriarches juifs. N’écoulant pas le surplus de la moisson, le laboureur ne demande à la terre que ce qui suffit aux besoins locaux, aussi la plus grande partie du sol demeure-t-elle en friche. Il n’y a d’exploité en Serbie qu’un huitième des terres, en y comprenant même les prairies. L’habitant de la Choumadia et de la Macédoine, pour s’épargner la peine du défrichement, met souvent le feu à de superbes forêts, sur l’emplacement desquelles il obtient pendant quelques années d’abondantes récoltes. Les Serbes, les Albanais et les Turcs sont les plus mauvais agriculteurs du pays ; partout où ils dominent, on voit des plaines magnifiques couvertes de mauvaises herbes, si ondoyantes, que ces plateaux semblent de loin des lacs verts. Entre Aidos et Fakhi, entre Yeni-Sagra et Mengeli en Thrace, on rencontre de ces savanes, longues de plus d’une lieue. Mais le Bulgare producteur s’infiltre, comme une eau féconde, à travers ces déserts montagneux, et partout où il pénètre il fonde, loin de la vue des pachas, des oasis de culture, souvent aussi beaux que nos vallons de Normandie. L’irrigation des champs et des prés est surtout pratiquée par ce peuple, disciple en cela des Grecs, avec une admirable entente des lois de la statique. Les moindres ruisseaux sont utilisés, chaque sillon reçoit son tribut rafraîchissant, pas une goutte d’eau n’est perdue. L’étude de ces procédés nous mènerait probablement à mieux connaître les fameuses irrigations chaldéennes de l’antiquité, et simplifierait peut-être les méthodes de nos agronomes.

Les céréales les plus estimées sont le froment, le millet, le sorgo ou sirok (blé noir), et surtout le koukourouts (kalamboki des Grecs) ou le maïs, qu’on plante, comme en France, sur de longues lignes droites. Un grain de maïs en rapporte trois cents ; un grain de froment, quinze. Les paysans bulgares, serbes, moldo-valaques, ne se nourrissent guère que de farine de maïs délayée dans du lait ; ils nomment cette bouillie mamaliga : c’est la polenta italienne. En été, il se fait partout une étonnante consommation de melons de toute qualité. La Grèce produit une espèce particulière de ces fruits, qui ne mûrit qu’aux approches de l’hiver, et dont les cabanes macédoniennes sont souvent comme tapissées. Les olives grecques fournissent une prodigieuse quantité d’huile ; on évalue à vingt-cinq ou trente livres la masse de ce liquide tirée annuellement d’un olivier ordinaire. Candie en exportait naguère encore vingt mille livres par an ; si les Turcs y laissaient libres et la nature et le génie grecs, cette magnifique île ne serait bientôt qu’une grande forêt de ces arbres précieux : les oleasters (oliviers sauvages) y croissent d’eux-mêmes sur toutes les montagnes. Il n’est pas étonnant que, dans des contrées où les plus beaux produits de la nature surabondent, la pomme de terre soit inconnue. Le prince de Serbie Miloch, pour en introduire l’usage, a dû rendre une loi qui enjoignait à tout paysan d’avoir un petit carré de ce légume près de sa chaumière. Cette loi est tombée avec la domination du despote. Depuis quelques années, le vladika du Montenegro veut, dit-on, imposer à ses guerriers la même culture. Il est à croire qu’elle ne trouvera pas plus de faveur chez les Gréco-Slaves qu’en Espagne et dans les Deux-Siciles. Les fléaux de ces riches contrées sont les épizooties, les essaims de sauterelles, qui fondent quelquefois sur les campagnes, et en rongent jusqu’au dernier brin d’herbe. On voit en Bulgarie des sauterelles vertes, sans ailes, et tellement énormes, qu’elles en valent dix des nôtres. Il y a d’autres sauterelles ailées, que l’Orient envoie par masses capables d’obscurcir le ciel. Contre ce fléau, la population entière se lève et marche en colonnes, comme pour se défendre d’une invasion.

Les Grecs excellent à soigner les vergers ; ils en font de véritables jardins d’Armide. Aussi, dans leurs principales villes, ces vergers servent de promenades publiques ; mais, dans certaines îles, et sur beaucoup de côtes, les arbres ont presque entièrement disparu sous la hache turque. Il est remarquable que certaines provinces sont toutes couvertes d’inutiles forêts, tandis que des districts voisins se trouvent entièrement dépourvus de bois. Ainsi l’Olympe a d’immenses forêts vierges, au pied desquelles plusieurs bourgades thessaliennes sont réduites à se chauffer, comme en Arabie, avec du fumier, tant les voies de communication sont rares. Sur d’autres montagnes albanaises et grecques, les pâtres, à force d’y brûler les arbres, ont fait tarir jusqu’aux ruisseaux.

La culture favorite des Gréco-Slaves est celle de la vigne, et, si elle était pratiquée avec un peu plus de soin, leurs vignobles réuniraient bientôt tout ce qui caractérise les crus les plus vantés. Le vin rouge de Ténédos, le vin doré de Chypre, sont déjà fameux, et s’exportent partout. Le vin blanc de Samos est une espèce de lunel ; celui du mont Athos rappelle les vins d’Espagne, ceux de Moldavie les vins de Bourgogne ; Ambelakia, Pharsale, toutes les côtes fournissent un vin de liqueur délicieux. En général, le principe sucré domine trop dans les vins grecs ; les vignobles slaves au contraire, dans la Hertsegovine, la Bosnie, la Serbie, ayant à lutter davantage contre l’hiver, donnent des vins moins doux, mais plus spiritueux, et qui se conservent mieux. Enfin les vins du Danube valaque et moldave, beaucoup plus aqueux et plus acides, sont les moins recherchés. Le Valaque a un moyen d’améliorer ses vins : il les fait geler pendant l’hiver, et ce qui, au fond du baril, a résisté à la congélation forme le vin le plus généreux. Le Smederevski (vin blanc de Smederevo) est excellent. Au dire des Serbes qui les cultivent, les vignobles de Smederevo descendent, par une reproduction non interrompue, des ceps que planta l’empereur Probus sur le Mont-d’Or de ce pays. Tous ces vins se conservent, ou dans de petits tonneaux très longs qui se portent à dos de cheval, ou dans des outres goudronnées. Un staréchine (chef de village) ne se met jamais en route sans prendre avec lui une de ces outres. Les vignobles sont partout sans échalas et rampans comme en France ; les vignes sauvages, à gros raisins, grimpent seules en festons d’arbre en arbre. Chaque vignoble a sa vigla (vedette), abritée par quelque vieux orme ou par un rocher, et d’où la sentinelle armée veille à ce que ni hommes ni bestiaux ne viennent faire du dégât ; il en est de même pour les champs de maïs. Après la vendange comme après la récolte du maïs, le propriétaire donne à ses voisins un grand banquet.

Bien que les richesses minérales de la presqu’île soient extraordinaires, elles restent inexploitées. La plupart des rivières bulgares, serbes et surtout valaques roulent des paillettes d’or, que des troupes de tsiganes (bohémiens) sont continuellement occupées à ramasser. Le fer, le plomb, l’argent et l’or se trouvent en assez grande quantité dans les montagnes slaves et grecques. Quelques fourneaux de forge sont établis à Karatovo en Macédoine, à Samokov en Bulgarie, où l’on fond des boulets de canon et où l’on fabrique des fusils. La Bosnie et la Croatie, plus abondantes en minerai, sont aussi mieux exploitées ; il y a des forges à Starimaïdan, Kamengrad, Klisoura, Egripalanka, etc. Quant à la Serbie, un minéralogiste saxon, M. Heder de Freyberg en a parcouru les montagnes en 1835, et y a trouvé la siénite, le porphyre, la serpentine partout, et sur quatre points différens des dépôts de charbon de terre qui seront un jour utiles pour la navigation à la vapeur. Près du monastère de Stoudenitsa, on a découvert une qualité de marbre blanc qui a paru comparable à celui de Paros, quoiqu’il ne me semble point l’emporter sur d’autres marbres de la Bulgarie. On a établi sur le Pek, à Saidchar et ailleurs, des ateliers de lavage pour séparer l’or du sable. Les deux principales mines serbes sont à Maïdan-Pek, sous le Stol, et à Roudnik, où l’on trouve de l’argent, du plomb et du fer. Sous le rapport métallurgique, les montagnes slaves l’emportent de beaucoup sur celles des pays grecs ; peut-être ces dernières furent-elles épuisées dès l’antiquité. On cite pourtant au mont Ida, en Troade, une riche mine de plomb et d’argent. Les eaux minérales abondent, depuis celles des Thermopyles, en Livadie, jusqu’aux fameux bains d’Hercule, sous Mehadia, à la frontière valaque ; l’Albanie, la Bosnie, la Macédoine, en ont d’excellentes ; la source sulfurée de Bania (les bains) sur la Moravitsa, en Bulgarie, attire déjà les Anglais, et celle de Toplitsa, près de Nich, en Serbie, pourra un jour le disputer à Tœplitz. Il y a des marais salans à Navak, sur le golfe de Saros (mer Égée), et à Achioli, sur la mer Noire ; il y en a aussi en Albanie, à Bastova, près d’Aulone, à Paliouri, près d’Arta. En Bosnie, à Touzla, il y a deux sources salées. Toutefois on ne tire de ces diverses salines qu’une quantité de sel insuffisante pour le pays, et l’on peut dire que ces nombreuses provinces dépendent entièrement, sous ce rapport, de la Valachie, qui est, de toute l’Europe, la contrée la plus riche en sel fossile ; celui de la petite Valachie est du sel de roche, qui se taille comme de la pierre et se colporte en gros cubes.

IV.

Si des productions naturelles l’attention se porte sur l’industrie, on voit la plus extrême indigence succéder à une exubérante richesse. À peine trouve-t-on des vestiges de cet ancien luxe byzantin et mauresque qui faisait l’admiration des croisés. L’industrie est pratiquée à l’antique : comme il y a des tribus de pasteurs, de moissonneurs, de même il y a des tribus de maçons, de bijoutiers, de fontainiers, de faiseurs de tapis. La bijouterie en filigrane est surtout exercée par les Tsintsars du Pinde ; ce sont les Génevois de l’empire. Nos pendules sont encore chose inconnue : on se sert de clepsydres, horloges de sable, comme au temps d’Alexandre. Il y en a à Constantinople dans tous les corps-de-garde. En revanche, le plus pauvre musulman a sur lui une montre, nécessaire pour lui indiquer l’heure précise des cinq prières du jour. Les beaux tapis turcs, à dessins si riches et si variés, ne se fabriquent en Europe qu’à Jarkoe et à Berkovtsa, en Bulgarie. À Jarkoe, toute la population n’est occupée que de cette industrie ; on y voit les jeunes filles en longues rangées, accroupies devant leurs métiers, sous les hangars et les portiques extérieurs de leurs cabanes ; elles travaillent du matin au soir et ne gagnent que cinq francs par mois ; encore leur salaire a-t-il été élevé au-dessus du taux ancien. Les broderies dont les vêtemens des Gréco-Slaves sont ordinairement couverts, se font partout dans l’intérieur des familles ; mais les brodeuses reconnues dans tout l’Orient comme les plus habiles sont les Grecques. Quoique les armes se fabriquent aussi partout ; les armuriers bosniaques de Travnik et de Mostar sont principalement renommés pour leurs cimeterres damassés. Un officier du génie sous Napoléon, Pertuisier[4], en accordant aux ouvriers européens la supériorité pour les armes à feu, reconnaît que les Orientaux savent toujours forger les meilleures armes blanches. De même les selles turques sont encore les meilleures du monde. Les selliers sont très nombreux ainsi que les cordonniers ; l’opanke ou ypodema, bottine slavo-grecque, est la partie la plus richement travaillée du costume héroïque ou palikarien. Les charrons au contraire sont rares ; il n’y a guère en effet que les femmes des pachas qui emploient les arrabas, voitures turques, et le chariot du paysan, fait par lui-même, est toujours l’amaxis de l’antiquité grecque, à roues très basses, le plus souvent pleines. Des moulins à vent ne se rencontrent que sur les côtes grecques et dans les îles. Les villages de l’intérieur, pour moudre leur blé, emploient encore des moulins à bras ; de la même forme que ceux des anciens. On trouve pourtant des moulins à eau sur la plupart des affluens du Danube.

Quant aux arts et aux sciences qui fleurirent si long-temps à Byzance, les Gréco-Slaves n’en gardent plus même le souvenir. La médecine n’est guère exercée que par les sorcières, et la chirurgie par les barbiers ; le rasoir est leur unique instrument ; il leur sert pour la circoncision, pour la saignée, comme pour les amputations. Point d’accoucheurs, la nature les rend le plus souvent inutiles. Quant aux blessures faites par les armes, les médecins qui ont vécu dans ces contrées reconnaissent que le paysan serbe et albanais a pour les guérir des procédés particuliers et très efficaces. Il ne serait certainement pas inutile que nos chirurgiens de régiment s’appropriassent ce qu’il y a de bon dans ces antiques méthodes curatives des peuples guerriers. La fièvre intermittente et la dyssenterie étant à peu près les seules maladies, ceux qui en sont atteints se font réciter des prières par les papas, et boivent force eau pure. En Orient, la cure d’eau est d’usage antique. Les Slaves, pour leur malheur, sont très enclins à substituer à l’eau les liqueurs spiritueuses, ce qui transforme la fièvre intermittente en fièvre jaune. L’absence totale de secours éclairés doit faire mourir en bas âge tous les enfans faibles ; ceux d’une constitution forte survivent seuls, et leur vigueur naturelle s’augmente encore par la sobriété que ces hommes apportent d’ordinaire dans toutes les jouissances sensuelles. Si la population se trouve ainsi diminuée, du moins le pays est-il débarrassé des masses d’infirmes et d’impotens qui en Europe affligent la vue. L’orient, quoi qu’en disent les journaux, n’a généralement que des populations robustes.

Les arts du dessin sont tombés au rang des arts mécaniques. L’église d’Orient, aussi bien que l’islamisme, proscrit la sculpture ; à peine permet-elle d’orner de quelques arabesques les pierres sépulcrales. La peinture fait à elle seule les frais de décoration des palais comme des temples des deux religions ; mais elle est tenue à des formules sacerdotales, à des types corrompus qu’elle doit répéter servilement. L’architecture est plus libre : toutefois les Gréco-Slaves, comme les anciens Hellènes, continuent à n’employer la pierre que pour les édifices publics et les travaux d’utilité générale. Parmi ces travaux, on remarque des ponts en très grand nombre, la plupart antérieurs aux Turcs et d’origine slave ou grecque. Le plus long de tous, celui de Silivria, compte cinquante-deux arches ; celui de Larisse, sur la Salambria, en a douze ; celui de Moustapha-Pacha, sur la Maritsa, en a dix-neuf. On admire celui de Mostar, qui a donné son nom à cette ville[5], et dont l’arche unique sur la Narenta présente cinquante aunes d’ouverture. Maltebrun prétend à tort qu’il fut « bâti par un menuisier de la ville, après que les architectes turcs en avaient désespéré. » C’est un ouvrage grec très ancien. On doit citer quelques beaux ponts modernes en bois, celui de Salonik, sur le Vardar, de trois cents pieds de longueur, celui de Philippopoli, sur la Maritsa, celui d’Andrinople, sur l’Arda.

Les palais, sans excepter ceux du sultan, sont fort loin d’égaler en éclat ceux des plus petits souverains d’Europe : l’oriental, même lorsqu’il occupe le premier rang de l’état, dédaigne le luxe pour sa demeure privée ; tout ce qu’il a de précieux est réservé à l’ornement des temples ; aussi voit-on des mosquées qui ne le cèdent pas en magnificence à nos premières cathédrales, et qui l’emportent sur nos églises quant à la richesse des dotations. Parmi les couvens chrétiens, les plus remarquables sous le rapport de l’architecture sont ceux du mont Athos en Macédoine ; en Bulgarie celui du Rilo, tout inconnu qu’il est, peut cependant rivaliser avec les plus majestueux du catholicisme.

Quant aux simples maisons, même dans les villes, elles forment un réseau de charpentes reliées par de légères parois d’argile et de chaux. Une de ces maisons, contenant sept ou huit chambres, se vend à la campagne pour cent ou deux cents francs. Ces constructions gréco-slaves, qu’on retrouve chez les Mongols et les Tatars, s’élèvent prodigieusement vite, et l’on conçoit que le peuple en fasse sans grande peine le sacrifice, comme lors de l’incendie de Moscou. À Andrinople, deux mille boutiques brûlèrent en 1837 ; elles étaient rebâties deux mois après ; à Bitoglia, un même nombre de maisons, brûlées en 1836, étaient toutes relevées l’année suivante. Les monumens des villes orientales les plus importans après les temples sont les fontaines ; dans les villages même, il y en a de très belles. Les fontainiers, sou-teratsi, forment une corporation presque exclusivement composée d’Albanais du canton de Drinopolis, au nord-ouest de Janina, lesquels exercent leur métier de père en fils dans tout l’empire. Cette tribu a réellement acquis une grande habileté dans l’art d’amener à peu de frais les eaux des plus grandes distances ; elle remplace d’ordinaire l’aqueduc aérien par des conduits souterrains, et, pour rendre à l’eau sa force ascendante perdue dans les vallées, elle bâtit des pyramides hydrauliques nommées taksim. On rencontre de ces pyramides dans toute la péninsule.

Par suite de l’incurie ottomane, les rivières sont dans un état déplorable ; des bancs de sable, des digues de troncs d’arbres amassés par l’ouragan, les barrent en tous sens, et cependant il serait facile de faire sillonner la plupart de ces cours d’eau par de légers bateaux à vapeur qui mettraient l’intérieur du continent en communication avec la mer. Aujourd’hui, les rivières de la péninsule ne peuvent pas même porter des bateaux ordinaires ; on n’y voit que des trains, ou la caïk (l’antique monoxylon), nacelle formée d’un seul tronc d’arbre creusé, et dans laquelle trois ou quatre personnes au plus peuvent se tenir accroupies, car le moindre faux mouvement ferait chavirer une caïk. Les routes ne sont pas en meilleur état, ou plutôt elles sont à peu près défoncées. Çà et là dans les provinces on rencontre des fragmens de voies pavées, qui au bout d’une lieue ou deux se cachent de nouveau sous l’herbe ou dans les broussailles. Ces voies démantelées ne sont que des sentiers fort étroits (en grec monopatia), c’est-à-dire pratiqués pour un cavalier seul, et il faut plaindre le voyageur forcé de suivre ces routes à pierres aiguës, à trous profonds. Il est vrai qu’on y peut reconnaître la merveilleuse sûreté du pied des chevaux slavo-grecs, qui allongent en tâtonnant leurs sabots garnis de fers pleins et bombés, à peu près comme ces chats dont quelque enfant malin a collé les pattes dans des coquilles de noix. Mais rien n’approche des skela, chemins-escaliers, ébauchés plutôt que taillés dans le roc, le long des précipices, pour franchir les montagnes. Quant aux dromoi, routes carrossables, il n’y en a plus. Le sultan Mahmoud avait établi une de ces routes lors de son voyage en Bulgarie, de Stamboul jusqu’à Choumla ; cette voie était à la russe, avec des poteaux comme ceux qui indiquent les verstes ; elle est devenue impraticable, faute d’entretien.

On conçoit qu’avec un tel système de voies de communication le grand commerce soit impossible. Chaque province doit consommer presque à elle seule les produits de son sol ; aussi le bas prix des denrées surpasse-t-il toute croyance. Le bétail n’est guère plus cher : la livre de viande vaut 8 à 12 centimes, la livre de vin (car il se pèse) vaut un sou ; un mouton entier se vend 2 francs. Une vache coûte de 20 à 30 francs, un bœuf 50 ; un bon cheval serbe ou bulgare coûte de 80 à 140 francs ; en Macédoine ou en Romélie, il est plus cher ; les frais quotidiens de sa nourriture sont de 15 à 18 sous, de 25 sous à Constantinople[6]. Le quintal de blé coûte en Bulgarie de 2 à 3 francs, en Serbie 5 francs, en Hertsegovine 7. À Stamboul, pour tenir le pain toujours à bon marché, l’état a ses greniers, les seuls où les boulangers puissent s’approvisionner. Les paysans de la Thrace sont forcés de livrer à ces établissemens leurs grains à un taux souvent au-dessous du prix courant. Ces greniers de prévoyance, si anciens dans l’histoire d’Orient, seraient pourtant une bonne institution, s’ils n’outrepassaient pas leur but et n’enfouissaient pas la richesse du peuple, au lieu d’en assurer le développement continu. Les provinces ont aussi des magasins publics, où le paysan porte, comme en Hongrie, sa dîme, ou l’impôt en nature dû à l’état. Les familles gréco-slaves déposent fréquemment leur blé dans des cavernes et des trous garnis de paille, qui rappellent ces silos d’Égypte où les céréales se conservent durant des siècles.

Les marchés d’approvisionnement ont lieu, non le samedi, comme en Occident, mais le dimanche matin, jour dont le paysan profite pour apporter ses denrées à la ville, en même temps qu’il vient assister à la messe du despote ou vladika. Chaque habitant se munit alors, comme en Russie, de vivres pour toute la semaine. Les Francs des Échelles prétendent qu’il n’y a pas de foires dans l’intérieur de la Turquie ; il y en a au contraire de très considérables. Ces peuples à vie sédentaire s’approvisionnent en effet, d’une saison à l’autre, de tout ce qui leur est nécessaire. À Prilipe, dans la Macédoine slave, à Eski-Djoumaa en Bulgarie, et à Ousoun-Chaaova, il y a des foires où campent quelquefois cent mille personnes. Les contrats sont rédigés par des espèces de notaires, la plupart grecs, qu’on voit dans tous les bazars, écrivant sur leurs genoux, au fond de leurs petites échoppes, ou bien se promenant, un encrier de laiton à la ceinture, et portant le kalem, plume de roseau, dans un étui, avec le kalemtrach ou canif. Ceux qui savent déchiffrer une ou deux des sept écritures turques, dont la plus haute, celle du divan, est l’écriture officielle, sont déjà des effendis (personnages). Les paiemens se font même parmi les Turcs, aux termes adoptés dans l’ancien empire grec, de la Saint-George à la-Saint-Dimitri, du 5 mai au 23 octobre. Pour montrer combien le crédit est nul, il suffira de dire que le taux moyen de l’intérêt de l’argent en Turquie, et même en Serbie, est de 20 pour 100 ; en Albanie, il se fait des emprunts à 48 pour 100 ; on place sur hypothèque à 12 et jusqu’à 24 pour 100.

V.

Pour étudier la vie domestique des Gréco-Slaves, il faut quitter les grandes villes, les routes battues, et aller chercher, au fond de leurs gorges et de leurs sauvages vallées, les tribus restées fidèles aux mœurs primitives. Là se dévoilent, dans toute la naïveté de leurs vertus et de leurs défauts, le robuste et laborieux Bulgare, au cœur mieux doué que l’esprit ; le Serbe paresseux, mais poète et guerrier intrépide ; le simple et obstiné Bosniaque ; le Monténégrin, libre penseur au village, renard aux mille ruses dans le combat, mais vainqueur généreux ; l’astucieux et indomptable Albanais ; le doux et spirituel Valaque ; le Grec à la fois économe et magnifique, enthousiaste et raisonnable, aventureux et prudent. Mais, pour entreprendre un pareil voyage, il faut autre chose qu’une curiosité de touriste. Il faut se préparer à toutes les privations, savoir coucher en plein air, vivre de fruits comme un anachorète, et risquer sa vie comme un soldat. Si on ne craint pas de s’exposer, à travers les repaires de klephtes, aux hasards d’une telle excursion, on fait sa provision de vivres et on se procure un guide pour la route ; une petite boussole même, pour s’orienter au besoin, n’est point chose superflue. Il faut se garder d’emporter des armes brillantes ; un fusil simple, un poignard et des pistolets communs doivent suffire. Les brigands laisseront passer le voyageur ainsi armé en lui souhaitant bonne fortune, dobra sretja ; peut-être même l’inviteront-ils à partager leur repas sous le rocher. Il ne faut pas non plus, comme dans un voyage d’Asie, prendre le turban et l’habit osmanli. Ici le Turc n’est plus chez lui, il est seulement campé. Si donc l’on veut être respecté de tous, on doit revêtir le magnifique costume grec ou garder l’habit franc. Comme on est assez exposé à s’égarer, même avec un guide, il ne faut pas manquer non plus de se munir de cartes. Mes meilleures sont celles de Trommelin et Lapie, qui embrassent en seize feuilles toute la Turquie d’Europe.

On monte ces chevaux slavo-tatars, maigres et petits, qui semblent n’avoir que le souffle et qui vont comme le vent. À peine le cavalier a-t-il un pied dans l’étrier qu’il est emporté au galop. Nos belles voitures à vapeur, marchant sur des lignes de fer, vont-elles aussi vite ? Je ne sais ; mais elles offrent certainement aux hommes lassés de la vie casanière moins de jouissance qu’une caravane ainsi lancée. Au lieu de grandes routes, à peine trouve-t-on des sentiers ; là où manque un pont, ce qui n’est pas rare, le voyageur n’a qu’à pousser sa monture dans le torrent, sans s’inquiéter de la profondeur, et le cheval le transportera fidèlement vers l’autre rive, à gué ou à la nage, peu lui importe. Si l’on persévère quatre ou cinq jours, cette manière de voyager ne tardera pas à séduire ; bientôt on comprendra tout le charme de la vie nomade, on comprendra l’Orient, pays des pèlerins et des sophis, où l’homme ne regarde sa maison que comme une tente, son existence que comme une halte passagère, pour laquelle il est superflu de s’entourer de tant de meubles et de choses prétendues comfortables à l’usage de notre Europe. Le soir on cherche, pour y camper, un lieu pittoresque, une colline, un platane près d’une source ; on enfonce dans le sol la lance à boule dorée, d’où se déroule la toile de lin qui doit abriter le voyageur. On s’étend sur le sein maternel de cette vieille terre qui nourrissait nos premiers aïeux, comme elle nourrira nos derniers descendans. Un tapis préserve de l’humidité du sol, sans enlever ce qu’a d’embaumé le contact des gazons fleuris. Aux lèvres le tchibouk, près de soi une amphore de vin grec, on regarde se coucher le soleil, et dans un repos total, partagé en ce moment avec toute la nature, on attend le repas du soir. Vous êtes dans le désert, mais en même temps sur le grand chemin du monde ; tout frère, c’est-à-dire tout homme qui passe, s’arrête, ou vous envoie la temena, ce magnifique salut oriental qui consiste à s’incliner en posant la main sur le cœur, et à se redresser en la portant au front, comme pour dire : Ami, mon cœur t’est dévoué, et mon esprit t’élève vers le ciel. Si vous prenez votre repas, souvent le passant s’invitera lui-même, et viendra s’asseoir à votre table de gazon. Si c’est vous qui passez, on vous appelle, on vient vous prendre ; il faut que vous partagiez le repas de vos frères inconnus ; bergers ou marchands, grands ou pauvres, n’importe, ils sont vos égaux, et il est si naturel que des frères partagent ce qu’ils ont.

La nuit venue, Européens et Gréco-Slaves se rangent autour du foyer improvisé, et la conversation se fait souvent en quatre ou cinq langues. Si les environs du campement sont infectés de chakals et de sangliers, au lieu d’élever une tente, on suspend avec des cordes son hamac entre des arbres ; d’un tapis étendu on se fait un dais pour se préserver de la rosée, et l’on s’endort en sécurité. Dans les plaines situées entre Constantinople et le Taurus ou les Balkans d’Europe, ces précautions deviennent même inutiles ; le climat y est d’une douceur extrême, et les animaux sauvages ne se hasardent que rarement dans ces longues steppes nues.

Le matin, le soleil se lève sans aurore et inonde subitement la terre de ses rayons. Un léger cri du guide fait accourir vos petits chevaux arabes et slaves, aux yeux à fleur de tête, au front saillant et aigu. Vous partez, et, s’il le faut, votre monture ira jusqu’au soir sans broncher, sans s’arrêter même pour boire. De distance en distance, on rencontre quelque tombeau turc, avec ses deux colonnes debout, que, sous le crépuscule, on pourrait prendre de loin pour deux rayas qui causent. Parmi ces colonnes, il y en a de très belles, et même d’antiques, en marbre blanc ; presque toujours elles sont penchées : qui sait si par là les anciens imans ne voulaient pas indiquer la chute du guerrier retombant au sein de la terre ? Ces sépulcres alternent sur les routes avec les fontaines. Quelquefois celles-ci sont couvertes d’un tronc d’arbre creusé, ou d’une grosse pierre forée et plantée sur l’orifice du puits. On trouve de ces pierres qui sont d’élégans chapiteaux pareils à ceux qui ornent les gracieuses fontaines des petites rues déterrées de Pompeïa. Au-dessus de ces puits, les Grecs et les Bulgares du désert ont soin d’entretenir, pour l’usage de leurs caravanes, un balancier et un seau formés d’un tronc d’arbre.

Autant ces plaines sont tristes et dépouillées, autant les villages sont frais et rians. Voyez ceux des musulmans gréco-slaves de la Bosnie, de la Macédoine et de l’Albanie : le silence règne dans les rues désertes ; mais ces bosquets qui entourent, qui cachent presque chaque maison, ces arbres qui entrelacent autour des fenêtres et des portes leurs branches chargées de fruits, ces eaux courant sous l’herbe haute, comme à la dérobée, vers la cabane qui sert de salle de bain à la famille, tout cet ensemble, enfin, porte un caractère d’innocence, de pureté calme, qui ramène la pensée vers les jours des patriarches. Si l’on entre dans un village chrétien, par exemple dans un celo bulgare, on n’y remarque pas le même luxe de végétation, parce que le Bulgare, exploitant toute la campagne, ne peut consacrer autant de soin à l’entourage de sa demeure ; et puis il est raya, il tremble de paraître riche, il enfouit sous le sol sa hutte de branchages. Mais attendons le soir. Dès que la nuit approche, on voit descendre de toutes les montagnes voisines les bergères et les enfans ramenant du désert leurs innombrables troupeaux. À leurs chants joyeux se mêlent le bêlement des moutons, des chèvres, le mugissement des grands buffles et le tintement de la sonnette des vaches mères. Chaque baba (femme de ménage bulgare), debout sur le seuil de sa cour, compte le bétail au passage, et se prépare à traire le lait. Alors se révèle toute la magie agreste des Balkans.

En Orient même, où l’hôte est un être si sacré, l’hospitalité des Bulgares est proverbiale, elle ne peut être comparée qu’à la philoxenia des Grecs. C’est grace à cette hospitalité que les coins les moins fréquentés de l’empire deviennent abordables pour le voyageur. En Serbie, il en est de même : dès que sont dissipés les premiers soupçons que provoque nécessairement l’arrivée d’un inconnu chez des hommes qui ont été longtemps esclaves, dès qu’ils se sont assurés qu’on ne leur veut pas de mal, ils sont tout à l’étranger. Le Serbe offre à son hôte la place d’honneur au foyer, le consulte pour les lois de l’état, comme pour l’organisation de sa famille. Dans toutes les cabanes où entre l’étranger, les petits enfans viennent à lui en souriant, au lieu d’aller se cacher, comme font les enfans des Turcs. S’il visite un riche citoyen, la maîtresse de la maison se présente d’abord pour lui baiser la main, et il ne peut échapper à cette triste politesse de l’Orient qu’en élevant la main et la posant à la grecque sur son cœur. Introduit dans la salle d’honneur, qui sert en même temps de chambre à coucher, sans laisser, ainsi que doivent faire les Turcs, leurs souliers sur le seuil, il s’avance, en Franc libre, sur les beaux tapis rouges, et va se placer, en face du knèze ou chef, sur des coussins de velours.

L’habitant des villes n’exerce pas l’hospitalité avec moins d’empressement que le montagnard. Pour héberger le Franc, il vient souvent le chercher au hane[7], que l’on quitte sans regret, car tout ce que le voyageur peut se procurer au hane, c’est une chambre vide pour lui et une place à l’écurie pour son cheval. Il faut aller à la mehana[8] prendre ses repas ; et si c’est l’hiver, dans une chambre sans vitres, on n’a pour se préserver du froid qu’un mangal, plat de braises qu’il faut renouveler sans cesse. Content de quitter un tel gîte, vous suivez votre nouvel hôte, dont la famille regarde comme une fête votre entrée sous son toit. Ce jour-là une activité inaccoutumée règne dans cet intérieur d’ordinaire si monotone. Pour vous honorer, votre hôte invite tous ses voisins. Le chef de la maison, qui mange presque toujours à part, trop respecté de la famille pour qu’elle ose partager son repas, ce pontife du foyer descend cette fois jusqu’à la table commune. Le raki (eau-de-vie de prunes ou de cerises sauvages) circule d’abord, dans un gobelet grossier chez le pauvre Bulgare, mais, chez l’Albanais, le Grec, le Slave Macédonien, dans une belle et ancienne coupe souvent dorée, où ont bu les aïeux. Transmise aux convives par le père, qui la vide le premier, elle passe à la ronde. On mange au même plat, mais avec beaucoup plus de propreté qu’un Franc ne le croirait possible. Le dîner fini, les toasts commencent, car l’Oriental ne boit qu’avant et après ses repas, et rit de nous voir boire en mangeant. Si les libations se prolongent long-temps, c’est que le Grec et le Slave aiment la conversation, et que le vin l’anime. L’ancien de la famille se lève enfin de table, en disant : Nous nous sommes assis honnêtes, nous nous levons en tout honneur. De la salle (oda), on passe au tchardak (espèce de belvédère), où les pipes et le café ne tardent pas à être apportés. De même qu’en Orient on boit à la même coupe, ainsi l’on fume, en signe de respect, au même tchibouk, que l’on se passe de main en main. Aussitôt après le coucher du soleil, l’étranger est conduit dans l’appartement qui lui est destiné, et sur le seuil de sa chambre les enfans, de préférence les jeunes filles, veillent toute la nuit comme des anges silencieux, en se relevant les uns les autres jusqu’au jour, pour entretenir le feu et garder le sommeil de leur hôte.

D’autres fois, au lieu d’un pareil accueil, le voyageur ne trouve le soir, au bout de sa route, qu’un hane désert et ruiné, où, seul avec son guide, il étend son grabat et mange les provisions dont il s’est pourvu. Ce cas se reproduit fréquemment en Romélie, en Bosnie et vers le bas Danube, où les Russes ont tout détruit. Mais souvent aussi il rencontrera dans ce hane abandonné une compagnie de palikares, et l’arrivée d’un vrai Franc éveillera chez eux une gaieté, une verve poétique où se révélera tout le moderne hellénisme. Tantôt ce seront des danses mimiques et à caractères, comme l’Europe n’en connaît plus ; tantôt ils raconteront quelque légende des anciens temps de la ville, c’est-à-dire de Stamboul, qui égalera en luxe d’images les plus merveilleux contes de l’Asie ; ou bien ils se livreront à des exercices où éclate leur admirable souplesse, et où l’on reconnaît tous les jeux décrits par Homère. Puis, s’accompagnant de la lyre de leurs frères barbares, comme quelques-uns appellent encore les Slaves, c’est-à-dire de la gousla, ils chanteront leurs derniers combats. Au milieu du silence profond des auditeurs assis en cercle autour du feu, passe et repasse, pleine de vin pourpré, l’énorme tchoutoura, bouteille en bois ciselé, dont le bouchon, de bois aussi, ferme si hermétiquement l’orifice, qu’on a peine d’abord à le croire séparé du vase. Peu à peu tout s’anime, la réserve fait place à l’abandon, et alors devient claire la grande, l’éternelle antithèse entre l’Orient et l’Occident. Le raya gréco-slave a plus de perspicacité, il embrasse, grace à son esprit naturel, un plus vaste cercle de faits que nos paysans occidentaux : de là toutes les questions dont il accable les voyageurs étonnés sur les évènemens et les institutions de l’Europe civilisée, et les observations, toutes plus ou moins malignes, faites à parte sur chacune de leurs réponses. L’Oriental admire le Frankistan pour ses lumières et pour la discipline formidable de ses troupes, mais il le croit impie, novateur, sans respect pour les mœurs et la vieillesse. Notre costume le fait sourire, nos rapides saluts lui paraissent sans dignité, nos danses efféminées le révoltent, notre galanterie lui semble une prostitution ; les statues, la musique instrumentale, transforment pour lui nos églises en temples d’idoles ; nos théâtres lui paraissent une insulte au créateur. Il appelle tyrannie notre manière de traiter les domestiques, et ne peut comprendre les nuances si variées de notre état social. En effet, dans ce pays, où le dernier raya et le capitaine causent ensemble sur le même pied, les gens pauvres n’ont pas à supporter les mêmes humiliations que chez nous, et la classe ouvrière ne peut éprouver les irritations d’amour-propre qu’excitent parmi nos travailleurs le luxe et le ton dédaigneux de la bourgeoisie et de l’aristocratie. En Turquie, les valets ne sont que ce qu’étaient les pages de notre féodalité, des enfans que des familles d’un rang égal se confient entre elles ; de cette domesticité on peut s’élever aux plus hautes positions. Quant aux esclaves des musulmans, ils ont aussi de très grandes facilités pour sortir de leur état, qu’on ne peut nullement comparer à celui des nègres de nos colonies.

VI.

Les Gréco-Slaves, beaucoup plus rapprochés de la nature qu’aucune autre race européenne, ont par là même conservé dans leurs mœurs de nombreuses traces de la vie antique, beaucoup de poésie primitive, comme aussi beaucoup de superstitions. Chez eux, les nymphes et déités locales du rocher, de la source, de la montagne, de la ville ou du foyer, n’ont pas cessé d’être vénérées sous le nom d’anges et de génies. Le génie (sticheion) se manifeste de diverses manières dans les lieux qu’il protége ; tantôt il apparaît sous la forme d’un serpent ; tantôt un souffle aérien, une lumière nocturne, révèlent sa présence. Les sorcières thessaliennes font descendre la lune des cieux, et l’astre transformé en génisse leur donne un lait qu’elles emploient dans les opérations magiques. La foi dans les talismans est universelle. Chrétiens et Turcs, dans leurs maladies, avalent des papiers enchantés, ou boivent de l’eau que les sorciers ont bénie en y plongeant deux cailloux sacrés, emblèmes de deux génies, mâle et femelle. Les Slaves portent souvent dans leurs poches du poivre rouge ou de la corne de chamois pour se préserver du mauvais œil. De là la défense faite par les Turcs aux ghiaours de regarder leurs étendards.

Dans ce théocratique Orient, où la religion est restée la base des mœurs, toutes les fêtes nationales sont des fêtes religieuses. Les Gréco-Slaves ont dans l’année deux grands jours, celui de Pâques et celui de Noël ou de l’Épiphanie, nommés, l’un fête des Lumières, l’autre fête du Jourdain ou de la Bénédiction des eaux. La veille de Noël, chaque famille se procure un pain sans levain, dit tchesnitsa, et fait rôtir un cochon tout entier ou quelque autre animal ; on appelle ces mets pesivo, petchenitsa (le rôti par excellence). La nuit se passe à l’église, ou plutôt dans l’enceinte qui l’environne. Là tout le peuple est réuni ; et quand, caché par les voiles qui dérobent le sanctuaire à tous les regards, le papas, au milieu de la liturgie, fait retentir les solennelles paroles Mir bojiy, Christos se rodi (paix de Dieu, le Christ est né) ! alors la population se sent électrisée, et tous répètent d’une voix de tonnerre : Vo istinou rodi (il est véritablement né !) Puis chaque voisin embrasse son voisin, l’ennemi cherche son ennemi pour lui donner, en l’embrassant, la paix de Dieu ; même les époux, s’ils se rencontrent, sont forcés d’échanger un baiser en public. De retour au foyer, la famille réunie s’embrasse encore, et, chacun tenant à la main une bougie allumée, on se met à table. Le chêne coupé pour faire cuire ce repas de l’aurore n’a pas été brûlé entièrement ; le premier visiteur qui se présente le matin est prié de frapper de son bâton sur cette bûche sacrée ; il le fait en disant : À vous autant de chevaux, de moutons, de vaches, que cette bûche a donné d’étincelles ! L’accent plus ou moins affectueux avec lequel il prononce cette bénédiction est un augure plus ou moins favorable pour la famille. Les tisons non consumés sont alors éteints et réservés pour être suspendus aux branches des jeunes arbres fruitiers, qu’ils feront prospérer.

La Pâques, en grec lampri (jour de lumière), commence de même à minuit, quand le pope du fond de la cella a crié : Christos anesti ou voskres (le Christ est ressuscité). À ces mots, tout le monde répond : Vo istinou voskres (vraiment ressuscité) ; et, comme à Noël, ce ne sont partout que fraternels embrassemens. L’anaphora (pain bénit) est partagé entre tous ; on s’invite pour manger l’agneau, que chaque famille, même la plus pauvre, n’a pas manqué d’immoler. Les villages et les montagnes retentissent de coups de carabine, et du cri : Vo istinou voskres. Les passans qui se rencontrent se présentent des œufs de Pâques et les choquent l’un contre d’autre ; l’œuf cassé appartient à celui qui le brise, et qui tire de cette circonstance un augure de longévité pour lui-même. Cet usage grec est passé jusqu’à Pétershourg, à travers tous les pays slaves. En Serbie et en Bulgarie, les réjouissances pascales ont ordinairement pour théâtre le foyer domestique ; car, à cette époque de l’année, la nature, engagée dans sa dernière lutte contre les vents du nord, est encore inhospitalière ; vers le sud, au contraire, les festins se célèbrent en plein air sous des tentes. Durant la sainte semaine, l’Albanais et le Monténégrin cessent de guerroyer ; c’est la trêve qu’avaient coutume d’observer chaque dimanche nos châtelains féodaux. Mais les haines héréditaires ne tardent pas à se jurer de nouveau sur la tombe des aïeux. Le lundi ou le mardi après Pâques, on se rend au cimetière ; chaque famille porte une tablette généalogique, transmise d’âge en âge, où sont écrits les noms de ses morts, et qui ressemble assez aux dyptiques des anciennes catacombes latines et grecques. On allume sur les tombeaux des bougies ou des lampes, et la journée se passe en prières funèbres pour les ames des défunts. Alors on songe aussi à leur mémoire terrestre ; on exalte ce qu’ils ont fait de bien, et, pour perpétuer leur noble sang, on cherche de dignes alliés ; les mariages se concluent, ainsi que les fraternités. Cette dernière institution, que les Gréco-Slaves ont seuls conservée en Europe, consiste dans une adoption solennelle, comme frère ou comme sœur, de la personne que l’on préfère. Pendant cette belle cérémonie, bénie par le prêtre comme un mariage, ceux qui s’aiment se tiennent par la main, et par-dessus la tombe de leurs pères se mettent mutuellement sur la tête une couronne de feuilles nouvelles ; puis ils se donnent le baiser d’union, qui les rend l’un pour l’autre pobratim, frères ou sœurs d’adoption, pootchim, pomaika, mères ou pères adoptifs. Ainsi liés, les frères et pères en Dieu sont tenus de s’entr’aider en toute occasion suivant leurs moyens, jusqu’à l’année suivante, où ces mêmes liens se renouvellent, à moins qu’on ne préfère les contracter avec d’autres personnes. Ces liens ne sont plus indissolubles comme il paraîtrait qu’ils l’étaient autrefois, mais ils ne sont pas moins sacrés, et le Serbe comme le Bulgare n’ont point de formule de serment plus solennelle que de jurer par leur frère adoptif. L’institution du pobratstvo (syn-adelphotis) a chez les klephtes un caractère encore plus chevaleresque : deux klephtes qui ont formé cette alliance sont unis à la vie et à la mort. Un klephte attaqué par les Turcs doit échapper avec son pobratim, ou succomber avec lui ; ils sont devenus solidaires et inséparables, comme Oreste et Pylade.

Chez les peuples pasteurs des montagnes, ainsi que chez ceux du nord, les mœurs se distinguent par leur rudesse. Les Slaves danubiens et les Moldo-Valaques ont souvent de sanglantes visions. Les populations de la Serbie, de la Hertsegovine, ont conservé plus d’une sombre légende d’ames condamnées, après la mort, à errer sur la terre pour expier leurs fautes, ou même à se renfermer dans le sépulcre, pour y faire vivre les voukodlaks ou vampires. Le voukodlak (littéralement loup-garou) dort dans sa tombe, les yeux ouverts, le regard fixe ; ses ongles et ses cheveux croissent, un sang chaud court dans ses veines. C’est aux nuits de pleine lune qu’il sort pour faire ses courses, et sucer le sang des vivans, en leur ouvrant la veine dorsale. Quand un mort est soupçonné de quitter ainsi sa couche, on le déterre solennellement : s’il est en putréfaction, le pope se borne à l’asperger d’eau bénite ; s’il est rouge et sanglant, on l’exorcise, et, en l’inhumant de nouveau, on lui plonge un pieu dans la poitrine, pour qu’il ne bouge plus. Autrefois les Serbes criblaient de balles la tête du cadavre, puis brûlaient le corps. Ils ont aujourd’hui renoncé à ces vengeances, mais ils répètent encore que les corbeaux les plus affamés fuient loin de ce cadavre vivant, sans même oser le toucher du bout de leur bec. La Thessalie, l’Épire et les Vlakhi du Pinde connaissent une autre espèce de vampires dont parlait déjà l’antiquité : ce sont des hommes vivans en proie à une sorte de somnambulisme, qui, saisis par la soif du carnage, sortent la nuit de leurs huttes de bergers, et courent la campagne, déchirant de leurs morsures tout ce qu’ils rencontrent, hommes ou bestiaux. Ces voukodlaks, avides surtout du sang frais des jeunes filles, s’accouplent, dit le peuple, avec la viechtitsa, gnome femelle, fantôme aux ailes de feu, qui descend la nuit sur le sein des braves endormis, les étreint dans ses embrassemens, et leur communique sa rage ; quelquefois aussi, changée en hyène, la viechtitsa emporte aux bois les petits enfans.

Toutes ces terreurs d’hiver se dissipent peu à peu devant le sourire du printemps. La résurrection de Lazare devient, dans les chansons des paysans, le symbole de cette renaissance de la nature. Le lendemain du dimanche des Rameaux, les jeunes filles, au lever du soleil, rassemblées avec leurs amphores autour de la tchesma (fontaine), chantent l’eau délivrée de la glace, le ruisseau troublé, auquel l’œil ardent du cerf, image du soleil, rend, en s’y mirant, la limpidité. Puis, quand vient le soir, assises à la porte de la chaumière paternelle, elles répètent : « Ô saint George, ta fête est prochaine ; mais en revenant m’amène-t-elle un époux ? Oh ! puisse-t-elle ne plus me trouver chez ma mère ! Puissé-je être morte ou fiancée ! » La veille de la Saint-George arrive. Alors les femmes mariées s’en vont cueillir des herbes printanières, surtout celles qui entrent dans la composition des philtres d’amour ; elles jettent ces plantes dans l’eau puisée sous la roue du moulin, emblème de la roue de la fortune, et le lendemain à l’aurore elles se lavent avec cette eau, espérant rajeunir comme la nature, dont elles aspirent ainsi les sucs mystérieux ; ensuite elles s’attachent derrière l’oreille ou se mettent à la ceinture des bouquets de fleurs nouvelles, et s’en vont à l’église. Pendant ce temps, chaque père de famille fait couler devant sa porte le sang d’un agneau ; on sert cet agneau rôti tout entier au grand repas domestique qui se donne en l’honneur de saint George, patron des tribus slaves, et représentant général des laboureurs. Cette fête, une des plus populaires parmi les Danubiens, arrive vers la fin d’avril ; elle est, comme le sémik des Russes, destinée à célébrer le retour du soleil, en même temps qu’à honorer un pieux anniversaire. À partir de ce jour, le paysan de la péninsule ne couche plus qu’en plein air, sous ses hangars ou tchardaks, kiosques champêtres ouverts de tous côtés : à ses yeux le dragon tué par saint George est vraiment le génie noir et glacé de l’hiver. C’est après la Saint-George que les bergers partent avec leurs tentes et leurs troupeaux pour le désert, et les haïdouks ou klephtes pour la montagne. C’est aussi à cette époque qu’ont lieu les grandes assemblées nationales des tribus libres de la Turquie. Dans ces assemblées, qui rappellent les champs-de-mai de l’ancienne France, on arrête, comme chez les Gaulois du temps de Clovis, le taux de l’impôt que doit payer chaque tribu dans l’année ; ou, si l’on est en guerre, on trace le plan de la prochaine campagne. À ces réunions, qui se tiennent dans certains couvens privilégiés, le laboureur et le marchand se rendent d’une distance de cinquante à soixante lieues. Le premier jour est voué aux prières ; le commencement et l’issue des offices sont annoncés par des salves de carabines ; on couche en plein champ autour du monastère ; on prie, on délibère, on danse, et le peuple dans ses hymnes célèbre deux choses que jamais Oriental n’a pu séparer, son Dieu et sa patrie. La slivovitsa (eau-de-vie slave) coule en abondance ; des chèvres, des moutons entiers sont cuits et servis sur l’herbe. Les cimetières, autour desquels se tiennent ordinairement ces réunions, sont ornés çà et là de drapeaux de diverses couleurs ; et, comme pour réjouir les mânes plaintives, on se livre sur les tombes à des divertissemens variés.

Pendant ce temps, les vieillards discutent gravement des plans politiques ou des projets d’alliances entre les familles ou les villages. Chacun parle à son tour et motive son vote. Il y a parmi les capitaines de la tribu des orateurs pleins d’éloquence, parfois des Gracchus, dont les moines sont obligés de tempérer la fougue. Le clergé slavo-grec, avec des dehors plus austères que le nôtre, est cependant beaucoup moins séparé du monde civil. Non salarié par l’état et très pauvre, il est obligé de vivre davantage avec les populations, de s’associer à toutes les douleurs comme aussi à toutes les joies des hameaux ; il est l’hôte nécessaire de tous les festins, il est le juge de toutes les querelles. Soumis par des barbares étrangers au christianisme, les Slavo-Grecs n’ont sauvé leur nationalité, à travers les âges, qu’en la cachant au fond du sanctuaire, en investissant, à l’instar des Gaulois de l’époque mérovingienne, leurs évêques de tout le pouvoir civil laissé à leurs cités conquises, et en les proclamant despoti, vladikas. Mais le despote, ou mieux l’igoumène, présent aux fêtes nationales, n’en trouble point la gaieté, comme ce serait souvent le cas si un semblable usage existait dans nos communes rurales. Sans se mêler aux danses, il les regarde en spectateur satisfait. C’est qu’au lieu d’affaiblir la morale publique, ces danses la fortifient et élèvent les ames vers l’héroïsme. Voyez les palikars grecs et les younaks slavons préparer leur danse du kolo ; ils se placent sur deux lignes dans une plaine ouverte : chacun saisit son voisin par la ceinture, en lui tendant un mouchoir blanc. Alors commence le kolo (danse du cercle), qui va s’élargissant toujours, entraînant par centaines, dans sa course circulaire, tous ceux qu’elle trouve sur son passage.

Ailleurs, dans quelque coin de la plaine, au son de la gousla, s’exécute une danse plus paisible, celle de l’oie, où le danseur et la danseuse isolés tracent des cercles de plus en plus étroits l’un autour de l’autre. On voit aussi danser la valaque (la momatchka igra des Bulgares), qui consiste à tourner sur les talons en se baissant et se relevant, puis à sauter en rentrant les genoux et en faisant claquer les doigts. On retrouve cette danse chez les paysans de la Moscovie ; burlesque et disgracieuse, malgré la naïveté de ses figures et la prodigieuse souplesse avec laquelle on les exécute, elle semble avoir été inventée pour des peuples satyres. Les Grecs ne daignent pas danser la valaque ; mais, là-haut sur la colline, voyez-les exécuter leur terrible pyrrhique, appelée aussi l’albanaise, qui fait trembler au loin la terre et inonde de sueur l’homme le plus fort. Celui qui la mène frappe du pied en cadence, et tous ceux qui le suivent l’imitent, tantôt en brandissant leurs sabres nus, tantôt-en élevant leurs bras entrelacés.

Dans l’ancienne société hellénique, chaque danse était, pour ainsi dire, un récit, le résumé d’un drame ; chacune avait un caractère ; il fallait que la pantomime suppléât la parole, et fût assez claire pour faire comprendre le sujet. L’art de la danse, devenu ainsi une véritable étude, atteignit chez les anciens Grecs une haute perfection, dont il est douteux que nos danses modernes approchent. Chaque province grecque a encore aujourd’hui sa danse locale toujours figurée, et qui semble n’être que le souvenir dénaturé d’une pantomime religieuse d’avant le christianisme. Les paroles chantées qui accompagnent cette pantomime, retracent presque toujours un évènement récent qui intéresse toute la province ; cette chanson accompagne constamment la danse faite pour elle, et l’une ne tombe jamais sans l’autre en désuétude. Le plus remarquable débris des antiques théories helléniques est la romaika, dont la simple voix ou le son du théorbe règlent les mouvemens cadencés. Homère décrit en vers magnifiques cette danse, qu’il place parmi les sujets sculptés sur le bouclier d’Achille. Les figures de la romaika rappellent encore, comme jadis, les détours du labyrinthe, où le fil d’Ariane dirigeait Thésée contre le monstre. Le trouble de l’amante de Thésée revit entièrement dans l’éloquente pantomime de la jeune coryphée, qui dirige, en agitant un mouchoir blanc, la longue chaîne de ses compagnes, se porte en avant, en arrière, s’élance, puis reploie en spirale cette belle guirlande dont elle est la tête et la fleur. Les Slaves ont modifié, sous le nom de kolo, cette antique danse athénienne. Ils ont de même emprunté leur musique aux peuples grecs, et la gousla paraît être le seul instrument d’origine vraiment slave. Cette grossière guitare est de bois dur taillé en forme de demi-poire et garni en cuivre, avec un long cou à tête de cygne ou de bélier. Sept ou dix cordes en crin de cheval, étendues sur un tympan de fine peau, et qu’on touche avec les doigts, complètent l’instrument. À défaut de la flûte d’Albanie, la gousla dirige les danses, qui, tantôt douces et fraîches églogues, tantôt turbulentes tragédies, excitent l’étonnement d’un Européen. Si ces danses, ainsi altérées, exécutées dans leur simplicité rustique, sont pourtant d’une si profonde poésie, que deviendraient-elles, rehaussées ou transformées par l’art ? Et combien ne doit-on pas regretter qu’on n’ait pas encore songé à les réhabiliter ! Malheureusement les Gréco-Slaves civilisés, c’est-à-dire francisés, dédaignent ces jeux, transmis par la sainte et noble antiquité ; ils regrettent de ne pas connaître les danses de nos salons et rougissent d’eux-mêmes comme s’ils n’étaient que des barbares. C’est ainsi que le mépris des Francs pour des mœurs qu’ils ne comprennent point égare les libéraux d’Orient, et les porte à dépouiller leur pays de tout ce qui en constituait la poésie et la vitalité.

VII.

L’organisation sociale des Gréco-Slaves n’est pas moins digne d’attention que leurs mœurs. Le génie de ces peuples les appelle impérieusement à l’association, à la vie communale, aux formes représentatives. Redoutant l’impuissance de l’individu livré à lui-même, ils agissent toujours ensemble, et s’unissent pour la moindre entreprise. Sauf les époques d’anarchie et d’illégalité, la commune orientale s’est toujours administrée elle-même, nommant ses propres juges et les percepteurs de l’impôt. Il en était ainsi sous l’empire grec, et les sultans, avant la réforme, maintenaient de tous leurs efforts cet état de choses. Les kalifes arabes s’étaient empressés d’introduire dans leurs codes ce principe fondamental des antiques libertés grecques, d’après lequel toutes les charges imposées aux localités par le gouvernement central, en y comprenant la levée des recrues militaires, doivent être réparties dans chaque commune par la commune même. De cette manière, une fraternelle solidarité avait pu s’établir entre les membres de la commune, devenue une grande famille ; mais à ce degré s’arrêta le développement de la civilisation gréco-slave, et encore aujourd’hui ces peuples ne conçoivent que très confusément les idées générales d’empire, d’état, de religion. En revanche, ils ont conservé beaucoup mieux que les Occidentaux les traditions locales et les observances héréditaires, en un mot, les mœurs. Un fait remarquable n’a pas peu contribué au maintien des vieilles coutumes : c’est le respect que les Gréco-Slaves vouent aux vieillards, et l’influence que ceux-ci exercent parmi leurs concitoyens. Tout raya de soixante ans ne paie plus de haratch, et le Turc même qui le rencontre lui passe la pipe et lui sert le café. Une telle déférence pour l’âge assure au père une autorité qu’il n’a point parmi nous. Cette royauté domestique et l’obéissance des enfans aux désirs des anciens, que leur âge rend amis du repos, servent de frein à l’ardeur inquiète qui entraîne l’Oriental vers la vie nomade, et opposent un puissant remède à cette fièvre d’individualisme qui mine la société européenne.

Il ne faut qu’examiner rapidement les institutions de ces peuples pour se convaincre qu’elles sont restées à l’état patriarcal. Souvent un village gréco-slave se compose d’une seule famille qui se gouverne elle-même, et ne communique avec les grands pouvoirs du pays que par son chef, en grec géronte, en slave staréchine. Ce juge ou père n’est pas toujours le plus vieux de la famille : son pouvoir lui vient de l’élection ; il a été placé sur le fauteuil par l’assemblée domestique, solennellement réunie sous les icones[9] héréditaires. On a choisi le plus sage, le plus expérimenté, et c’est en vertu de ce mandat que le géronte dirige les travaux, garde la caisse, fait les prières, paie les tributs à Dieu et à l’empereur. Si la famille vient à n’être plus contente de son chef, ou si l’âge a affaibli ses facultés, elle en proclame un autre. Quand plusieurs familles ne sont plus assez nombreuses pour pouvoir vivre chacune isolée et indépendante, elles s’agglomèrent en un seul lieu, et jurent le zadrouga, serment qui les oblige à s’entre-défendre. Telle est, dans la Bulgarie, l’origine de toutes les municipalités ; les cabanes sont réunies, et une haie commune sert de rempart. En Serbie, au contraire, les huttes sont éparses, cachées dans l’épaisseur des bois et dans les gorges des montagnes, et les Turcs, même au temps de leur puissance, ne se hasardèrent jamais près de ces villages que par troupes considérables car si le mahométan avait pour maxime qu’il est permis de tuer un ghiaour, le Serbe de son côté ne croyait pas pécher en tuant un Turc. Le staréchine de chaque famille distribue à ses enfans et à ses frères les vêtemens et la nourriture ; il les réprimande quand ils ont commis des fautes. Prêtre du foyer, aux grandes fêtes il prend l’encensoir, et, entouré des siens, encense l’iconostase, autel des patrons de la race. Aux repas sacrés de l’Épiphanie et de Pâques, un cierge brûle devant lui, et chacun vient respirer la fumée de la cassolette d’encens qu’il tient durant la prière.

Ainsi le foyer vital de la civilisation de l’Orient est la famille : sur cette petite république patriarcale est modelée toute la hiérarchie administrative. Les staréchines de plusieurs villages, rapprochés par l’intérêt, la position, les besoins, élisent pour présider leur tribunal de police un d’entre eux, qui prend le titre de knèze ou prince. La grande cabane de ce prince, appelée konak (palais), est le plus bel édifice de la knéjine ou principauté ; elle est ceinte de palissades avec des tchardaks pour les juges, et des huttes pour les momkes, soldats, exécuteurs des arrêts. La sentence est subie sur l’heure, à moins que le condamné n’en appelle à l’évêque, au pacha, ou si c’est en Serbie, au sénat de la contrée. Quand il s’agit d’asseoir un nouvel impôt, le visir ou la régence chrétienne, s’il y en a une, n’a d’autre moyen légal, pour obtenir le concours des familles, que de convoquer une assemblée générale de tous les staréchines : alors chaque famille envoie son chef voter ce qu’elle a décidé elle-même dans le cercle domestique. Ces parlemens, appelés skoupchtinas, deviennent ainsi l’organe en dernier ressort de la volonté du peuple, et les fidèles gardiens de tout ce qu’il a conservé, de tout ce qu’il reconquiert peu à peu d’indépendance politique[10].

Chez nous, la portion de souveraineté qui revient au peuple est surtout exercée par les villes et la bourgeoisie ; dans l’Orient européen, où il n’y a que des familles et des tribus, les cités sont nulles en tant que cités. Ceux d’entre les habitans qui ont brisé le lien de communauté de la famille, afin de vivre isolés avec leurs femmes et leurs enfans, payant, travaillant, dépensant pour eux seuls, sont méprisés par le paysan comme des transfuges passés aux mœurs étrangères. Après avoir répudié leur vraie famille, ils sont forcés, pour échapper aux périls de l’isolement complet, de s’en choisir une autre ; mais c’est une famille factice. Sous le nom de confrérie, chaque corps de métiers forme une association gouvernée par des statuts particuliers, exactement comme nos corporations du moyen-âge obéissant à un chef ou juge élu par tous, qui répond de ses confrères devant l’autorité, et siége par là même, comme un des staréchines, dans le conseil du district. Mais ce juge n’est pas un staréchine de race, un chef de dynastie ; il ne représente que des intérêts mercantiles, des ménages isolés, étrangers les uns aux autres ; il est faible, car ce qui distingue les Gréco-Slaves, c’est le culte pour la pureté du sang, pour les races sans mélange ; et, tandis que, dans les vieilles sociétés, on voit se multiplier les mariages stériles, chez ces jeunes nations, au contraire, il n’y a pas d’homme plus malheureux que le célibataire ou l’époux sans enfans.

L’extrême attachement des parens pour leur race et le respect voué aux liens de la famille ont préservé l’Orient chrétien de ce fléau du célibat prolétaire si commun chez les nations d’Occident. Tandis que la polygamie dans l’Orient musulman a eu pour conséquence le célibat forcé des pauvres, une des plus graves plaies de l’islamisme, le raya chrétien, malgré sa misère, a su garder intacts les élémens de la famille, et il doit à cette circonstance la supériorité de sa race sur celle des vainqueurs. On remarque chez les chrétiens d’Orient une tendresse sans bornes pour les nombreux enfans nés de leurs unions fécondes. La moindre dureté à leur égard les révolte. À plus forte raison, l’infanticide est-il inconnu parmi eux. Les mères ne peuvent se séparer de leurs enfans ; elles voudraient les tenir constamment sur leur sein. Chez les musulmans, au contraire, le soin des enfans comme celui du ménage est, dans les bonnes maisons, confié aux esclaves. C’est grace à ces mœurs austères, à ce culte profond du foyer, que les familles gréco-slaves ont toujours été préservées d’une extinction absolue, malgré les avanies et les proscriptions les plus affreuses. Les hommes peuvent périr dans la tempête, mais la femme reparaît près d’un berceau ; génie inviolable du foyer, elle y reste pour en ranimer les cendres.

Pour des peuples qui comprennent si difficilement encore les idées générales, le seul mode de gouvernement qui convienne est le système fédératif, ou celui de nos municipalités du XIIIe siècle. Toutefois, il ne pourrait s’établir que parmi les habitans des îles et des côtes, là où se sont formées des cités. Les Gréco-Slaves de l’intérieur mènent encore la vie de clan, et ne peuvent être groupés que par tribus soumises chacune à une administration particulière. Ce n’est pas notre faute si ces faits portent en eux la critique complète du hatti-cherif de Gulhané, que l’Europe s’est trop hâtée d’applaudir. Absorbé dans les intérêts locaux, le Gréco-Slave ne peut saisir nos idées collectives de pays et d’état ; il ne vit que pour sa religion, sa tribu, sa famille, son lieu natal. Aussi, qu’on attaque ces suprêmes objets de son culte, il les défendra comme un héros, au besoin comme un tigre. Voyez le Monténégrin, le Souliote, les glorieux brigands du mont Ida crétois et de l’Olympe.

Loin d’éprouver nos besoins de luxe, de nivellement sous un code unique, et d’indépendance personnelle, ces peuples en sont donc encore, pour la plupart, aux mœurs originelles, à l’âge de Thésée et des Argonautes, à l’âge d’une Iliade chrétienne. Ils ne réclament pas notre repos d’hommes mûrs ; leur exubérante adolescence ne rêve, au contraire, que luttes morales et physiques contre tous les genres d’oppression ; ils en sont toujours aux croisades contre l’impur islam, à la chevalerie, dont le mystikos, roi de la mer, et le klephte, roi de la montagne, continuent les exploits. Leur nationalité exclusive résiste à toute transaction ; ils restent aventuriers et fanatiques ; ils repoussent tout joug étranger. La seule chose que l’Europe prosaïque et sceptique puisse tenter, c’est de contenir dans de justes limites cette noble fougue, car rien de notre sagesse consommée, de nos codes laborieusement conçus, ne peut convenir à ces populations jeunes, à ces démocraties héroïques, restées dans l’état grossier, mais puissant, que chantait Homère.

De là deux conséquences que la politique pratique ne doit pas négliger. D’abord, ceux qui veulent régénérer le monde gréco-slave, en restituant à ses diverses nationalités leur ancienne et complète indépendance sur les ruines de l’empire d’Orient, n’aboutiraient qu’à porter l’anarchie au comble, et rendraient presque inévitables des luttes acharnées entre les peuples rivaux. Chrétien ou ottoman, républicain ou monarchique, il faut donc que l’empire de la péninsule subsiste un et indivisible, si l’on veut échapper au chaos. On ne doit pas oublier non plus que les Gréco-Slaves, tout comme les chrétiens d’Asie, n’accepteront sans combat qu’une organisation par tribus, un système de communes confédérées, qui permette à chaque race de s’administrer à sa manière. Cette séparation des deux sociétés musulmane et chrétienne, soumises au même empereur, mais placées chacune sous ses propres magistrats, contentera au fond même les Turcs. Leur soif de domination est passée ; ils ne veulent plus que vivre en paix, dans l’observance de leur loi, mot synonyme de religion dans tout l’Orient. Or, les réformes tentées jusqu’ici par le divan violent ouvertement cette religion ; elles tendent à placer l’Évangile sur la même ligne que le Koran, à effacer toute distinction entre le ghiaour et le croyant. Et quel bon fidèle ne souhaiterait verser tout son sang pour laver d’un tel opprobre la face du prophète ? Le sultan mine son propre trône en forçant ses concitoyens à recevoir dans leurs rangs les rayas. Il faut que les deux sociétés obtiennent ce qu’elles désirent le plus, c’est-à-dire de ne pas se confondre, de rester pures de tout souffle infidèle, jusqu’à ce qu’étant arrivées par la liberté à une robuste maturité intellectuelle, elles puissent, sans crainte d’altérer leurs élémens propres, se mêler, s’unir, et prendre part aux grands débats de l’esprit humain.

Tel est le génie de la révolution orientale, telle est la tendance qui pousse à l’action les peuples gréco-slaves. La Serbie a exclu les Turcs de son sein ; la Valachie leur est interdite ; la Bosnie, l’Albanie, la Hertsegovine, où les deux sociétés sont mêlées, cherchent à se diviser en deux régions, avec des chefs et une administration distincte, ne relevant que du pouvoir central. À Stamboul, les anciens drogmans de la Porte, qui étaient chrétiens et rayas, ont été remplacés par des interprètes turcs, et tous les efforts de Reschid, alors qu’il était au faîte de la puissance, ne pouvaient empêcher le divan de donner exclusivement à des musulmans les emplois dont il disposait. L’éligibilité des rayas aux dignités de l’état est donc irréalisable. Ne pouvant distinguer le spirituel du temporel, le mahométan regardera toujours comme apostats ceux de ses coreligionnaires qui obéiront de plein gré, et sans force majeure, à un chrétien. Le raya, de son côté, en fera tout autant ; il n’y a point de fusion à attendre, et les deux sociétés politiques et religieuses qui se partagent l’Orient ne se réconcilieront qu’après que leur indépendance administrative aura été proclamée par le divan.

Si des nécessités politiques on tourne les yeux vers les intérêts matériels, on reconnaîtra qu’ils n’ont pas été mieux compris par ceux que l’on regarde aujourd’hui comme les réformateurs de l’Orient. On n’ignore pas dans quel lamentable état se trouve l’industrie gréco-slave, et combien l’absence de numéraire rend les spéculations difficiles aux indigènes. On sait que le crédit est tombé au point que le taux moyen de l’emprunt est de 20 à 25 pour 100. Or, c’est devant une pareille ruine de la fortune publique, que le divan a conclu son fameux traité de commerce avec l’Angleterre, la France et l’Autriche, traité qui porte le dernier coup à l’industrie indigène, en déclarant absolument libre, sous la condition d’un droit d’entrée de 3 pour 100, toute importation étrangère. L’Angleterre s’est vantée d’abolir par là tous les monopoles, et de procurer même aux rayas une plus grande liberté de fabrication et de trafic ; mais il est évident que pour fabriquer, il faut pouvoir vendre au prix courant. Or, les marchandises anglaises, qui encombrent, par suite de ce traité, les bazars de l’empire, ayant fait énormément baisser les prix, il a été impossible aux manufactures indigènes de continuer à produire. Quantité de maisons arméniennes et grecques se sont trouvées ruinées, comme l’avaient déjà été les Thessaliens d’Ambelakia par la concurrence des filatures anglaises. Ce traité, si odieux à Méhémet-Ali, et qui, dans la pensée de Reschid-Pacha, devait régénérer le commerce de l’Orient, a donc produit sur les intérêts matériels le même effet que le hatti-schérif de Gulhané sur l’ordre social. Il y a des réformateurs malheureux qui, avec le plus noble cœur, échouent dans tout ce qu’ils tentent.

On objecte qu’un tarif de douanes trop en faveur des fabriques indigènes aurait développé outre mesure la contrebande, que la configuration du pays turc et les droits des communes préservaient de toute répression. On aurait pu néanmoins garder un certain milieu. D’ailleurs, ce n’est pas d’aujourd’hui que les Turcs, à l’entrée de leurs villes, font payer aux régnicoles trois fois plus qu’aux marchands étrangers. Ils avaient cru s’enrichir par là aux dépens des rayas, et cependant Pertuisier remarquait déjà, il y a trente ans, que, « si les Grecs pouvaient donner un libre essor à leurs dispositions naturelles, l’empire ottoman arriverait bientôt à la hauteur des autres puissances pour l’industrie. Eux et les Arméniens suffiraient pour l’exercer, et masquer l’apathie de la nation dominante. Combien alors cet état serait puissant, vu la quantité de numéraire qu’il enlèverait à ses voisins ! » Mais la vieille erreur des conquérans, qui croient s’enrichir en sacrifiant l’indigène vaincu à l’étranger, subsistait encore dans la tête du novateur Reschid, et c’est ce qui le détermina sans doute, durant toute l’année 1840, à refuser si durement à l’ambassadeur de l’Hellade, Zographos, les droits que la Porte accordait à tout le reste de l’Europe : les Grecs étant d’anciens rayas, il crut devoir les traiter comme tels. Ce système règne toujours : les produits de l’industrie des rayas paient encore, pour entrer dans Stamboul, des droits plus grands que ceux de l’industrie étrangère. Quel résultat a eu cette absurde méthode ? Les rayas, dépouillés de leurs derniers moyens de production, n’ont pu continuer à payer leurs impôts, et, dans l’alternative de mourir par la faim ou par le sabre, ils ont saisi le glaive vengeur. Telle a été, en grande partie, la conséquence de la conquête des bazars gréco-slaves par les fabricans anglais ; cette invasion de l’industrie anglaise a mis la Turquie en feu. Il aurait dû en être de ce traité comme du hatti-schérif. En supposant que l’un et l’autre fussent nécessaires pour calmer l’égoïsme franc, et satisfaire l’opinion libérale européenne, on pouvait les proclamer, mais sans prétendre y soumettre par la force les provinces et les communes qui, en vertu de leurs anciennes franchises, refuseraient de les accepter.

Le fléau des calicots anglais n’est pas le seul qu’ait introduit cette liberté commerciale. L’importation et le débit des poteries, quincailleries et modes allemandes, ont l’inconvénient mortel, dans un pays tellement dénué de numéraire, de ne se faire que par argent comptant. Aussi, dans toute la Turquie slave, la monnaie courante est-elle forcément l’argent autrichien. L’Autriche exploite complètement les rives du Danube, tant moldo-valaques que serbes et bulgares ; ses commerçans, qui ne sont au fond que des marchands de pacotille, nommés lipsikani, parce qu’ils s’approvisionnent à Leipsig, n’emportent des pays slaves que de l’argent sans marchandises, et les appauvrissent ainsi doublement.

Il n’est qu’un moyen pour l’empire d’échapper à la dissolution qu’un pareil état de choses rend inévitable : c’est de modifier en même temps et le traité de commerce conclu avec l’Europe, et le fatal hatti-schérif ; c’est d’opposer au premier un système d’octroi plus favorable aux indigènes, ainsi que des primes d’encouragement pour les industries locales, et de paralyser le second par des constitutions provinciales mieux adaptées aux besoins des divers peuples de l’empire, et créées de concert avec leurs représentans.

La France devrait avoir dans cette grande œuvre de régénération le principal rôle. Elle qui favorise partout l’essor des nationalités devrait s’intéresser enfin à celles de l’Orient gréco-slave. Mais, depuis long-temps, la France ne s’occupe guère que de l’Orient turc et arabe ; elle néglige profondément les rayas européens, qui néanmoins disposent des clés de Stamboul. Le cabinet français avait compris que, pour régner sur l’Asie, il faut avoir à soi les Arabes mais, pendant qu’il poursuivait ce but, l’Angleterre s’affermissait à Corfou, et la Russie obtenait en Moldo-Valachie et en Serbie le droit de tutèle sur quatre millions de rayas. Depuis que cette puissance est investie de ce triple protectorat, elle remue incessamment les provinces gréco-slaves ; en Bulgarie, en Macédoine, en Hertsegovine, en Bosnie, partout elle répand des bienfaits, et promet sous main des libertés moins menteuses que celles du hatti-schérif de Gulhané. Pendant ce temps la France, absorbée ailleurs, oublie les régions qui, étant les greniers de Stamboul, peuvent envoyer à cette cité la vie ou la mort.

D’incalculables avantages récompenseraient pourtant la France de l’appui qu’elle prêterait aux Gréco-Slaves. L’organisation nouvelle de l’Orient chrétien aurait pour premières conséquences l’agonie du commerce anglais en Turquie, et le refoulement de l’action russe vers les contrées asiatiques. Une grande partie du négoce et du mouvement de transit entre l’Orient et l’Europe, qui maintenant se fait par l’Allemagne, se rabattrait vers le sud et tomberait en partage aux armateurs d’Italie et de Marseille. Il est évident qu’une fois constitués sous l’égide du sultan, les états gréco-slaves, ayant une administration séparée et n’étant plus forcés de subir les traités de commerce imposés à la Turquie par l’Angleterre, disposeraient leurs douanes de manière à grever surtout ceux des négocians étrangers qui, ne cédant leurs marchandises que pour de l’argent, excluent la réciprocité du gain ; ils favoriseraient au contraire ceux qui, en leur apportant tous les objets de fabrication nécessaires à la péninsule, leur offriraient en même temps les débouchés les plus avantageux pour leur propre industrie. Dans ce cas, l’Autriche, qui exploite la moitié de la Turquie d’Europe, devrait bientôt céder une grande partie de ses profits à la France, puisque, déjà pourvue abondamment par ses provinces hongroises, de tous les produits bruts qu’elle pourrait tirer des pays gréco-slaves, le commerce d’échanges avec la péninsule lui devient presque impossible. Aussi, quoique cette puissance importe dans les seules principautés moldo-valaques pour plus de 10 millions par an, les spéculateurs autrichiens, forcés de laisser à d’autres peuples l’exportation des produits indigènes, finissent-ils par se ruiner. Il n’en serait pas de même pour la France, qui manque souvent des objets dont le sol gréco-slave abonde. Mieux en état que les Allemands de faire des échanges, les Marseillais approvisionneraient avec avantage ces pays de ce qui leur est nécessaire ; et si, pour échapper aux vexations douanières du transit autrichien, ils prenaient la voie de Salonik et de l’Albanie, ils réussiraient infailliblement, après quelques années de sacrifices, à établir, même sur le Danube, en face des Allemands, une concurrence lucrative. Si le commerce autrichien vient au contraire à prédominer dans ces contrées, on verra s’y reproduire les dévastations qui signalèrent la domination vénitienne. L’Autriche ne fait pas même grace de l’impôt aux trente mille sujets allemands établis en Moldo-Valachie ; elle prélève sur eux annuellement au-delà de 40,000 ducats, tandis que ces mêmes Autrichiens ne paient pas un para au pays étranger qui les nourrit. Pourtant c’est le commerce autrichien qui, malgré des conditions défavorables, a le plus de chances de prédominer, si le statu quo se maintient, et si l’Orient, par sa régénération intérieure, ne parvient pas à lui opposer une concurrence indigène.

Le Danube est le grand canal de communication entre l’Europe continentale et l’Orient. Fondant sur ce fleuve tous ses rêves de grandeur, l’Autriche va jusqu’à espérer que le Danube, tombant dans la mer Noire, rivalisera un jour avec la Méditerranée, comme voie de transport vers l’Asie. En effet, les richesses de l’Inde ont pour s’écouler en Europe trois voies naturelles, au midi et au nord les deux mers Rouge et Noire, et entre elles la mer Blanche ou l’Archipel. De ces trois grands bassins du commerce, l’Angleterre en a usurpé un ; les Grecs aspirent légitimement à en occuper un autre ; l’Autriche et la Russie se disputent, au détriment des Slaves du sud, la possession du troisième. Si ce dernier canal tombe exclusivement aux mains de l’Autriche, elle réduira par là même le commerce de tout le nord de la France à n’être que son tributaire. La Bavière le sent si bien qu’elle va creuser enfin le canal, déjà rêvé par Charlemagne, pour unir par le Mein le Danube au Rhin, et la société viennoise des bateaux à vapeur danubiens élargit de plus en plus son action. Ses pyroscaphes ne s’arrêtent plus à la Valachie ; ils atteignent, à des intervalles fixes et très rapprochés, Trébizonde, Scio, Chypre, la Syrie. Ils avaient porté sur le Danube, en 1837, 47,000 passagers et 73,000 quintaux de marchandises ; dès l’année suivante, le chiffre des marchandises s’élevait à 320,000 quintaux, tandis que le nombre des passagers atteignait 74,000. Oublieuse de ces résultats, la France n’a pas même de vice-consul dans les deux grands ports danubiens, Galats et Braïla, où tous les pavillons affluent. 449 voiles ont paru en 1837 à Braïla, dont 25 autrichiennes, 20 russes, 2 anglaises, une belge, de françaises point ; à Galats, dans la même année, sont entrés 528 bâtimens, dont 18 autrichiens, 50 russes, 8 anglais, 1 sous le pavillon belge, aucun sous celui de la France. Pourtant le Danube, qui, suivant Napoléon, avec ses 500 lieues de cours et ses 120 affluens navigables, est le premier fleuve de l’Europe, le Danube n’appartient à l’Autriche que par l’entremise des Hongrois et de plus la double rive serbo-bulgare et moldo-valaque occupe les 200 principales lieues de son cours. Il serait donc facile d’en disputer aux Autrichiens l’exploitation exclusive, surtout s’il est vrai, comme on l’assure, que notre poterie et notre porcelaine commune pourraient être vendues avec bénéfice en Valachie au même prix que la grossière faïence allemande. Les objets d’exportation seraient les viandes salées pour alimenter notre marine, les bois de construction des immenses forêts des Karpathes et des Balkans, les céréales, le sel, les peaux, les laines, la cire, le goudron. L’extrême bon marché de tous ces produits bulgares et moldo-valaques, si le commerce de Marseille consentait à aller les chercher, mettrait fin aux gains énormes que font sur nous les armateurs d’Odessa. Mais il faudrait pour cela des encouragemens officiels.

Si du nord de la presqu’île gréco-slave on se tourne vers le midi pour y chercher l’action de la France, elle est également absente. La république du Monténégro devient d’année en année plus redoutable et plus influente : son débouché naturel est le golfe de Cattaro, inexploité depuis la chute de Raguse, mais qui n’en offre pas moins une des premières positions maritimes de la péninsule. De là on domine Scutari et presque toute l’Albanie. Les Monténégrins viennent à Cattaro, à Boudva et sur la côte, vendre aux Autrichiens leurs viandes fumées, leurs pelleteries, leur cire et leur bétail. Pourquoi ne pas entretenir, au moyen d’échanges commerciaux, des relations amicales avec cette montagne libre ? À Scutari, la France avait un consulat dès l’année 1640, et l’y maintint jusqu’au milieu du XVIIIe siècle ; aujourd’hui elle n’en a plus. Les prélatures et les monastères albanais sont dirigés par des ecclésiastiques venus de l’Autriche seule, qui tient par là même l’Albanie catholique sous sa main. En Bosnie, où les agens secrets russes, anglais, autrichiens, se croisent sans cesse, le nom de la France est inconnu. Les consulats français de Janina et de Prevesa sont-ils suffisans pour observer cette longue côte, foyer toujours ardent de guerre civile, qui s’étend de Raguse à Patras ?

En général, toute la politique de la France à l’égard de l’Europe orientale a été jusqu’ici singulièrement indécise, pour ne pas dire nulle. On craint de favoriser la Russie, en suivant la ligne où elle feint de marcher, et on se met à la remorque de l’Angleterre. Des écrivains essaient même de prouver qu’il faut autant que possible refouler l’essor des Slaves et des Grecs, sous prétexte qu’ils sont amis des Russes. Sans doute, tous les membres de cette famille se tiennent ; on n’empêchera jamais le Grec ou le Slave d’avoir du penchant pour le Moscovite, comme les Italiens, les Espagnols, les Belges, ont du penchant pour la France. Cette sympathie naît d’une civilisation et de croyances communes, et du vague souvenir d’une primitive alliance de races. Mais il en sera pour la chrétienté orientale comme pour les peuples latins, qui ont chacun des intérêts à part et très souvent opposés, tout en appartenant au même empire moral, au même ensemble d’opinions et d’idées. Il ne faut, pour atteindre ce résultat, qu’aider généreusement les nationalités, encore si frêles, de l’Orient chrétien à grandir libres en face de la Russie. Les Gréco-Slaves du sud sont le principal levier à faire mouvoir pour raffermir l’équilibre européen. Placés entre l’est et l’ouest, appartenant à l’Orient par les mœurs, à l’Europe par l’intelligence, ils semblent destinés, grace à ce privilége de double nature, à remplir, comme les anciens Grecs, un rôle de médiateur entre les deux hémisphères. Leur vœu est de se développer dans cette voie, en s’appuyant sur les secours et les lumières de l’Occident, en subissant son influence, non son joug. Ce vœu doit être compris de la France, qui n’a qu’un moyen de soustraire l’Europe orientale à l’influence anglaise et à la protection des tzars : c’est d’y subdiviser la puissance ainsi qu’elle est subdivisée en Occident, d’y relever les nations opprimées, d’y organiser enfin des souverainetés nouvelles, de nouveaux intérêts, qui puissent contrebalancer puissamment les intérêts de l’Angleterre et de la Russie.


Cyprien Robert.
  1. Nous comprenons, sous le nom de péninsule gréco-slave, toutes les provinces situées entre le Danube et les trois mers, Noire, Égée, Adriatique.
  2. Il paraît constant quoi qu’en disent les slavistes, que le mot esclave est venu dans toutes les langues du mot sklave ou slave, employé par les Allemands pour désigner leurs serfs en même temps que leurs vaincus. Aujourd’hui encore l’Angleterre n’a pour rendre l’idée de servitude d’autre expression que slave, slavery.
  3. En slave slivovitsa.
  4. Promenades dans Constantinople.
  5. Le mot slave most signifie pont.
  6. Une peau de bœuf, dans les provinces, coûte de 7 à 9 fr., une peau d’agneau 1 fr., une livre de miel 40 ou 50 cent. Les cochons, dont la Serbie fait un si grand commerce, coûtent de 7 à 15 fr. engraissés, et pèsent de 150 à 200 livres ; ils se vendent en Hongrie 50 ou 60 fr., et à Vienne 75 fr. De Vienne, le surplus de ces cochons suit le Danube, arrive en Bavière, puis en Alsace, et de là vient jusqu’à Paris. Mais, tandis qu’à Zemlin l’octroi autrichien ne prélève par tête de ces animaux que 3 fr. 75 cent. pour les procurer aux villes d’Autriche en abondance, la douane française de Strasbourg les impose au taux énorme de 13 fr. 20 cent., ce qui prive nécessairement Paris d’un plus grand approvisionnement de bestiaux slaves.
  7. Hôtellerie.
  8. Restaurant oriental.
  9. Images saintes
  10. Cette organisation n’existe plus malheureusement que de nom ; elle est paralysée depuis l’abolition de l’Armatolis, milice locale composée de rayas, qui seule pouvait imposer aux pachas le respect des droits communaux.