LE MONDE
GRÉCO-SLAVE.

LES BULGARES.[1]

I.

Aux confins de l’Europe végète, asservie et malheureuse, une nation à peine connue de nom aujourd’hui, et digne cependant de tout notre intérêt. Cette nation est celle des Bulgares ; elle a conservé dans le plus dur esclavage ses vieilles mœurs, sa foi vive, son noble caractère, et, après avoir eu un glorieux passé, elle semble encore appelée, par sa position géographique, à jouer un rôle important dans l’avenir. Le territoire qu’elle occupe est ce vaste triangle formé par le Danube et la mer Noire, depuis Kladovo, en face de la Transylvanie, jusqu’au port militaire de Bourgas, qui relie Constantinople à Odessa. Or, le Danube et la mer Noire étant devenus, après la Méditerranée, le principal moyen d’action de l’Occident sur l’Asie, il est clair que, si ces deux voies commerciales tombaient à la fois sous l’exploitation d’un même gouvernement, elles le rendraient maître effectif de la moitié de l’Europe. L’Occident, la France surtout, a un très grand intérêt à empêcher cette concentration imminente des grands débouchés de l’Asie entre les mains d’une seule puissance, et la nation bulgare, qui couvre Constantinople, qui la bloque pour ainsi dire hermétiquement du côté de la terre, réclame toute l’attention de notre diplomatie.

Cette nation compte aujourd’hui 4,500,000 ames ; la profondeur continentale du pays qu’elle occupe est en proportion avec l’étendue de ses côtes. Le peuple bulgare tend même à s’enfoncer de plus en plus dans l’intérieur des terres : du côté de la Thrace, vaste désert livré aux pasteurs turcs, il colonise chaque jour de nouveaux terrains ; du côté de la Grèce, il s’étend jusqu’au cœur des provinces helléniques, dont les indigènes, concentrés dans les villes et sur les côtes, ont depuis long-temps abandonné les vallées aux émigrans des montagnes. Là se montrent avec énergie les tendances opposées des deux races : le Slave ne cherche qu’à coloniser la terre ; le Grec, au contraire, veut exploiter les mers et se créer sur toutes les côtes des comptoirs ou des cités. Si ces deux tendances rivales pouvaient se combiner harmonieusement et agir avec indépendance, elles suffiraient pour régénérer l’Orient.

Négligeant de constater la marche et le déplacement des races, les géographes continuent d’assigner pour limites à la Bulgarie la Thrace, la Macédoine et l’Albanie, trois provinces où abonde aujourd’hui la race bulgare. Cette race forme même le principal noyau de la population en Macédoine, puisqu’on y parle les idiomes serbe et bulgare dans tous les districts du sud-ouest, depuis la ligne de montagnes situées entre Kailari, Chatitsa, Ostrovo et Verria, jusqu’aux vallons de Niausta et Vodena ; au midi seulement de cette ligne, le paysan de la Macédoine est Grec. Une courte lisière de la côte de l’Archipel appartient exclusivement à des familles bulgares, qui y occupent les petites villes de Bouïouk-Betchik, Bazar-Djedid et Sidero-Kaiech. Le nombre des Bulgares qui habitent Salonik est tel, qu’on ne peut s’empêcher de regarder cette grande ville comme possédée en commun par les Grecs et les Slaves, et on n’en exclurait certainement pas ces derniers sans provoquer dans la péninsule une sanglante réaction. En Thrace, les Bulgares tiennent aussi d’importantes positions, et jusque près de Constantinople, à Indjig, petite ville manufacturière, ils forment le fond de la population. Si l’on se tourne vers l’Albanie orientale, on y trouve encore des districts entiers où la seule langue vulgaire est le bulgare. Enfin ils descendent jusqu’en Livadie, et on les rencontre même en Morée. La puissance d’infiltration de ce peuple vient de sa nature souple et laborieuse. Toutefois, comme il préfère les villages aux villes, qu’il abandonne volontiers aux Hellènes, il reste inaperçu ; mais il n’en forme pas moins la plus nombreuse de toutes les races qui habitent la Turquie d’Europe, sans excepter même les Grecs.

Pourquoi donc le nom de Bulgarie ne désigne-t-il qu’un si petit territoire ? Ce fait trouve son explication dans la politique rusée des Turcs, qui ont embrouillé à dessein les limites des peuples subjugués, pour qu’il leur fût impossible de se distinguer entre eux. Les Turcs ont fait dans leur empire ce que fait encore aujourd’hui le czar en Pologne : ce vaste pays, qui renfermait tant de provinces, est réduit, à force de mutilations, à ne plus être aux yeux des Russes qu’une gubernie ou province. L’antique tsarie bulgare, démembrée par les sultans, ne renferme plus que huit à neuf cent mille ames ; mais, en dehors de cette Bulgarie officielle, des provinces entières parlent encore la langue bulgare, à peu près comme, en dépit des conventions diplomatiques, Bruxelles et Chambéry parlent et pensent en français.

Il ne faudrait cependant pas conclure que tous les districts où se parle le bulgare tendent à ne former qu’un seul corps ; plusieurs de ces districts ont des intérêts si intimement liés aux intérêts helléniques, qu’on ne saurait sans imprudence songer à les désunir. Une grande partie des rayas de la Thrace se rattacheront toujours, par exemple, aux Grecs de Constantinople. Déjà sous le bas-empire, au temps où les Bulgares formaient un royaume puissant, ceux de la Thrace s’étaient unis aux maîtres du Bosphore et leur payaient tribut ; ils portaient dans l’histoire le nom de Romei (Roméliotes), nom commun à tous les Grecs. Encore aujourd’hui, ce sont eux qui sympathisent le plus avec les Hellènes, dont ils savent presque tous l’idiome ; et, quoiqu’ils parlent de préférence leur langue nationale, ils la parlent avec ce mélancolique et méditatif accent grec, mélange de lenteur et d’impétuosité, de sons étouffés et de sons ardens, qui manque aux autres Bulgares.

Ce peuple émigre d’ailleurs volontiers ; on le trouve répandu dans beaucoup de districts éloignés, comme en Serbie et en Valachie, où il vit absolument séparé de sa mère-patrie. Mais, malgré leur humeur voyageuse, les Bulgares éprouvent la plus grande répugnance à se fondre avec une autre nation. Après leur campagne de 1829, les Russes, repassant le Danube, emmenèrent avec eux près de trente mille des plus compromis d’entre ces rayas, et de fertiles terrains leur furent assignés le long du Dniéper. De l’aveu même des Russes, ces Slaves n’ont pu se faire au régime moscovite, et tous, peu à peu, sont rentrés en Turquie.

On peut distinguer deux Bulgaries, l’une au nord, l’autre au sud du Balkan, inclinées la première vers le Danube, la seconde vers cette partie de la Méditerranée voisine de la Grèce, et que le Bulgare appelle Bielo-more-to (la mer Blanche). L’une offre tous les produits valaques et hongrois, l’autre tous les produits grecs. Le Bulgare du sud et le Bulgare septentrional se reconnaissent aussi à des traits distincts. Outre leur idiome, qui se rapproche du russe, ceux du nord ont gardé beaucoup plus des mœurs tatares, et ont fourni par conséquent à l’islamisme bien plus d’adeptes que les Bulgares du sud, presque hellénisés. Les premiers, farouches et incultes, sont moins hospitaliers envers l’étranger, et plus humbles envers le maître ; ils parlent avec une telle volubilité, que leur langage saccadé devient presque inintelligible. La langue des méridionaux, fortement mêlée de tournures serbes et grecques, est, au contraire, harmonieuse et très douce. La différence qu’on remarque entre les deux régions s’aperçoit dans les enfans même : ceux du sud viennent en souriant vers le voyageur, ceux du nord fuient à son approche, et l’expression d’étranger (stranniï tchelovék) est dans leur bouche une insulte.

On a tort de regarder la Bulgarie comme ne formant qu’une seule grande province : la Bulgarie a été divisée, par la nature même, en cinq ou six régions distinctes, dont chacune a encore aujourd’hui pour chef-lieu une ville de trente à cinquante mille habitans. Ces régions diverses sont : la Zagora ou Bulgarie transbalkane, qui renferme une assez forte population ottomane, mêlée à celle des chrétiens, capitale Philippopoli ; — le Dobroudja, côte bulgare de la mer Noire, où errent encore, en troupes nomades, les Tatars-Nogaïs, émigrés de la Crimée, capitale Varna ; — la Bulgarie danubienne, capitale Vidin ; — la Haute-Bulgarie, celle du centre, où se cache, entourée d’inaccessibles montagnes, la sainte et antique ville de Sofia, qui est pour cette nation ce qu’est Moscou pour la Russie ; — enfin la Bulgarie macédonienne, qui a pour capitale Sères, et aboutit au golfe de Contessa et à l’Athos. Ainsi la Bulgarie débouche sur deux mers : par Varna, elle reçoit les produits de l’Asie et de la Russie, et peut leur envoyer les siens ; par Sères et Salonik, elle atteint la Grèce et tous les ports de l’Europe méridionale. En donnant à la population d’un pays si bien disposé géographiquement une langue et des mœurs qui ne ressemblent point à celles des pays voisins, la nature l’a évidemment destiné à former un corps politique spécial, et la force brute en a pu seule décider autrement.

Des causes nombreuses concourent à élever chaque année le chiffre de la population bulgare, tandis qu’on voit la race turque se retirer de toutes parts. Au vif désir de multiplier sa race, le Bulgare joint une pureté de mœurs qui l’exempte de la plupart des maladies dont une mort précoce est la suite. Les guerres exterminatrices passent sur lui sans l’atteindre ; n’est-il pas exclu de la milice par l’orgueilleux Ottoman ? La peste, dont les ravages sont presque incessans, épargne en Bulgarie les chrétiens, qui se prémunissent contre le fléau, et emporte au contraire les musulmans fatalistes. On sait que chaque grande peste enlève à la Turquie près d’un million d’habitans. Celle de 1838 en moissonna, dans la seule Bulgarie, 86,000, presque tous Turcs ; sur ce nombre, les seules cités de Sofia et de Philippopoli comptèrent 29,000 victimes. À Selvi, ville de 8,000 ames, toute la population disparut. Les rayas attribuaient à l’impudicité de leurs maîtres la cause du fléau. Suivant eux, de jeunes Turcs de Bazardjik, amoureux d’une Arménienne de grande beauté, et brûlant d’assouvir leur passion, se précipitèrent, quand elle fut morte, sur son cadavre à peine refroidi, qui leur communiqua les miasmes d’où naquit cette peste effroyable. Quant aux Bulgares des campagnes, comme les Hébreux durant les sept plaies d’Égypte, ils ne cessèrent pas, à cette époque, de jouir d’une santé parfaite.

Aucune partie de l’empire ottoman n’est aussi peuplée que la Bulgarie ; elle abonde en villages, que le voyageur aperçoit rarement, parce qu’ils sont cachés loin des routes. Le développement de la culture, qui, détruisant partout les broussailles, n’a respecté que les grands arbres, rend sans doute la défense du pays moins facile aux indigènes, et une guerre de partisans n’y réussirait pas aussi bien que dans les provinces grecques et serbes. Cependant la Bulgarie est hérissée de montagnes dont les défilés deviendraient infranchissables dès que les habitans seraient d’accord pour les fermer à l’ennemi. Les plus élevés de ces monts, qui forment l’ancien Rhodope, se dressent plus perpendiculairement vers le ciel que les pics les plus escarpés des Alpes. L’ancienne Grèce les regardait comme les plus hauts sommets du globe. On les traverse par sept ouvertures étroites, déjà connues de l’antiquité ; les principales de ces issues sont la porte de Trajan près d’Isladi, la Porte-de-Fer, qui se trouve en avant de Ternov, dans la partie la plus élevée de la chaîne, et celle de Choumla, au-delà d’Aïdos. Ce sont là les vraies portes de Stamboul. Du côté de la terre, le repos de la capitale turque dépend ainsi du bon plaisir des pâtres du Balkan.

Malgré tant de montagnes, malgré les neiges qui en hiver couvrent leurs versans, la Bulgarie est encore un des plus fertiles pays de l’Europe. Tous les produits des climats tempérés y viennent en abondance. L’humus couvre les monts jusqu’à leur cime. Ces chaînes taillées à pic recèlent de vastes prairies cachées dans les nuages, et où l’on monte à travers des forêts de cerisiers, de pruniers, de noyers au majestueux ombrage et de noisetiers gros comme des chênes. La richesse métallique de ces montagnes est suffisamment attestée par les paillettes d’argent et d’or que roulent les torrens. Cependant les seules industries notables des Bulgares sont la fabrication de draps grossiers et la préparation de l’huile de rose. Cette essence, le plus exquis des parfums orientaux, est aujourd’hui due exclusivement aux simples populations du Balkan ; mais le profit considérable qu’elles devraient tirer de la vente de ce produit dans toute l’Europe leur est enlevé par les avides Arméniens, qui ont réussi à s’attribuer le monopole de cette branche de commerce et de tant d’autres.

Frappés uniquement de l’activité agricole du Bulgare, et oubliant les avanies qui l’accablent, les touristes anglais peignent cette partie de l’empire d’Orient comme un paradis terrestre où tout est joie, où coulent le lait et le miel. La réalité ne ressemble guère à ces peintures. Rien ne rappelle mieux les hameaux des sauvages qu’un celo (village bulgare). Toujours éloigné de la grande route ou du terrain libre auquel on donne ce nom, invisible par conséquent pour la plupart des voyageurs, le celo s’étend le plus souvent en longueur sur une prairie, au bord d’un ruisseau qui lui sert de fossé et comme de défense naturelle. Ces villages sont très nombreux, ils se succèdent presque de lieue en lieue. Chaque celo se compose de quatre à cinq cours ou groupes de maisons, séparées l’une de l’autre par des espaces où croît l’herbe. Les cours, enceintes d’une haie épaisse, dessinent comme autant d’îles dans cette mer de verdure. Le nombre des huttes qui forment une cour est presque toujours de dix à douze. Ces huttes sont tantôt construites en claie d’osier, ce qui les fait ressembler à de vastes paniers, tantôt enfoncées en terre et recouvertes d’un toit conique en chaume ou en branches d’arbres jetées pêle-mêle. Chaque espèce de créatures a sa demeure à part dans cette arche du désert : il y a les huttes aux poules, aux moutons, aux porcs, aux bœufs, aux chevaux. Au milieu des nombreuses dépendances de son habitation, le paysan bulgare occupe une cabane qui lui sert à la fois de cellier, de grenier, de cuisine et de chambre à coucher. On y dort sur des fourrures étendues par terre autour du foyer, trou circulaire creusé au centre de la chambre. Ces habitations obscures n’élèvent guère que leur toit au-dessus du sol ; on y descend par un escalier de quelques marches, et les portes sont si basses, qu’il faut se courber pour les franchir. Néanmoins ces pauvres maisons sont aussi propres, aussi ornées à l’intérieur qu’elles peuvent l’être, grace à l’infatigable baba (ménagère bulgare), pour qui l’occupation est si nécessaire qu’elle file sa quenouille même en faisant la cuisine, même en portant au marché ses denrées. La cicogne mélancolique perche d’ordinaire sur ces huttes pyramidales, comme sur la cheminée du paysan polonais ; debout sur ses longs pieds, couvrant son vaste nid des jours entiers sans que le moindre mouvement, le moindre cri trahisse son existence, cet oiseau sacré de l’Orient est un des plus frappans symboles de la civilisation asiatique.

Si des villages on passe aux villes, on peut s’assurer qu’elles sont encore, en Bulgarie, ce qu’étaient les primitives cités slavones. Une ville bulgare se compose ordinairement de trois parties distinctes : le grad ou la forteresse, ville haute, tout-à-fait isolée ; le varoch, ville basse, quartier de l’industrie et des marchands, ceint le plus souvent d’un fossé avec un parapet crénelé et des portes qui se ferment la nuit ; enfin la palanke, troisième enceinte, entourant le varoch et contenant les faubourgs habités par le bas peuple. Cette partie extérieure de la ville n’est protégée que par un simple talus avec palissade en troncs d’arbres plantés debout. Ces trois enceintes constituent en Orient la cité complète ; il y a cependant des villes qui ne peuvent s’appeler que grad ou forteresse, ou qui sont seulement varoch, ville de commerce sans fortifications ; il y a enfin de simples palankes, villettes palissadées. En dehors de chaque ville considérable s’étend, selon l’usage antique, un espace désert consacré exclusivement aux tombeaux, dont les longues files, au bord des sentiers, représentent la cité des mânes ou des ancêtres.

Le sceau de nationalité des villes bulgares, le caractère spécial qui les distingue des autres cités de la Turquie, est peu saisissable au premier coup d’œil ; cependant un examen plus attentif dénote au voyageur les habitudes champêtres de la population. Il règne moins de luxe dans les villes bulgares que dans les cités turques ; les choses nécessaires à la vie y sont, en revanche, plus abondantes. Les troupeaux se promènent dans les rues, les chèvres broutent l’herbe des places, les magasins de comestibles offrent une prodigieuse quantité de fruits, tandis que les boutiques d’armuriers, qui font d’ordinaire en Orient l’honneur des bazars, sont en très petit nombre et peu fréquentées. Chaque grande ville bulgare a aussi son horloge placée dans une tour, et qui sonne les heures, mais à la turque. Toute construction d’époque récente est en bois ; dans les monumens publics, l’ancienne splendeur ottomane a été remplacée par la plus extrême mesquinerie. La plupart de ces villes, comme Sofia, Vidin, Ternov, Philibé, n’ont plus à leur entrée que de grossiers portails à solives posées de travers, et qui feraient croire au voyageur qu’il met le pied dans une métairie ravagée. Telles sont les villes que le Bulgare a bâties, qu’il approvisionne, et où il forme encore la majorité de la population ; mais, depuis trois siècles et demi, il ne peut plus y entrer qu’en descendant de cheval, et c’est à pied seulement qu’il passe devant les sentinelles turques ; tout au plus, s’il est riche et très considéré, a-t-il le droit de traverser les rues monté sur un âne.

II.

Si formidable à l’entrée du moyen-âge par ses tendances belliqueuses, par sa richesse et son activité commerciales, alors que l’ambitieuse race tatare occupait le trône national, le peuple bulgare est aujourd’hui le moins enclin au luxe et le plus pacifique peut-être qu’il y ait en Europe. Tous ceux qui connaissent le Bulgare actuel n’ont qu’une voix pour louer ses paisibles vertus. Empressé à rendre service, assidu au travail et d’une tempérance extrême, il n’agit qu’avec circonspection ; mais, une fois décidé, il porte dans ses entreprises une persévérance prodigieuse, qui, soutenue par une force athlétique, lui fait braver de sang-froid et sans jactance les plus grands périls. Bien qu’il soit le plus opprimé des cinq peuples de la péninsule, la misère ne l’a point avili ; aujourd’hui comme autrefois, son regard est fier, sa taille haute et belle, son honneur à toute épreuve ; on peut en pleine sécurité lui confier sans témoins les plus grosses sommes d’argent ; il les portera fidèlement à leur destination. On l’accuse de trembler devant le Turc : le Bulgare ne tremble point ; mais, quand toute résistance est impossible, il sait, comme tout homme raisonnable, se soumettre en silence à la force.

Le Bulgare, il faut le dire, joint à ces qualités de graves défauts. Il a l’esprit borné ; inférieur à ses voisins par l’intelligence, il contraste surtout par sa lourdeur et son flegme avec les Slaves vifs et pétulans qui l’environnent. Si le Grec dans la péninsule a la suprématie de l’intelligence et le Serbe celle du courage, le Bulgare ne peut prétendre qu’à la supériorité de la patience et du travail ; mais cette supériorité lui est bien acquise. La race bulgare bêche et cultive partout où elle peut ; jusque sur les grands chemins des caravanes, elle va planter des arbres, dont le voyageur seul aura les fruits. Elle alimente Constantinople, et soutient à elle seule l’agriculture dans cet empire de pasteurs et de marchands. On écrase le Bulgare d’avanies ; les percepteurs des impôts, quand il ne peut plus les payer, le dépouillent même de son héritage : cependant rien ne le dégoûte du travail ; l’amertume au cœur, il s’en va plus loin élever une hutte et défricher de nouveau. Son instinct le porte à rendre partout la terre habitable, comme celui des Grecs les appelle à la couvrir de riches cités.

Les femmes bulgares sont douces, compatissantes et laborieuses. Leur taille est haute et svelte. Elles offrent, après la femme grecque, le plus beau type de femme de la Turquie européenne. Les soins de mère et de sœur dont elles entourent l’étranger logé dans leurs cabanes, sont vraiment touchans. Aucun mouvement de fausse pudeur ou de défiance n’éloigne de l’inconnu la femme bulgare ; elle est trop sûre de sa vertu pour recourir aux précautions qui ailleurs sont nécessaires. Le voyageur dort sur le même plancher, avec la mère, l’épouse et les filles.

Mêlé dès l’origine aux Tatars du Volga, le Bulgare n’est lui-même qu’un Tatar converti au slavisme. Il a conservé des traces nombreuses de son premier genre de vie. Comme le Tatar, il a la tête rasée et ne garde au sommet du crâne qu’une longue mèche de cheveux, qu’il partage en deux tresses. Comme l’enfant des steppes, il est inséparable de son cheval. Chaque Bulgare de la campagne, sans excepter le plus pauvre, a le sien, qu’il monte sans cesse, même pour faire quelques centaines de pas hors de sa cabane. Des têtes décharnées de chevaux ou de buffles sont plantées sur des piquets devant sa demeure ; c’est pour le paysan bulgare un signe de puissance.

Quoique vivant dans le même pays, l’Ottoman et le Bulgare s’habillent aujourd’hui d’une manière toute différente. Venu du midi, l’Ottoman se revêt d’une étoffe légère de lin ou de coton à larges plis flottans ; fils du nord, le Bulgare au contraire est toujours, même l’été, vêtu chaudement. Il a conservé le costume que portaient ses ancêtres sur les froids plateaux de l’Asie septentrionale. Sa capote courte avec ou sans manches, les bandes épaisses dont il enveloppe ses jambes et dont l’usage est inconnu aux Slaves restés primitifs, son pantalon, sa tunique, sa large ceinture, tout est en laine. Le costume des femmes est plus gracieux. La jeune fille marche la tête nue, avec un réseau de fleurs sur le front ; fiancée, elle prend un voile blanc ou se couvre d’une coiffe à longs bords flottant sur ses épaules ; au sommet de sa tête et par-dessus ce voile, elle place un souci, emblème de sa vie laborieuse, ou une rose fraîchement cueillie. C’est ainsi que l’on voit dans les monumens antiques une flamme ou le lotos épanoui surmonter le voile de Vesta.

Croyant racheter par une riche parure leurs charmes disparus, les femmes âgées se couvrent de colliers en verroterie et de bracelets ; elles portent une ceinture en cuivre doré, et chargent leur tête d’une coiffure disgracieuse en forme de casque, d’où tombe un réseau de piastres, de paras, et souvent de médailles antiques déterrées dans les champs. Dédaignant ce luxe puéril, les jeunes filles laissent au contraire flotter leur superbe chevelure, qui se déroule en flots tellement épais, qu’on serait tenté d’en attribuer la croissance à des moyens artificiels. Elles pourraient à la lettre se couvrir de cette chevelure comme d’un vêtement, souvent elle dépasse même leurs pieds ; et quand, obligées d’aller à un travail pressant, elles n’ont pas eu le temps de relever ces tresses tantôt blondes, tantôt d’un noir de jais, leurs cheveux, qui flottent derrière elles comme le pan d’un manteau, traînent sur les fleurs des prairies. On croit rêver en voyant pour la première fois ces beautés du monde barbare ; on admire ces formes où l’énergie la plus virile n’efface pas la mollesse des contours ; on regarde avec étonnement passer ces vierges du Balkan, comme on regarderait fuir la gazelle du désert ou le cygne des lacs de la Grèce. Le voyageur qui les questionne craint de les trouver silencieuses, tant elles paraissent appartenir à un autre âge du genre humain ; il craint qu’avec la beauté majestueuse d’une statue antique, elles n’en aient l’insensibilité. Mais, quand on s’aperçoit peu à peu que ces belles créatures cachent sous leur rude extérieur une ame capable des plus délicates affections, il y a un moment où l’on doute malgré soi de la supériorité des femmes de la civilisation sur ces vierges de la nature.

Les peintres qui voudraient retrouver vivantes les plus naïves figures du Pérugin, les plus suaves créations de Fiesole et des fresques florentines, n’ont qu’à voyager dans le Balkan. Malheureusement ce peuple, dont le type est si beau, dont l’origine slave est si puissamment accusée, a conservé dans ses mœurs moins de poésie que les peuples environnans, et le seul sentiment que le Bulgare porte encore jusqu’à l’héroïsme, c’est une jalouse susceptibilité pour l’honneur de sa compagne. Dans quelques districts du nord, la femme bulgare ne sort que la figure voilée, et, sous cet épais bandeau, elle pourrait être confondue avec la femme turque, si elle ne laissait sa bouche à découvert, contrairement à l’usage des musulmanes. Comme tous les Slaves, le Bulgare charme sa misère par le chant. Le matin quand elles sortent, le soir quand elles rentrent au village, la faucille à leur ceinture, rangées processionnellement sur deux lignes, les femmes chantent, et les hommes, qui les suivent à cheval, en portant les instrumens du labourage, répondent par des refrains monotones aux accens de leurs compagnes. Quoique l’age et les fatigues ne tardent pas à flétrir leur beauté, les femmes bulgares ne perdent jamais pour cela ni la gaieté ni la grace ; jamais non plus elles n’oublient, le dimanche, de se couronner de fleurs.

Des voyageurs assurent que, dans les villages de Bulgarie, les jeunes filles vont au-devant de l’étranger, et l’amènent jusqu’à la maison de leurs parens en lui jetant des roses. Cette poétique fiction ne pourrait guère se réaliser, quand même le Bulgare en aurait le désir, car le plaisir qu’il goûte en exerçant l’hospitalité est sans cesse troublé par la crainte de l’arrivée d’un Turc. Les Ottomans, comme toute aristocratie, mettent leur orgueil à exercer une hospitalité fastueuse ; aussi voient-ils d’un œil jaloux le Bulgare rivaliser avec eux sous ce rapport. Pour recevoir un hôte, le handjia (maître d’hôtellerie bulgare) doit s’assurer l’agrément du pacha ; sinon, la bastonnade sous la plante des pieds sera son châtiment. L’accueil du Bulgare n’offre donc pas ce caractère d’empressement chevaleresque qui distingue l’hospitalité grecque et celle des riches musulmans. Les aubergistes turcs refusent de déclarer au voyageur ce qu’il doit, et le laissent payer à son gré ; l’hôtelier raya commence toujours au contraire par demander pour combien de piastres on veut prendre de telle chose.

Malgré les obstacles qui en gênent l’exercice, l’hospitalité bulgare conserve néanmoins encore quelque chose de poétique et d’affectueux. Quand le voyageur passe, les enfans viennent jeter sous ses pieds des poignées de froment, comme pour dire : Nous sommes les fils de ceux qui par leur travail vous fournissent le pain ; et en retour on leur jette quelques paras. Quand on s’arrête sous l’arbre ou à la fontaine d’un village, les jeunes filles, se tenant toutes avec des mouchoirs blancs, viennent quelquefois exécuter des danses devant le tapis où est couché l’étranger, dont elles célèbrent les qualités par quelques vers improvisés ; puis la jeune coryphée (guide de la danse) dépose son mouchoir blanc aux pieds de l’inconnu, qui doit lui donner, en retour de cet hommage, quelques piastres que se partagent les danseuses.

Ce peuple est doué d’une sobriété inconcevable et d’une singulière vigueur de tempérament. Un Bulgare en voyage vivra trois semaines, du pain et de la bouteille de raki dont il s’est pourvu, et il rapportera au foyer toute la somme gagnée par lui, sans en avoir soustrait un para. Le malheureux la garde pour payer le haratch ou le rachat des têtes de ses enfans. Dans ses courses en caravanes, il emporte aussi parfois (mais c’est déjà du luxe) des morceaux de viande, qui, desséchée lentement au soleil d’été, est devenue dure comme une pierre, sans avoir perdu ses sucs nutritifs. Ces espèces de jambons secs se conservent un quart de siècle sans trace d’altération. Au sein de sa famille, le Bulgare, comme le Grec, a pour nourriture habituelle du laitage, des fèves, des pois chiches, des olives ; son pain est fait de maïs ; sa boisson ordinaire est l’eau, qui le guérit de toutes ses maladies ; il réserve le vin pour les jours de fête. Son dédain pour toutes les commodités de la vie est tel, qu’il ne songe pas même à se préserver, en hiver, du froid intense, en été, de l’accablante chaleur. Sous les vents glacés de l’automne, on trouve encore le matin les familles couchées hors de leurs cabanes, sur les tapis qui leur servaient de lit au mois de mai, le long des sentiers fleuris.

En général, le paysan des Balkans se suffit à lui-même ; comme le Serbe et le moujik russe, il ne réclame d’autre appui étranger que celui du prêtre ; aussi se prosterne-t-il à deux genoux devant lui quand il passe. — Détourne les yeux, frère ; ne sais-tu pas que c’est là un temple musulman ? — me disait une baba, qui me voyait avec indignation contempler une mosquée. Pour caractériser ces hommes si simples, je ne citerai qu’un fait. Durant les premiers mois de mon séjour parmi eux, à leur question continuelle d’où je venais, je répondais : — Du Frankistan (Europe). — Tu es heureux, frère, s’écriaient-ils ; dans ton pays, il n’y a que des Bulgares. — Des Bulgares ? Je n’y en ai pas vu un seul. — Quoi ! pas de Bulgares au pays des Francs ! Et toi, n’es-tu, donc pas Bulgare ? — Nullement. — À cette déclaration, je les voyais baisser tristement la tête, et ils ne disaient plus mot. Je n’arrivai que bien tard, et après plus d’une semblable expérience, à comprendre que, dans leur esprit, le nom de Bulgare désigne toutes les nations chrétiennes, par opposition aux mations musulmanes.

III.

Chaque peuple oriental a son fleuve sacré, sur les rives duquel il s’étend ; ce fleuve sert de ligne centrale au pays qu’il occupe. C’est ainsi que les colonies bulgares ont lentement suivi le cours de la Maritsa, la rivière la plus considérable de la Turquie européenne, du plus long cours après le Vardar macédonien, et qui, se jetant dans la mer Égée, indique à la nation ses alliances et ses débouchés naturels. Dirigeons-nous d’abord vers la Maritsa. On part de Constantinople avec un guide bulgare, seul, livré à la merci des haïdouks, qui barrent les défilés ; dix kavases (soldats de police turque) n’offriraient pas près de ces généreux brigands une sauvegarde plus sûre qu’un cicérone de leur race. À six lieues de la capitale de l’empire d’Orient, on rencontre une villette appelée Kambourgas, et on passe un pont d’une remarquable longueur, jeté hardiment sur un bras de mer. Presque toutes les villes de la côte ont de pareils monumens, dernières traces de l’ancienne richesse byzantine ; ces ponts, construits en blocs de granit, quelquefois en marbre blanc, sont rétablis en bois lorsqu’ils tombent. Il y a dans ce seul fait l’histoire de toutes les restaurations turques. Six lieues plus loin, un petit port, Silivria, dans sa population toute chrétienne de trois à quatre mille ames, compte déjà beaucoup de Bulgares. Ainsi, à quelques lieues de Stamboul, le doux et riche idiome slavon commence à frapper les oreilles. Silivria conserve une partie de sa vieille citadelle, quadrilatère crénelé, à remparts en pierres et en grosses briques rouges, habité par des juifs. À une lieue au-delà, on cherche les vestiges de la muraille élevée par l’empereur Anastase contre les incursions des anciens Bulgares. Rodosto avec ses quarante mille habitans, et Callipoli, où l’on en suppose trente mille, sont des villes toutes grecques ; mais Karakioï et Ruskoï offrent de nouveau des habitans slaves. Enfin, voici le golfe d’Énos, où se perd l’Hébrus à travers des marais qui paraissent lui avoir valu son nom moderne de Maritsa.

Maintenant remontons ce fleuve, qui doit nous mener jusqu’au cœur de la Bulgarie, jusqu’à sa montagne sainte, le Rilo. À Dimotica, forteresse jadis fameuse lors des guerres entre les Grecs et les Bulgares, commence l’antique province de la Zagora, où les Bulgares s’établirent dès le IXe siècle, et qui s’étend à travers toute la Thrace, en suivant la base méridionale du Balkan depuis la mer Noire jusqu’au golfe de Kavala, en face du mont Athos. Ce pays a vu s’accomplir le mélange des tribus de la Thrace avec les premières tribus slaves, et la Scythie s’unir à la Grèce ; il garde de profonds mystères pour la science historique, et pourtant c’est peut-être la partie la moins explorée de l’Europe.

J’étais heureux de fouler enfin cette terra incognita, comme l’appelle Maltebrun, vers laquelle un ardent désir d’étudier les origines slaves m’attirait depuis long-temps. Mais combien il est inutile d’y venir chercher des monumens ! Les Turcs y ont fait table rase ; trésors d’archéologie slave, de littérature, d’histoire nationale, tout a disparu. Je chevauche sur des plateaux déserts, ne rencontrant dans ma course que d’admirables perspectives. On peut se croire en pleine Arabie, en traversant les portions de la Romélie où domine la race turque. Pour s’assurer de vastes pâturages en même temps qu’un espace plus libre pour leurs courses à cheval, les Osmanlis ont arraché tous les arbres, et les seuls minarets des mosquées dessinent comme des jalons aériens sur les versans nus des montagnes. Cependant ces solitudes ne sont pas sans charmes ; la profonde tristesse qu’elles inspirent agrandit l’ame, en y éveillant des pensées fortes. Nulle expression ne saurait rendre la majesté de ces déserts de l’islamisme, où ne plane que l’idée de Dieu, et qui gardent la plus immuable physionomie, depuis qu’ils ont cessé de faire partie d’un monde agité par les phases incessamment variées de la civilisation. C’est surtout durant les marches nocturnes qu’on éprouve ce sentiment d’absorption au sein de la nature, sentiment auquel on n’échappe jamais dans un voyage d’Orient. Ces rapides chevauchées sur la terre silencieuse, sous le ciel étoilé et transparent, font comprendre le mysticisme antique et les élans des prophètes. On traverse dans l’ombre et au galop de grandes villes où tout dort, des montagnes, des sentiers perchés sur l’abîme ; on passe à gué des torrens inconnus qui écument contre la selle tatare où l’on est assis comme sur un fauteuil, et le monde extérieur, loin de troubler vos rêveries, vous plonge plus avant dans le monde immatériel. On peut vraiment alors dire avec le poète :

Du barde voyageur le pain c’est la pensée,
Son cœur vit des œuvres de Dieu.

Il n’est pas jusqu’aux animaux, dont on ne comprenne ici mieux qu’ailleurs le langage intime et caché. Combien de fois je me suis surpris m’entretenant par gestes avec mon fidèle muet (alogon), magnifique expression des Slavo-Grecs pour désigner le cheval, ce muet ami du voyageur !

Les seuls monumens humains qu’on aperçoive sont des tombeaux. Il y en a de deux espèces : les chapelles sépulcrales des conquérans et les tumulus des anciens chefs bulgares, quelquefois couronnés de sépulcres ottomans modernes, comme ceux de la vallée de Gomela-Voda, entre Selenigrad et Tern. Ces monticules coniques de terre se trouvent en nombre prodigieux dans les plaines ; le Turc les appelle tepé, le Bulgare hunka (demeure du Hun) ; ils ont de dix à cinquante pieds de hauteur. La ressemblance exacte de ces monticules avec ceux qui, en Russie, bordent le Volga, et avec les tumulus pélasgiques de la Troade et de l’Asie mineure, montre bien que tous les peuples, au même degré de développement, ont le même sentiment de l’art, comme la même organisation sociale. À Bazardjik et à Philibé, dans la vallée de Samokov, on rencontre un grand nombre de ces monumens mystérieux, qui sont souvent rangés le long de la route sur des lignes assez régulières. On en compte vingt-quatre autour de Sofia ; il y en a d’autres près d’Eski-Sagra et de Choumla, dans les vallons de Doubnitsa et du Rilo[2]. Si l’on demande aux Bulgares : Qui a élevé cela ? — La main de nos pères, disent-ils. — Pour quel usage ? — Dieu le sait. C’est la réponse à tout du paysan bulgare, qui, ne sachant rien, ne désire rien connaître, pas même ce qui touche son pays. Les Turcs, plus ambitieux, quoique non moins ignorans, prétendent que ce sont des postes d’observation où l’on plantait des piques à queue de cheval, et qui dominaient le campement de leurs armées. Ainsi le vainqueur cherche à enlever au vaincu jusqu’au souvenir des tombeaux de ses pères.

J’ai cherché dans toute la Bulgarie quelques traces du lion à couronne d’or, qui était l’écusson de ses rois ; je n’ai pu en rencontrer de vestige ni dans les anciennes églises, ni aux portes, ni aux murailles des cités, tant la destruction a pesé lourdement sur ces contrées. Là même où le Bulgare la cultive, la terre n’en paraît pas moins déserte ; seulement au lieu des déserts de sable de l’Asie, c’est ici un désert de verdure, un désert poétique, où l’on passerait volontiers des années parmi ces hommes simples, étudiant leurs mœurs, contemplant leurs danses antiques, et vivant avec eux de cette vie primitive perdue dans le reste de l’Europe. Cependant, si le voyageur qui traverse ces solitudes est ami du comfort, il fera bien de rester dans les villes. Là il, se dédommagera avec bonheur des privations de la campagne ; là tout lui paraîtra délicieux. Dans les villes tout abonde et au plus bas prix : cafés, bains chauds, fruits, liqueurs, jusqu’à ces mets sacrés de l’islamisme, lentement confits dans le sucre et le miel, et qu’un ange vint révéler à Abraham. On trouve encore mille autres denrées précieuses à la tcharchia, nom dérivé du slavon tcharchit (enchanter), qui désigne le bazar, et indique l’impression produite sur les indigènes par ce temple ouvert aux arts du luxe et à tous leurs produits magiques. Mais, du moment qu’on a quitté ces rares oasis pour se remettre en route, on est de nouveau réduit aux olives cuites, aux dattes, aux raisins secs, aux melons d’eau ; le vin et le raki seuls ne manquent chez aucun Bulgare.

Si l’on suit la route la plus directe de Stamboul à Philibé, principale ville de la Zagora, on a quatre-vingts lieues à franchir ; cet espace n’est qu’une vaste prairie peuplée presque uniquement de troupeaux ; de distance en distance, on y rencontre des puits où ces troupeaux s’abreuvent, et des huttes où se retirent leurs gardiens. Au milieu de cette prairie s’élève la grande Édrené (Andrinople), capitale de ce peuple de pasteurs, de cette Arabie européenne. Avant qu’on ait dépassé la populeuse cité, la nation bulgare n’est guère représentée sur les bords de son fleuve que par des pâtres et des mehandji, prétendus aubergistes, tenant à ferme les masures des spahis ; mais, si l’on fait encore quelques lieues le long de la Maritsa, on voit bientôt les joyeux villages slaves surgir au milieu de la tristesse du désert. Çà et là on rencontre encore quelques caravansérails impériaux, aux murs desquels s’adossent les rangées de boutiques en bois qui constituent en Bulgarie les petites villes marchandes (varochitsa). Ces monumens gigantesques d’une splendeur passée se ressemblent presque tous ; au centre est la mosquée, entourée de plusieurs cours carrées rafraîchies par des fontaines jaillissantes et ornées d’arcades à ogives mauresques. Derrière ces cours s’ouvrent les petites chambres où tous les voyageurs, giaours et fidèles, sont hébergés gratuitement. Parmi ces somptueux hôtels de l’islamisme, le plus considérable entre Édrené et Philibé est celui de Musta-Pacha, sa mosquée, de construction récente, environnée d’arbres et exhaussée sur une terrasse à escaliers, offre dans sa vaste coupole, portée par des ogives aériennes et des galeries à jour, un chef-d’œuvre de grace et de bon goût. La Maritsa en baigne les murs. À six lieues plus loin, on retrouve cette rivière devant le caravansérail d’Irmenli. L’écurie de cet édifice est à elle seule un monument. Traversée dans toute sa longueur par deux galeries supérieures, bordées de cellules d’où les chameliers peuvent surveiller leurs chameaux qui reposent, elle est bâtie en briques rouges, et élève à une hauteur remarquable son toit aigu. Cette écurie est percée aux deux extrémités de trois immenses rosaces à arabesques grecques, qui font songer aussitôt, devant cet édifice musulman, aux basiliques de l’antiquité.

Près de Philibé, la plaine nue commence à se revêtir de quelques bouquets d’arbres ; sur les rives du fleuve, le laboureur bulgare remplace le pasteur ottoman. L’accroissement de cette population travailleuse se remarque surtout au prix des denrées, qui s’abaisse de plus en plus.

En entrant à Philibé, capitale de la Zagora, on est frappé de la magnifique situation de cette ville sous le rapport pittoresque et commercial. Disposée en amphithéâtre, elle s’élève par gradins des bords de la Maritsa, qui baigne les quartiers nouveaux, jusqu’à la vieille ville, qui entoure le grad ou la forteresse, bâtie par les Byzantins sur une roche escarpée. Dans le grad se rencontrent encore des fragmens reconnaissables de murs grecs, et, même dans la ville basse, il n’est pas rare de trouver aux portes des hanes de beaux chapiteaux antiques qui servent de marchepied aux cavaliers. La tcharchia, fermée par des portes, est, comme dans toutes les villes bulgares, un labyrinthe de rues couvertes en planches, avec des ouvertures qui laissent tomber un faible jour sur les rangées de boutiques où vivent entassés des milliers de marchands chrétiens et turcs. Comme en Russie, chaque marchandise y a son quartier fixé. Des fontaines répandent la fraîcheur dans ces rues étroites où l’air circule avec peine. On y trouve aussi de petites mosquées ornées extérieurement de palmes peintes, et où le croyant d’Asie va prier aux cinq heures du jour. La cathédrale turque, ou mosquée du vendredi[3], construite en forme de croix grecque, est probablement une ancienne église que les vainqueurs ont entourée d’un grand portique à l’orientale. Dominant la ville du haut d’un coteau, avec ses coupoles couvertes, suivant l’usage, en plomb, elle ferait un bel effet si elle n’était masquée par un amas de rues sales. La nation[4] des Paulianistes occupe tout un grand faubourg séparé de la ville. Les juifs ont de même leur quartier à part auprès du quartier grec et de son humble cathédrale. Ces juifs, venus d’Espagne comme presque tous ceux de la Turquie, sont de beaux hommes, au teint très blanc, à la barbe longue et noire ; leurs femmes se distinguent surtout par une éclatante beauté que relève la magnificence un peu étrange de leur parure. La diversité des peuples réunis dans l’enceinte de Philibé se révèle non-seulement par la distinction établie entre les quartiers, mais encore par la différence du costume et même des couleurs. Il n’est pas jusqu’aux maisons qui ne portent des couleurs conventionnelles. Celles des Turcs étaient naguère encore les seules qui pussent être peintes en rouge ; celles des rayas devaient avoir une couleur terne et sombre comme la destinée de leurs habitans. Les habillemens gris sont encore aujourd’hui l’apanage du Bulgare ; mais les petits maîtres turcs, nombreux à Philibé, ne tirent plus vanité que de leurs redingotes franques et de leurs pantalons blancs, sous lesquels, par un goût singulier, ils laissent paraître dans leurs souliers découverts les pieds nus du Tatar.

Philibé n’a pas plus de quarante mille habitans, malgré ses riches manufactures de laine et son commerce de transit si actif, que, seule entre toutes les villes de la Turquie européenne, elle a établi pour communiquer avec Édrené et Bazardjik un service régulier de diligences suspendues seulement, hélas ! sur leur essieu, et où il faut s’asseoir les jambes croisées. Les Grecs tsintars sont peut-être à Philibé plus nombreux que les Bulgares même ; aussi enseigne-t-on le grec dans toutes les écoles chrétiennes. Les Grecs ont compris l’admirable position de cette place, dont le commerce de la Méditerranée pourrait tirer un si grand parti. En effet, dès que les Bulgares auront réussi à canaliser la Maritsa jusqu’à Enos, Philibé deviendra le principal comptoir de leurs exportations. Malheureusement le fleuve est encombré de bancs de sable qui ne permettent jusqu’à présent d’y faire naviguer que des bateaux plats. En outre, le long demi-cercle que ses eaux décrivent en tournant la chaîne du Rhodope est pour Philibé un grave inconvénient ; sans ce détour, il est vrai, le fleuve des Bulgares ne passerait point par Andrinople, et ne recevrait pas dans son sein les principaux torrens de la Thrace, l’Arda (Harpessus), l’Usundcha et la Tcherna.

Philibé, où les Turcs sont encore assez nombreux, est toujours censée faire partie des districts ottomans ; mais Bazardjik, à huit lieues plus loin dans les Balkans, ne renferme plus que des Bulgares. Une longue plaine de sable, vraie steppe tatare, sans habitations, où des troupeaux de chevaux paissent en liberté l’herbe rare, sépare Philibé de Bazardjik, ville très commerçante de dix à douze mille ames. Ses habitans ont, les premiers d’entre les rayas, obtenu à force d’or, du sultan Mahmoud, un firman pour construire une église nouvelle, contradictoirement aux lois de l’islamisme, qui défendent à tout chrétien de souiller par de pareilles constructions le sol du saint empire. Entouré d’une cour carrée dont les hauts murs le dérobent aux regards des pachas, que cette vue pourrait irriter, ce vaste et beau temple vient d’être achevé dans le style des primitives basiliques. Il n’est pas le seul qui se soit élevé depuis peu, et, sur plus d’un point de la Bulgarie, des chapelles en pierre ont remplacé les granges de bois.

Au-dessus de Bazardjik commence le Balkan. Deux portes principales s’ouvrent dans ces remparts de la nature : la porte de Trajan et la Porte-de-Fer, débouchant, l’une vers Sofia et les vallées danubiennes, l’autre sur Varna et la mer Noire par Kasanlik et Choumla. Ces portes marquent les limites septentrionales de la Zagora, qui, au midi, n’a point de frontières précises, et s’étend, pour ainsi dire, chaque jour. Essentiellement agriculteur, le Bulgare se répand partout où il reçoit des terres ; cette active population croît à vue d’œil, et inonde la partie musulmane de la Romélie, où le spahi, indolent et trop fier pour labourer, lui afferme à bas prix les plus riches terrains. L’empiètement de la race slave et chrétienne sur la race ottomane n’a pas lieu d’ailleurs seulement dans les campagnes : les villes turques de la Thrace se remplissent peu à peu de Bulgares. Slivno, l’antique Selymnia, en compte 4,000 sur 12,000 habitans ; ils remplissent, comme ouvriers, les fabriques d’Eski-Sagra, cité de 20,000 ames ; ils couvrent les marchés de Kirk-Kilissé (les quarante églises), amas confus de 4,000 maisons ruinées, où ils apportent leur beurre et leur fromage, que les juifs allemands de cette ville ancienne vont vendre à Stamboul. Tout le district de Kasanlik, qu’on pourrait appeler le pays des roses, tant la plaine en est couverte, est cultivé principalement par des Bulgares. Enfin, on les trouve mêlés aux Turcs dans toutes les vallées qui avoisinent le grand port de Bourgas, et de là ils se répandent, sinon comme colons, du moins comme travailleurs, — le long de la chaîne basse qui, détachée de l’Hémus sous le nom de Strandja, sépare le plateau intérieur de la Thrace des côtes de la mer Noire, et ne s’arrête que dans les forêts de Belgrad, devant Constantinople.

C’est au sortir d’Aïdos que se trouve le passage le plus commode pour traverser le Balkan et pénétrer de la Zagora dans la Bulgarie maritime et septentrionale. La ville d’Aïdos, renommée jadis par ses bains chauds et aujourd’hui déchue de sa prospérité, s’élève dans un bassin délicieux, entouré sur trois côtés de montagnes si abruptes, qu’on n’aperçoit nul moyen de les escalader ; ce n’est qu’en arrivant au pied de ce rempart, qu’on voit soudain, comme par un effet magique, s’ouvrir une fente profonde où se précipite le torrent de Bouyouk-Kamentsi (la rivière rocailleuse). Un sentier tortueux suit cette eau tourbillonnante à travers un des plus étranges ravins de l’Europe ; les deux parois de ce ravin sont perpendiculaires, elles ne laissent entrevoir qu’une bande étroite du ciel, et portent sur leurs cimes des forêts de sapins qui, vues d’en bas, paraissent des brins d’herbes. En suivant le ravin, il semble d’abord qu’on s’enfonce au sein de la terre ; ensuite on s’élève par degrés, et on atteint le joli plateau de Lopenitsa. Un hane situé en ce lieu indique la moitié du chemin d’ascension de ce Mont-Cenis bulgare. On y est entouré de cascades alpestres et de roches aux parois moussues ; on n’y trouve jamais de neige en été, mais, en revanche, on y est exposé à des avalanches de pierres.

À partir de Lopenitsa, on commence à descendre. La rivière de Bouyouk-Kamentsi, qui s’était perdue dans les cavernes, reparaît après avoir traversé souterrainement la montagne, et accompagne de nouveau le voyageur, en lui jetant l’écume de ses flots. Long de neuf lieues, ce défilé aboutit à un dernier balkan encore plus vertical, plus inaccessible que les précédens. Néanmoins l’armée de Darius l’avait déjà franchi, avant l’armée de l’empereur Nicolas, pour atteindre les Bosphores. La trace des Perses s’est effacée, tandis que les tranchées russes, dont toutes ces gorges sont semées, restent comme d’effrayans témoignages de l’audace des Normands modernes. Les villes gardent aussi l’empreinte de leurs horribles ravages : c’est ainsi que Hirsova est réduite à trente maisons, et le port de Kostendche à quarante habitans.

Sans cesser d’être au milieu des montagnes, on aperçoit tout à coup, à ses pieds, la grande ville de Choumla, et l’on voit s’ouvrir la plaine immense qui s’étend jusqu’à la mer Noire et à la Moldavie, ou plutôt qui n’a plus de bornes, car c’est déjà la steppe du Nord. À Choumla repose, dans un superbe mausolée, le dernier grand-visir qui a su vaincre les Russes, le célèbre Hassan-Pacha, mort durant les guerres contre l’impératrice Catherine. Choumla, dans une position à la fois enchanteresse et formidable, renouant comme un point central toutes les routes danubiennes, n’était encore, il y a cinquante ans, qu’une place insignifiante ; elle renferme aujourd’hui 60,000 habitans. Le grad, le varoch et la palanke de Choumla ne sont bâtis qu’en bois ; la citadelle seule a été flanquée de murs en pierres de taille, et pourvue par des ingénieurs prussiens, en 1836, de casemates, de glacis et de portes. Ils y ont aussi élevé deux vastes casernes situées au bas du rocher, et où l’eau jaillit de nombreuses fontaines jusque dans les plus hauts appartemens.

Le grad ne renferme que des Turcs, au nombre de plus de trente mille ; ce quartier est rempli de riches mosquées à coupoles de plomb, qui brillent d’un éclat pareil à celui de l’argent. Le varoch renferme cinq à six mille Bulgares ; le reste de la population se compose d’Arméniens, de Grecs et d’Israélites ; chaque nation a ses rues et ses temples à part. Dans les campagnes contre l’Autriche et la Russie, Choumla a toujours servi de camp retranché aux Turcs, qui, invincibles dès qu’ils combattent adossés à une redoute, y ont souvent obtenu d’importantes victoires sur les Moscovites. C’est ici qu’en 1771, ils ont mis en déroute l’armée de Romanzof. Choumla est encore aujourd’hui la principale place d’armes de la Turquie européenne et la clé de Stamboul du côté du nord. Malheureusement la palanke, avec son immense réseau de batteries et de fortifications en terre élevées tout autour de la ville, est ceinte de contrevallations si étendues, que, pour les défendre dans un siége, il faudrait une garnison de cinquante mille combattans.

Bien moins imposante, la forteresse de Varna, à dix-huit lieues de Choumla, est peut-être, grace, à sa position escarpée qu’aucun point ne domine, plus assurée contre les chances d’un siége ; mais, depuis que les bombes russes l’ont ruinée, en 1829, elle n’a point été complètement rétablie. Sa nouvelle et vaste caserne n’est encore protégée que par des parapets en bois. Le Turc sent bien que cette place n’a pas l’importance stratégique de Choumla ; que, prise, elle ne livre point le passage des Balkans, et peut tout au plus protéger la retraite de l’ennemi. Le seul et inaliénable avantage de Varna consiste en ce qu’elle est le principal port de mer des Bulgares. Garantie contre les vents du nord et de l’ouest, sa rade vaste et profonde est si sûre, que les arrivages n’y sont jamais interrompus, même en hiver. Les plus gros navires y mouillent sur un fond de dix à quinze brasses, dans l’anse de Sokhanlik, tandis qu’au sud de la ville les vaisseaux plats trouvent un mouillage de cinq brasses. L’inconvénient de ce port naturel est d’offrir trop d’ouverture, et de ne pouvoir être fermé ni défendu efficacement contre l’attaque d’une flotte ennemie. Mais les Bulgares n’aspirent point à combattre sur mer, et, s’ils recouvraient seulement la plus modeste existence politique, ils auraient dans ce port marchand, si peu éloigné de Constantinople, de Trébizonde et d’Odessa, une source féconde de richesses. Il suffit de se promener sur les chantiers de Varna pour admirer la dextérité de ces fils du Balkan devenus pilotes et constructeurs de navires.

Depuis qu’elle a été prise et saccagée par les Russes, Varna n’est plus qu’un amas de huit mille chaumières délabrées, où vivent à peine vingt-cinq mille ames. Tous les riches Bulgares ont dû fuir, après avoir été rançonnés par ceux qu’ils avaient appelés leurs libérateurs. La Russie n’a point voulu souffrir ici une rivale d’Odessa. Aussi cette belle côte est-elle précisément la partie la plus ravagée de la Bulgarie.

Au nord de Varna s’étend la vaste plaine marécageuse connue sous le nom de Dobroudja. C’est une steppe à collines basses, sans arbres, mais couverte d’une herbe parfois si haute, que le voyageur peut s’y perdre. Les Bulgares Dobroudji, espèce de Kosaques toujours à cheval et qui ne vivent que dans les pâturages, ont donné leur nom à ces côtes. Ces Bulgares se sont mêlés avec les Tatars-Nogaïs de Moldavie, qui régnèrent dans ces contrées jusqu’au XVIIIe siècle ; de toutes les tribus bulgares, c’est celle qui a conservé le moins fidèlement la pureté de sa race.

Deux routes mènent de Varna au Danube, celle de Silistrie ou de Valachie, et celle qui, longeant la mer Noire, tend vers la Moldavie. En suivant cette dernière route, on trouve près de Kavarna, entre Tcherna-Voda et Kostendche, des vestiges de la muraille et du fossé que Trajan fit construire à travers cet isthme, au sud des lacs de Kara-Sou. La chaîne rocheuse du Babadagh traverse ces lacs marécageux, et, en forçant le Danube à aller se décharger vers le Pruth, au lieu de suivre sa pente au sud, elle le rend tributaire des Russes. Cette chaîne passée, on arrive à Matchine, puis à Mokrova, lieu d’embarquement pour Galats. Là dort comme un lac immense le fleuve qui seul en Europe rivalise avec les cours d’eau gigantesques de l’Inde et de l’Amérique. Il se divise à partir de ce point, et s’enfonce à travers les sables jusqu’à ce qu’enfin il se perde dans la mer, comme le Nil, par sept embouchures, dont aucune n’est malheureusement assez profonde pour les grands navires. La branche de Soulina elle-même, n’ayant au passage de la barre qu’une profondeur de douze pieds d’eau, est inaccessible aux bâtimens de guerre.

Sur aucun point du monde, il n’existe peut-être une frontière aussi profondément marquée que celle qui sépare les Bulgares des Moldo-Valaques. Les grandes et nombreuses îles du Danube sont, d’après les clauses mêmes des traités, complètement inhabitées. Tout l’espace compris entre Choumla et Soulina pourrait se comparer à ces vastes savanes d’Amérique, destinées à servir de champs de bataille aux tribus sauvages, qui ne s’y rencontrent jamais que les armes à la main.

L’ensablement du Danube et la dévastation du Dobroudja forcent le commerce bulgare à prendre pour son transit la voie de terre. C’est à travers les défilés les plus périlleux du Balkan que les caravanes vont porter les produits de l’Asie aux bazars danubiens de Silistrie, de Rouchtchouk, de Nikopoli, de Vidin, d’où ils passent en Allemagne. Ces quatre villes, qui sont les principales de la Bulgarie danubienne, étaient hérissées de fortifications avant la dernière campagne des Russes ; démantelées par eux, elles ne relèvent aujourd’hui que lentement leurs ceintures de murailles d’après le système européen. Nikopoli, perchée sur un roc aérien, est seule restée dans le même état qu’avant la guerre. Rouchtchouk, avec son immense palanke qui s’élève comme Nikopoli sur une montagne, n’est guère terrible que de loin. Cette grande ville contient de quinze à dix-huit mille cabanes, dont sept mille sont occupées par des Bulgares, des Arméniens et des juifs ; elle a de nombreuses manufactures de laine, de mousseline et de maroquin. Giurgevo, qui s’étend sur l’autre rive, dans les marais valaques, lui offre pour ses fabriques un important débouché.

Les Bulgares danubiens, qui peuplent les villes dont nous venons de parler, n’ont conservé que faiblement l’originalité du caractère national. Pour retrouver le vrai Bulgare, il faut s’enfoncer dans les montagnes du pachalik de Vidin, et suivre la vieille route qui, du fort ruiné de Sistov sur le Danube, mène à Ternov.

Cette cité célèbre est réduite à dix mille habitans. Située sur le versant d’une montagne, baignée par la Iantra, et entourée de vignobles, de tilleuls et de pruniers sauvages, Ternov est dominée par un cône escarpé. Un isthme de rochers tellement étroit qu’il ne laisse d’espace que pour un aqueduc et un petit sentier, forme la seule voie de communication entre ce cône et la ville. Environnée d’abîmes verdoyans, Ternov présente des aspects délicieux qui rappellent ceux de Kiyov, la ville sainte des premiers Russes. Ternov est aussi la ville sainte des Bulgares ; leurs derniers rois, ou krals, habitèrent ses murs. Malheureusement rien n’est resté du palais de ces rois, et la cathédrale des patriarches n’a pas eu un meilleur sort. L’église métropolitaine actuelle peut à peine être comparée à un temple de village ; les nombreux couvens qu’on remarque sur les collines d’alentour ne sont que de misérables amas de cabanes. De la puissante Ternov du moyen-âge, dont les marchands et les moines portaient la civilisation et le commerce jusqu’au fond de la Moscovie, c’est à peine s’il reste le souvenir. Néanmoins, jusqu’à ce qu’il s’élève pour Ternov une héritière sur le Danube ou sur la Maritsa, cette ville demeurera l’objet du culte superstitieux des pauvres Bulgares ; ils y viennent en pèlerinage, et leurs chants célèbrent toujours sa Sveta-Horata (montagne sacrée), dont les forêts mystérieuses recèlent des génies propices et les mânes des anciens rois.

La grande cité de Vidin est devenue, à la placede Ternov, la capitale de la Bulgarie danubienne. Son bazar infect, ses rues pleines de cadavres en putréfaction, que se disputent des nuées de vautours, indiquent assez que, sur ses vingt mille habitans, la plupart sont musulmans. Sa citadelle, qui a été de tout temps d’une haute importance pour l’empire d’Orient, est devenue assez forte depuis qu’on l’a réparée à l’européenne. Là siége le terrible Hussein, pacha-visir, c’est-à-dire chef suprême de tous les pachas de Bulgarie. Les Turcs se trouvent en majorité dans ce district, aussi les agriculteurs s’en sont-ils écartés ; les troupeaux seuls et leurs sauvages gardiens parcourent en tous sens la plaine et les monts qui s’étendent entre Vidin et Nicha. Le gros village de Belgradjik est situé à moitié chemin des deux villes ; il s’élève comme un nid d’aigle parmi d’effrayans précipices. Sur la droite, l’impétueux Timok porte ses eaux au Danube et creuse un ravin profond qui sépare la Bulgarie de la Serbie.

Tout le long de cette frontière, et jusqu’en Albanie, on trouve des karaouls, grosses huttes carrées qui ont la forme de tours d’observation. Ces huttes s’élèvent sur des collines ; dans chaque karaoul sont cantonnés, pour la sûreté des routes, sept à huit gendarmes turcs, vivant avec leurs femmes du produit des terres environnantes. Il y a entre ces postes et les stations kosaques des lignes de Pologne et du Caucase une analogie singulière qui saisit vivement le voyageur. En Bulgarie comme dans les provinces russes, l’institution de ces lignes militaires prouve l’occupation violente d’un pays subjugué, mais non soumis.

De Nicha, ville moitié serbe, une drome, prétendue grande route, mène à Sofia. C’est en suivant ce chemin qu’on pénètre dans la Bulgarie centrale, province dont les hauts balkans servent de refuge aux haïdouks. Pour franchir le premier de ces balkans, on traverse des gorges qui ne présentent qu’un amas de roches brisées et des forêts sombres, où deux chevaux ne pourraient suivre de front le même sentier. Ce défilé est gardé par la citadelle d’Ak-palanka (la forteresse blanche, c’est-à-dire imprenable). Cette forteresse est extérieurement un des types les plus parfaits du castel byzantin : c’est un quadrilatère en grosses pierres de taille, flanqué de huit tours rondes très élevées, avec un rempart dont des créneaux carrés dessinent le pourtour. Cette bicoque, dont deux canons rouillés défendent la porte unique, n’est plus à l’intérieur qu’un labyrinthe infect de ruelles serpentant entre des jardins fermés de planches et des huttes dont on cherche en vain les fenêtres ou les portes : pas une créature n’apparaît dans les rues d’Ak-palanka, mais l’infection de l’air suffit pour y révéler la présence de ménages musulmans. Tel est l’état d’isolement lugubre où vivent les maîtres de la Bulgarie. Sur les bords du torrent qui coule au pied de la colline sont semées des chapelles funéraires de héros ou de saints turcs. Dans ces petites chambres carrées, une lampe est suspendue au-dessus de la tombe, qui est en bois et sans nul ornement, comme celle des Tatars et des Moscovites. Quelquefois deux chandeliers bordent l’estrade du tombeau ; on y trouve aussi une amphore destinée à servir aux ablutions du pèlerin ou de l’iman qui viennent y faire leur prière ; la fenêtre grillée du sépulcre donne sur la grand’route, et des murs jaillit le plus souvent une fontaine pour rafraîchir le voyageur.

On laisse à gauche dans les montagnes la fameuse citadelle de Pirot ou Jarkoï, dont la partie basse renferme six à huit mille habitans, et l’on arrive au village de Tsaribrod par une longue vallée remplie de prairies, de vignobles, de champs de maïs, et entourée de rochers arides. La vallée s’élargit graduellement, les deux chaînes de montagnes s’éparpillent en mamelons isolés, que terminent des cimes dépouillées. Les hanes, d’abord assez fréquens sur cette route, deviennent plus rares à mesure qu’on approche de Sofia ; des plateaux immenses, formés de la plus riche terre végétale, servent uniquement de pâturages. Cependant, contre l’ordinaire des villes turques, Sofia a livré à la culture du blé et d’autres denrées les cinq ou six lieues de pays qui l’environnent ; il faut excepter toutefois l’espace d’une lieue autour de son enceinte, qui est resté un véritable désert ; pas un arbre, pas une haie n’anime la tristesse de cette plaine nue ; seulement, à l’horizon, un cercle de balkans, dominé par le Vitch, élève ses cônes de granit. Du sein de cette majestueuse solitude, qui environne tout campement turc, surgissent soudain comme par enchantement les innombrables coupoles et les minarets de la cité. Du lieu où, pour la première fois, on découvre Sofia, le voyageur a encore à franchir une distance d’une heure de marche avant d’arriver à la ville même. Pendant ce trajet, il ne remarque autour de lui que des rangées de tombeaux et de colonnes funéraires avec des turbans pour chapiteaux. Ce calme, cet isolement aux approches d’une grande ville, glacent l’ame et font penser à la Jérusalem désolée des prophètes.

Voilà donc la triste capitale d’une nation chrétienne, esclave depuis quatre cents ans. Dans cet état même d’abaissement et de misère, Sofia est encore une des premières villes de Turquie ; avant la dernière peste, elle renfermait cinquante mille habitans, sans compter la garnison. On y entre par une porte de bois basse et délabrée, et par un petit pont turc jeté sur l’Isker, affluent du Danube, qui coule presque à sec dans un lit de rochers profondément encaissé. Si les rois bulgares tenaient leur cour à Ternov, la nation tenait la sienne à Sofia ; de majestueux débris l’attestent. L’ancien entrepôt des marchandises que les caravanes bulgares transportaient de l’Asie en Europe, offre encore des restes aussi imposans que ceux d’un amphithéâtre romain : c’est un vaste carré bordé de trois superbes rangs de galeries voûtées et superposées ; la voûte supérieure est en partie écroulée, mais les autres en grosses pierres granitiques sont intactes. À ce beau temple de l’ancien commerce oriental s’appuient les murs de bois de la tcharchia ou du bazar moderne. Les boutiques de cet immense quartier sont aux trois quarts occupées par des Bulgares ; les autres marchands du bazar sont Arméniens ou Turcs. On rencontre aussi à Sofia beaucoup de riches juifs ; leurs femmes, voluptueusement parées, marchent comme des prêtresses antiques, la tête couverte d’une longue mitre ogivale blanche à rubans rouges, d’où un grand voile de gaze tombe sur leur sein demi-nu.

Quoique bâties en terre glaise, les maisons des Bulgares de Sofia annoncent une certaine aisance ; elles ne se touchent point, chacune est isolée et entourée d’un jardin ; les fenêtres sont grillées comme celles des maisons musulmanes. Depuis que cette ville n’est plus la résidence du begler-bey (prince des princes), ou gouverneur-général, ses fortifications s’écroulent, ses palissades vermoulues tombent, et ses fossés se comblent peu à peu ; mais le commerce continue d’y fleurir.

Comme toute grande ville orientale, Sofia a conservé sept églises privilégiées, que desservent quinze à seize papas, sans parler des moines de plus de vingt monastères cachés dans les montagnes d’alentour. C’est chez les habitans de ces cloîtres que s’est concentrée la force d’action du clergé bulgare. La cathédrale n’est qu’une crypte à moitié enfouie au fond d’un jardin. Dans un tchardak ou pavillon circulaire qui s’élève à la porte du temple, on voit les prêtres à longue barbe s’accroupir, après leurs offices, sur des tapis, et fumer le tchibouk comme des Turcs. Au bas de cette colline sacrée s’élève le rustique palais de l’archevêque, qui ressemble à une modeste habitation de curé.

Jaloux de l’intérêt que je portais aux monumens bulgares, les imans turcs vinrent m’offrir de me montrer aussi les leurs : je les suivis dans leur grande mosquée. Elle est réellement majestueuse au dedans comme au dehors, et on peut hardiment la ranger parmi les rares chefs-d’œuvre de l’art oriental que le voyageur doit visiter. Cette mosquée est un ouvrage grec, et fut consacrée anciennement au culte chrétien ; on l’appelle la Sophie, c’est le nom que portent ordinairement les cathédrales gréco-slaves. Les premiers Bulgares trouvèrent ce monument si beau, qu’ils donnèrent le nom de Sophie ou Sofia à la cité où il s’élève, nommée auparavant Sardika ou Serdica[5]. Les Bulgares appellent aussi cette ville Triaditsa, nom qui semble une variante de celui de Sofia. Au moyen-âge, les sophies ou cathédrales gréco-slaves étaient en effet souvent consacrées à la divine triade. Comme je sortais de la grande mosquée, un Bulgare s’approchant me dit : — C’était jadis notre église ! — Et elle le redeviendra, lui répondis-je. — Da bog daï (Dieu donne), s’écria-t-il, mais en s’éloignant vite, car il voyait approcher un brillant officier turc sur un cheval caparaçonné d’or. Le fier spahi tenait, à la manière des dandies dégénérés de la race ottomane, un énorme parapluie pour se préserver des rayons du soleil.

Près de la cathédrale devenue mosquée s’élèvent d’imposantes ruines, peut-être celles d’un palais bulgare, que les vainqueurs s’étaient également approprié : ils en avaient fait leur grand caravansérail. Sur son portail gigantesque, on voit encore des globes, des roses, des étoiles, des branches sculptées avec leurs fruits, et un écusson formé de trois pommes réunies. Autour de la ville, on rencontre souvent dans la campagne des chapiteaux antiques et des tronçons de colonnes qui servent de siéges aux laboureurs bulgares. On remarque sur ces débris des signes confus que le hasard ou la dégradation expliquent seuls, et que les laboureurs tiennent pour des inscriptions latines. Le paysan oriental, pour désigner des caractères dont le sens lui échappe, dit : C’est du latin, — comme le peuple, chez nous, dit : C’est du grec.

Dominée par le fameux mont Rilo, et sillonnée en tout sens de chaînes à pic, la province de Sofia peut être considérée comme la forteresse naturelle de la Bulgarie. Les Romains avaient bien senti que ce point pouvait devenir une des principales barrières de l’Occident contre l’Orient ; ils l’avaient hérissé de fortifications, dont le principal débris est la porte trajane (Kapoulou-Derbend), aux limites de la Zagora, près d’Ichtiman, entre Sofia et Philibé. Ousref-Pacha l’a démolie en 1835. Au milieu de ces montagnes se trouvent Kostendil, ville ruinée avec des restes de tours, Samokov avec ses forges, et Doubnitsa, dominée par sa vieille forteresse prétendue inabordable, qui sert d’asile aux Turcs de la province quand les rayas s’insurgent. Le gouverneur actuel de ce misérable fort est un bey façonné à l’européenne, dont le konak champêtre rappelle les villas italiennes. Les innombrables cimetières turcs, et les sépultures des pachas, à colonnes de marbre, qui remplissent ces sauvages et solitaires défilés, indiquent assez cependant combien ces lieux ont vu couler de sang musulman, et combien peu les beys osmanlis doivent prétendre à y jouir des douceurs de la paix. Des mines délaissées de fer et de plomb bordent les chemins, et d’énormes tas de minerai gisent le long des torrens. Le village de Krapets, entre Sofia et Doubnitsa, est tout environné de minerai de fer, que le gazon recouvre peu à peu. Les bonnes gens de ce pauvre village me racontaient avec douleur, à moi Bulgare d’Occident, qui venais visiter mes frères orientaux, un déplorable trait de la cruauté turque, le pillage du monastère de Sainte-Paraskevia, qui couronnait la montagne voisine, et d’où sort un ruisseau dont l’eau miraculeuse guérissait toutes les maladies. Ils vont encore, en secret, dans les ruines du monastère ; ils allument des cierges, la nuit, sur la place où fut l’autel, et boivent à la source de leur patrone ; mais, depuis sa profanation, cette eau a perdu ses vertus.

C’est ainsi que presque tous les torrens, en Bulgarie, ont à leur source un monastère, un ermitage caché dans les rochers, et dont le patron est comme leur génie tutélaire. Dans les hauts balkans, on voit souvent des ruines d’arcades monastiques s’incliner sur le petit lac d’où s’échappe le ruisseau qui va féconder les moissons de la vallée. On s’étonne du zèle qu’apportent les plus faibles communes bulgares à entretenir sur ces torrens une foule de petits ponts de pierre, les uns en plein cintre et à dos d’âne, les autres à gracieuses ogives ; on trouve de ces ponts même dans les solitudes les plus sauvages. Mais, dès que commencent les pluies d’automne ou de printemps, tous ces sentiers et les ponts qui les unissaient disparaissent sous d’immenses nappes d’eau. Malheur à celui que ces cataclysmes périodiques surprennent en voyage ! Il lui faut parfois chevaucher, dans ces vallées, des heures entières avec de l’eau jusqu’à la selle.

Tous ces défilés de la Bulgarie centrale aboutissent aux bassins arrosés par les rivières du Strouma et du Kara-Sou. Ces bassins, où l’on remarque les terrains les mieux cultivés de toute la Turquie européenne, forment la cinquième et dernière province bulgare, aujourd’hui enclavée dans la Macédoine, dont elle est la partie orientale. Il faut bien distinguer la partie de la Macédoine où vivent les Slaves bulgares de celle qu’habitent les Slaves d’origine serbe, établis dans les districts du nord-ouest. Les tribus des pasteurs serbes sont d’ailleurs séparées des laboureurs bulgares de la Macédoine orientale par la population grecque, qui occupe les parties centrales et maritimes de ce grand pays. Les laboureurs bulgares, au nombre de deux à trois cent mille, peuplent jusqu’à leur embouchure les bords du Kara-Sou et du Strouma, qui vont se jeter, en face des îles de Thasos et de Samothrace, dans ce même archipel où se perd la Maritsa. Leur chef-lieu est Sères (l’antique Serra des Grecs), ville d’à peu près quinze mille ames, dont ils alimentent les riches manufactures. Sères communique avec Sofia par une route qu’on est étonné de trouver si bien entretenue, malgré les ravages du Strouma, dont elle côtoie souvent les bords. Si ce petit fleuve était enfin rendu navigable, et qu’on canalisât le lac de Takinos ou d’Orfano, par lequel le Strouma se jette dans la mer, en établissant à Orfano, au fond du golfe de Contessa, un petit port pour servir de débouché extérieur à la Macédoine bulgare, ces magnifiques campagnes auraient bientôt atteint le quadruple de leur valeur actuelle. Une telle entreprise serait digne d’une société de spéculateurs philantropes, et cette société pourrait compter sur le concours des indigènes, pourvu que, respectant les mœurs, renonçant à tout monopole, elle consentît à s’associer aux négocians de Sères et aux staréchines (chefs de villages).

Tant qu’on ne songera pas à tirer parti des richesses naturelles de la Macédoine bulgare, la population de ce pays devra se soumettre aux tristes exigences qu’entraînent inévitablement l’extrême dénuement et le manque absolu de numéraire. Ses tribus de moissonneurs seront forcées chaque année de se disperser en Romélie pour y faire les récoltes au plus vil prix ; ses pâtres devront louer leurs bras nerveux pour trente sous par mois, et vendre leurs plus beaux moutons pour quelques piastres ; enfin, l’ignorance de ce peuple restant la même, les moines du mont Athos continueront de régner sur lui de la manière la plus exclusive, la plus contraire à toute raison. Ce que nous disons ici de la Bulgarie macédonienne, nous pourrions, avec de légères nuances, l’appliquer aux quatre autres provinces. Souffrant des mêmes besoins, elles attendent les mêmes remèdes.

IV.

La simplicité, la loyauté, qui distinguent le caractère bulgare, ont eu pour la nation de funestes conséquences. Aucun des cinq peuples gréco-slaves n’a subi plus complètement que celui-ci la loi du vainqueur. Les Turcs, en Bulgarie, avaient pleinement atteint leur idéal comme ces puissans seigneurs du moyen-âge, qui possédaient quelquefois des châteaux sur toute l’étendue du royaume dont ils étaient les grands dignitaires, et qui pouvaient chevaucher d’une frontière à l’autre en couchant toujours dans leurs foyers, ainsi les fiers Ottomans avaient établi leurs lignes de caravansérails dans toutes les directions, à travers les provinces de la Bulgarie subjuguée. Aujourd’hui encore, il n’est guère de commune bulgare qui n’ait son spahi ou seigneur turc. Ce chef, absent d’ordinaire, régit son fief ou spahilik par l’intermédiaire d’un intendant chargé de percevoir sur toute propriété bulgare la dîme en blé, vin, fruits ou bestiaux, et d’obliger chaque année le raya à trois jours de robote (corvée) pour faucher et conduire à la ville les moissons et les foins du spahi. Le maître du spahilik, sans être noble, puisque le Koran proscrit la noblesse, transmet néanmoins ses droits à sa postérité à la seule condition de monter à cheval et d’aller en guerre au premier appel du sultan. Il ne se montre guère dans son fief qu’en automne, temps de villégiature pour les anciens Byzantins ; il habite alors sa blanche koula, tour carrée à plusieurs étages en bois, avec des galeries qui surplombent et un pavillon ouvert de tous côtés et d’où l’on domine la campagne. La douceur des Bulgares encourage souvent les spahis à exercer contre eux les plus odieuses vexations, quelquefois même à enlever de force les femmes qui leur plaisent pour en faire leurs concubines. Dans certains districts, comme celui de Sofia, qui, grace au voisinage des Serbes, est le plus libre de la Bulgarie, les paysans avaient, par leurs dernières révoltes, obtenu l’abolition des dîmes et l’émigration des spahis ; mais ils sont tombés sous le joug des soubachis, officiers des pachas, qui, couvrant la contrée d’un réseau de postes militaires, viennent à main armée lever l’impôt et contraindre le peuple aux corvées et aux travaux des citadelles. Cependant la modération des Bulgares est telle qu’ils se louaient généralement, en 1840, du pacha de Sofia, Seïd. — Le pacha, disaient ces bonnes gens, n’a d’autre défaut que de nous enlever le plus d’argent qu’il peut, mais il fait respecter par tous ses agens notre honneur et nos femmes.

Les redevances acquittées envers le spahi ne sont du reste nullement comprises dans les impositions que le Bulgare doit à son tsar (nom par lequel il désigne le sultan) ; ces impôts sont de deux espèces : ils pèsent sur les personnes et sur les biens. Chaque tête de Bulgare est imposée par an à quinze ou vingt piastres ; mais, comme chaque commune répartit l’impôt sur ses membres, les riches paient souvent jusqu’à cent piastres de capitation, et les pauvres quelquefois en sont entièrement exempts. Il n’en est pas de même de l’impôt sur les terres, qui ont été taxées une fois pour toujours dans les anciens cadastres de l’empire ; ces taxes ne changent point, et, comme certains terrains vont se détériorant, tandis que d’autres donnent un rapport toujours croissant, telle pauvre famille est souvent cotée à mille piastres par an pour des terres qui lui rapportent à peine cette somme en revenu net, et qu’elle ne garde que par respect pour la mémoire de ses pères, dont les sueurs ont arrosé son patrimoine. Aucune espèce de propriété n’est épargnée ; ne possédât-il que sa femme, le Bulgare doit déjà payer au moins cent piastres pour l’usufruit de cet unique bien.

Toutes ces charges réglées et prévues paraîtront légères cependant, si on les compare aux corvées imprévues que chaque pacha est en droit d’exiger dans l’intérêt des travaux publics, et qui, pour chaque paysan, s’élèvent d’ordinaire à plus de trente jours par année. Un fléau pire encore est celui du gazdalik, ou l’obligation de loger et de nourrir tous les hôtes (gazda) voyageant avec firman, ou pour le service impérial. Le staréchine de chaque village, sous le nom turc de kiaya (lieutenant), doit leur fournir à tous le logement et les vivres aux frais de la commune.

Il y a peu de chose à dire des écoles bulgares. Dans tout l’Orient, c’est au clergé seul qu’est remise la tâche de l’enseignement, et le clergé est partout presque aussi ignorant que le peuple. Les Turcs cependant n’opposent aucune entrave à l’érection de nouvelles écoles. Chaque siége épiscopal de Bulgarie a la sienne, qui, d’ordinaire, est attenante à la cathédrale, et sert comme de petit séminaire. Toutes ces écoles se ressemblent ; dans chacune, un moine, assisté de quelques diacres, apprend aux enfans l’écriture, l’arithmétique, le catéchisme et la psalmodie ; le siége du didaskale, ou professeur, élevé en tribune au fond de la vaste salle, est surmonté d’une clochette qui, frappée par le maître avec une vergette de métal, lui sert pour commander le silence et proclamer ses ordres. Plusieurs de ces écoles, par exemple celles de Sofia et de Kirk-Kilissé, ont adopté la méthode de l’enseignement mutuel. Le plus grand ordre règne dans les divers exercices ; la manière dont les enfans sortent et défilent, en mesurant leurs pas et en chantant des prières slavones, a quelque chose de militaire et de monastique tout à la fois. C’est ainsi que le chrétien d’Orient s’accoutume dès l’enfance à confondre le sacré et le profane, les mœurs ecclésiastiques et les mœurs séculières. Le machiavélisme ottoman s’applique de toutes ses forces à entretenir cette confusion dont il profite. En accoutumant les rayas chrétiens à ne pas séparer la patrie de la religion, et en s’assurant à force de priviléges et de faveurs l’appui du haut clergé, la Porte domine ainsi et enchaîne par la main de leurs prêtres des peuples qu’elle ne maîtriserait plus, s’ils apprenaient enfin à distinguer plus nettement l’ordre civil de l’ordre spirituel. Ne voyant dans le clergé qu’une force gouvernementale, les Turcs vendent à l’enchère les dignités de l’église. Les acquéreurs à leur tour, une fois couverts de la mitre, ne songent guère qu’à tirer de leurs ouailles le plus d’argent possible pour rentrer dans leurs déboursés. Le prélat qui a acheté son siége force le simple papas à acheter sa cure. Le papas riche peut cumuler et affermer ainsi jusqu’à quinze ou vingt paroisses qui sont comme autant de champs fertiles dans lesquels il a seul droit de récolte, et où nul ne peut être baptisé, marié, enterré que par lui. Il est bon d’ajouter que, pour chacune de ces cérémonies, le prêtre exige une somme plus ou moins élevée, vingt piastres pour un mariage, de vingt à cinquante pour un convoi funèbre ; tout se paie enfin, jusqu’à l’eau bénite, jusqu’à la confession.

La Bulgarie compte quatre métropoles ou archevêchés, Ternov, Sofia, Silistrie et Varna, et seize évêchés dont les principaux sont Philibé, Kostendil, Sères, Verrhea, Lovits, Samokov, Kastoria, Kupreli et Skopia. Ceux d’Ochrida et de Vidin ont été abolis par la Porte. La hiérarchie bulgare avait autrefois à sa tête un primat faisant les fonctions de patriarche, et qui, bien que relevant pour l’investiture de celui de Constantinople, agissait dans tout le reste avec une entière indépendance. Même sous les Turcs, en 1463, il s’intitulait encore patriarche de Ternov et de toutes les Bulgaries. Bientôt le sultan trouva plus sage et plus sûr de faire gouverner ces églises éloignées par des créatures du patriarche grec, qu’il tenait sous sa main et dans la crainte continuelle du cordon. Cette centralisation religieuse réussit, elle évita aux Turcs la peine d’opérer une centralisation politique. Depuis lors il n’y a plus en Bulgarie que des évêques grecs, indifférens aux besoins, aux intérêts des localités, où ils ne viennent que pour s’enrichir promptement et retourner vivre au sein de leurs familles. Aussi la plupart de ces prélats ne connaissent pas même la langue du pays. Les habitans de Sofia remarquent cependant avec une certaine fierté, et comme une innovation de bon augure, que le jeune métropolitain actuel de cette ville sait le bulgare.

Les hommes éclairés du pays sentent bien que, tel qu’il est composé, le clergé de la Bulgarie est le plus grand obstacle à l’émancipation ; il est presque impossible qu’il s’élève une nationalité bulgare avant qu’il y ait un clergé national. On objectera que tout le bas clergé et les moines sont indigènes : oui, mais les foudres épiscopales menacent les prêtres bulgares qui osent manifester trop clairement leur patriotisme. D’ailleurs, la Porte a gagné le plus grand nombre de ces prêtres en leur accordant une foule d’exemptions qu’une révolution, même nationale, leur enlèverait ; c’est ainsi que l’égoïsme de quelques milliers de privilégiés retient esclaves quatre millions et demi d’individus.

Il faut bien l’avouer, les Bulgares sont dans la même position que presque tous les chrétiens d’Orient : sauf quelques glorieuses exceptions, ils n’ont pas de plus grands ennemis de leur nationalité que leurs moines, qui exploitent en paix l’oppression du peuple et partagent avec les Turcs l’impôt du raya. La première mesure de régénération à provoquer serait donc la réforme du clergé et l’extirpation des honteuses simonies dont il est lui-même la victime, car les abus n’engraissent que les évêques ou les principaux couvens et ne profitent que très peu aux simples prêtres. La vente scandaleuse des sacremens ne suffit pas aux curés pour nourrir leurs familles[6], et ils sont forcés de suppléer à l’insuffisance de ce commerce en travaillant à la terre comme des paysans, ou en exerçant divers métiers. Malgré cet abaissement et son incroyable ignorance, le papas obtient du Bulgare un dévouement aveugle : aux jours qu’il indique comme des jours de jeûne, on ferait cent lieues dans les campagnes sans pouvoir trouver un verre de lait, offrît-on en retour des pièces d’or.

Les musulmans ne déguisèrent jamais le mépris que leur inspire le culte chrétien. Dans les endroits qu’habitent des Turcs, les réunions au temple ont lieu le plus secrètement possible, car les spahis se font souvent un jeu cruel de venir troubler la liturgie. Pour prier plus à l’aise aux grandes fêtes, et surtout à la Saint-George, la majeure partie de la population se transporte dans quelque monastyr des montagnes, isolé et de difficile accès, et elle reste durant trois jours campée sous ses murs. Les églises de villages sont ordinairement de misérables granges ou des cryptes obscures, à moitié enfouies sous terre ; d’anciennes cloches, fondues avant la conquête turque, sont cachées dans ces retraites, et on ne les montre qu’aux voyageurs amis. Il est absolument interdit de réparer tout couvent et toute église en danger de ruine, sans des bouiourdis ou permissions du divan, qui coûtent des sommes exorbitantes. Quand ils ne peuvent les payer, les rayas réparent leur temple en secret, aimant mieux s’exposer au plus atroce châtiment que le voir s’écrouler.

Les Bulgares ont successivement perdu les chartes et priviléges que la Porte leur avait octroyés pour faciliter sa prise de possession du pays ; aussi toute leur existence civile dépend aujourd’hui du bon plaisir des pachas et de l’humeur douce ou violente des gouverneurs de forteresses. On comprend que, d’un pachalik à l’autre, leur sort peut être très différent. Les Bulgares de la Romélie vivent aujourd’hui presque sur le pied d’égalité avec les Turcs auxquels ils se trouvent mêlés. Ils ne descendent plus humblement de cheval au passage d’un Ottoman, fût-il même pacha. Grace au voisinage de la fière Stamboul, ils sont à la fois plus dignes, plus industrieux et plus riches que les autres Bulgares, mais ils sont aussi d’autant plus pressurés par les agens du fisc. Dans les vastes plaines où ils ont émigré, ils échappent en effet plus difficilement aux percepteurs impériaux que leurs frères de la montagne. C’est là sans doute ce qui les rend généralement graves et sombres ; ils saluent rarement le voyageur, et ne lui souhaitent point le dobar stchast (le bon lot), comme fait le Bulgare de Macédoine, dont la physionomie ouverte et sereine indique la sécurité intérieure.

Sur les plateaux du Balkan, entre Sères et Sofia, Philibé et Ternov, le sort des Bulgares est bien différent ; nulle part ce peuple ne jouit d’une plus complète indépendance. Dans ce haut pays, dont il est l’unique habitant, le Bulgare fait presque ce qu’il veut ; il orne même les chemins de croix, manifestation religieuse qui dans la plaine serait sévèrement punie ; il va jusqu’à couvrir ses fontaines publiques d’emblèmes chrétiens et d’inscriptions en sa langue. C’est là, mais là seulement, que le Bulgare offre tous les caractères d’un peuple montagnard resté à l’état primitif : vivacité, fierté, amour exalté de la race, passion du merveilleux et de la vie héroïque. Là, derrière ses rochers, le Bulgare se sent appuyé sur une force terrible, les haïdouks. Il y a peu de familles nombreuses dont quelques membres ne soient haïdouks ou brigands dans la montagne. — Le pacha me dépouillait, et j’ai envoyé mon fils aux haïdouks, vous dit tranquillement le père de famille. Dès qu’une maison compte ainsi plusieurs de ses membres au désert, l’avanie s’éloigne d’elle, et les Turcs même la respectent, car elle pourrait se venger. Ces haïdouks sont divisés en bandes plus ou moins nombreuses, sous des capitaines qui, comme faisaient certains barons dans les temps d’anarchie féodale, interceptent les défilés, attaquent les caravanes turques, les percepteurs arméniens, et tâchent de faire dégorger ces sangsues de leur patrie. On cite d’eux des prodiges de force et de courage qui sembleraient fabuleux, s’ils n’étaient fréquens : deux ou trois haïdouks disperseront quelquefois tout le cortége d’un pacha. Quant au voyageur inoffensif, il a rarement à craindre une déloyauté de leur part ; en se faisant brigands, les haïdouks suivent uniquement la voix qui leur crie de venger l’oppression des leurs, ils croient remplir un devoir.

Sur tous les points où des bandes cachées d’haïdouks le protégent, le paysan bulgare relève la tête en face de ses oppresseurs. Quand, par malheur, j’avais pris un guide musulman pour visiter ces districts, il n’y avait jamais rien à acheter aux mehanas (hôtelleries). Il me fallait écarter le Turc, pour dire à l’hôte : Donne à dîner, frère ; je suis aussi, moi, Bulgare. — À ce mot, il apportait tout ce qu’il avait.

La carrière héroïque du haïdouk se termine très souvent par l’otmitsa, ou l’enlèvement d’une jeune fille qu’il épouse clandestinement. Cette union secrète est bénie par un papas, entraîné également de vive force dans les bois. S’il veut, après son mariage, se voir réintégrer dans la société paisible,; le haïdouk est contraint de payer une somme considérable aux autorités turques ; celui qui n’a pas acquis assez d’argent pour satisfaire à cette formalité reprend sa vie aventureuse, et presque toujours il meurt en martyr.

On rencontre en Bulgarie une autre espèce d’aventuriers, les colporteurs (kiradchias), qui, en qualité de commissionnaires et de rouliers des négocians, parcourent toutes les provinces, et vont, jusqu’en Syrie, jusqu’au Caucase, porter des marchandises aux comptoirs indiqués, d’où ils reviennent avec un nouveau chargement, que leurs chameaux ou leurs petits chevaux du Balkan rapportent en Europe. Ces hommes se distinguent par une droiture à toute épreuve : on détournerait le soleil de sa route plutôt que le kiradchia de la sienne. Grace à leurs lointains voyages, ils ont toujours à raconter des aventures du plus grand intérêt ; à ce qui se passe dans l’intérieur des cours serbe, valaque, moldave, ils opposent l’histoire secrète des cours de Méhémet-Ali, du pacha de Bagdad, des chefs druses et maronites. Leur expérience fait de ces colporteurs l’oracle de leurs villages. Malheureusement, ces hommes que le Bulgare consulte avec tant de confiance sont habitués à vivre chez l’étranger, et n’ont conservé que d’assez faibles sentimens de nationalité. Les haïdouks n’exerçant leur influence que dans un cercle très restreint, et le haut clergé tenant pour les Turcs, il s’ensuit que le reste de la population, sans chefs, sans armes, n’ayant pas même le droit de porter des couteaux, doit se résigner à subir les corvées des spahis et l’oppression des pachas. Ils l’ont donc jugé en poètes qui devancent les âges ceux qui ont dit ce peuple complètement mûr pour l’indépendance[7]. Cette maturité si désirable se fera long-temps attendre encore. Dans la crainte continuelle de l’avanie, le pauvre Bulgare n’estime rien tant aujourd’hui que la tranquillité : sa première question à l’étranger est toujours : Tout est-il en paix là d’où tu viens (mirno li sve ou tvoï vilet) ? Et quand on lui a répondu : Sve mirno, tout est en paix, il lève les mains au ciel en signe d’actions de grace. Lui dire qu’il y a guerre, quelque part, ce serait lui prédire le pillage de ses champs, l’outrage de ses filles ; ce serait d’avance le priver du sommeil. N’en sait-on pas assez maintenant sur l’état social des Bulgares ?

V.

La conscience que les Bulgares ont de leur nationalité, bien qu’indécise encore, se réveille cependant peu à peu. Ce mouvement de retour à la vie date de la grande ère des nations européennes, de 1789. L’Autriche et la Russie s’étaient coalisées contre le sultan, qui, trop faible, eut recours contre ses ennemis à la guerre de partisans, et couvrit ses frontières de compagnies franches. Parmi les guerriers bulgares se signala le fils d’un haïdouk bosniaque, qui, sous le nom de Pasvan, avait été empalé à Pristina, après avoir long-temps ravagé la Turquie slave, ne respectant, à en croire les traditions populaires, que les couvens de franciscains et les envoyés du pape. Comme lui, moitié musulman et moitié chrétien, son fils, Omer Pasvan, ayant réuni des bandes de volontaires bulgares, harcela les postes autrichiens de la Serbie, et reçut en retour de ses exploits les petits fiefs de Krdché et de Brza, dans les Balkans. Devenu bientôt baïraktar ou porte-étendard de Vidin, Omer Pasvan irrita par son insolence et son faste le pacha de cette ville, Melek, qui, plusieurs fois, essaya inutilement de le faire assassiner. Enfin, le nouveau baïraktar ayant osé blasphémer publiquement contre le Koran et ses interprètes, les ulémas de Vidin soulevèrent contre lui les pieux croyans, qui se ruèrent en masse vers son konak, et y mirent le feu. Pris les armes à la main, Omer fut livré au bourreau ; mais son fils, Osmari Pasvan Oglou, échappa et demanda un refuge à la tribu albanaise des Guègues. Bientôt après il alla se mettre, avec ses haïdouks, au service de l’hospodar de Valachie, Mavrogenis. Comme son père, Pasvan se signala, dans la guerre contre l’Autriche et la Russie, par des incursions qui s’étendirent jusque sous les murs de Temesvar et d’Hermanstadt. En 1791, il se lia, dit-on, d’amitié avec le héros de la Serbie, Tserni-George. Les Grecs, amis du merveilleux, racontent que ces deux grands haïdouks, après avoir communié ensemble, s’unirent dans une église par le vlam ou pobratstvo (serment de fraternité).

Retiré en 1792 dans son fief de Krdché, Pasvan y organisa les fameuses bandes des Krdchalis, que vinrent grossir les déserteurs du corps des janissaires. Pour mettre fin aux affreux ravages de ces bandes, le sultan déclara leur chef firman lia (excommunié) ; sa tête fut mise à prix, et il n’échappa aux assassins envoyés par la Porte qu’à l’aide d’un déguisement. Un de ses serviteurs périt à sa place, et la tête de cet esclave, qu’on prit pour celle de Pasvan, fut exposée aux portes du sérail. Mais, pendant que Stamboul se réjouissait de la mort du chef des brigands, on apprit soudain que le prétendu mort, à la tête de 10,000 janissaires, venait de s’emparer de Vidin, où il avait fait pendre tous les complices du meurtre de son père, et que, n’ayant plus d’autre ressource que la victoire, il avait porté ses armes sur les terres des pachas voisins. Bloqués, dépouillés par les mercenaires de Pasvan, ces pachas poussèrent sous main les rayas à s’armer contre les Krdchalis. Alors seulement, et après trois siècles de léthargie, les Bulgares eurent la conscience de leurs forces ; toutefois ce réveil prématuré ne leur profita point : les chefs intelligens leur manquèrent, ils agirent sans unité, et l’anarchie continua. Le pays fut occupé par deux milices différentes, celle des Krdchalis, formée de soldats musulmans, et celle des haïdouks, la plupart chrétiens. Les villes qui, résistant à Pasvan, se mettaient sous la protection des haïdouks, étaient souvent rançonnées par eux quand ils avaient échoué dans leur attaque contre quelque citadelle des Krdchalis, dont le pillage devait leur procurer des moyens de subsistance. Pendant dix ans qu’ils restèrent maîtres du plat pays, ils ne surent y organiser aucun gouvernement régulier, et cependant toutes les villes, excepté les places fortes, leur étaient ouvertes. La grande Andrinople même n’osait leur résister ; ils y entraient librement, quelquefois au nombre de quinze mille. Il fallait alors trouver et faire rôtir à l’instant sur les places publiques des centaines de bœufs pour ces enfans du désert, qui, bien repus, s’en retournaient dans les gorges et les forêts du Balkan.

Également maltraités par les uns et les autres, les citadins en vinrent à confondre dans un égal mépris et Krdchalis et haïdouks : ils les appelaient enfans nus (golatji) ; c’étaient les sans-culottes gréco-slaves. Parmi ces enfans perdus, il y avait pourtant de nobles cœurs, de vrais enfans de la patrie ; mais comment auraient-ils pu organiser le chaos qui les entourait ? Le seul Pasvan Oglou le pouvait, si son ambition ne l’eût poussé à lâcher les rênes aux Krdchalis, au lieu de les réprimer. La florissante cité de Voskopolis, peuplée de cinquante mille Gréco-Slaves et située dans les montagnes qui séparent la Bulgarie de l’Épire, avait été réduite par les exactions de ces brigands à l’état de pauvre village. Le visir Pasmandchia, envoyé avec l’armée impériale pour les bloquer dans Vidin, avait été battu, et son camp livré au pillage. Le fameux Ali, pacha de Janina, alors surnommé, pour ses victoires sur les Grecs, le lion de l’islamisme, vint, à la prière du sultan, se joindre aux quarante pachas d’Asie et d’Europe qui, réunis sous le capitan-pacha Kutchuk-Hussein, assiégeaient Pasvan ; mais, l’armée impériale concentrée en Bulgarie ayant dû voler vers la Syrie et les bords du Nil, contre les Français, les bandits du Balkan n’eurent plus rien à craindre. On les vit marcher comme des princes, couverts d’étoffes d’or et d’argent ; leurs beaux chevaux tatars étaient soignés par leurs concubines, qui, vêtues d’habits d’hommes, les suivaient au combat. Chaque bande avait son boulouk-bachi ou capitaine, qui relevait d’un bimbachi (colonel). Les plus célèbres de ces héros sauvages furent Hadchi-Manov, Deli-Kadriya, Kara-Feisiya et Gouchants-Ali. Devenu par eux maître absolu du cours du Danube, qu’aucune barque ne descendait sans lui payer tribut, Pasvan voulut étendre sa puissance jusqu’en Serbie, où régnait alors un pacha béni du peuple, Moustapha. Ce visir de Belgrad était si bon, que les chants populaires slaves l’ont surnommé la mère des Serbes (Srbska maïka). Pasvan, qui jugeait nécessaire de faire de la Serbie une des bases de son trône, entra en personne dans ce pays, et envoya son avant-garde bloquer Belgrad. Moustapha, surpris, sans armée, dut se rendre et fut égorgé. Pasvan, devenu maître de la Serbie, l’abandonna à ses terribles janissaires, qui y commirent des atrocités inouies, et qui, s’étant choisi quatre chefs sous le nom de dahis ou deys, finirent par se rendre indépendans même de Pasvan Oglou.

Toute la puissance morale de ces bandes résidait dans le principe qu’elles représentaient, dans l’islamisme, dont elles défendaient l’esprit et les antiques mœurs contre les innovations du sultan. Sélim commençait alors cette fatale réforme à l’européenne, robe de Déjanire par laquelle l’Hercule ottoman est, depuis cette époque, lentement consumé. Dans toute la Turquie, les janissaires étaient en insurrection ; à chaque instant, ils entraient en lutte avec le Nizam-djedid ou les nouvelles milices disciplinées à la franque. Plus le sultan s’éloignait des janissaires et favorisait les institutions des giaours, plus les janissaires s’aigrissaient et contre le sultan et contre les frères des giaours ou les rayas ; ils en vinrent enfin jusqu’à décider l’entière extermination de ces derniers. Ce furent les janissaires de la Serbie qui donnèrent le signal. Le haidoukisme, qui n’avait pu s’organiser en Bulgarie, parvint alors à se constituer en Serbie, et sauva les populations de cette province, qui avaient en vain imploré l’assistance du divan. En 1804, les brigands qui peuplaient les cavernes des monts serbes et bulgares s’élevèrent à un plus noble sentiment de leur destinée. L’un d’eux, le fameux Veliko, Serbe élevé à Vidin, commença dans le Tserna-Reka la guerre nationale et contre Pasvan et contre les dahis. Malheureusement les Bulgares, trop amis de la paix ou dominés peut-être par l’habile Pasvan, ne suivirent point cet élan généreux, et leurs haïdouks furent forcés d’émigrer en Serbie. Là tous les capitaines des bandes slaves, sentant le besoin d’agir de concert, se donnèrent pour chef suprême Tserni-George, battirent partout les janissaires, et les refoulèrent jusqu’à Belgrad, dont ils firent le siége. Pressés par la faim, les quatre dahis s’évadèrent, emportant dans quatre grands bateaux leurs immenses trésors et comptant trouver asile chez leur suzerain Pasvan. Furieux de leur évasion, les haïdouks les poursuivirent par terre, le long du Danube, et, les voyant aborder dans Orchova, ils forcèrent le commandant turc de cette place à leur livrer les têtes des tyrans. Un chef de bande, Milenko, alla lui-même dans la forteresse, suivi de ses soldats, couper ces quatre têtes, qui, apportées dans le camp des haïdouks, y furent plantées sur des lances.

L’année suivante, les derniers Krdchalis, réduits à une poignée d’hommes, revinrent à Vidin à travers mille dangers, et les Bulgares du Danube, en voyant reparaître dans un si triste état leurs anciens oppresseurs, se repentirent trop tard de n’avoir pas pris une part plus active à la guerre d’émancipation. Leur regret fut d’autant plus vif que la Porte, désespérant de réduire Pasvan, l’avait enfin reconnu comme visir légitime de la Bulgarie.

Les guerres des Russes sur le Danube, en 1810 et 1811, achevèrent de désorganiser l’islamisme. La discorde éclata au sein de la nation turque, et se propagea jusque dans les garnisons de Bulgarie ; une vieille haine, mal éteinte, se ralluma entre les soldats de Rouchtchouk[8] et les janissaires de Vidin, qui s’étaient un moment réunis contre l’ennemi commun. Le successeur de Pasvan, qui était son molla ou secrétaire, et qui n’est connu dans le pays que sous le nom de Molla-Pacha, sentit le besoin de s’assurer un appui contre les novateurs du divan ; il offrit, en 1811, son alliance aux rebelles de Serbie. Ce nouveau prince des Bulgares aurait voulu que les deux pays ne formassent qu’une confédération pour s’entredéfendre envers et contre tous ; mais le molla était musulman, et les Serbes répugnaient à le soutenir. D’ailleurs, une circonstance importante s’opposa bientôt impérieusement à la prolongation des conférences. Napoléon ayant déclaré la guerre au czar, celui-ci se hâta de conclure la paix avec le sultan. Par le traité de Boukarest (28 mai 1812), la Russie obtint les bouches du Danube et la Bessarabie jusqu’au Pruth ; mais il fut stipulé que la Serbie et la Bulgarie rentreraient sous le joug ottoman. Pour obtenir l’accession de ces deux contrées, il fallut les tromper par de belles promesses : la Russie n’en fut point avare. Les Serbes, croyant devoir s’en rapporter au czar plutôt qu’au molla de Vidin, rompirent toute alliance avec les Bulgares. Dès-lors les uns et les autres furent abandonnés sans défense aux Osmanlis, qui purent assouvir sur eux leur soif de vengeance. Des milliers de victimes périrent dans les supplices.

Bientôt après, Molla-Pacha fut rappelé. Le visirat de Bulgarie fut donné à Hussein-Pacha. Une circonstance particulière détermina le prince serbe Miloch à conclure une alliance avec le nouveau visir. Vidin et Belgrad sont attachées l’une à l’autre par d’étroits et nombreux liens, comme la Serbie l’est à la Bulgarie. Ces deux postes dominent également le Danube, et l’un ne peut être occupé en paix tant que l’autre veut la guerre. Le prince Miloch, aspirant à une indépendance paisible, sentit qu’il ne pourrait y atteindre aussi long-temps qu’il ne serait pas appuyé sur les balkans bulgares. Trop faible et trop rusé pour s’emparer ouvertement de Vidin, comme les amis de Pasvan-Oglou s’étaient emparés de Belgrad, il prit le molla pour modèle, et signa un pacte de confédération avec le cruel Hussein-Pacha, dont il se fit accepter, non-seulement comme ami, mais comme frère adoptif. Hussein-Pacha amassait alors, en pillant les rayas, ces trésors qui font aujourd’hui de sa cour une des plus somptueuses de l’Orient : il s’était emparé du monopole commercial sur les côtes du Danube, et en avait affermé les pêcheries et jusqu’au droit de naviguer.

Les haïdouks bulgares ne reparurent que quand le bruit de l’insurrection grecque de 1821 vint retentir dans leurs cavernes. Tirés soudain de leur sommeil, ils inondèrent la Macédoine ; on vit des bataillons entiers de ces guerriers indépendans jusque dans le Péloponèse ; ce furent eux qui prirent, par un dernier assaut, l’acropolis d’Athènes. L’un de ces Slaves, Botchar, né à Vodina, émigré au mont Soulion, est devenu célèbre dans toute l’Europe sous le nom grec de Botzaris.

Cette guerre héroïque aboutit à la bataille de Navarin. Alors les Russes, voyant la Turquie épuisée, commencèrent une nouvelle campagne dans le Balkan, sous le feld-maréchal Wittgenstein, dans l’été de 1828. Le succès fut balancé d’abord ; heureusement pour Mahmoud, la mauvaise saison, arrivant à l’improviste, força les Russes à lever le siége de Choumla et de Silistrie, et à repasser le Danube, abandonnant un immense matériel de guerre et semant toutes les routes de leurs cadavres. L’impassibilité des Bulgares avait maintes fois déconcerté l’armée envahissante. Ils rendaient bien dans leurs églises de solennelles actions de grace pour chaque victoire des Russes sur leurs tyrans, ils allaient même au-devant d’eux, les appelant leurs libérateurs ; mais ils refusaient de combattre dans leurs rangs. Ce n’eût été que changer de joug, et ils se sentaient instinctivement portés à attendre l’issue de la guerre, afin d’en profiter pour eux-mêmes.

En 1829, Diebitch, ayant remplacé Wittgenstein dans le commandement suprême, vengea avec éclat les échecs précédens, battit dans les défilés de Koulevtcha la forte armée de Rechid, qu’il força à s’enfermer dans Choumla, prit Silistrie par capitulation, et, laissant derrière lui, à Choumla, le grand-visir avec l’élite des Ottomans, franchit les monts sur trois points différens. Aïdos, Karnabat, Missivria, Bourgas se rendirent ; le 11 août, Slivno fut emportée d’assaut, et huit jours après les Russes étaient dans Andrinople, dont toute la population les recevait avec des cris de joie. Il semblait cette fois que les Turcs sympathisassent avec les vainqueurs plus que les Bulgares même. Ils étaient las de subir toutes les folles innovations de leur sultan-giaour (surnom de Mahmoud) ; ils préféraient presque à ce novateur musulman un giaour véritable, et, comme les proclamations de Diebitch garantissaient à tous, avec une parfaite sécurité pour les personnes et les biens, la plus entière liberté religieuse, l’action du fanatisme musulman se trouva paralysée. Les témoignages inattendus de sympathie que le peuple donna aux Russes forcèrent la Porte à capituler. Khosref-Pacha venait d’ailleurs de découvrir une conspiration qui pouvait compromettre gravement la sûreté de l’empire ; six cents membres avaient déjà été mis à mort ; le but des conjurés était d’égorger toute la famille du sultan avec les autres impies, afin de rétablir le véritable islamisme ; peut-être même comptait-on, pour assurer le succès de l’entreprise, sur l’appui du padichah du nord.

Une démoralisation si complète des Ottomans exalta au plus haut point les espérances des Bulgares. À peine s’était-il écoulé quelques années depuis cette guerre qu’une vaste association s’ourdit silencieusement en Bulgarie, propagée par les didaskales, hommes lettrés et pédagogues des villages. Cette mystérieuse hétairie bulgare, dont l’Europe n’a point eu connaissance, tenait ses délibérations dans les couvens et les forêts qui avoisinent Ternov. C’est là que les conjurés se rendaient de toutes parts sous prétexte d’assister aux fêtes de la Panagia (vierge Marie). Le jour ils parcouraient les tentes des paysans, la douce slivovitsa coulait versée par les jeunes filles, on portait le na-zdravié (toast) à l’avenir du peuple, on entonnait des chants patriotiques. Le kolo, danse du cercle, où tous les bras unis représentent l’irrésistible force d’une volonté commune, exaltait l’enthousiasme de la multitude. La nuit venue, les initiés se réunissaient dans les cimetières des couvens ; ils y priaient, ils y recevaient les nouveaux convertis qui juraient, la main sur les tombes des aïeux, de mourir pour leur patrie. Le matin, quand l’aurore éclairait ces lieux funèbres, qui couvrent d’ordinaire le versant oriental des collines, toute cette jeunesse saluait le soleil levant avec des cris d’espérance. Telles étaient, de 1834 à 1838, ces nuits bulgares, nuits ignorées qui n’ont point eu d’historien, mais qui seront glorieuses un jour.

Au printemps de 1837, il prit envie au padichah d’aller visiter ses forteresses de Bulgarie. Après avoir examiné les augures et consulté les astrologues, il se mit en route avec sa cour. Partout il s’efforça de témoigner un égal amour aux Bulgares et aux Osmanlis ; partout il harangua éloquemment les musulmans et les rayas sur la nécessité de vivre unis. Les pauvres Bulgares tâchaient de répondre à cet amour officiel par des manifestations qui n’étaient guère plus sincères. Les marchands grecs sortaient des villes, au-devant de l’empereur, avec des branches de laurier, et les Arméniens avec des cierges, en criant : Machallah, Dieu le protège ! Les Bulgares des villages se prosternaient dans la poussière devant leur tchorbadchia (seigneur de la vie). Mais, comme par une amère dérision, les rayas n’avaient jamais tant souffert des corvées : ils étaient traqués et poussés par troupeaux, ainsi que des bêtes de somme, aux forteresses, pour y achever en toute hâte, avant l’arrivée de Mahmoud, les travaux que l’avarice des pachas avait ajournés jusqu’alors. L’hétairie de Ternov, composée de l’élite de la nation, achevait d’ourdir ses plans, lorsque le vieux Hadji-Yordan, du village d’Elena, près de Ternov, voulut initier à la conspiration un de ses parens qui habitait le village : celui-ci, avant de signer, demanda à lire la liste des conjurés, et courut, aussitôt après l’avoir lue, faire sa dénonciation au pacha, qui la communiqua au sultan. Un Bulgare de Sofia, qui était protomaster ou kalfa-bachia, premier ingénieur dans les forteresses de Bulgarie, où il faisait travailler et soldait sur la caisse impériale deux mille rayas, noyau de l’armée insurrectionnelle, périt à la potence avec le vieux Hadji-Yordan et Iovanitsa, riche marchand de Ternov. Quant au traître qui les avait dénoncés, la Porte l’honora d’une récompense. L’un des plus ardens hétairistes, Antonio, tsintsar d’origine, didaskale de Ternov et auteur d’une grammaire grecque-bulgare, fut condamné aux galères, et amené dans le bagne de Stamboul, où l’ambassade russe obtint plus tard sa grace. Un Bulgare au service de cette ambassade n’avait pas peu contribué à exalter les esprits par la promesse de l’appui du czar ; il fut également saisi ; mais, s’étant échappé, il se réfugia à Stamboul à l’hôtel de l’ambassade russe, que l’on n’osa violer. Le reste des conjurés, amené devant les juges turcs, subit des tortures dont les suites coûtèrent la vie à plusieurs, notamment au vieux igoumène d’un petit couvent près de Ternov. Pressés par la question, ces malheureux dénoncèrent comme un de leurs complices le métropolitain octogénaire de Ternov, Hilarion ; le prélat, effrayé, protesta, les maudit et alla jusqu’à demander leur mort. Il est peu vraisemblable que ce vieux fanariote eût trempé dans un complot formé par la jeune génération du pays ; il paraîtrait plutôt que les accusés voulaient donner le change aux juges et sauver par leur déposition les vrais patriotes en chargeant les prélats étrangers à leur patrie.

Ces cruautés n’atteignirent qu’incomplètement leur but. Dans la même année (1838), une insurrection terrible et le siége de Jarkoï révélèrent l’existence d’un nouveau complot. Quelque éloignée qu’elle soit de Sofia, la forteresse de Jarkoï est une des clés de la capitale bulgare. Cette place fut tout à coup cernée par près de vingt mille hommes, accourus de deux ou trois cents villages, et qui, tout en se proclamant les plus fidèles sujets du sultan, déclarèrent à la garnison de Jarkoï qu’elle ne serait débloquée que quand on aurait remplacé par des lois fixes l’arbitraire dans les corvées et les impôts. Un knèze, ou capitaine serbe de cette frontière, alla avec une troupe de ses compatriotes aider les assiégeans, et leur promit, de la part de Miloch, armes, poudre, canons. En réalité Miloch, qui avait à fonder une dynastie feudataire, était loin de songer à toute démarche qui l’aurait compromis vis-à-vis de son suzerain. Aussi, quand il eut appris la tentative du knèze, il l’envoya saisir dans le camp même des Bulgares et le fit cruellement empaler ; puis il députa à Jarkoï, pour son représentant, le ministre des affaires étrangères de la Serbie, Avram Petronievitj, qui, en prodiguant aux rebelles les plus séduisantes promesses, les détermina à se retirer. Les révoltés bulgares envoyèrent au sultan leurs députés avec Petronievitj, afin de régler la constitution promise ; mais tout se réduisit pour les envoyés à obtenir quelques modifications sans importance dans l’état social des Bulgares. Les staréchines ne devaient plus être aussi dépendans des Turcs que par le passé. Chaque commune pourrait en outre choisir et solder elle-même son staréchine ; celui-ci aurait deux adjoints sachant lire, et un cachet pour sceller les décisions municipales ; enfin ces magistrats jugeraient en première instance tous les procès entre rayas.

Ces concessions n’étaient qu’un leurre : les Bulgares auraient pu obtenir beaucoup plus, s’ils ne s’étaient point fiés à Miloch. De son côté, la cour serbe se ménageait habilement par cette intervention la reconnaissance du sultan, sans trop indisposer les Bulgares, dont elle devenait la patrone. Ceux-ci s’applaudissaient avec une joie enfantine d’avoir enfin contraint à une première capitulation leurs inexorables tyrans ; mais ils ne tardèrent pas à voir le néant de ces conventions : les beys turcs avaient mille moyens indirects d’intervenir dans les affaires des communes, de leur imposer des staréchines de leur choix, ou de se venger cruellement si on les repoussait, et les Bulgares retombèrent bientôt dans l’esclavage. Néanmoins cette insurrection, où ils avaient vu fuir à leur approche les brillans soubachis impériaux, a laissé parmi eux un profond souvenir. Jarkoï est devenu leur mot de ralliement. Depuis ce temps, lorsque le Bulgare, si soupçonneux d’ordinaire, veut donner une marque de confiance à l’étranger qui a gagné son amitié, il ne manque jamais de lui raconter quelque trait du siége de cette ville.

Les Bulgares de la Zagora, dont l’existence communale est entièrement détruite et dont les staréchines ne sont que de simples kiayas (adjoints) des Turcs, songeaient déjà, lorsque Mahmoud mourut, en 1839, à répéter le mouvement de Jarkoï. L’agitation des haïdouks de Macédoine, qui se montraient par centaines dans les défilés, faisait en même temps prévoir une explosion sanglante et très prochaine dans les vallées du Strouma. Ce fut sous de pareils auspices que le nouveau sultan Abdul-Medjid, ou plutôt son grand-visir, croyant parer l’orage, publia le malencontreux hatti-schérif de Gulhané, qui ne satisfaisait à aucun des besoins réels de ces provinces, et réveillait toutes les passions. Les prophéties populaires des Gréco-Slaves pour l’année 40 n’avaient pas encore eu leur effet ; les Bulgares étaient dans une attente universelle. Au mois d’avril de l’année suivante, le jour des quarante martyrs, une des principales fêtes des Bulgares, la rupture du grand pont de la Maritsa, qui causa la mort de soixante-douze personnes à Andrinople, parut à tous une manifestation de la volonté divine, qui ordonnait la guerre. Bientôt chrétiens et Turcs échangèrent des menaces, et dans la plupart des villes on vit les rayas et leurs oppresseurs élever des barricades les uns contre les autres.

Le pays était agité en tous sens par les restes de l’hétairie de Ternov, et par l’action secrète des philorthodoxes, qui se dévouaient dès-lors à propager ces doctrines de mysticisme politique qui n’appartiennent qu’aux Hellènes. Douze prêtres, regardés comme les apôtres de la Sophie céleste et régénératrice, parcouraient les provinces gréco-slaves, appelant les rayas à se coaliser pour forcer les Turcs à leur rendre la Sainte-Sophie de Stamboul. Ainsi, tous ces peuples divers s’unissaient dans un même but religieux. Quand la révolte de Candie et des Thessaliens eut éclaté, les Bulgares suivirent l’impulsion donnée. Leurs premiers cris d’émeute retentirent à Kirk-Kilissé, dans la Romélie, un des points où ils sont le plus grevés d’impôts ; mais, n’osant tenir la plaine, ils se bornèrent à occuper les défilés des montagnes. Dès-lors toute communication fut coupée entre la capitale et les forteresses du nord ; tout le pays au-delà d’Andrinople fut placé sous la garde des haïdouks, qui se chargèrent d’en faire la police, et cette tâche fut remplie avec un ordre admirable par cette populace méprisée. Les voyageurs, les courriers des puissances étrangères, continuèrent de traverser en tous sens le Balkan sous l’escorte des haïdouks, comme s’il y eût régné une paix profonde. Cependant des scènes épouvantables s’y passaient, et la lutte entre les Turcs et les rayas était marquée déjà par de terribles épisodes.

Un évènement d’un caractère tout antique fit éclater les hostilités. La Gazette nationale des Serbes et leur Gazette officielle[9] donnèrent sur ce fait de longs et curieux détails. D’après ces feuilles, imprimées en serbe, l’une à Budim, l’autre à Belgrad, l’insurrection bulgare, comme la guerre de Troie et la révolte de Rome contre les Tarquins, eut pour cause décisive le rapt d’une jeune fille. L’Hélène ou la Lucrèce des Bulgares se nommait Agapia. Épris de sa rare beauté, le neveu du pacha de Nicha la fit enlever au milieu d’un kolo, et, afin de l’épouser, voulut la forcer à se faire musulmane. Comme elle résistait à toutes les séductions, elle fut soumise à des tortures affreuses, qu’elle subit avec courage. Furieux de ne pouvoir lui enlever sa foi religieuse, les juges résolurent alors de lui ravir sa virginité. Effrayée de cette menace, la jeune fille préféra, dit-on, se faire turque, et quand toute sa nombreuse famille, le père en tête, vint pour la racheter des mains du pacha, on lui répondit qu’elle n’était plus chrétienne. Ses parens n’en ayant rien cru d’abord, on la fit paraître, et elle ne les eut pas plutôt revus, qu’elle tomba, fondant en larmes, dans les bras de ses proches, qui confondirent leurs cris de douleurs avec ceux de la captive. Les kavases mirent bientôt un terme à cette scène déchirante, et chassèrent rudement la pauvre famille. La jeune Bulgare fut renfermée dans une koula, près de la ville, avec beaucoup d’autres momas (jeunes filles) réservées au même sort, c’est-à-dire à épouser, après leur apostasie, des Ottomans.

Ces déplorables scènes se passaient au printemps de l’année 1841, époque de fêtes pour tous les Slaves ; mais sur les tapis de fleurs du Balkan les danses avaient cessé, on ne songeait plus qu’à la vengeance. Armé de faux, les paysans bulgares accoururent pour briser les portes de la prison et délivrer leurs momas. Les insurgés marchaient sous deux chefs : Miloié, qui, dans sa première jeunesse, avait été parmi les haïdouks que commandait Tserni-George, et Gavra, qu’on dit être un pope de Leskovats. Quelques mois avant l’insurrection, ces deux hommes étaient venus à plusieurs reprises en Serbie porter leurs plaintes contre les Turcs. Ils avaient supplié le sénateur Mileta Radoikovitj, chef de la quarantaine et gouverneur du cercle d’Alexinats, et le capitaine de frontière Mladen Voukomanovitj d’intercéder pour eux. Après avoir exposé les intolérables souffrances des rayas, souffrances que le hatti-scherif de Gulhané n’avait fait qu’aggraver, ils s’étaient avoués déchus de la bravoure de leurs pères, et avaient demandé du secours aux Serbes pour commencer leur guerre de délivrance. Tout ce que les Serbes osèrent faire, ce fut de leur livrer six cents okas (1,400 livres environ) de poudre et quelques armes, avec lesquelles les deux héros bulgares se préparèrent à la lutte. Toutefois, ils envoyèrent d’abord, au nom et de l’avis de leurs concitoyens, des députés à Stamboul, pour implorer de leur cher sultan un allégement au sort affreux que leur imposaient les beys et les spahis. Saisis à Philibé, les envoyés bulgares furent ramenés chargés de chaînes au gouverneur de Nicha ; ils allaient même être mis à mort, lorsque leurs compatriotes obtinrent à prix d’or, de l’avare Moustapha, la grace des prisonniers. Ce pacha écrivit au divan une lettre qu’il fit signer par l’évêque et le clergé de Nicha, et où il représentait la révolte des paysans comme une émeute sans motif raisonnable. Cependant les injustices des chefs musulmans étaient si criantes, que les marchands turcs eux-mêmes prirent le parti des chrétiens, et allèrent demander pour eux justice à Moustapha, qui les renvoya avec colère.

Les Bulgares s’étaient retranchés dans le défilé de Kotna-Bogaz, où l’évêque de Nicha et ses prêtres vinrent les rappeler à l’obéissance. Ce fut en vain. Bientôt, les rebelles du pachalik de Vidin, chassés par les forces supérieures de Hussein, s’étant joints à leurs frères de Nicha, de Jarkoï et de Vrania, l’insurrection devint sérieuse. Moustapha commença à trembler, et fit prier très humblement le prince de Serbie d’intervenir pour lui auprès des rayas. Le prince Mikhaïl convoqua en hâte le sénat national, qui, sous la présidence d’Éphrem Obrenovitj, et en dépit des cris de la nation, conclut qu’il fallait garder la plus stricte neutralité. Mikhaïl, en conséquence, lança une proclamation menaçante contre tous ceux de ses sujets qui se mêleraient à la révolte bulgare, et borda de troupes sa frontière, pour couper toute communication avec les insurgés. Pendant ce temps, les troupes irrégulières des pachas brûlaient plus de cent cinquante villages entre Sofia et Nicha, empalant les hommes, déshonorant les femmes, puis les jetant dans les flammes qui dévoraient leurs chaumières, ou les emmenant comme esclaves. De tous côtés, les Bulgares fuyaient vers les montagnes, en criant : Choumo ! c’est-à-dire, allons dans les choumas (forêts), devenons haïdouks. Deux mille cavaliers poursuivirent dans leur retraite les haïdouks bulgares, qui se montrèrent cette fois dignes de leurs aïeux. De tous les fiers spahis, trente à peine échappèrent. Les vainqueurs chassèrent également les Turcs de Derbend ou Corvingrad ; puis, ayant surpris le fort d’Ak-Palanka, qui n’était gardé que par six familles arnautes, ils y conquirent deux canons, et occupèrent ce défilé, qui leur ouvrait un passage vers Sofia et Constantinople. Miloié cernait alors Nicha avec plus de dix mille paysans ; c’étaient les mêmes qui avaient déjà bloqué Jarkoï, et qui, sans autres armes que des massues, des socs de charrue et des haches, demandaient de nouveau pour leur pays une constitution meilleure que celle de Gulhané. Mais le moine bulgare Kepa, envoyé à Belgrad pour solliciter, en faveur de ses compatriotes, l’intervention des consuls européens, et notamment du consul de France, revint apportant aux Bulgares la nouvelle que partout il avait été mal reçu, et que l’Europe entière, sans même excepter la France, les condamnait.

En même temps, six mille Albanais, conduits par Iacoub-Pacha, et quelques régimens du Nizam, sous Hussein de Vidin, s’avançaient à marches forcées pour dégager la citadelle de Nicha. Ils trouvèrent les révoltés retranchés sur la Morava, au village de Leskovats. Après plusieurs sanglantes escarmouches, les Bulgares, quoique mal armés, risquèrent enfin une action générale, et, après une lutte acharnée, se dispersèrent, laissant trois cents morts et une foule de blessés sur le champ de bataille. Miloié, qui protégeait la retraite, cerné à une lieue de Nicha, n’eut que le temps de se jeter avec les quinze braves qui lui restaient dans la koula de Kamenitsa, près du village de Matievats. Quoique cette tour ne fût point fortifiée, les Turcs n’osèrent lui livrer assaut, et firent venir de Nicha une batterie de dix pièces, qui, après une canonnade de vingt-quatre heures, démolit entièrement la koula. Miloié, couvert de blessures, n’ayant plus d’espoir d’échapper aux Turcs, se tua lui-même d’un coup de pistolet, pour débarrasser du soin de le défendre cinq ou six de ses camarades encore sains et saufs. Libres alors, ceux-ci se firent jour le sabre à la main vers les forêts voisines.

Si peu qu’elle eût duré, cette guerre avait déjà causé une telle disette dans les forteresses de la Bulgarie, que le pain s’y vendait trois piastres l’oka. Pour peu que la lutte se fût prolongée, toutes les villes auraient été forcées de capituler par famine. Mais les haïdouks, qui seuls pouvaient continuer la guerre, n’avaient plus de chef : ils ne tardèrent pas à se désorganiser, et les plus intrépides d’entre eux passèrent en Macédoine, où ils s’unirent aux klephtes grecs.

La Porte sut mettre à profit la désapprobation tacite qui pesait sur les haïdouks ; elle commença par destituer le gouverneur de Nicha, qui, dans ses sorties, avait commis d’atroces razzias, et mit beaucoup de soin à se justifier de ces attentats auprès des cours de l’Europe, sans aller toutefois jusqu’à racheter les troupes de Bulgares qui avaient été enlevés et vendus au fond de l’Albanie. Elle envoya ensuite dans le pachalik de Sofia son commissaire Teifik-Bey, pour connaître, disait-elle, les griefs des révoltés et y faire droit. Ces griefs pouvaient être aisément formulés : les insurgés voulaient des staréchines choisis dans la nation, des impôts réguliers, l’abolition de l’avanie, l’expulsion des fermiers arméniens qui spoliaient le pays au nom des pachas ; ils voulaient aussi des évêques qui comprissent au moins leur langue. Malheureusement la Porte appela la corruption à son aide, et l’or distribué aux lâches commença la défection : la majorité de la nation était découragée par la réprobation officielle qu’avaient fait peser sur elle les agens russes et tous les consuls. Quelques rêveurs lettrés invoquaient encore la France, et voulaient qu’on demandât sa médiation. Les plus sages, hélas ! traitaient cette demande de folie. Le seul cabinet serbe, reprenant le rôle qu’il avait joué en 1838, écrivait au divan pour protester contre les atroces cruautés de Moustapha, et se posait en protecteur des vaincus : 7 à 8,000 réfugiés furent reçus dans la quarantaine serbe d’Alexinats, d’autres se retirèrent en Moldavie et en Valachie. Au nombre de 600, d’autres disent 1,500, ils essayèrent bientôt de repasser le Danube à Braïla, mais un corps de troupes valaques marcha contre eux, les mit en déroute, et, depuis ce temps, l’ordre règne en Bulgarie.

Il serait imprudent de se flatter qu’il y régnera long-temps : qu’on interroge en effet l’histoire de ce pays. Pendant bien des années, les haïdouks y ont seuls protesté contre le joug turc. En 1821, ces guerriers indépendans avaient commencé à combattre d’une façon régulière ; en 1838, l’insurrection avait gagné les classes les plus paisibles, mais seulement sur certains points, sans que la majorité des Bulgares prît encore part au mouvement. Enfin, en 1841, l’incendie devint général, toutes les provinces de la Bulgarie se soulevèrent simultanément. Pendant que les haïdouks de Sofia bloquaient Nicha, ceux de la Zagora bloquaient Kirk-Kilissé, et ceux du Dobroudja fermaient les gorges de Choumla. L’appui des grandes puissances a sauvé les Turcs ; cependant leur ruine n’est qu’ajournée, s’ils continuent de refuser toute satisfaction aux rayas, et si, au lieu d’écouter de justes griefs, ils irritent sans cesse les vaincus par de nouvelles avanies, comme ils font en Bulgarie depuis leur dernier triomphe.

VI.

Quatre millions et demi d’Européens, quelque barbares qu’on les suppose, ne sont pas indignes de fixer l’attention des hommes politiques, surtout si on réfléchit que, maîtres du Balkan, ils pourraient fermer à toute l’Europe le chemin de Constantinople. Il n’est donc pas inutile de rechercher quel peut être leur avenir, de montrer quels sentimens animent les puissances voisines des Bulgares à l’égard de cette nation opprimée, d’indiquer enfin quelle doit être, dans ces contrées, la politique de la France.

Il est difficile de préciser quel sera l’avenir du peuple bulgare ; ce qu’il y a de sûr, c’est que, depuis 1780 jusqu’à nos jours, sa confiance en lui-même n’a pas cessé de croître et de s’affermir. L’amour de la paix enlève seul à ses insurrections ce caractère d’exaltation tragique qui rend si formidables les révoltes serbes, albanaises et grecques. Le Bulgare est, pour ainsi dire, le Jacques Bonhomme de l’empire d’Orient ; ses guerres contre les spahis rappellent les jacqueries de nos paysans du moyen-âge contre leurs nobles. Aussi, de tous les Gréco-Slaves, les Bulgares sont ceux qui inspirent aux Turcs le moins de crainte, et par là même le moins de respect. Un homme distingué de cette nation, celui qu’on pourrait nommer le père de la jeunesse bulgare, le restaurateur de la langue nationale, me disait d’un ton désespéré : Non, mes compatriotes n’aiment pas leur patrie ; quand ils t’assurent qu’ils veulent se dévouer pour elle, ils mentent ; ils ne vivent que pour leurs familles et leurs jardins. Bien qu’il y eût de l’exagération dans cette douleur, il reste vrai que la nationalité bulgare ne pourra de long-temps encore être regardée comme mûre pour l’indépendance ; ce qui l’élève, c’est la chute de ses maîtres. Il faut le dire, l’abaissement de ces fiers Osmanlis est tel, que j’en ai vu plusieurs, dans les mehanas, lécher l’assiette du Bulgare, après qu’il avait mangé, sans qu’une telle humiliation eût même l’excuse de la misère.

En admettant donc que la Bulgarie reste long-temps simple province, mais que ses insurrections continuent comme par le passé, il n’importe pas moins d’examiner quels sont dans la question bulgare les intérêts permanens de la Russie, de l’Angleterre, de l’Autriche et de la France.

On ne peut nier que l’empire russe n’ait intérêt à favoriser l’émancipation des Bulgares jusqu’à un certain degré, au-delà duquel seulement cet acte contrarierait sa politique. L’Angleterre, au contraire, sera hostile en tout et toujours aux Bulgares, comme à tous les Gréco-Slaves, qu’elle ne peut exploiter commercialement que par Constantinople, et à la condition de ne pas trouver chez eux d’existence indépendante. Quant à l’intérêt de l’Autriche, il peut encore moins se concilier avec l’indépendance des Bulgares que l’intérêt britannique. En effet, la Hongrie, dont l’influence deviendra peut-être dominante dans cet empire, doit aspirer à porter sur la mer Noire sa limite orientale, et à devenir la maîtresse absolue du Danube. Elle tend aujourd’hui à ce double but de tous ses efforts, elle y a constamment tendu ; ses guerres, du XIVe au XVIIe siècle, voilées du prétexte de la croisade contre les schismatiques et les Turcs, n’étaient qu’une satisfaction donnée à cet impérieux besoin. Le tombeau du roi Vladislas à Dedikioï, sous Varna, où ce monarque fut vaincu et tué par Amurat II, ne cesse pas aujourd’hui encore d’attirer des pèlerins hongrois.

La France seule, dans la question que soulèvent les révoltes des Bulgares, n’est pas immédiatement intéressée ; il lui est donc permis de garder une impartialité qui ne pourrait cesser que si les Bulgares, en s’isolant de Stamboul, livraient le Balkan aux Russes. Nous ne pourrions souffrir que le développement de leur nationalité aboutît à un tel résultat, et nous devrions alors associer notre politique à celle des Anglais ; mais, tant que les Bulgares ne songeront qu’à leur patrie et aux moyens de la réhabiliter comme pays libre annexé à l’empire turc, la France doit rester pour eux une amie, et ne peut par conséquent approuver sur ce point la politique anglaise.

Après avoir examiné quelles pouvaient être dans cette question les vues des grandes puissances, nous devons étudier aussi les influences plus voisines et plus directes qui pourraient agir en bien ou en mal sur le sort des Bulgares. Les Serbes, nation intermédiaire placée entre la Hongrie et la Bulgarie, voient bien que, pour revenir à Varna, l’Autriche devra les fouler aux pieds s’ils ne s’allient pas à elle. Dans cette crainte, ils cherchent à se fortifier par tous les moyens possibles, et n’en imaginent pas de meilleur que de s’incorporer les Bulgares. Tous les secours que la Serbie prête à ces derniers sont donc peu désintéressés ; elle est la rivale la plus directe et la plus à craindre pour l’avenir prochain des Bulgares ; sans cesse on voit le divan serbe intervenir, et de la manière la plus machiavélique, dans les affaires du Balkan. Cependant les Serbes, pasteurs indolens et guerriers, s’ils subjuguaient les Bulgares, en feraient ce que les Arabes ont fait des laborieux fellahs ou des anciens Égyptiens : à force d’exploiter leurs sueurs, ils les plongeraient dans le dernier abrutissement. Ce que nous disons des Serbes peut également s’appliquer à la Moldo-Valachie. L’incorporation de la Bulgarie avec l’état aristocratique des Moldo-Valaques agirait même sur cette malheureuse contrée d’une manière encore plus radicalement destructrice.

Le cabinet d’Athènes est le seul, parmi les gouvernemens de la péninsule, qui ne puisse avoir sur les pays bulgares que des prétentions éloignées. Aussi n’est-il pas de peuple qui appelle plus les sympathies des Bulgares que les Grecs ; la différence de nature qui les distingue rend précisément la rivalité entre eux presque impossible. Fier de ses facultés intellectuelles, c’est par elles que le Grec aspire à régner ; le Bulgare, au contraire, sentant sous ce rapport son insuffisance, est très disposé à recevoir l’impulsion des Hellènes, pourvu qu’ils le laissent labourer et récolter en paix ; or les Grecs, marins et marchands, sont tout prêts à faire cette concession aux Bulgares, trop heureux d’avoir de bons voisins qui exécutent à leur place les travaux champêtres, et fournissent à leurs fabriques les matières premières. Grace à ce besoin qu’ils éprouvent l’un de l’autre, les deux peuples fraternisent de plus en plus. Tous les Bulgares éclairés connaissent la langue grecque ; ils aiment à la parler comme à l’écrire : c’est, disent-ils, la langue de nos instituteurs, de ceux qui ont civilisé nos pères, et qui nous rendront les arts que nous avons perdus. Leur penchant pour la Grèce est tel, qu’ils accepteraient peut-être sans aucune résistance une mesure qui réunirait leur pays au royaume d’Athènes.

On ne remarque pas assez quelle action puissante les Grecs exercent dans toute la péninsule ; c’est par eux que le commerce vit ; par eux, les lumières se répandent, les esprits se développent, et les nationalités elles-mêmes se réveillent. On doit dire, en faveur de l’hellénisme, que la Bulgarie compte ses meilleurs patriotes parmi les philhellènes. Partout où l’influence grecque agit plus directement, le Bulgare a un sentiment plus vif et plus précis de sa dignité. C’est ce qu’on observe surtout de Sofia à Salonik. Dans les villages construits entre ces deux limites, la maison du Bulgare s’élève à la surface du sol ; elle n’est plus enfouie, il ne faut plus de degrés pour y descendre, comme sur les bords du Danube ou entre Nicha et Philibé. Les Bulgares qui habitent ces villages sont plus fiers, plus spirituels, plus poétiques que leurs frères du nord. La théocratie même perd chez eux de sa puissance ; le Christos pomoji (que le Christ l’aide) et autres saluts du nord sont remplacés par des paroles moins dévotes. Les mœurs prennent, si j’ose le dire, quelque chose de plus mondain : la femme aux longs cheveux gracieusement épars vous salue la première, ce qu’elle n’oserait faire dans le nord. Cette influence exercée par la Grèce s’étend aux femmes de Romélie. Elles sont plus belles, plus sveltes que celles du Balkan. En voyant marcher d’un pas si léger les jeunes Roméliotes, une rose attachée au-dessus de leur voile flottant, on sent que la terre des muses est proche.

La France ne saurait trop encourager le penchant naturel qui porte les Bulgares vers la Grèce. Si des évènemens prématurés allaient jamais jusqu’à nécessiter l’érection de la Bulgarie en un état libre et seulement annexé à l’empire turc, même avant que la Maritsa eût été rendue navigable et que Philibé fût devenue accessible aux bateaux à vapeur, la diplomatie devrait surtout insister pour fixer sur les côtes de l’Archipel la place de la capitale bulgare. Salonik est à cet effet merveilleusement disposée ; c’est une capitale toute faite, qui deviendrait en peu de temps la digne rivale d’Athènes et l’emporterait bientôt sur Boukarest et Belgrad, ces deux protégées du czar.

La Russie, il ne faut pas l’oublier, cherche tous les moyens de s’établir en Bulgarie. Nous ignorons trop qu’aux yeux des Russes, tout Bulgare passe pour un ancien concitoyen, pour un émigré de la Russie, qui doit être restitué à sa patrie primitive. Parmi les titres nombreux du czar, un des plus anciens est celui de prince des Bulgares, et les patriotes russes ne manquent pas de rappeler souvent ce titre à leur doux maître. Il est donc urgent d’agir en faveur des Slaves de Turquie, si l’on ne veut pas qu’ils s’adressent à l’autocrate. Pour une foule d’entre eux, Belgrad est la cité modèle, le fanal de l’avenir. Un parti croissant chez les Bulgares répète sans cesse : Faisons comme les Serbes, c’est-à-dire, appelons pour nous émanciper le protectorat moscovite. Cependant il est remarquable que les Bulgares les plus libres soient précisément ceux des districts les plus éloignés de la frontière russe. Ces infortunés, qui poussent la folie jusqu’à prier dans leurs églises pour le retour et l’établissement des Russes au sein de leur pays, sont portés à cette extrémité par le désespoir, car le Bulgare en général n’aime pas le Moscovite ; les caractères des deux nations sont profondément antipathiques. Kutusof, en 1811, n’emmena avec lui, sur le Pruth, les Bulgares de Rouchtchouk qu’en usant de violence ; ceux qui suivirent, en 1829, l’armée de Diebitch en Bessarabie, n’y purent cohabiter avec les colons russes ; il y avait entre ces colons et les Bulgares toute la distance qui sépare un citoyen d’un esclave. Le Bulgare peut être accablé momentanément sous l’oppression d’une troupe ennemie qui passe ; mais, ces crises violentes une fois traversées, il se retrouve citoyen sur sa montagne, tandis que le moujik ou le paysan russe, attaché à la glèbe, soumis aux caprices journaliers d’un boyard qui n’est pas, comme le spahi, habituellement absent, courbe la tête à chaque heure de sa vie. Le spahi n’est pas reconnu par le Bulgare comme un maître légitime ; c’est un tyran odieux, c’est un infidèle qu’on sert par force et qu’on tue même sans remords, quand il a lassé par de trop grands excès la patience des opprimés. Le haratch, les dîmes, la corvée, écrasent le Bulgare : c’est le sort de tout vaincu ; mais sa cabane et son champ n’appartiennent qu’à lui. L’esclave russe, au contraire, ne possède pas son propre foyer, qu’il tient de la grace du maître, et son ame même est l’ame du seigneur[10]. Sentant qu’il n’a rien à lui, le moujik est doux, insouciant, jovial, téméraire dans le péril, mais porté au vol, fourbe, ivrogne et vorace. Ce qu’il consomme dans un de ses repas nourrirait le Bulgare toute une semaine. L’esclave russe vit grassement aux pieds de celui qui le bat et le nourrit ; l’homme des Balkans sait se respecter ; il vit de pain et d’eau, mais il ne doit à personne cette chétive nourriture.

Les Bulgares et en général tous les Gréco-Slaves diffèrent trop des Russes actuels pour pouvoir former avec eux une sincère alliance. Déjà transplantés par Catherine dans ses états en masses si considérables que toute une province russe en avait pris le nom de Nouvelle-Serbie, et qu’une partie de la Crimée était devenue bulgare, ils n’ont pu continuer à vivre en Russie, et sont revenus la plupart aux huttes de leurs ancêtres. La Nouvelle-Serbie est éteinte, même de nom, et il ne reste plus en Crimée que quelques villages bulgares. Ce peuple a donc l’instinct du sort que lui réserve l’autocrate : il le sait, en devenant russe, il ne ferait qu’accepter un nouvel esclavage, et l’esclavage aurait cette fois un caractère sacré, les chaînes seraient indissolubles. Aussi, recule-t-il chaque fois que l’occasion se présente pour lui de devenir sujet russe. Ils ont deviné, ces barbares, qu’il vaut mieux, pour la dignité morale de l’homme, être raya que moujik. Que de fois leurs staréchines m’ont dit en confidence : « Écoute ! si ton gouvernement t’envoie, et s’il a des plans de guerre, avoue-le-nous, car nous n’attendons rien de la Russie qu’un autre genre d’oppression. — Mon pays, répondais-je, est devenu un grand ami de la paix, mais il vous veut du bien, et désirerait savoir comment il pourrait contribuer à soulager votre sort. » Alors ils sortaient de leur flegme accoutumé et exposaient avec chaleur le plan de régénération que leur inspiraient, disaient-ils, les philosophes de l’Hellade. C’étaient des primes accordées par les localités à ceux de leurs membres qui se distingueraient par quelque talent spécial, la fondation de hautes écoles pour les enfans des riches, l’introduction chez eux de livres en leur langue, l’extension de leur industrie par l’établissement de quelques comptoirs en Occident, la vente assurée des produits de leurs champs par suite de contrats faits avec des maisons de commerce étrangères, l’érection dans leurs principales villes de caisses communales, que les Turcs s’engageraient à ne jamais piller, enfin l’envoi en Europe d’un certain nombre de jeunes Bulgares aux frais de la nation. Toutes ces mesures devaient être ratifiées et garanties par les ambassadeurs francs, que la Bulgarie aurait su intéresser à sa cause : car, ajoutaient-ils, tout actuellement vous est facile à vous autres en Turquie ; nos maîtres, dans l’espoir de prolonger par votre aide l’existence de leur empire, ne vous refuseront rien.

Il est certain que la France n’aurait que bien peu à faire pour secourir et s’attacher la nation bulgare. Trois services importans pourraient lui être rendus. Il faudrait d’abord pousser activement les explorations dans ce pays, lier des rapports commerciaux avec ce peuple nouveau par Enos, Sères et le port de Kavala, en détachant de nos vaisseaux marchands, qui vont annuellement à Salonik et à Constantinople, quelques barques vers ces côtes bulgares, où l’on s’approvisionnerait au plus bas prix de miel, de viandes salées, de fruits exquis. Quoique la plus grande partie de la nation bulgare habite les bords du Danube, ce n’est probablement ni sur ce fleuve ni sur la mer Noire que la nation, une fois émancipée, cherchera son principal débouché. Sur ces deux points, elle aurait trop de peine à combattre la concurrence que lui opposerait le commerce d’exportation des Russes et des Moldo-Valaques. Comme elle a sur tous les peuples danubiens l’avantage immense d’un contact immédiat avec la Méditerranée, il est probable qu’elle en profitera. En descendant vers ses petits ports méditerranéens, ce peuple de laboureurs se mettra en relations d’échanges avec les marins et les insulaires grecs, pour qui les produits bruts du Balkan seront un trésor toujours bien venu ; et, si quelque nation occidentale songe enfin à entrer en rapports avec les Bulgares, il en résultera, pour elle comme pour eux, une nouvelle source de prospérité.

Il faudrait toutefois éviter d’agir par l’intermédiaire des consuls. Dans tout l’Orient, nos consuls ne se préoccupent pas assez des populations indigènes, et trop souvent ils ne comprennent rien à ce qui se passe autour d’eux. Ignorant les langues gréco-slaves, ils ne possèdent au plus que la langue des Turcs, cette langue odieuse à tous les rayas. Mais, s’il est désavantageux de traiter commercialement avec les rayas par des agens consulaires, en qui le bon sens de ces peuples voit d’ordinaire des complices plus ou moins zélés de leurs oppresseurs, à plus forte raison se rendrait-on impopulaire à leurs yeux si l’on voulait négocier uniquement avec leurs pachas ou leurs princes. Les Anglais ont pu l’apprendre par expérience en 1838, lorsqu’ayant dû céder à la France le monopole des produits égyptiens, ces prétendus amis de la liberté commerciale se rabattirent sur le Danube, et vinrent en Serbie pour conclure avec Miloch un traité en vertu duquel il devenait le seul négociant de son pays. Qu’en résulta-t-il ? Une oppression plus forte pour la Serbie et un nouveau triomphe de la Russie chez les populations ainsi vendues. Maintenant que la France est repoussée d’Alexandrie, son intérêt l’invite, comme autrefois l’Angleterre, à chercher un dédommagement dans la péninsule gréco-slave. Plusieurs circonstances nous feraient croire qu’elle a porté son attention du côté de ces riches provinces, et que les immenses ressources de la Bulgarie sont appréciées par ceux qui s’intéressent à notre avenir commercial. Malheureusement nous sommes trop portés à juger l’Orient avec des idées françaises. Dans un rapport adressé à l’Institut par un de nos principaux économistes, le digne pobratim de Miloch, l’accapareur décrié Hussein de Vidin, n’est-il pas présenté comme « un partisan de la liberté du commerce, qui fait la guerre la plus originale et la plus spirituelle à nos tarifs ? » Si des tarifs et des douanes sont nécessaires quelque part pour assurer l’industrie du pauvre contre la domination exclusive des capitalistes, c’est assurément dans les pays gréco-slaves. Sans doute la France aurait pendant un certain temps un grand avantage matériel à traiter avec un seul homme pour l’exportation des produits bruts de ces contrées fertiles. Si l’on se rappelle d’ailleurs que notre diplomatie est habituée à tout juger du point de vue de l’unité, et que, dans tout pays, elle commence par capter la bienveillance du chef, on comprendra que Hussein, visir de toutes les terres bulgares, ait attiré principalement son attention. Mais il ne faut pas oublier que l’Orient ignore la centralisation, que chaque pays y a beaucoup de chefs, et que, si l’on traite avec l’un d’eux sans avoir pour soi les autres, on ne règne pas long-temps. Mieux vaudrait adopter une politique d’avenir, renoncer à quelques profits passagers qui seront suivis d’une longue disette, et s’entendre avec la race indigène, qui seule ne disparaîtra pas du sol, pour fonder avec elle des rapports de négoce et d’amitié durables. Certes, la Russie se réjouirait de voir le commerce français s’adresser au tyran des Bulgares, qui, grace à l’espèce d’indépendance dont il jouit, pourrait conclure un traité dans le genre de ceux passés naguère avec Méhémet-Ali ou Miloch. Ce traité ouvrant à son monopole des débouchés nouveaux, l’oppression des rayas atteindrait son dernier terme, et la nation qui aurait conclu un tel pacte s’attirerait toutes les malédictions des victimes. La comparaison entre Hussein et Méhémet-Ali serait fausse d’ailleurs sur un point. Nos agens commerciaux ne trouveraient pas en effet chez le Bulgare, quelle que soit la douceur naturelle de son caractère, la résignation fataliste du paysan d’Égypte. Il serait imprudent, on le voit, de s’aliéner sans de graves motifs un peuple qui peut armer deux cent mille bras pour venger son injure ou soutenir la cause qui aura ses sympathies. On trouverait au contraire, nous le répétons, dans l’amitié des rayas bulgares, une source de relations durables et utiles. Les produits bruts de la Bulgarie sont les mêmes que ceux qu’on va péniblement chercher en Moldavie et jusqu’à Odessa, les mêmes que ceux de la Crimée et de toute la Russie méridionale. Un comptoir d’achats pour ces produits, établi par des compagnies françaises dans le golfe d’Énos, à l’embouchure de la Maritsa, deviendrait, au bout de peu d’années, le but de nombreuses caravanes venant du Balkan et même du Danube. Les armateurs de Marseille, en s’abouchant avec les Bulgares de la Méditerranée, au lieu d’aller en Russie, épargneraient à nos vaisseaux marchands un trajet de plusieurs centaines de lieues, et ainsi la sympathie d’une nation pleine d’avenir serait acquise à la France.

La seconde mesure utile que provoque la situation de ce peuple est la réforme de son administration intérieure. On obtiendrait cette réforme du divan sans lui inspirer aucune défiance, si on la présentait comme devant mettre un terme aux révoltes des Bulgares. Les évêques grecs se coalisent souvent contre leurs ouailles avec les pachas, et ce n’est pas là une des moindres causes d’anarchie pour le pays. On mettrait fin à ce scandale en faisant cesser la vente des évêchés, vente qui, à demi secrète et mal réglée, au lieu d’enrichir le fisc impérial, ne profite qu’à des intrigans. La substitution de prélats indigènes à ces étrangers ne serait que la remise en vigueur des anciens hatti-scherifs par lesquels les Bulgares choisissaient eux-mêmes en synode leurs dignitaires ecclésiastiques. Un tel bienfait obtenu par l’intervention de la France la populariserait au Balkan plus que des victoires. Qu’importerait même qu’afin de trouver moins de résistance dans la poursuite de ce but, elle s’aidât de la coopération du ministre du czar ? Pour être accomplie de concert avec un rival ou un ennemi, une bonne action ne perd pas son prix.

Enfin, il est encore un bienfait que la France pourrait rendre à cette nation malheureuse, et cette fois sans l’aide de la Russie : il s’agirait de favoriser le développement de la littérature bulgare. Les Turcs ne permettront jamais à ce peuple d’établir des imprimeries dans le pays même. Ils savent que le masque de l’allégorie littéraire pourrait servir à propager des opinions hostiles à la domination musulmane ; mais la circulation des livres ne leur inspire aucune inquiétude. Ainsi, un écrivain slave, Veneline, a fait sur l’histoire ancienne des Bulgares un précis indigeste, mais patriotique et émancipateur. Quoique imprimé à l’étranger, il se trouve dans toutes les cabanes des didaskales. La France pourrait beaucoup sous ce rapport. Il y a à Paris, à l’Institut, des presses cyrilliques qui ont dû coûter très cher et qui ne servent à rien ; on devrait les utiliser en faveur des rayas slaves, et aussi pour la gloire de la France. Il y a quelques hommes en Bulgarie dont le patriotisme et l’érudition ne demandent qu’à être aidés pour contribuer par de beaux ouvrages à la réhabilitation de leur pays ; mais leurs livres ne circulent que manuscrits. Pourquoi ne les publierait-on pas ? Les presses slaves acquises par Napoléon attendent toujours, depuis 1814, qu’on les mette à l’œuvre.

Ainsi se propagerait peu à peu le mouvement régénérateur qui, en éclairant les Bulgares, finirait par leur rendre une patrie, telle seulement qu’elle peut être, c’est-à-dire ou vassale ou confédérée de l’empire d’Orient. La puissance de la Turquie, loin de diminuer, se relèverait, nous le croyons, par cet énorme accroissement de citoyens et de soldats. Ces peuples, dit-on, tournent leurs regards vers la Russie. — Oui, parce qu’elle leur fait du bien : qu’on les aide plus que ne fait la Russie, et ils cesseront d’implorer les secours du czar. Une politique haineuse à leur égard serait d’autant plus déraisonnable, que l’intérêt de la France est évidemment bien moins opposé que l’intérêt russe au développement réel des diverses nationalités gréco-slaves, ou à leur formation en un faisceau d’états confédérés avec l’Orient, tous solidaires les uns des autres et tenus à s’entredéfendre. Les Orientaux sont les moins oublieux des hommes ; ils se souviennent à jamais du bienfait et de l’injure : aussi tout service que leur rendra la France lui sera-t-il compté au jour qui décidera entre la Russie et l’Occident.


Cyprien Robert.
  1. Voyez la livraison du 1er  février
  2. Il ne faut pas les confondre avec d’autres buttes, communes aussi en Romélie, mais hautes seulement de quatre à six pieds, et qui, toujours placées deux à deux, de chaque côté de la route, à des distances régulières d’un bon quart de lieue, servaient de bornes milliaires.
  3. Ce jour est le dimanche des mahométans.
  4. Terme du pays, synonyme de communion. — Les Paulianistes sont des Bulgares devenus catholiques latins, et qui ont conservé quelques vestiges du rite grec.
  5. Ce nom vient peut-être du slavon serdce, cœur, ou centre du pays, s’il est vrai que les Illyriens de ces montagnes, au temps d’Alexandre et de César, étaient déjà des Proto-Slaves.
  6. En Bulgarie, comme dans tout l’Orient chrétien, les curés peuvent se marier.
  7. M. de Lamartine, Voyage en Orient.
  8. Cette ville était devenue, depuis l’avènement de Mahmoud, le foyer d’intrigues du parti réformiste.
  9. Srbske narodue novine. Biogradske nov. — Ces deux journaux sont moins connus à Paris que ceux des Anglo-Américains. La France n’aurait-elle pas intérêt cependant à étudier les mouvements et les nuances politiques de ces populations, qui, habitant les côtes de l’Adriatique, sont pour ainsi dire à nos portes ?
  10. On sait que les nobles russes évaluent leurs revenus par le nombre de leurs ames.