LE
MONDE GRÉCO-SLAVE.

Le système constitutionnel et le régime despotique
dans l’Europe orientale.
[1]

I.
DES BASES DU GOUVERNEMENT CHEZ LES GRÉCO-SLAVES.

Une opinion trop généralement répandue tend à nous représenter les Gréco-Slaves comme séparés de l’Europe, et à nous faire croire que leurs mœurs orientales élèvent une barrière infranchissable entre ces peuples et les nations de l’Occident. Si cette erreur se perpétuait, elle pourrait finir par allumer, au sein de la grande famille chrétienne, des antipathies et des guerres d’autant plus acharnées, que ce seraient des guerres entre frères. L’époque où un tel préjugé s’appuyait encore sur quelque base est désormais passée ; l’islamisme n’exerce plus comme autrefois, une domination exclusive en Orient. La ruine du despotisme musulman laisse de toutes parts l’Orient reparaître tel qu’au fond il n’a jamais cessé d’être, chrétien et gréco-slave. Ce seul fait devrait suffire pour rendre plus tolérant le juste orgueil que nous inspire notre civilisation. En effet, dans cette civilisation, l’Orient aussi a sa part, puisque le premier de ses peuples, le peuple grec, initia autrefois aux sciences et aux lettres l’Occident lui-même, puisque Athènes fut long-temps la rivale de Rome, et qu’après la chute de Rome, Byzance se leva pour continuer, chez les Orientaux, l’œuvre romaine et civilisatrice. N’oublions pas que la cité politique du Bosphore exerça constamment sur tout l’Orient chrétien le même charme d’attraction qu’exerce sur l’Occident la cité pontificale du Tibre.

Ainsi, un double mouvement civilisateur, émané à la fois de Rome et de Byzance, a préparé l’état actuel de l’Europe. L’antique capitale de l’Occident, après avoir subjugué les Gaules et les Bretagnes, s’est couchée sous la croix ; mais, en transmettant son héritage social aux races vaincues, elle leur a légué aussi son code et ses idées politiques. La civilisation latine est devenue, après quinze siècles, la civilisation anglo-française ; elle est allée conquérir le monde transatlantique, et atteint aujourd’hui jusqu’aux extrémités de l’Océanie. De son côté, la capitale de l’Orient, après avoir converti à ses lois et à ses mœurs l’immense race slave, a dû, comme la cité du Tibre, subir le joug étranger ; mais elle a su, comme l’avait su Rome, transformer sa défaite politique en une propagande victorieuse. Loin de périr, la civilisation qu’elle a créée s’est infiltrée silencieusement au sein des empires mongols et tartares, et de la Sibérie qu’elle féconde, elle est près d’envahir la Chine.

Les institutions des Gréco-Slaves et les institutions occidentales dérivent du même principe ; elles ont un berceau commun, l’antiquité classique. L’Europe peut donc revendiquer les unes comme les autres. Si ces institutions diffèrent sur plusieurs points, elles ont aussi des liens étroits qu’on ne peut méconnaître. Tout ce qui caractérise les sociétés d’Europe distingue aussi le monde gréco-slave ; on y retrouve la fraternité civique, la royauté tempérée, le droit d’association presque illimité, la nomination à toutes les charges par élection, le concours des capacités, la responsabilité des agens du pouvoir, en un mot la liberté réglée par la loi. Si l’on devait reprocher aux Gréco-Slaves un défaut, ce ne serait pas, certes, l’obéissance servile, mais, au contraire, une ardeur inconsidérée dans la poursuite de l’indépendance. Les Grecs et les Polonais de ce siècle l’ont trop bien prouvé. Quelle guerre d’émancipation peut se comparer à celle de la Grèce ? Quel peuple civilisé a fait plus pour être libre que les Hellènes depuis vingt ans ? Aucune révolution n’a peut-être offert au même point que la révolution grecque du 3 septembre 1843 l’admirable concours de toutes les forces, de toutes les classes de la nation vers un même but. Et les Serbes, quelle héroïque constance n’ont-ils pas opposée, depuis trente années, à tous leurs tyrans intérieurs et extérieurs ! Leurs luttes obstinées d’abord contre les Turcs, puis contre les Obrenovitj et la Russie, pour être inconnues de l’Occident, n’en demeurent pas moins historiques. Que dire enfin du peuple polonais, et n’est-il pas, depuis cinquante ans, le plus glorieux martyr de la liberté en Europe ? Si la Grèce a eu son 3 septembre, n’a-t-il pas eu son 3 mai ? Ces deux glorieuses journées n’ont-elles pas donné au monde gréco-slave ses deux chartes les plus populaires ? Sans doute, la Pologne n’a pas recueilli de sa charte du 3 mai tous les fruits que la Grèce semble devoir tirer de la sienne : les grandes puissances, qui favorisent la Grèce, étaient au contraire liguées contre la Pologne ; mais la France, si fière de ses souvenirs républicains et constitutionnels, ne doit pas oublier que le 3 mai polonais, précéda le serment du jeu de paume et les grands jours de la constituante, et que, pour devancer alors la nation française dans l’œuvre de l’émancipation des peuples, il n’a manqué peut-être à la Pologne que d’être moins voisine de l’Autriche et de la Moscovie.

La tendance libérale des Gréco-Slaves est donc un fait incontestable. Jugeons-le par les résultats qu’il a déjà produits. Quatre constitutions principales ont témoigné à diverses époques de l’esprit généreux qui anime les peuples de l’Europe orientale. Les développemens que doit apporter l’avenir dans ces quatre chartes les mettront un jour en état de rivaliser avec les institutions les plus avancées de l’Occident. Ces monumens politiques sont la charte grecque, la charte serbe, la charte polonaise et la charte antique du royaume de Hongrie, qui chaque jour se perfectionne et s’élève à la hauteur des besoins et des idées de l’époque.

Le principe fondamental posé au fond de ces quatre constitutions du monde gréco-slave, c’est l’unité indivisible de la nation et de son gouvernement, en d’autres termes, l’absence de cette idée abstraite, absolue, qu’en Occident on appelle l’état. Les Gréco-Slaves ne peuvent comprendre l’état comme nous : ils repoussent cette immense machine administrative dont les mille rouages, engrénés les uns dans les autres, fonctionnent passivement, sans aucune responsabilité devant le pays, et ne subissant d’autre impulsion que celle du pouvoir central. Envisagé dans sa conception moderne, l’état est un fait purement occidental et si nouveau pour l’Orient, qu’il n’a pu encore s’y produire nulle part, excepté peut-être en Russie et en Égypte. Le royaume grec même est loin de réaliser l’idée occidentale de l’état, malgré sa charte nouvelle, qui rattache en apparence d’une manière si intime le système grec moderne au système français. Ces analogies ne sont que dans la forme : le génie grec ne se développe au fond qu’en suivant sa voie propre. Les Grecs conçoivent la liberté autrement que les Occidentaux. Au lieu donc de chercher les analogies qui existent entre la charte hellénique et la charte française, analogies d’où peuvent sortir une foule de mécomptes dans nos rapports diplomatiques, il serait bien plus important d’examiner, au contraire, en quoi les deux constitutions diffèrent.

Le Gréco-Slave, avons-nous dit, ne se fait point de l’état la même idée que nous. Pour lui, l’état n’est point un fait logique ni un fait purement civil ; c’est un fait à la fois naturel et divin, et qui par conséquent s’appuie essentiellement sur la religion. La guerre actuelle entre le clergé et l’Université de France, entre l’enseignement ecclésiastique et l’enseignement séculier, serait, pour le dire en passant, impossible chez ces peuples, attendu que l’église n’y peut être séparée de l’état, ni l’état de l’église. Suivant les défenseurs officiels de l’Université, l’enseignement, chez nous, doit être, non pas athée, mais laïc, à l’exemple de la société elle-même, qui, devenue majeure, s’est désormais soustraite à la tutelle cléricale. Ce langage est conforme à l’esprit moderne de l’Occident ; mais en Orient, on ne pourrait l’entendre sans crier au blasphème. La plupart des Orientaux tomberaient, en nous accusant d’athéisme, dans une erreur analogue à celle que nous commettons nous-mêmes quand nous regardons les Orientaux comme servilement soumis au joug sacerdotal, parce qu’ils font dériver toutes choses du principe religieux. Nous ignorons qu’organisée selon le mode gréco-slave, l’église devient la source des plus magnifiques libertés.

Aux yeux de l’Oriental, la souveraineté absolue ne réside que dans la religion ; toute autre loi que la loi divine n’a donc qu’un pouvoir relatif, subordonné. En Orient, c’est l’église qui fait naître les nationalités, et les sauve de la mort quand elles succombent. Ainsi l’église seule a ranimé la nationalité russe détruite par les Mongols, et la nationalité grecque absorbée par les Ottomans. En Russie comme en Grèce, c’est le diocèse qui a formulé la province politique : l’une et l’autre de ces divisions s’expriment par un seul mot, éparchie. L’évêque et le gouverneur occupent dans l’église deux trônes parallèles, de même que dans l’état ils se contrôlent mutuellement. Le terme qui désigne un évêque, en grec despotis, en slavon vladika, signifie proprement le maître, la source du pouvoir. Si l’état politique s’écroule, le pouvoir épiscopal lui survit et le remplace momentanément. Ainsi, au Montenegro, le vladika est devenu prince temporel ; à Constantinople, le patriarche remplace l’empereur byzantin aux yeux des raïas grecs, qui regardent la cour patriarcale comme le tribunal suprême de leur nation. En Pologne et en Hongrie, le pouvoir des évêques est également très étendu ; mais là ce pouvoir agit contrairement à la loi de son institution. En effet, dans l’Orient vraiment chrétien, le sacerdoce dirige les peuples sans sortir du sanctuaire, tandis que, dans les états essentiellement politiques de Hongrie et de Pologne, l’épiscopat, pour garder son influence sur une aristocratie fougueuse et superbe, est contraint d’aller s’asseoir au milieu de la diète, sur les bancs même de la société politique. Il a dû perdre ainsi beaucoup de la pureté de son caractère, et c’est ce que prouve en effet l’histoire des deux royaumes hongrois et polonais.

L’église étant, chez les Gréco-Slaves, la seule souveraine absolue, c’est par elle seulement que l’état devient inviolable ; c’est au nom de l’église seule qu’il peut exiger de ses sujets les derniers sacrifices. Est-il donc étonnant que chez ces peuples tout état regarde la défense de l’église comme son plus sacré devoir ? De là cette clause de l’article 1er de la charte hellénique : le prosélytisme est interdit en Grèce contre la religion nationale, c’est-à-dire qu’on ne peut convertir aucun citoyen grec à un culte étranger, bien que toutes les religions indistinctement soient tolérées dans le royaume. La charte serbe contient une clause analogue ; il en est de même pour la charte polonaise du 3 mai, qui va jusqu’à maintenir les peines terribles de l’ancien droit polonais contre l’apostasie. Plus le Gréco-Slave accorde de garanties et de solidité à la partie spirituelle de son gouvernement, moins il est disposé à en accorder à la partie purement politique. La royauté, comme nous la comprenons, avec son inviolabilité absolue, n’existe pas pour lui ; la paternité forme à ses yeux la seule souveraineté civile qui soit de droit divin et ne dépende de personne. Les droits du père, en Orient, n’ont d’autres limites que celles que leur assigne, non pas l’état, mais la loi religieuse. Chez ces peuples, l’omnipotence de la paternité se fonde sur l’idée que, la vie du père étant un continuel sacrifice en faveur des enfans, il serait imprudent d’imposer à ce sacrifice tout spontané son mode d’existence. Le père n’abrége-t-il pas sa vie par le travail en faveur de ses enfans ? ne déchire-t-il pas, comme l’oiseau mythologique, ses propres entrailles pour nourrir sa famille du fruit de ses sueurs ? Comment croire qu’il emploie son autorité sur sa progéniture à un autre but qu’à la rendre vertueuse ? L’autorité légale du père, chez les Gréco-Slaves, a si bien pour but la conservation, au sein du foyer, des lois sacrées de la nature et de l’église, que si l’immoralité, la maladie ou la vieillesse empêchent un père d’accomplir ce devoir, il perd par là même l’autorité domestique, que la famille réunie transporte alors d’un commun accord sur une autre tête.

Le pouvoir royal chez les Gréco-Slaves est de la même nature que le pouvoir paternel. Les dénominations les plus usitées pour désigner le souverain, comme hospodar et sultan, signifient seulement un chef de famille. Ainsi Otman est regardé comme le père des Ottomans parce qu’il fut leur premier roi, et tous se disent issus de lui, comme les Maronites se disent issus de Maron, les Juifs de Jacob, et les Arabes d’Ismaël. Nos idées romaines de légitimité exposées devant un Gréco-Slave le feraient sourire, il ne saurait comprendre que nos aïeux aient attaché au mot de roi le sens latin de rex, rectus, père de la justice, règle du droit. Pour une tribu orientale, la seule règle du droit, c’est la volonté de tous ; pour elle, le pouvoir suprême, n’étant qu’une délégation de l’autorité paternelle, implique avant tout le sacrifice de soi-même aux intérêts de la race. Les sujets d’un prince gréco-slave doivent être tous plus ou moins ses enfans : un prince qui, comme le sultan, n’a de commun avec ses sujets ni le sang, ni l’adoption nationale, ni la croyance religieuse, perd tout droit à les commander ; il peut être leur maître par la force de l’épée, mais il n’est pas leur souverain. Le seul moyen offert à ce maître étranger pour légitimer son autorité, c’est de gagner à sa cause un certain nombre de chefs ou de conseils de tribus qui, étant souverains de droit, l’entourent en quelque sorte de leur puissance sacrée. Il en résulte une monarchie fédérale, mais chaque tribu n’en reste pas moins toujours autonome, c’est-à-dire souveraine sur son sol, dans ses foyers et dans ses temples. Telle est la base gouvernementale des pays gréco-slaves.

La Hongrie offre dans son état actuel un des types les plus parfaits de cette organisation. Divisée en plusieurs royaumes et principautés sous une couronne unique, elle laisse chacune de ses provinces s’administrer par des lois et des magistrats de son choix, sans autre obligation que celle de se conformer pour la politique extérieure aux décisions de la diète générale, où siégent et votent avec la plus complète liberté les représentans des diverses nations associées. C’est dans Homère qu’il faut chercher l’idée primitive qui a présidé à la formation de ce système. Le type des états gréco-slaves est cette amphictyonie de royaumes et de républiques, qui eut pour premier président Agamemnon, et pour dernier maître Alexandre. Chaque province considérable ayant ainsi une administration spéciale, il s’ensuit qu’un état gréco-slave est ordinairement une réunion de petits états juxtaposés, que la loi de leur propre conservation relie entre eux dans un conseil suprême, où se discutent les intérêts divers des pays confédérés. Évidemment sous un tel système le monarque n’a d’autre droit que celui de faire observer les lois religieuses et nationales qui régissent ces états divers, et il ne peut légitimement rien changer dans aucun de ces pays sans le consentement même des habitans. La royauté gréco-slave n’est donc qu’une présidence suprême sur un certain nombre de tribus librement associées ; cette présidence peut bien être héréditaire dans une famille, mais son gouvernement doit être sans cesse contrôlé et consenti par les représentans des tribus ou des provinces.

Après l’église, le premier élément social de tout état gréco-slave, c’est donc la province et ses assemblées ou diétines. L’organisation de la diétine, qui est notre conseil départemental élevé à la puissance d’une chambre délibérante, varie chez les Gréco-Slaves d’un empire à l’autre, mais elle se retrouve partout, même en Russie. Le pouvoir extraordinaire conservé à ces assemblées se fonde sur des bases à la fois morales et physiques. Restées plus fidèles que les Occidentaux au culte du foyer, les populations gréco-slaves se sont peu mélangées. Malgré leurs courses aventureuses, leurs instincts les ramènent toujours au lieu natal ; elles ont gardé la vie de tribu dans toute l’intensité compatible avec les progrès de la civilisation ; elles offrent encore de nos jours les mœurs des âges héroïques, moins ce que ces mœurs avaient de grossier. Parmi les membres de la tribu règne une égalité complète, une union fraternelle, une solidarité pleine d’amour, une telle uniformité de manières, qu’ils peuvent se reconnaître à mille lieues de leur patrie, au moindre accent de la parole, au moindre pli du vêtement. Élevé au-dessus du cercle étroit de la vie matérielle, leur esprit de famille se nourrit incessamment de tout ce qu’il y a de glorieux dans les souvenirs locaux. Chaque province a ses bardes qui chantent son histoire, et ces rapsodies populaires se transmettent de bouche en bouche et de siècle en siècle. La province gréco-slave n’est donc pas, comme l’est chez nous le département, un espace arbitrairement fixé par le pouvoir central ; c’est une division naturelle, primitive. Par exemple, les provinces de l’Hellade sont encore actuellement ce qu’elles étaient avant Jésus-Christ : elles ont gardé les mêmes noms et à peu près les mêmes limites. Ces limites sont ordinairement deux fleuves, deux montagnes, deux mers ; de là l’expression si fréquente dans les chants gréco-slaves, franchir deux rivières, deux montagnes, pour dire traverser une province.

La diétine ou le conseil provincial se compose de vieillards, c’est-à-dire d’hommes éprouvés élus et envoyés par les différentes communes pour siéger au chef-lieu de la province, et mettre les intérêts locaux en harmonie avec les intérêts généraux de l’état, représentés par le gouverneur civil, vicaire du roi ou de l’empereur. Ces diétines, nommées en slave sobors, en grec synodes ou panégyries, existaient déjà du temps des Romains, qui les désignaient sous le nom de conventus provinciales. Les membres dont elles se composent, knèzes ou démogérontes, envoyés par le peuple, sont les dépositaires de tout son pouvoir. Sans leur consentement, aucune loi nouvelle ne peut être introduite dans la province. Seuls ils peuvent autoriser la levée des taxes, dont la quotité doit être consentie par eux et signée par leur président. Ils ont à surveiller dans tous ses détails l’administration du natchalnik ou exarque (gouverneur), dont ils doivent légaliser les actes. Toutefois, dans ce qui touche au gouvernement central, le natchalnik a voix prépondérante ; dans une collision entre lui et les démogérontes, il conserve le pouvoir exécutif et doit être obéi, jusqu’à ce que la diète suprême, informée de ce conflit, ait prononcé son jugement.

Dans ce système, si différent du nôtre, chaque employé, quel qu’il soit, est tenu de rendre annuellement ses comptes à ses commettans. Cette vérification a lieu pour le conseil d’état, dont les ministres doivent présenter leurs registres devant la diète qui les examine ; pour la province, où les démogérontes inspectent en détail les cahiers de l’administration, et font punir les concussionaires ; enfin, pour la commune, où le conseil des pères de famille cite à sa barre le maire et le trésorier. Il faut bien reconnaître que ces contrôles provinciaux sont souvent rendus illusoires, surtout en Turquie, par l’ignorance des commissaires auxquels ils sont confiés, et en Russie par la terreur que les représentans du tsar inspirent à la petite noblesse des diétines. C’est ainsi que dans ces deux empires la séparation de la force d’avec le droit dénature les meilleures institutions, et garantit presque l’impunité aux protégés du pouvoir ; mais là où la force se trouve aux mains du peuple, comme dans les royaumes de Grèce et de Hongrie, les contrôles provinciaux sont la source de la prospérité publique.

Les membres de chaque démogérontie et diétine gréco-slave étant responsables devant les conseils des villes et des villages qui les ont envoyés, il s’ensuit que l’autonomie provinciale émane en Orient de l’autonomie des communes. L’organisation communale des Gréco-Slaves repose sur deux bases : le culte de la famille et le culte de la vieillesse ou de l’expérience sociale. À la ville comme au village, le dernier mot des discussions les plus animées est toujours : Consultons nos vieillards, c’est aux vieillards à décider. Les vieillards, en slavon staréchines, en grec gérontes, en turc kodja, en albanais pliaks, n’ont jamais cessé de jouir en Orient des plus grands priviléges. Dans les tribus gréco-slaves restées primitives, on retrouve, comme chez les anciens Romains, une chevalerie composée de toute la jeunesse libre, qui se charge de faire la police et d’exécuter l’ordre des pères conscrits ; mais, au-dessous de ces deux classes, il n’y a pas, comme à Rome, une masse souffrante de plébéiens, car la loi gréco-slave, dès qu’elle est libre d’influences étrangères, tend à ennoblir tous ses sujets. Chaque géronte (vieillard en âge ou en sagesse) représente une ou plusieurs familles alliées, qui l’ont élu pour chef, et dont il gère les intérêts. La réunion de ces gérontes forme le conseil communal : chaque conseil se choisit un président, qui s’appelle knèze ou prince, en turc aga, en grec démarque ou démogéronte (l’ancien du peuple). Ce terme, déjà usité dans Homère, l’est encore dans toute la Grèce. La fonction de ces princes des communes est de répartir l’impôt, d’administrer la fortune et la caisse communale, de présider à la police et au tribunal correctionnel du lieu.

Tant d’attributions différentes, réunies entre les mains d’un seul magistrat, n’ont pas chez les Gréco-Slaves les inconvéniens qu’elles entraveraient chez nous, par la raison que le démogéronte qui cesse de gérer sa charge à la satisfaction générale peut être destitué à l’heure même par les vieillards ses collègues. Ainsi l’opinion publique ne cesse pas un seul instant d’exercer une salutaire influence sur la conduite des magistrats. S’agit-il d’en élire de nouveaux, c’est le suffrage du peuple entier, et non une classe privilégiée qui les proclame. Chaque citoyen étant éligible en même temps qu’électeur, une noble ambition s’empare de toutes les ames, l’exclusion prononcée par la voix de tous s’empreint d’une autorité qui réduit au silence les candidats même les plus remuans. En outre, le système de réciprocité qui préside à la répartition des impôts fait envisager la prospérité de chacun comme un bonheur pour tous, et la pauvreté privée comme un malheur public. Chacun, en cautionnant son voisin, devient naturellement le censeur de ses actes, et loin d’y perdre, l’existence individuelle s’élève par-là à toute la dignité de l’existence commune. Sans doute, cette solidarité n’est pas partout bienfaisante ; dans les pays barbares ou soumis à des tyrans, elle s’empreint comme tout le reste de barbarie. En Serbie, du temps de Miloch, chaque commune était responsable même des vols et des meurtres commis sur son terrain. Cet usage, qui remonte au moyen-âge, et dont parlent déjà les lois du tsar serbe Douchan, se retrouve encore dans la plupart des provinces slaves de Turquie, où le rachat d’un meurtre, pour un village qui ne peut livrer le coupable, s’élève à plus de mille piastres. C’est ainsi que la tyrannie abuse des principes les plus salutaires.

Le système de solidarité gréco-slave offre d’ailleurs la plus grande variété dans ses applications. S’accommodant à tous les lieux, à tous les peuples, à tous les degrés sociaux, il se restreint dans les tribus de pasteurs, et s’épanouit dans les cités marchandes de la Grèce ; dans le Nord, il adoucit, pour les Kosaques, le joug du tsar, comme, dans le Midi, il conserve sous le joug turc les nationalités chrétiennes. Il n’est pas jusqu’au serf de la Moscovie qui ne trouve dans le système communal un allégement à sa servitude ; le droit de s’administrer eux-mêmes, laissé à ces esclaves dans leurs steppes dédaignées, empêche leur fierté de s’éteindre et leur donne l’espérance d’une future émancipation.

C’est surtout dans les parties du monde gréco-slave restées inaccessibles aux conquérans que les institutions communales portent des fruits admirables. Sur les hautes montagnes de la Macédoine, et dans celles des îles grecques qui, écartées des grands chemins maritimes, n’ont pas vu leurs coutumes s’altérer au contact du commerce européen, se cachent à tous les yeux de véritables paradis terrestres. Ces districts heureux ne connaissent ni espions ni police ; chaque famille y est souveraine dans son foyer ; le père y est vraiment le roi de ses enfans, et n’abuse pas de sa royauté, car l’accomplissement des devoirs domestiques fait les délices de ces ames simples. C’est là qu’on trouve réalisée l’égalité fraternelle, sur laquelle on ne sait faire que des rêves en Occident. Là point de cens électoral qui restreigne à quelques-uns la participation aux droits civiques ; le pauvre artisan n’est pas contraint de s’abaisser devant le propriétaire ; tous les deux ont la même importance sociale. L’opulence ne crée point là comme chez nous des mœurs à part : le riche laboure son champ de ses mains aussi bien que le pauvre ; les femmes les plus délicates aident leurs compagnes à laver leur linge aux fontaines, comme les princesses de l’Odyssée. La domesticité elle-même est ennoblie par l’adoption ; le maître appelle le serviteur l’enfant de son ame (psycho paidi).

Malheureusement, ce sont là des oasis sociales. Dans les parties de l’Europe où le Gréco-Slave a subi l’influence plus directe du joug turc, russe ou germanique, il est loin d’avoir conservé aussi complètement la loyauté de ses mœurs. On doit rendre cette justice au gouvernement turc, qu’il n’a cherché que très tard à étouffer les libertés communales, comme l’ont fait de si bonne heure les autres gouvernemens européens. L’histoire nous montre même les Turcs, en partie subjugués par le génie gréco-slave, organisant leurs propres communes à l’instar de celles des Grecs. Cette imitation est allée jusqu’à constituer la province ottomane comme les éparchies des états gréco-slaves.

Tant que l’empire turc respecta les priviléges municipaux et provinciaux des peuples conquis, il put résister à l’Europe entière, car il avait pour lui la sympathie de ses sujets ; mais dès qu’il eut commencé à se montrer centralisateur à la façon des monarchies occidentales, et à sévir contre les pouvoirs locaux, sa décadence fut rapide et sa ruine inévitable. Aussi ceux des hommes d’état orientaux qui veulent sincèrement aujourd’hui régénérer l’Orient n’imaginent-ils rien de mieux que de rétablir ce qui fut autrefois ; seulement ils le font du point de vue d’un patriotisme égoïste : chacun d’eux veut le triomphe de sa race sur les races voisines. La Porte, qui a rétabli sous le nom de siouras les conseils provinciaux, se vante d’admettre à ces conseils, sans acception de race ni de culte, tout député élu dans les districts de la province. Si ce système était réellement pratiqué, les districts grecs devraient être représentés par des députés helléniques ; mais les siouras épirotes et thessaliennes prouvent qu’il n’en est rien. De plus, chaque sioura est présidée au nom du sultan par le mouhazil, gouverneur civil du lieu ; il vient, entouré d’officiers dont les ceintures sont pleines de poignards et de pistolets. L’évêque, qui préside au nom des raïas, n’a pour armes que des anathèmes spirituels, auxquels l’Osmanli répond par un sourire plein de morgue philosophique. Les séances se passent donc en délibérations arbitraires de la part des maîtres, en téménas (saluts profonds) de la part des sujets, et malheur au pauvre effendi (député grec) qui voudrait par un vote indépendant contribuer à la régénération de sa province ! au sortir de la sioura, l’avanie l’attendrait.

Le statut de Gulhané, que l’Europe avait décoré du nom de charte ottomane, n’est donc qu’un mensonge ; il avait été dicté par l’intention la plus tyrannique ; on se flattait d’établir une centralisation impossible au sein de populations essentiellement diverses. Les peuples orientaux sont placés à des degrés relativement trop distincts de l’échelle sociale, pour que la même constitution puisse être également bonne pour tous. Le seul moyen de salut est de laisser chaque peuple du monde gréco-slave se constituer à sa guise. Une charte vraiment populaire doit résumer en elle tous les élémens du génie national. De telles chartes sont rares, puisqu’elles ne peuvent être que l’œuvre suprême d’une nationalité dans un état complet d’indépendance. On ne peut donc regarder comme des constitutions véritables, ni celle des Ottomans, fruit du machiavélisme, ni celle des Moldo-Valaques, écrasés par la Russie. Les chartes de Grèce, de Serbie, de Hongrie et de Pologne nous paraissent, dans toute l’étendue du monde gréco-slave, les seules qui méritent, au point de vue national, le nom de constitutions.

I.
LES CHARTES GRECQUE, SERBE, HONGROISE ET POLONAISE COMPARÉES.

Un examen approfondi des quatre principales constitutions gréco-slaves permet de saisir entre elles de si profondes analogies, qu’on ne peut s’empêcher de les regarder comme exprimant toutes un même principe social. L’influence aristocratique, qui domine dans quelques-uns des pays soumis à ces chartes, n’a pu détruire les analogies que nous signalons ; en dépit des entraves féodales, le génie opprimé de la race gréco-slave se révèle, même dans ces contrées, par l’absence d’hiérarchie et une tendance invincible à l’esprit de famille et de communauté, c’est-à-dire à l’égalité civile en même temps qu’à l’égalité religieuse. Cette double tendance que partagent tous les états gréco-slaves provoque une législation intérieure qui est tout à l’avantage de l’indigène et au préjudice de l’étranger. La première condition pour être citoyen, c’est de professer la religion commune. On ne peut s’en étonner, si l’on se rappelle que le principe religieux domine toutes les constitutions de l’Europe orientale.

La plus haute, la plus pure expression des idées gréco-slaves sur la liberté des sujets et l’organisation des états, se trouve dans la nouvelle constitution hellénique. C’est donc la charte d’Athènes que nous prendrons comme point de départ. Quoique votée en 1843 par le peuple le plus indépendant du monde gréco-slave, cette charte sort tout entière de ce principe, en apparence anti-libéral : la religion orthodoxe d’Orient étant la religion dominante des Grecs, tout prosélytisme exercé à son détriment est interdit aux autres communions chrétiennes. Ce n’est pas à dire que ces communions soient exclues du royaume ; elles y peuvent pratiquer même publiquement leur culte en pleine sécurité, mais elles y demeurent étrangères. La loi de succession au trône déclare que le prince royal devra être orthodoxe, sinon il perdra son droit de succession. S’il n’a pas été stipulé que l’épouse du monarque doit pratiquer, comme le monarque lui-même, la religion nationale, c’est par la seule considération que, dans l’état actuel des choses, si ce principe était adopté, les rois de Grèce ne pourraient s’allier à aucune autre maison régnante qu’à celle de Russie. De ce premier article il suit assez, quoique la charte ne le dise pas, que l’exercice des droits politiques en Grèce présuppose la profession de foi orthodoxe. La charte que se donna le peuple serbe en 1835 renferme des dispositions complètement analogues à celles qu’on vient de lire. Les Serbes, dans leur charte légèrement modifiée par la Porte en 1839, vont même, sous le rapport de la religion, plus loin que les Grecs, puisque le prince de Serbie, sous peine de déchéance, doit non-seulement rester fidèle au rite gréco-slave ou orthodoxe, mais encore ne se lier par mariage qu’avec des personnes professant ce rite. Enfin la Hongrie reconnaît également dans ses lois une église privilégiée, l’église catholique latine.

Outre l’unité religieuse, les constitutions gréco-slaves consacrent encore l’unité politique de la race, en établissant la plus complète égalité civile. Ce second principe sert, comme le premier, de base à la charte hellénique, qui déclare électeur tout Hellène âgé de vingt-cinq ans, de quelque rang et profession qu’il soit, pourvu qu’il ne serve pas comme domestique. Le cens n’étant pas en Grèce, comme chez nous, la mesure des capacités civiques, le droit électoral y découle de la commune et non de l’état. En outre, les colléges électoraux n’ont point le caractère profane qu’impriment à ces réunions les mœurs occidentales ; les élections grecques sont presque un acte religieux ; elles s’accomplissent dans l’église ou en face de l’église, à la suite de prières solennelles. Il est interdit au roi de distribuer des titres qui établiraient entre les citoyens des distinctions de rang, et d’accorder des priviléges qui pourraient rappeler l’aristocratie européenne. On a reproché avec raison à l’assemblée constituante d’Athènes un autochthonisme étroit, lorsqu’elle a décrété que les indigènes de l’Hellade seraient seuls admissibles aux charges civiles et militaires de l’état. Il faut cependant reconnaître que cette clause est, sinon nécessaire, au moins très utile au maintien de la nationalité grecque, tant qu’elle ne sera pas sortie de la position dangereuse et transitoire où elle se trouve aujourd’hui.

L’ancien principe occidental, que toute justice émane du roi, ne fut jamais celui des Gréco-Slaves ; pour eux, l’administration de la justice a un caractère purement national. Aussi le roi Othon, qui voulait, dans ses amendemens à la charte, rétablir l’axiome romain, a-t-il éprouvé un refus de la part du congrès, et n’a-t-il pu obtenir que cette déclaration : Le soin de la justice est confié au monarque, mais elle est administrée par les tribunaux du pays. La police est en outre faite par les communes, et aux frais des démarchies (conseils municipaux). Les chorophilaques (mot que les journaux français traduisent à tort par celui de gendarmes) ne sont que les gardiens champêtres ou communaux de la sécurité publique[2]. Toute maison privée est inviolable, et ne peut être visitée par les employés de l’état, sans que la loi les y autorise spécialement. Le gouvernement ne peut dans aucun cas confisquer les biens de famille (γενηκη δημευσις) d’un coupable, même traître à la patrie. Cette disposition repose sur l’idée tout orientale que l’héritage du γενος de la famille est sacré comme la famille même, que Dieu seul peut l’éteindre, et que, tant qu’elle existe, son héritage doit se transmettre intact de génération en génération. Le secret des lettres ne peut sous aucun prétexte être violé ; la liberté de la presse ne peut subir aucunes restrictions ; les gérans ou éditeurs de journaux ne sont point tenus au cautionnement ; ils doivent seulement être citoyens grecs. Enfin, le jury ou le jugement du peuple peut seul prononcer sur les abus de la presse. Ne semble-t-il pas voir percer dans la plupart de ces dispositions l’intention secrète dont furent constamment animés les Hellènes de rivaliser de civilisation avec l’Occident, et de faire, s’ils pouvaient, mieux que l’Occident lui-même ? Nous allons voir toutefois que cet antagonisme n’a pas été poussé jusqu’où il pouvait l’être.

Aux yeux des Gréco-Slaves, le pouvoir suprême est un et indivisible, il réside dans l’idée même de la nationalité. Quant à l’exercice de ce pouvoir, il est confié au roi et à la diète, qui jouissent l’un et l’autre d’une puissance égale, sous la surveillance du pays. Le roi de Grèce partage donc le droit de faire les lois avec l’assemblée délibérante (Βουλευτκη συνοδος) ; mais cette assemblée co-souveraine, qui dans les idées grecques, devrait être unique comme la nation, se trouve actuellement scindée en deux chambres, par suite des sollicitations impolitiques de la France et de l’Angleterre, qui voulaient garantir par là le principe monarchique, et lui ont au contraire préparé de nouveaux orages. Le non-sens que présentent en Orient deux chambres législatives n’a point été compris par la diplomatie anglo-française. Dans nos sociétés occidentales, où les passions fermentent avec tant de violence, il peut être nécessaire, pour équilibrer les forces sociales, d’avoir deux parlemens, l’un stationnaire, et l’autre progressif, délibérant, l’un au nom du roi, et l’autre au nom du peuple. La Grèce, dans son génie unitaire, pouvait se passer de ce dualisme savant, de cette organisation factice, plus propre, chez les populations simples et naïves de l’Orient, à provoquer l’anarchie qu’à l’arrêter. Pour ces jeunes nationalités, il n’y a pas, comme chez nous, deux forces distinctes dans l’état : le gouvernement et le pays. Ce sont nos antécédens féodaux, heureusement inconnus des Gréco-Slaves, qui ont créé parmi nous cette dualité. Dans la plus grande partie de l’Europe orientale, l’esprit de famille, en se maintenant, a su conserver intacte l’unité du pouvoir dans tous les cercles sociaux, depuis le foyer jusqu’au trône.

Il est remarquable que les Grecs n’ont pas même d’expression dans leur langue pour distinguer les deux parlemens. Le mot de gérousie (réunion de gérontes ou vieillards) désigne avec assez d’exactitude leur chambre des pairs ; mais après cela ils ne peuvent désigner par un terme spécial la chambre des députés, car le nom qu’ils lui donnent, vouli (conseil), peut s’appliquer indistinctement aux deux chambres. C’est qu’en réalité l’une et l’autre ne font qu’un même corps, et le vrai nom, le seul nom populaire de l’assemblée nationale est celui de gérousie. Pourquoi donc a-t-on donné exclusivement ce nom à la chambre des pairs ? Cette erreur serait-elle une ruse du parti absolutiste, qui espérerait attirer ainsi à la chambre des pairs une popularité arrachée à la chambre des députés ? Pour rester dans la vérité, il eût fallu garder à l’assemblée des pairs son nom ancien de conseil royal (vasiliki vouli), appeler l’assemblée des députés le conseil national (i ethniki vouli), et continuer d’appeler du nom commun de gérousie les deux chambres. Ainsi du moins les législateurs eussent été clairs et compris par le peuple.

En Serbie, pays qui a, mieux que la Grèce, conservé ses mœurs primitives, le sénat (soviet) n’est que la partie du conseil d’état qui représente le peuple, comme associé à son prince dans l’exercice de la souveraineté. Aussi, quand la nation entière, par ses représentans ou par les chefs des communes et des familles, se trouve réunie à son roi, dans la skoupchtina (états-généraux), le rôle du soviet cesse à l’instant, le congrès national prend sa place, et absorbe en lui les sénateurs. De même, la gérousie grecque ne devrait être auprès du trône que l’organe permanent de la nation, et devrait se fondre dans le congrès chaque fois qu’il se trouverait réuni. En vertu du principe de l’unité du pouvoir, le peuple et le prince de Serbie concourent ensemble aux nominations des membres du sénat, le peuple par la présentation des candidats, le prince par le droit de faire un choix. En Hongrie, la chambre des magnats, quoique séparée par suite du principe aristocratique d’avec la chambre basse, est cependant tout aussi nationale que sa rivale, et les membres n’en sont pas, du moins en grande partie, nommés par le roi. De cette manière, l’unité est maintenue dans la diète comme dans la nation ; mais à Athènes, du moment que la diplomatie anglo-française est parvenue à créer deux chambres distinctes, l’une et l’autre ont dû agir séparément : le peuple choisit l’une, et les places de l’autre restent exclusivement et sans contrôle à la nomination du roi.

Non contente d’avoir ainsi désuni le gouvernement et le pays, la royauté et le peuple grec, l’Angleterre, par la note officielle de lord Aberdeen, était allée jusqu’à demander l’institution d’un sénat héréditaire. Cette fois le congrès d’Athènes protesta avec indignation contre les exigences britanniques, qui tendaient à changer la terre classique de la liberté et de la fraternité en un pays de priviléges et d’aristocratie à l’anglaise. Tous les citoyens s’associèrent par un veto commun au vote des députés, en déclarant fièrement que la nation leur avait donné à tous l’eugeneia (noblesse). Les diplomates d’Occident sentirent bientôt eux-mêmes le ridicule et le danger qu’il y aurait à montrer à un peuple oriental des enfans imberbes siégeant par droit de naissance à la gérousie, au même rang que les vieillards à cheveux blancs, éprouvés par de longs services. Obligée de céder sur ce point, l’Angleterre insista pour que du moins les sénateurs fussent nommés à vie, contrairement au vœu national, qui fixait à dix ans la durée de leurs fonctions. En adhérant, sous ce rapport, au vœu anglais, la diplomatie française détermina le congrès à céder, et à décréter que les membres de la gérousie seraient nommés à vie. Cette résolution était si contraire au désir de la Grèce, que la plupart des journaux, en l’annonçant, parurent encadrés de noir. Malgré l’amendement qui établissait que les sénateurs ne seraient choisis que parmi les hauts dignitaires et les hommes entourés de l’estime générale, les patriotes n’ont pu se consoler de cet échec, et sans doute ils chercheront à le réparer.

Le roi de Grèce ne peut dissoudre les chambres qu’à la condition de convoquer, au bout de quarante jours, les colléges électoraux, et au bout de deux mois les chambres nouvelles. Les proportions de la représentation nationale sont, en Grèce, d’un député sur dix mille citoyens. Les provinces peuplées de vingt mille habitans ont ainsi droit à deux représentans. En outre, un décret exceptionnel du congrès assure deux députés aux Psariotes demeurant en Grèce, autant aux Spezziotes, et trois aux réfugiés d’Hydra. Les réélections n’ont lieu que tous les trois ans ; mais chaque province a le droit de révoquer un député dont elle serait mécontente, et d’en envoyer un autre à sa place. La responsabilité, qui n’est point chez ces peuples une chimère comme chez nous, pèse sur tous les employés, et pour qu’elle atteigne d’une manière effective les ministres eux-mêmes, un article de la charte a stipulé que le roi, investi, pour tous les autres cas, du droit de grace, ne pourrait ni commuer ni diminuer les peines légales prononcées par le congrès contre un ministre coupable. Cependant aucun ordre du roi n’est obligatoire sans la signature d’un ministre. En devenant ainsi réelle et en s’étendant à toute chose, la responsabilité établit nécessairement, sauf le cas de violence étrangère, l’unité la plus intime entre l’état et le pays, les gouvernés et les gouvernans.

Les Gréco-Slaves s’écartent encore des idées de l’Occident en ce qui touche les questions de finances, l’impôt, sa quotité et son mode de perception. La fiscalité, dont on abuse si indignement en Europe, est à peine au berceau chez ces peuples. Ils ne grèvent pas comme nous l’industrie par d’innombrables patentes. Le principal revenu du gouvernement est l’impôt en nature ou les dîmes, d’où il suit que les états gréco-slaves, nécessairement restreints à un budget peu considérable, sont forcés de laisser entre les mains du peuple presque toutes les branches de l’administration locale. Ils ont pour maxime que leur dépense doit être calculée d’après leurs revenus, et n’en sont pas encore arrivés à reconnaître qu’un état a d’autant plus de garanties de prospérité qu’il a plus de dettes, plus de créanciers intéressés à le soutenir. Ces maximes occidentales n’ont pu jusqu’ici trouver d’écho chez les Gréco-Slaves.

Beaucoup de journaux ont cru voir dans la nouvelle charte hellénique un calque des chartes de France et de Belgique ; il n’en est rien. La charte née du 3 septembre est, dans ses élémens constitutifs, aussi ancienne que le génie grec ; elle remonte à l’antiquité même, on pourrait presque dire qu’elle vient de Lycurgue et de Solon. La constitution lacédémonienne, inspirée à Lycurgue par l’oracle national de Delphes, était déjà, comme celle des Grecs modernes, à la fois monarchique et républicaine. Cette loi, qui, plus que toutes celles des temps anciens, portait l’empreinte de la durée et de la force, consacrait les droits d’une dynastie en face du peuple, représenté par des éphores élus et responsables. Les souvenirs de cet ordre de choses, religieusement conservés à travers les tyrannies romaines du Bas-Empire, se réveillent aujourd’hui. C’est ainsi, du moins, que le pensent les Grecs. Il ne s’agit donc plus de leur inoculer des institutions étrangères qu’ils peuvent bien admirer, mais dont ils ne veulent pas. Il sera plus utile, même aux intérêts de l’Europe, d’aider les chrétiens d’Orient à marcher dans la voie qui seule leur est chère, parce qu’elle est celle de leurs aïeux.

Il faut rendre, d’ailleurs, à la démocratie grecque cette justice, qu’elle est à la fois la plus vive et la plus sage, la plus progressive et la plus religieuse de toutes les sociétés gréco-slaves. Les Serbes et les Illyriens, races de pasteurs, quelque indépendante que soit leur nature, sont loin d’éprouver, pour la religion et la liberté de leur patrie, ce sentiment enthousiaste qui est comme la furie hellénique. Quoique également fondée sur l’élection, la démocratie serbe a des instincts plus matériels, par conséquent plus stationnaires : ses knèzes et autres magistrats sont ordinairement nommés à vie ; elle accorde aux familles et aux corporations une existence plus large. On pourrait dire que la Serbie offre dans ses lois quelque chose de rude et d’agreste comme elle-même. On sent que cette société n’est pas encore totalement sortie des forêts ; l’esprit de tribu, l’esprit de clan, qui la gouverna si long-temps, a laissé dans son état actuel des traces profondes.

Depuis qu’elle est libre, la Serbie s’est donné successivement trois oustavs ou constitutions, qui ne sont que la conséquence logique l’une de l’autre. Arrachée à Miloch en 1825, la première de ces constitutions porte, malgré ses réticences absolutistes, un cachet profondément gréco-slave. Dédaignant les classifications hiérarchiques et l’égalité roturière de l’Occident, elle cherchait à élever tous les rangs, sans en rabaisser aucun, et déclarait nobles sans distinction tous les indigènes de Serbie, par la seule raison qu’ils professaient la religion du Christ. En l’absence d’un code civil, elle déclarait prendre l’Évangile pour base de l’administration de la justice, ce qui ne l’empêchait pas, par une bizarre inconséquence, d’abolir les tribunaux ecclésiastiques, et de laisser les juges civils prononcer même en matière de divorce. Chaque province répartissait à sa guise les impôts ; chaque commune était solidaire des actions de ses enfans ; elle devait livrer elle-même au gouvernement les coupables et les malfaiteurs, et restituer aux victimes l’équivalent des vols commis sur ses terres.

La constitution nouvelle, proclamée après l’insurrection victorieuse de 1835, fut la première charte proprement dite du peuple serbe. Malgré son éducation philosophique et assez peu orthodoxe, l’auteur de cette charte, Davidovitj, dut se conformer aux idées de sa nation sur l’origine religieuse du pouvoir. C’est à la religion que, d’après la charte serbe de 1835, les citoyens doivent tous leurs droits politiques, et le souverain toutes ses prérogatives. Le sénat (soviet) est investi, conjointement avec le prince ou kniaze, de tout le pouvoir législatif. Le prince ne peut promulguer ni faire exécuter aucune loi avant que le sénat l’ait consentie et signée par la main de son président. Le sénat, qui siége en permanence, représente vraiment le pays, partageant avec son kniaze la souveraineté. Ainsi, la Serbie est en quelque sorte une démocratie de vieillards ; la skoupchtina (chambre des communes), composée des députés des villages, et qui représente, pour ainsi dire, la jeunesse nationale, ne participe point à la confection des lois ; elle ne se rassemble momentanément chaque année que pour consentir, modifier ou rejeter l’ordonnance du budget. Cette charte ne déclare plus, comme la première, tous les Serbes nobles, mais elle les fait du moins égaux devant la loi, et la loi est indépendante du souverain ; les juges n’ont à rendre compte à personne de leurs arrêts. Aucun citoyen serbe ne peut être arrêté sans une accusation légale, ni rester détenu plus de trois jours sans subir son jugement. Sur la terre étrangère même, le Serbe reste soumis aux lois de sa patrie. Le paysan affranchi de toute servitude ne rend plus de corvée qu’à l’état, et même dans ce cas le gouvernement doit lui payer un salaire raisonnable.

Le vice principal de la charte de 1835 était que les sénateurs, bien qu’ils représentassent presque à eux seuls la portion de la souveraineté qui revient au peuple, ne devaient cependant pas leur nomination au peuple, mais au kniaze, qui choisissait de même le président du sénat. La charte statuait, il est vrai, que les ministres présenteraient chaque année un compte détaillé de leurs actes à l’assemblée nationale, et qu’en cas de violence faite par eux aux lois, ils pourraient être mis en accusation sur la demande de la skoupchtina, puis jugés par le sénat, devenu, suivant les paroles de l’oustav, le tribunal suprême entre le prince et le peuple. On reconnaissait au sénat le droit de condamner les ministres coupables, même sans le consentement du prince ; mais l’exercice de ce droit était presque éludé par l’article qui accordait au kniaze la nomination des sénateurs, et lui permettait en outre de leur donner des emplois dont la gestion nécessitait leur éloignement de la cour. Il n’y avait donc pas de garanties complètes contre les abus de pouvoir du prince. Ces garanties absentes ne furent point oubliées par les patriotes lorsqu’en 1838 ils furent chargés de rédiger, sous les yeux du divan de Constantinople, la nouvelle charte serbe. Ils restreignirent sans doute beaucoup trop les prérogatives du trône. Le kniaze n’est plus guère que le président des knèzes ; il a repris, depuis lors, la place qu’avaient chez les Serbes au moyen-âge les prédécesseurs de Douchan, et en Russie les héritiers de Vladimir, avant qu’on leur eût accordé le titre de tsars. Ainsi l’esprit de tribu domine encore dans les dix-sept nahias ou cercles de la Serbie, représentées au sénat chacune par un hospodar, l’élu de ses knèzes et de ses conseils de famille. Ces dix-sept sénateurs inamovibles sont comme autant de patriarches assis autour du souverain national à la manière de nos anciens pairs féodaux, avec cette différence qu’ils ne sont pas héréditaires et ne jouissent que d’un pouvoir délégué. En effet, de même que les knèzes représentent au chef-lieu et au tribunal de la nahia les pères de famille de leurs knéjines ou districts respectifs, de même les sénateurs représentent au conseil général de la nation les knèzes des provinces. Le système constitutionnel de la Serbie repose donc tout entier sur le respect des liens de famille et des droits communaux. Il est vrai que Miloch ayant durant tant d’années imposé des knèzes de son choix aux localités, et cet abus s’étant depuis lors mainte fois reproduit, le knèze aujourd’hui se considère autant comme employé de l’état que comme délégué du pays, et souvent il est aussi bien le chef militaires que le chef civil de sa commune. Ce mélange de fonctions et de caractères se retrouve chez les sénateurs, qui sont à la fois les élus du pays et les élus de l’état. En effet, la charte reconnaît au prince le droit de les nommer, mais de concert avec le peuple et à la condition que le choix tombera exclusivement sur des hommes éprouvés par de longs emplois.

On ne peut méconnaître l’infériorité de cette constitution comparativement à la charte grecque. Simples pasteurs, les Serbes n’éprouvent point encore le besoin d’une foule de droits devenus indispensables aux Hellènes. La presse est encore trop insignifiante en Serbie pour qu’on y sente généralement le besoin d’abolir la censure ; le public n’est point admis à écouter les débats politiques du sénat, qui se font à huis-clos. La skoupchtina, qui figure la chambre des députés, est encore, comme autrefois, une assemblée tumultueuse, dont les attributions vagues ne se trouvent nulle part précisées. Les Serbes ont transporté dans leur loi les habitudes casanières et traditionnelles de leur vie domestique ; ils ont statué que chaque employé doit suivre toute sa vie la carrière à laquelle il s’est d’abord consacré ; le légiste est attaché pour toujours au barreau et aux tribunaux, et le militaire ne peut obtenir aucun service public hors de l’armée.

Considérée comme transition entre les institutions de la Grèce et celles de la Hongrie, la charte serbe prêterait matière à une foule d’antithèses et de rapprochemens curieux. Nous ne constaterons ici qu’un seul fait. Bien qu’ils aient à peu près le même genre de vie pastoral et agricole, les Serbes et les Hongrois forment cependant, les uns une démocratie, les autres un état radicalement aristocratique. Nous ne saurions expliquer cette différence qu’en rappelant que la Serbie, oubliée de l’Europe, n’a point été arrachée à ses instincts naturels, tandis que la Hongrie, long-temps asservie aux Allemands, a reçu d’eux la féodalité, qui, en violentant les instincts nationaux, a peu à peu dépouillé le peuple de sa constitution primitive. Toutefois, quelque occidentale que soit devenue la Hongrie par son culte et sa hiérarchie sociale, elle est encore, par ses mœurs, profondément orientale. La féodalité n’y règne, on peut le dire, qu’à la surface ; tout le fond des idées demeure gréco-slave. Il suffit, pour s’en convaincre, d’un simple coup d’œil sur la constitution nationale.

L’état hongrois a, comme l’état grec, la religion pour base ; il dépasse même, sous ce rapport, les justes limites, en accordant au clergé une influence politique outrée. Ce fait vient peut-être de ce que les rois de Hongrie, employés par la cour romaine comme son principal instrument pour latiniser l’Orient chrétien, ont autrefois reçu à perpétuité du pape Sylvestre II tous les droits des légats apostoliques. Chez les Slaves proprement dits de la Hongrie, les évêques jouissent de tous les priviléges princiers. Le métropolite de Karlovits est traité en Syrmie comme un petit roi. Les Croates en agissent de même à Agram à l’égard de l’évêque. Seuls, les Maghyars, par suite de leur éducation occidentale, se montrent moins favorables au clergé, ce qui ne les empêche pas de décerner au primat de leur église des honneurs presque souverains. Comme tous les peuples d’Orient, les Hongrois ont traversé des périodes d’affreuse tyrannie ; mais au milieu des plus rudes persécutions politiques, ils ont su garder intactes leurs libertés communales et provinciales. En vain la maison d’Autriche a introduit, tant qu’elle a pu, son génie absolutiste dans les hautes branches de l’administration ; la diète suprême et les diétines des provinces ou comitats ont constamment repoussé sous toutes ses formes la bureaucratie autrichienne.

Chaque diétine hongroise, sous le nom de congrégation, s’assemble une ou plusieurs fois l’an, pour délibérer et décider en souveraine sur tout ce qui concerne l’administration intérieure du comitat. La session générale s’ouvre par la lecture du protocole de la congrégation précédente. On discute les rescrits et l’administration du roi, la répartition de l’impôt, le recrutement, les travaux publics, les besoins de l’industrie indigène, les demandes des comitats voisins. On élit les magistrats locaux, et les deux députés qui devront aller représenter le comitat à la diète générale. En se séparant, la congrégation confie au brachium, c’est-à-dire à la gendarmerie communale des pandours, le soin d’exécuter ses conclusions législatives et ses arrêts judiciaires. La diétine est présidée, au nom du roi, par le fo-ispan (ober-gespan), littéralement le haut caissier, ou par le vice-gespan. Ces deux titres, qui équivalent aux noms de comte et de vicomte, désignent en Hongrie l’administrateur suprême d’un comitat et celui qui le supplée dans les affaires secondaires. Les ober-gespans, qui correspondent à nos préfets de départemens, sont nommés par le roi, et seulement à vie, excepté dans quelques comitats où ces gouverneurs ont conservé le droit féodal de transmettre leur dignité comme héritage à leur fils aîné. Chaque comitat a son tribunal local, que préside le vice-gespan assisté par un juge, et de plus une espèce de cour d’appel ou de tribunal royal, que l’ober-gespan doit, sauf les cas d’absence, présider en personne.

Les ober-gespans sont magnats du royaume ; réunis aux autres comtes hongrois, ils composent dans l’assemblée nationale la première table, dite table des magnats, où siègent également tous les prélats du royaume, tant latins que grecs, unis et non unis. Outre cette première table, qui représente les intérêts de la haute noblesse et ceux de l’épiscopat, l’assemblée nationale renferme encore la table des états ou des députés du peuple, c’est-à-dire, de la petite noblesse, des villes libres et du bas clergé. Malheureusement les villes ne sont point représentées dans ces états, en proportion de leur importance, puisqu’elles n’y ont toutes ensemble qu’une seule voix collective. Le motif de cette exclusion est que presque toutes les villes, étant peuplées d’Allemands et d’étrangers, sympathisent faiblement avec les populations indigènes : d’où il suit que dans l’intérêt de leur propre conservation, et afin de pouvoir résister au despotisme autrichien, les peuples de la Hongrie doivent restreindre autant que possible les droits politiques des cités. La réunion des deux tables des magnats et des députés compose la diète ou comitia. Les représentans se rendent armés à cette assemblée ; c’est un dernier souvenir de la barbarie féodale et des temps où la diète n’était qu’un rendez-vous de guerre, destiné à faire voter par les guerriers sur un champ de mars national, au milieu du bruit des armes, une nouvelle campagne contre les Allemands ou les Turcs.

Entouré de la garde hongroise, le roi ouvre la diète par un discours sur l’état actuel du royaume et de ses relations extérieures, puis il se retire, et la diète commence à délibérer avec une franchise et une rudesse de langage dignes des enfans de la steppe. Responsables de leurs votes devant ceux qui les ont élus, les députés doivent écrire chaque semaine à leur comitat ce qui se passe à la diète. Quatre fois par an, les électeurs de chaque comitat se rassemblent en congrégation pour lire publiquement la correspondance de leurs mandataires, scruter leur conduite, et les remplacer par d’autres, s’ils en sont mécontens. Les effets bienfaisans de cette responsabilité ne s’étendent pas, il est vrai, en Hongrie, jusqu’aux ministres de la couronne. Ceux-ci n’ont aucun compte à rendre à la diète pour la gestion des deniers publics. De plus le roi, qui n’a pas l’initiative des projets de loi, a pourtant le droit de veto absolu, et sans sa signature aucune décision de la diète n’est valide. Il est vrai que la diète vote l’impôt de la guerre et le contingent des troupes, et elle peut refuser ces deux articles, si le gouvernement suit une voie anti-nationale. Ainsi tenue en bride, la royauté ne peut commettre que des abus partiels, ce qui n’empêche pas que ses prérogatives ne soient excessives. Aussi la diète cherche-t-elle par tous les moyens à les restreindre.

Ce n’est pas toutefois dans la prépondérance royale que se trouve le principal défaut de la charte hongroise ; le vice radical de cette constitution est le monopole politique accordé à l’aristocratie. La magnifique institution des diétines, où primitivement tout citoyen quelconque, pourvu qu’il fût libre, venait parler et voter, n’est plus qu’un champ d’intrigues dans lequel les nobles ont seuls le droit d’agir. On a estimé qu’il y avait en Hongrie près de 500,000 gentilshommes, dont la plupart, vivant dans la misère, sont réduits à se faire artisans, cochers ou valets. On conçoit que de tels citoyens n’aillent aux congrégations que pour y voter en faveur de leurs maîtres, quant à ceux qui sont sans maîtres, ils vendent, comme en Angleterre, leurs votes pour de l’argent, pour un bon dîner, souvent pour un verre d’eau-de-vie. Les riches candidats s’attachent de cette manière des bandes d’électeurs ; souvent ils campent à part sous des tentes, comme des troupes en temps de guerre. Le matin du jour décisif, ces milliers de partisans, entourant leurs chefs respectifs, s’avancent, bannière et musique en tête, vers la maison du comitat, et chaque bande cherche à occuper le plus vite possible les principales avenues, afin de couvrir par ses cris la voix de tous les orateurs qui voudraient du haut des tribunes parler à l’assemblée contre son candidat. Faut-il s’étonner que de pareilles réunions électorales dégénèrent souvent en mêlées sanglantes, et que les coups de sabre y aient plus d’ascendant que les bonnes raisons ?

Malgré les crians abus de cette liberté sauvage, il y a dans le système hongrois des vices encore plus déplorables. Ces vices dérivent tous de l’état d’asservissement où sont tenus le bas peuple et la classe agricole. Heureusement la noblesse elle-même sent ce mal, et à chaque diète nouvelle, des réformes de plus en plus décisives s’accomplissent dans la législation, en faveur des paysans. La diète de 1832, qui a été une sorte d’assemblée constituante pour la Hongrie régénérée, a commencé héroïquement la lutte contre l’intérêt aristocratique et les préjugés indigènes ; elle a posé des principes d’où doit sortir un jour l’émancipation complète de toutes les classes de la nation. Le paysan a déjà acquis en Hongrie des droits considérables, un code nouveau le protège contre son seigneur ; il peut racheter, par une somme assez modique, les corvées et redevances dont sa terre est grevée. La bourgeoisie des villes est chaque jour mieux garantie dans ses stipulations commerciales. Les nobles peuvent maintenant être arrêtés pour dettes. Enfin, la liberté de la presse, bien qu’elle ne soit pas légalement reconnue, existe à peu près dans le royaume, puisque la censure y est surveillée par la diète. Il ne faut donc pas juger la Hongrie par ce qu’elle est aujourd’hui, mais par ce qu’elle sera dans vingt ans. La noblesse y est animée du plus large esprit de libéralisme ; elle est, on peut l’affirmer, démocrate de désir, et nous ne saurions dire s’il y a en Europe un pays où le progrès social marche relativement avec plus de rapidité.

Mais, dira-t-on, qu’est-ce qu’un pays où tous les gentilshommes sont électeurs et éligibles, et où le plus vil scélérat, s’il est possesseur d’une terre noble, fût-elle de dix pieds carrés, peut devenir député de la nation ? Aux Français qui crieraient contre un tel système, les patriotes hongrois répondent qu’en France le droit ne repose pas plus qu’en Hongrie sur la capacité. D’un côté, c’est l’argent ou le cens qui donne les droits politiques, de l’autre c’est le hasard de la naissance. Entre les deux systèmes électoraux, il y a cette différence, que celui de la Hongrie reconnaît comme électeurs tous éligibles 500,000 hommes sur 14 millions d’habitans, pendant que celui de la France, sur 33 millions de sujets, n’en admet pas 200,000 au droit électoral, et encore parmi ces privilégiés combien y en a-t-il d’éligibles ? Les caprices de Plutus seraient-ils encore plus hostiles que le hasard de la naissance à l’extension des droits civiques ? Vraiment, l’avenir seul, et non le présent, peut répondre à cette question. Il suffirait de ce seul fait pour ôter à la France le droit d’être sévère dans son appréciation des systèmes électoraux étrangers. Les réformateurs hongrois éprouvent au reste peu d’attrait pour l’esprit égalitaire des états occidentaux, qui, à les en croire, rabaisse les uns pour élever les autres, et amène finalement une progression effrayante du paupérisme, de sorte qu’en Occident les jouissances légitimes de la vie semblent n’être plus que pour les riches. L’aristocratie hongroise, en émancipant ses serfs et le tiers-état, prétend donc n’abdiquer aucun de ses priviléges, mais les faire partager successivement à toute la nation ; elle parle d’ennoblir toutes les classes : elle ne songe pas à descendre vers le peuple, mais à l’élever jusqu’à elle. C’est en cela qu’elle espère se distinguer des démocraties occidentales, vis-à-vis desquelles la Hongrie ne dissimule, pas plus que la Grèce, ses intentions d’antagonisme. Bien qu’ils nous préfèrent à tous les autres peuples, eux exceptés, les Hongrois nous critiquent souvent, il faut l’avouer, et non sans justesse. Nous pouvons sans jalousie souhaiter à ces peuples bonne réussite dans leur entreprise. Il n’y a pas qu’une manière d’être libre, et on peut l’être à un haut degré sans l’être à la manière française.

Observons toutefois qu’il sied mal aux Hongrois, après avoir affiché de telles prétentions, de se vanter à tout venant des rapports nombreux qui existent entre leur charte et celle d’Angleterre, comme la division du pays en plusieurs royaumes unis, sa subdivision en comitats présidés par des comtes et vicomtes (gespans et vice-gespans), représentans du roi, les droits municipaux des cités, les orages des réunions électorales, et mille autres analogies. Si les législateurs maghyars répudient les tendances de l’Occident, ce ne doit pas être pour se mettre à la remorque du génie britannique ; ils ont à jouer un plus beau rôle que celui d’imitateurs. Race orientale, que les Hongrois se livrent au génie de l’Orient, c’est-à-dire au génie gréco-slave : tel est pour eux le plus sûr moyen de créer une société vraiment nouvelle, et de devenir une puissance de premier ordre. En réalité, la charte hongroise ressemble beaucoup plus à celle de l’ancienne Pologne qu’à celle d’Angleterre. Le principe même qui fait la noblesse maghyare est essentiellement autre que celui de la noblesse britannique. Tandis qu’en Angleterre le fils aîné d’un pair hérite seul de la pairie, en Hongrie tous les fils d’un magnat sont magnats comme leur père, conformément aux anciennes lois slaves, turques et grecques. Si le système héréditaire de la Hongrie blesse les idées orientales, c’est surtout en appelant les jeunes magnats encore imberbes à siéger dans les diètes au même rang et avec les mêmes droits que les têtes vénérables, blanchies par l’âge et le travail. Combien ce culte féodal de la naissance et de la propriété est grossier, comparé au culte des Gréco-Slaves pour la vieillesse et la capacité ! Aussi l’avenir de la race maghyare et son ascendant politique sur les races environnantes dépendent-ils, suivant nous, principalement de son retour aux élémens démocratiques qui la constituaient à l’origine, avant que le germanisme eût implanté en Hongrie son code aristocratique. Les seuls alliés naturels des Maghyars sont les Polonais. Ces deux peuples ont d’autant plus d’intérêt à s’entr’aider, que, ruinés par les fautes de leur noblesse, tous les deux ont également besoin d’une réforme politique intérieure avant de se relever comme puissances morales sur la scène du monde.

Comme celle des Hongrois, la charte polonaise du 3 mai 1791 est surtout défectueuse sous le rapport des priviléges aristocratiques. Cette charte, qui depuis cinquante ans a servi constamment de base à tous les mouvemens nationaux de la Pologne, établit que les plébéiens peuvent devenir représentans à la diète, officiers à l’armée, employés dans toutes les branches de l’administration, mais qu’arrivés aux degrés supérieurs civils ou militaires, ils deviennent par ce fait même gentilshommes. Cette loi, qui pour l’époque fut certes un pas immense vers l’affranchissement, tendait néanmoins à éterniser la prédominance des nobles, en rejetant dans leur corps tout ce que la roture produisait d’illustre. Un autre inconvénient de cette constitution était d’employer l’église comme instrument de domination politique, et de la rendre complice des passions nationales. La Pologne latine, en posant comme base unique de ses lois l’église romaine, se mettait naturellement en guerre ouverte avec la majorité des peuples slaves, qui sont d’une autre église. Au lieu d’imiter l’habileté politique des Maghyars, qui, placés dans un cas semblable, accordent aux prélats hétérodoxes les mêmes priviléges qu’aux pontifes de la religion nationale, la Pologne, chevaleresque et dédaigneuse, préféra se renfermer en elle-même. Sans avoir les mêmes conditions d’unité que les Grecs, elle décréta comme eux que l’église polonaise était seule privilégiée, que le prosélytisme contre elle était interdit, que sans encourir les peines terribles réservées à l’apostasie nul catholique romain ne pouvait passer à une autre église. Ces dispositions impolitiques, dans un royaume comme la Pologne, étaient cependant inspirées par un principe éminemment gréco-slave, celui qui cherche avant tout l’unité sociale et déclare indissolubles les liens entre l’église et l’état. De là que peut-on conclure, sinon que les contradictions et les malheurs, pour toute société chrétienne d’Orient qui se fait latine, sont aussi inévitables qu’ils le seraient pour une société occidentale qui se ferait grecque ?

La charte du 3 mai abrogeait l’éligibilité du pouvoir royal, et le déclarait héréditaire et inviolable ; mais les ministres étaient responsables devant la diète de tous les actes du monarque. Tout le pouvoir exécutif appartenait au roi ; mais la souveraineté proprement dite, c’est-à-dire le droit de décréter les lois, l’impôt, la paix ou la guerre, restait encore aux mains de la diète. Cette assemblée suprême se composait de deux chambres : celle des sénateurs, et celle des nonces ou députés. Le sénat n’était qu’un conseil royal où siégeaient les ministres, les évêques, les voievodes, les castellans : il n’avait pas l’initiative des lois réservées à la chambre des nonces, et il était même obligé de souscrire toute loi qu’il avait d’abord rejetée, si elle était une seconde fois votée par les nonces. Les députés polonais, comme ceux de Hongrie, étaient responsables de leurs votes devant les colléges électoraux. Ces colléges étaient encore, il est vrai, de deux espèces : il y avait les colléges nobles et les colléges bourgeois ; mais les uns et les autres jouissaient de droits égaux. À ces colléges pouvaient assister et voter tous les citoyens, c’est-à-dire tous les propriétaires, tant nobles que roturiers, de la Pologne. L’effet de cet article, qui établissait sur une large base l’existence politique des classes moyennes, était encore fortifié par la restitution assurée aux cités de toutes les anciennes franchises communales dont elles avaient joui avant les usurpations aristocratiques.

Il restait à opérer une restitution encore plus importante, c’était celle de la liberté à tous les kmietses ou serfs du royaume. La charte du 3 mai les déclare en effet libres ; et tout esclave, fût-il musulman, dès qu’il touche le sol polonais, cesse d’avoir un maître. Tout paysan peut quitter à son gré la ferme qu’il exploite, s’il s’y sent trop grevé par le propriétaire. L’acquisition progressive du sol qu’ils ne possèdent pas est assurée aux kmietses, moyennant un dédommagement envers les possesseurs seigneuriaux. Ainsi le droit était respecté et se conciliait avec l’affranchissement. L’incurie polonaise ne donna pas malheureusement une exécution assez prompte à ces brillans décrets. La Russie se hâta de venir protester par les armes, et, les guerres de démembrement et de partage ayant recommencé, le paysan polonais, tout en n’étant plus serf, resta exclu de la possession de la terre. Il n’en est pas moins vrai que l’état social des basses classes de Pologne à cette époque était bien supérieur à l’état de ces mêmes classes dans la Prusse, l’Autriche et la Russie. Quoiqu’elles aient prétendu faire acte d’humanité en intervenant, disaient-elles, dans l’anarchie polonaise, contre le seigneur pour le serf opprimé, ce sont au contraire ces trois puissances qui ont empêché la noblesse polonaise d’achever la réforme sociale qu’elle avait si glorieusement commencée par sa charte du 3 mai.

La Pologne une fois démembrée, il ne pouvait plus être question pour elle de débats politiques ; mais il lui restait à défendre la liberté individuelle et les droits du citoyen : c’est sur ce nouveau terrain que se transporta l’amour d’indépendance qui caractérise la nation polonaise. Napoléon, en fondant le grand-duché de Varsovie, ne put s’empêcher de lui octroyer une constitution ; elle fut proclamée en 1807. Au lieu de se modeler sur celle du 3 mai, la charte napoléonienne était, comme on devait bien s’y attendre, toute française. Si le mouvement du 3 mai ne répondait plus aux idées et aux besoins nouveaux de la société, il avait eu du moins l’honneur d’abolir le servage, qui depuis cette époque n’a plus reparu sur les terres polonaises. La constitution donnée par l’empereur était donc une injure à la Pologne, lorsqu’elle déclarait comme un fait nouveau l’abolition de l’esclavage. Nous ne nierons pas que l’intervention française n’ait eu les plus heureux résultats. L’introduction du code napoléon, en proclamant l’égalité absolue de tous les habitans du pays devant la loi, nivela les rangs et les mœurs, et créa pour la première fois en Pologne une législation uniforme. Ce code fit plus que donner l’égalité civile, il donna l’égalité politique. C’était un grand pas de fait pour reconquérir l’unité morale, dont l’aristocratie avait par ses excès dépouillé la nation. Ce grand pas était dû à la France ; mais combien d’injustes entraves le protecteur laissait encore peser sur notre généreuse alliée.

La diète, appelée à fonctionner de nouveau, ne fut plus que l’ombre des diètes anciennes. Toute ingérence dans l’ordre politique lui fut interdite : elle ne put délibérer que sur les finances, le système monétaire, la législation civile et criminelle, et même, sur ces questions si restreintes, l’initiative des projets de loi fut réservée au gouvernement. La diète ne pouvait pas davantage discuter librement ces projets de loi ; elle devait les faire examiner par des commissions, dont les membres avaient seuls le droit d’énoncer leur avis devant l’assemblée, et de faire à ce sujet des discours ; les autres députés devaient se taire. De plus, les ministres du monarque pouvaient en toute occasion répondre aux objections des commissaires, et au moment des votes, ils avaient leur voix tout comme les nonces. Ajoutons que le maréchal, ou président chargé de maintenir l’ordre dans la diète, était désigné par le roi. Ainsi le gouvernement s’assurait une énorme prépondérance pour toutes les mesures légales qu’il désirait faire adopter. L’administration du pays n’était pas moins enchaînée que sa législature. Tous les grands emplois, enlevés à la surveillance du pays, ne relevaient que du souverain étranger, qui les soldait, et réglait à sa guise les promotions.

Par la chute de l’empire français, le grand-duché vit restreindre encore ses frontières déjà si rétrécies ; il fut élevé par la sainte-alliance à l’état de royaume, et ce royaume échut à l’empereur Alexandre. Ce prince, qui n’était peut-être pas, quoi qu’en ait dit Napoléon, le plus rusé des Grecs, avait du moins tous les instincts grecs, et par conséquent un grand amour de la liberté. Il octroya donc, en 1815, à son nouveau royaume une constitution beaucoup plus libérale et surtout beaucoup plus polonaise que ne l’avait été celle du duché napoléonien. Cette charte reconnut à la diète le droit de discuter les questions administratives, la levée des recrues, les recettes et les dépenses de l’état ; la diète put réduire ou même refuser l’impôt, qui dut être voté au moins tous les quatre ans. Il est vrai que le monarque se réservait le droit de réviser les décrets de la diète, qui, privés de sa sanction, n’avaient aucune validité ; mais, en retour, un projet de loi rejeté par les chambres ne pouvait plus être reproduit, dans la même session, sans avoir été modifié. Les membres du conseil d’état perdirent le droit de voter. La session, qui, sous Napoléon, n’était que de deux semaines, put se prolonger trente jours. Tout nonce put parler et discourir. La Pologne recouvra la liberté de discussion, et même la liberté de la presse ; malheureusement les principales entraves subsistèrent : la diète ne put prendre l’initiative d’une loi que sous forme de pétition, la souveraineté absolue continua de rester en des mains étrangères, les contrôles de l’administration et la révision des comptes ne relevèrent que du roi.

Malgré ces changemens notables, tous les bienfaits de l’influence française furent conservés. L’égalité civile et politique de tous les citoyens du royaume devint un principe fondamental, et se combina avec le principe slave du vote universel. Pour montrer combien, en dépit de l’oppression politique, ce nouvel état de choses était un progrès social sur celui de l’ancienne Pologne, il suffira de dire que, réduit à quatre millions d’habitans, le royaume comptait presque autant d’électeurs que l’ancienne république polonaise, forte de vingt millions d’hommes. Ces électeurs, nobles, bourgeois et paysans, tous également éligibles, formaient une masse aussi nombreuse que le corps électoral de France avant la révolution de juillet, et si chacun eût voulu remplir les conditions de la loi, en se faisant inscrire sur le livre civique, il eût été facile de doubler ce nombre. Pour devenir une des sociétés les plus complètes et les mieux organisées de l’Europe, la société polonaise n’avait plus besoin que de l’indépendance politique. On conçoit que, ne pouvant la reconquérir autrement, elle l’ait cherchée sur les champs de bataille ; et que, même vaincue, sentant sa vitalité intérieure, elle ne désespère pas de l’avenir.

Le pays où la charte polonaise a subi le moins d’altération est sans contredit le grand-duché de Posen. Les diètes de ce duché ont recouvré depuis quelque temps une grande importance, et l’on peut dire qu’elles exercent aujourd’hui leur influence sur la société prussienne elle-même. En effet, l’introduction récente en Prusse du système des diètes provinciales, qu’est-ce autre chose qu’un premier emprunt, fait par des mains habiles, à l’ancienne constitution polonaise ? Sans s’en douter, la Prusse nouvelle incline aux institutions gréco-slaves. C’est que, par toute son histoire, et, on peut le dire, par ses racines même, ce royaume se trouve rattaché à la grande famille slave. La seule classe d’habitans du Brandebourg qui soit incontestablement d’origine allemande, c’est l’aristocratie. Le reste offre un mélange confus de races où le sang slave domina dès l’origine. Les Prussiens, dans leur vaniteuse prétention de tout faire autrement et mieux que les Français, n’ont au fond que légèrement modifié, en les adoptant, les diétines polonaises ; mais ils n’ont pu encore compléter le plagiat, en érigeant, comme le fit la Pologne, au-dessus des diétines une diète suprême qui seule peut donner aux réunions provinciales une véritable importance politique. C’est qu’avec sa mosaïque de provinces prussienne, polonaise, française, westphalienne et saxonne, dont chacune veut faire prévaloir sa nationalité sur les autres, la monarchie de Frédéric pourra difficilement supporter une diète générale sans tomber dans l’anarchie. Que diraient, par exemple, les nonces polonais à la diète de Berlin ? y voteraient-ils comme des Allemands ? Le cabinet prussien a senti sa faiblesse, et il est sagement resté dans le système restreint des diétines, le seul que réclament d’ailleurs les plus riches provinces de la monarchie. On peut même dire que le développement des diètes partielles apportera des obstacles de plus en plus sérieux à la création en Prusse d’une diète générale.

Ce fait n’est-il pas de nature à faire regretter l’ancienne Pologne, que l’impuissante nationalité prussienne prétend remplacer en face de la Russie ? Il y avait au moins dans ces gentilshommes slaves, dans cette szlachta aujourd’hui terrassée, assez d’esprit public, assez d’ensemble moral pour constituer une diète, et par conséquent une véritable nationalité. Sans doute le cabinet prussien mérite les plus grands éloges pour son admirable administration ; mais cette administration ne peut créer l’unité sociale. En s’interdisant, dans son antipathie innée contre la France, toute imitation française, la Prusse tombe dans des imitations d’un autre genre, tant il est vrai qu’une organisation vraiment populaire manque et manquera toujours à ce pays. Il n’est pas d’ailleurs aussi facile que semblent se l’imaginer les législateurs allemands de créer une constitution nouvelle, originale, et qui ne soit pas plus ou moins la reproduction des formes anglo-françaises.

Il n’y a plus réellement en Europe que deux systèmes sociaux qui aient de l’avenir et qui portent en eux le principe du progrès. C’est d’un côté celui d’Occident, que dirige la France, et de l’autre côté celui d’Orient, ou des races gréco-slaves, qui a pour organes la Pologne et la Grèce en présence des deux puissances inertes de Vienne et de Pétersbourg. Quiconque ne tend pas à la liberté par les théories de 1789 y tend nécessairement par les théories qui ont dicté les quatre constitutions libres du monde gréco-slave. Les quatre chartes que nous venons d’examiner présentent entre elles de frappantes analogies : diétines polonaises, synodes grecs, congrégations maghyares, skoupchtinas serbes, sobors illyriens, toutes ces institutions sont identiques. Seulement, à mesure qu’on s’éloigne de la Grèce, on voit les idées civiques devenir moins claires, l’inégalité naître, l’esprit de privilége augmenter. En Serbie, tout reflète encore le système grec primitif ; en Hongrie, ce ne sont plus que les cités qui conservent l’esprit démocratique des Hellènes. Dans la Pologne enfin les institutions que la Grèce étend au peuple entier, comme l’armatolis, la gérousie, les démogéronties, se trouvent concentrées sur la noblesse seule. On aurait tort d’expliquer par un instinct de tyrannie la tendance au monopole qui se remarque chez les nobles hongrois et polonais. Toute noblesse slave est instinctivement portée à l’égalité et à la démocratie ; mais les invasions allemandes du moyen-âge, en important dans ces contrées gréco-slaves le rite latin et les mœurs germaniques, firent une obligation à ceux qui avaient adopté ces mœurs de tracer une ligne de séparation haineuse entre eux et les autres classes du peuple restées fidèles aux anciennes lois. L’oppression des indigènes devint ainsi durant des siècles presque une condition d’existence pour toutes les aristocraties latines du monde gréco-slave. Cet état devait durer jusqu’au jour, à peine encore éclos, où la civilisation latine, en proclamant aux risques de l’anarchie la séparation de l’état et de l’église, a rendu enfin possible la cohabitation sur le pied d’égalité de divers cultes dans un même pays.

Nous l’avons dit, des mœurs politiques communes unissent toutes ces nations que leurs rites séparent. Toutes envisagent de la même manière la royauté, l’organisation électorale, la responsabilité des mandataires et des magistrats, le contrôle à exercer sur l’administration, l’autonomie ou l’indépendance intérieure des communes. Quant au principe aristocratique, le seul qui établisse entre elles une différence, l’histoire prouve qu’il est étranger originairement aux Gréco-Slaves ; il est dû à l’influence latine et germanique, qui, en s’infiltrant chez ces peuples à la fois enthousiastes et sensuels, a fait dégénérer leur culte pour les capacités morales en un culte matériel pour les droits du sang et de la propriété. On peut remarquer toutefois qu’en se faisant aristocratiques, les sociétés de Hongrie et de Pologne ont gardé le principe fondamental des démocraties gréco-slaves, qui est l’égalité de toutes les familles de la nation ; elles se sont constamment refusées à admettre la hiérarchie féodale. En donnant pour base à leurs codes cet axiome, qu’aucune famille, à moins d’être royale, ne peut prétendre à des priviléges, mais que toutes sont égales devant le pays, les Gréco-Slaves établissent naturellement entre les diverses familles de chaque commune la même solidarité fraternelle que celle qui unit les uns aux autres les divers membres de chaque famille particulière. Les communes deviennent de cette manière autant de familles collectives dont l’ensemble compose la grande famille de l’état. En résumé, on trouve chez ces peuples l’état solidaire de l’église, comme l’église est solidaire de l’état ; le roi dépendant du peuple, comme le peuple dépend de son roi ; le député responsable pour tous ses votes devant ses électeurs ; le droit électoral étendu à la presque totalité des citoyens, et octroyé non par l’état, mais par la commune, d’après la moralité reconnue, et non d’après la quotité d’impôts versée dans les caisses du fisc ; l’absence du prolétariat, puisque le pauvre, pourvu qu’il soit libre et membre d’une famille indigène, jouit des mêmes droits politiques que le riche ; l’absence enfin du paupérisme, puisque, les individus n’étant point isolés comme chez nous, le pauvre trouve au besoin l’appui assuré de la famille ou de la commune dont il est membre. La société a ainsi gardé toutes ses harmonies chez ces peuples restés fidèles aux mœurs de la nature, et quoiqu’ils n’aient ni police secrète, ni bureaucratie, ni centralisation, leurs instincts d’ordre et d’union les protègent, et font que tous les citoyens d’un état deviennent spontanément, aux jours de péril ou d’honneur, comme les membres d’un même corps.

Nous connaissons maintenant les institutions des Gréco-Slaves et les chartes que ces peuples se sont données quand ils ont pu agir en liberté ; mais un adversaire terrible les paralyse et contremine leurs efforts : cet adversaire, c’est le système impérial des tsars. Il n’est pas sans intérêt d’examiner en quoi les institutions civiles de la Russie s’éloignent de l’organisation des autres sociétés gréco-slaves ; ce parallèle peut aider à former des conjectures sur les révolutions intérieures dont le monde gréco-slave doit tôt ou tard devenir le théâtre.

III.
DES INSTITUTIONS RUSSES MODERNES, COMPARÉES AUX INSTITUTIONS
NATURELLES DES GRÉCO-SLAVES.

Le système organique des Gréco-Slaves étendait autrefois son action même sur la Russie, en y revêtant, il est vrai, des noms et des formes adaptés aux lieux, mais sans rien perdre de l’esprit d’indépendance qui lui est essentiel. Quelle cause l’a fait disparaître si complètement du sol russe ? Nulle autre, suivant nous, que les invasions étrangères. La nécessité d’une discipline sévère et d’une justice terrible, pour résister d’un côté aux Mongols, de l’autre aux Polonais, avait déjà fait investir les premiers tsars de la dictature militaire. Après avoir chassé la liberté des camps, ils la chassèrent bientôt des cités, sous prétexte qu’elles étaient assiégées, mais ils ne purent encore constituer l’esclavage. Autocrates à l’armée et dans leur capitale, les tsars restaient forcément dans les provinces soumis au contrôle constitutionnel. Ce fut Pierre Ier qui devint en Russie le grand destructeur des libertés nationales. Élevé en Hollande, en France, à Londres, cherchant à reproduire dans sa colossale réforme tout ce qu’il avait trouvé de bon dans le reste de l’Europe, Pierre Ier était tout, excepté Slave. Ses successeurs immédiats héritèrent de son engouement pour les institutions occidentales. Ces institutions étrangères trouvant chez les indigènes une résistance obstinée, il fallut constamment, pour les maintenir, des mesures violentes et oppressives : de là le système de terreur que les tsars se sont accoutumés à regarder comme nécessaire. En effet, en s’obstinant à poursuivre en Orient l’œuvre occidentale de Pierre Ier, c’est-à-dire en se séparant de la masse nationale, ils devaient sentir le besoin de créer une administration indépendante du pays et une hiérarchie nobiliaire dont les places fussent exclusivement à la nomination du trône ; mais, pour assurer ces résultats, il fallait transformer complètement le vieux génie slave, le génie de liberté de la Russie. Les héritiers de Pierre-le-Grand ont travaillé à cette transformation avec une persistance et un courage dignes d’un meilleur but.

La Russie pendant des siècles a joui d’assemblées provinciales analogues aux synodes grecs et aux diétines polonaises. Encore aujourd’hui chaque comitat russe a le droit d’élire ses magistrats par l’intermédiaire du collége des nobles. Ces magistrats sont dans chaque comitat sous la présidence d’un maréchal de la noblesse. C’est par l’intermédiaire seulement de ces maréchaux que le gouvernement peut entrer en rapport avec la noblesse des campagnes. Il en est de même pour les magistrats des cités. On conçoit qu’un tel état de choses doive gêner dans ses mouvemens la centralisation autocratique, et que, pour réagir contre l’esprit provincial toujours vivant, elle ait besoin d’étendre sur tout l’empire un immense réseau d’employés civils et militaires rattachés directement au trône. Non content de cette garantie, Pierre-le-Grand voulut encore assurer l’influence de la couronne sur les classes qui sont les plus indépendantes du pouvoir central, sur les propriétaires du sol et sur les marchands. Dans cette pensée, il créa une noblesse officielle, une noblesse de services, qu’il divisa en quatorze classes, et une bourgeoisie exclusivement marchande, qu’il gradua, suivant la somme d’argent déclarée par chaque membre, en six degrés ou ghildes.

Au-dessous des ghildes, Pierre ne reconnut plus aucun degré civique ; il ne vit plus que le bas peuple destiné à servir les riches et les privilégiés. Encore, le tsar philosophe ne se contenta-t-il pas d’avoir annulé ainsi l’existence civile du bas peuple ; il crut devoir employer la violence pour le forcer au travail, et, voulant classer même le prolétariat dans son système, il créa pour lui l’esclavage, que l’ancienne Russie ne connaissait pas plus que les autres pays slaves. Tous ceux des paysans qui ne furent pas donnés comme serfs aux seigneurs devinrent serfs de la couronne. Il n’y eut plus alors dans tout l’empire qu’un seul être qui pût se dire libre, ce fut le tsar.

Pierre Ier abolit le reste d’autorité laissé aux anciens nobles, et la dernière des classes aristocratiques n’eut plus aucun privilége qui la distinguât des gostes ou marchands de la première ghilde. Ces marchands, qui durent posséder un capital de 50,000 roubles, eurent le droit d’acheter des terres nobles et des serfs, et purent jouir féodalement dans leurs domaines de tout ce qui est sur le sol, sous le sol, dans l’air et dans les eaux. Les deux ghildes suivantes composèrent la bourgeoisie proprement dite des cités ; pour entrer dans l’une, il fallut 20,000 roubles, et 8,000 seulement pour être membre de l’autre. Elles n’étaient autorisées qu’à posséder des maisons ou des biens sans paysans, et furent soumises absolument au service des recrues, dont les gostes peuvent s’exempter en payant des remplaçans. Après ces trois premières corporations, vient la ghilde des artistes, comprenant tous ceux qui professent quelque art libéral, puis celle des mechtchenines (boutiquiers et petits négocians). Enfin, dans la dernière ghilde se groupent les diverses confréries de métiers, chacune avec sa constitution, chacune portant dans les solennités nationales un étendard symbolique particulier. L’organisation de ces ghildes n’aurait sans doute rien d’oppressif, si elles ne dépendaient que d’elles-mêmes et des villes ou communes, et si, se recrutant par leurs propres votes, elles étaient autonomes comme chez tous les Gréco-Slaves ; mais, en Russie, elles dépendent directement de l’état, nul ne peut y entrer sans la permission et le concours du gouvernement, qui décerne ainsi ou retire les patentes à son gré, ou plutôt suivant les besoins de son fisc.

Pierre Ier n’avait pu se rallier la noblesse territoriale, qui, tenant de sa position même tous ses avantages sociaux, dénigrait la noblesse officielle, et vivait loin de la cour. Pour humilier cette gentilhommerie terrienne, les tsars déclarèrent la noblesse des titres et des ordres héréditaire comme sa rivale. Cette hérédité purement illusoire n’a servi qu’à faire disparaître l’opposition nationale de la noblesse de campagne, qu’elle a confondue dans la masse immense des serviteurs de l’état ; pour les enfans des nobles, l’hérédité n’est autre chose qu’un vigoureux stimulant et un gage de leur dévouement à l’empire, puisque l’avancement dans toutes les branches se règle uniquement sur la durée et la valeur des services, sans que le droit de naissance soit censé entrer pour rien dans les promotions. Aussi n’est-il pas rare de rencontrer en Russie des guerriers ou des artistes récemment anoblis qu’on appelle blagorodni (issus de noble race), quelquefois même vissokorodni (très hautement nés), tandis que leurs pères sont encore serfs, et personne ne trouve cela étrange, parce qu’en Russie toute capacité supérieure devient noble, dès qu’elle se fait connaître. Ainsi, la naissance civile tenant lieu de la naissance par les aïeux, la noblesse russe n’est point une caste ; les grades n’y sont que le fruit de services personnels, et l’héritier d’un feld-maréchal, s’il n’est pas digne de son père, retombe au plus bas degré.

Le système russe, on le voit, présente des avantages qui sont loin de compenser ses inconvéniens, surtout l’absence totale de liberté, qui réduit tous les sujets au rôle de machines aveugles et enlève aux employés toute moralité, en leur interdisant jusqu’à l’exercice de leur conscience privée. La réforme de Pierre-le-Grand, en établissant une échelle non interrompue de rapports légaux et directs depuis l’esclave jusqu’au tsar, fit de la monarchie fédérale et communale des Russes l’empire le plus centralisé qui existe, et, au lieu d’une royauté précaire et dépendante, créa tout à coup l’autocratie. Toutefois, en se refusant à reconnaître une valeur quelconque à tout individu qui n’est pas classé parmi les agens de l’état, et en étendant la centralisation et le joug de la loi officielle jusque dans les rapports les plus intimes de la vie des sujets, le tsarisme ne finit-il pas par absorber en lui seul, par faire disparaître l’idée même de la nationalité ? Ne va-t-il pas en ce sens pus loin même que Louis XIV, qui se bornait à dire : L’état, c’est moi ? Une telle organisation peut être admirable au point de vue gouvernemental ; elle peut cacher une force de résistance et de durée incalculable ; elle peut offrir les analogies les plus frappantes avec le système chinois : elle n’en offre certes aucune avec l’organisation sociale des pays vraiment gréco-slaves. Le tableau qu’on vient de tracer des institutions russes modernes est, nous osons le dire, plutôt flatté qu’assombri ; si donc, même présenté avec une impartialité bienveillante, le régime russe se montre tellement inférieur au système social des autres peuples slaves, ne s’ensuit-il pas que la Russie actuelle est incapable de remplir dans le monde gréco-slave la mission régénératrice dont elle prétend être investie, et qu’au lieu de tendre à se les elle devrait plutôt, dans l’intérêt de sa gloire, redemander aux Slaves restés primitifs les élémens de sa propre réorganisation ?

Ces élémens constitutifs du régime slave se résument dans un fait général, qui est la solidarité ou la participation de tous à l’action commune, d’où résulte le droit de chacun à être représenté politiquement dans l’état, et la nécessité pour l’état de subir la loi nationale. Le grand principe gouvernemental qui sert de base à cette union intime de la nationalité et de l’état, chez les Gréco-Slaves, est l’indépendance intérieure des familles, des communes, des cités et des tribus ou provinces. Comme chaque famille se régit au dedans par un conseil, et agit au dehors par un chef élu et constamment révocable, de même en est-il pour la commune, la cité, la province. Comme le conseil communal se compose d’une réunion de staréchines ou pères de famille, de même le conseil provincial se forme d’un certain nombre d’envoyés des communes, dont le président représente, près du gouvernement royal, la province entière ; de même enfin le conseil national, qui n’est que le gouvernement, se compose des députés des diverses provinces présidés par le roi, qui représente dans le monde la nation entière. Ce système est, on le voit, une combinaison de démocratie à l’intérieur et de monarchie au dehors. L’aristocratie, considérée comme classe à part, comme noblesse de sang, est naturellement étrangère à un tel régime. Tout vrai Slave est noble, puisqu’en qualité de membre d’une famille indigène, il participe nécessairement, dans une mesure quelconque, à l’exercice du pouvoir souverain. Ce droit de noblesse ou d’inviolabilité des familles et des communes rend impossible toute centralisation administrative ; chaque famille a, pour ainsi dire, son dieu lare ; chaque cité, chaque province a son génie, son conseil, et s’administre elle-même par des magistrats de son choix.

On voit combien le tsarisme moderne a dénaturé les trois grands principes sociaux des Gréco-Slaves : la participation du peuple au pouvoir souverain, l’absence de noblesse ou l’égalité des familles, et l’absence de centralisation administrative ou l’autonomie des communes. Par suite de son origine violente et de son caractère factice, le régime russe moderne est presque en tout l’opposé du génie slave, puisqu’il tire le pouvoir d’en haut, et le fait découler du trône sur tout le pays, au lieu de le faire naître comme un grand fleuve de la multitude des sources locales. Loin d’être la conséquence logique et suprême de tout l’ordre social, le tsarisme s’impose au contraire à toute la société comme une force de contrainte irrésistible. Tandis que chez les autres peuples gréco-slaves la société façonne le pouvoir à son image, chez les Russes, le tsarisme façonne la société et la subordonne à ses besoins. Le peu d’élémens sociaux qui soient restés slaves en Russie forment avec ce régime le plus criant contraste. Tels sont par exemple les magnifiques priviléges légaux de la commune russe opposés aux mesures oppressives de l’administration impériale, ce qui met perpétuellement en conflit les droits du pouvoir local avec les exigences du pouvoir central, et fait lutter avec une énergie toujours brisée, mais toujours renaissante, la loi contre le sabre, la nation contre le tsar.

Le tsarisme ne se contente pas de violer le génie slave en abolissant les franchises des provinces et en introduisant partout de force un code, une langue, un culte unique, tandis que les différences morales les plus tranchées séparent entre elles les populations de l’empire. La loi du tsar combat encore les mœurs slaves par la hiérarchie nobiliaire qu’elle établit. En effet, même chez ceux des peuples slaves où l’influence germanique a implanté l’aristocratie, comme en Hongrie et en Pologne, l’égalité la plus parfaite règne au moins parmi les nobles, et les titres qu’on y rencontre ne sont que des titres allemands, sans aucune valeur indigène. En créant des comtes et des barons de l’empire, en établissant des majorats et un code spécial pour la noblesse, les tsars vont directement contre le génie de leur nation. Le Russe en effet n’a pas même d’expression pour désigner l’idée de noblesse ; il la rend par le mot dvoranstvo, qui signifie à la fois la courtisanerie et la réunion des cultivateurs possédant en propre une cour et une terre qu’ils sont censés labourer de leurs mains. Le mot blagorodie (littéralement, bonne naissance) ne désigne qu’une naissance honnête, et convient à tout homme libre, sans désigner une classe particulière de citoyens. Il en est de même de l’ancien mot boïar, qui s’appliquait indistinctement à toutes les personnes riches.

Enfin, si l’on compare la liberté dont jouissent le paysan et le prolétaire gréco-slave dans tout l’Orient non russe avec l’état de ces mêmes hommes sous le sceptre du tsar, on ne peut se défendre d’une douloureuse pitié pour les serfs moscovites. Les statistiques russes nous révèlent un fait terrible qui en dit plus contre le régime tsarien que les déclamations les plus passionnées : l’empire apparaît plus peuplé et plus florissant là où se trouvent le plus d’esclaves. Ainsi la gubernie de Moscou, terre classique de la servitude, a huit cents habitans par lieue carrée, tandis que celle de Smolensk, toute voisine, et dont le sol est beaucoup plus fertile, mais qui garde des traces du régime polonais, n’offre dans la même proportion que trois cent quarante habitans, et la gubernie de Novgorod, terre républicaine, n’en a par lieue carrée que cent quarante-cinq.

On prétendra que l’amélioration progressive du sort des serfs est le but des efforts constans du gouvernement russe, que c’est pour relever ces malheureux qu’il abaisse et humilie de mille manières l’aristocratie. Nous répondrons que le vrai génie slave n’agit pas ainsi. Au lieu d’abaisser les uns au profit des autres, il fait participer tous les citoyens au pouvoir avec un égal amour, et, au lieu de diminuer leurs droits, il les augmente progressivement. Étudiez l’histoire des progrès sociaux de l’Hellade, de la Hongrie et de la Serbie, depuis quarante ans. C’est là que se manifeste un travail de régénération vraiment conforme au génie gréco-slave ; c’est là que chaque élément provincial, chaque force indigène, joue sans crainte d’être étouffé le rôle que lui a décerné la nature. Le vieux principe romain, le principe impérial de la centralisation absolue, qui fait abstraction des nationalités en faveur de l’état, élève entre ces contrées et la Russie une insurmontable barrière. Pour les Gréco-Slaves, souveraineté et nation sont deux mots synonymes, et un seul état pour plusieurs peuples n’est possible à leurs yeux qu’à la condition du plus large fédéralisme. Les patriotes slaves, dans leur puissant travail d’émancipation au sein des trois empires orientaux de Russie, de Turquie et d’Autriche, ne peuvent se proposer autre chose que de relever l’antique système grec des amphictyonies, en lui imprimant la forte discipline moderne. Leur but est de réagir à la fois contre les trois empereurs coalisés de l’Orient, pour établir partout des administrations indigènes à la place d’une bureaucratie d’étrangers, pour substituer le règne des capacités locales au règne des créatures ministérielles, et aux choix de cour le choix populaire. Quoique affaiblie par sa division en mille tribus diverses, la race gréco-slave n’a point cherché à diminuer le nombre de ces tribus ; vaincue ou non, chacune d’elles est restée inviolable dans son foyer. Les gouvernemens occidentaux, si tristement habiles à détruire les nationalités qui les gênent, n’ont pu réussir encore dans leurs coupables desseins sur l’Europe orientale. Les puissances qui l’ont jusqu’ici opprimée n’ont su atteindre que les corps, elles n’ont pu étouffer les consciences. Or c’est cette conscience sociale des peuples qui, aujourd’hui réveillée, remue toutes les provinces des trois empires d’Orient. Lisez l’histoire de ces empires : depuis un demi-siècle, les patriotes n’y connaissent qu’un ennemi, et les absolutistes n’y ont qu’un allié, la centralisation. Plus la cour s’obstine à absorber, plus les provinces s’efforcent de retenir le pouvoir et de reconquérir leurs droits. Toutes les guerres insurrectionnelles de cette partie de l’Europe n’ont qu’un but : relever les petits et les faibles vis-à-vis des puissans, réagir en faveur des indigènes contre les étrangers, et effacer jusqu’aux traces de conquêtes séculaires qu’on avait pu croire consommées. En un mot, la révolution qui s’accomplit dans l’Europe orientale diffère de celle qui agite encore l’Occident en ce qu’elle est et restera un mouvement décentralisateur.

Ces tendances n’ont évidemment rien de favorable au développement de l’autocratie ; de là vient que le cabinet russe les combat avec acharnement. Les municipalités, base de l’existence des nations orientales, sont surtout l’objet de la haine du tsar, qui ne se lasse pas de les poursuivre, au nom de l’ordre public, dans tout son empire, et jusqu’en Turquie et en Grèce, opposant partout où il le peut à cet élément qu’il nomme démagogique le monopole nobiliaire. En faut-il davantage pour montrer combien le cabinet russe exerce parmi les Gréco-Slaves une action funeste ? Voulût-il même se montrer généreux, nous sommes convaincu qu’il ne le pourrait pas ; car, sous peine de déchoir et de cesser d’être impérial, il doit se maintenir centralisateur, il doit garder la tradition romaine, monarchique et militaire, au milieu de peuples grecs par leurs institutions, démocrates par leurs instincts, et qui sont essentiellement pacifiques. Ainsi la législation primitive des Gréco-Slaves se trouve, par un invincible intérêt d’état, faussée et paralysée en Russie. Sans doute la société russe proprement dite est encore et restera slave ; mais tant que cette société n’arrivera pas à dominer tout-à-fait son gouvernement, les autres Slaves ne peuvent espérer d’elle qu’un dangereux appui. Exclusivement protégés par le tsar, les Gréco-Slaves finiraient par perdre leur nature propre, et toutes les qualités qui doivent le plus exciter en leur faveur les sympathies de l’Europe.

C’est donc à tort que tant de publicistes occidentaux voudraient confondre la question russe avec la question slave. Sans doute le monde gréco-slave forme une grande unité, et dans ce monde nouveau tous les esprits généreux, tous les hommes vraiment libéraux, à quelque parti qu’ils appartiennent, s’entendent et s’unissent pour glorifier la race dont ils sont les enfans ; mais ce n’est point par l’idolâtrie du tsar, c’est par un dévouement de plus en plus actif au progrès et à la liberté qu’ils prétendent appeler sur leur commune patrie les sympathies de l’Europe. Quant aux peuples slaves non encore asservis à la Russie, un double intérêt, politique et moral, les portera toujours à désirer le refoulement de cet empire, qui les menace d’un double danger, car le tsarisme, faut-il le répéter ? ne reconnaîtra jamais que forcément l’indépendance de nationalités slaves étrangères à la Russie ; et une fois placées sous la suzeraineté du tsar, quelque large et tolérante que la supposent ses partisans, les nations slaves ne tarderaient pas à perdre entièrement leurs institutions propres et leurs tendances naturelles. En effet, si les peuples d’Occident, fiers de leur énergie, de leur activité généreuse, dédaignent avec raison les vertus passives où se concentre aujourd’hui la force nationale de la Russie, ils ne peuvent se montrer aussi superbes vis-à-vis des autres Gréco-Slaves. Loin d’avoir comme les Russes actuels, pour religion politique, le devoir et la soumission, ces peuples, au contraire, se distinguent par un culte ardent pour la gloire, qu’ils appellent du nom même de leur race, slava.

La gloire et l’assurance de jouer dans le monde un rôle illustre, tel est le seul prestige par lequel la Russie pourrait fasciner les Slaves. Aidez-les à acquérir sans la Russie cette gloire, objet de leur culte ; qu’ils se voient aimés de l’Europe, qu’ils sachent seulement qu’on les admire dans leurs luttes pour la liberté, et ils resteront à jamais les adversaires naturels du tsarisme. Deux idées sont indissolublement unies dans le nom même de cette race ; ces deux idées, pour ainsi dire jumelles, exprimées par les mots slovo et slava, parole et gloire, indiquent les deux passions dominantes et primitives des Slaves, qui n’ont jamais pu renoncer à avoir la parole haute, le droit d’élire et de voter joint au droit d’aspirer à toutes les charges, à toutes les illustrations civiques, c’est-à-dire de participer à tout ce qui peut élever l’homme. Un Slave dépouillé de ses deux priviléges du slovo et de la slava n’est plus un Slave, c’est un transfuge banni des foyers paternels, c’est un être déchu qui, dans les dialectes slavons, n’a pas d’autre nom possible que celui de muet (niemets). C’est pourtant à ce mutisme social, c’est à l’état de race sans parole et sans gloire que le régime russe réduirait les Slaves. Comment supposer qu’ils consentent jamais à le subir ? Non, ceux qui travaillent à détrôner dans le monde l’absolutisme n’ont pas d’auxiliaires plus assurés que les Gréco-Slaves. Mourir en hommes libres est le refrain de tous les chants serbes comme des hymnes polonais. Chaque peuple opprimé du monde gréco-slave secoue aujourd’hui ses chaînes, et répète à sa manière le fameux dithyrambe que les Grecs modernes chantent dans tout l’Orient aux oreilles des oppresseurs :

« Enfin, nous te revoyons, ô Liberté ! tu te fais reconnaître à ton glaive tranchant, au regard rapide dont tu mesures la terre. Sortie des ossemens sacrés des martyrs, et pleine d’une nouvelle énergie, salut, ô Liberté hellénique !

« Depuis des siècles, tu gisais dans la poussière, abreuvée d’amertume et de honte, attendant qu’une voix divine te dît : Sors du tombeau. Sans toi, nous n’osions ni parler ni lever les yeux, la terreur des tyrans comprimait nos ames. Que tu as tardé à te réveiller !

« Infortunée, il ne te restait que la triste consolation de redire aux oreilles de nos fils tes gloires évanouies. Tu te meurtrissais le sein, et tu fondais en larmes, priant le ciel de te secourir.

« Sous ton linceul sanglant, tu te dressas enfin, et glissant d’un pas furtif, tu allas mendier l’assistance des nations étrangères… Mais tu revins seule ! Il est si difficile d’ouvrir les portes, quand c’est la main de la misère qui frappe.

« Ô mère, à ton retour, tu laissais tomber languissamment ta tête, comme le condamné pour qui la vie n’est plus qu’un pénible fardeau. Cependant, dès que la lionne, revenue dans son repaire, s’aperçoit de l’enlèvement de ses lionceaux, elle s’élance, elle rôde, altérée de sang ; elle court, elle vole à travers les bois, les vallons, les collines, et promène en tous lieux la fureur, la ruine et la mort.

« La mort, la ruine, la fureur, signalent aussi ton passage, et le cimeterre menaçant des maîtres ne fait qu’enflammer ta colère. Sortie des ossemens sacrés des martyrs, et forte de ton antique énergie, salut, Liberté grecque, salut à ton retour ! »

Ce dithyrambe ardent peut être regardé comme le cri patriotique de tous les Gréco-Slaves. Est-il donc possible d’accuser ces peuples d’être dévoués à la cause et au génie des tsars ? Conçoit-on qu’il y ait en France et en Angleterre des diplomates qui s’acharnent au nom de la liberté contre les nationalités slaves ? Que leur puissant réveil effraie les absolutistes, nous le concevons ; mais ce n’est pas aux puissances libérales qu’il convient de craindre cette Europe nouvelle qui se lève dans toute la générosité et la noble exaltation de la jeunesse. Il serait temps que la vieille Europe comprît enfin cette sœur puînée, et que l’Occident latin sentît la nécessité de s’unir plus intimement aux descendans de ses vieux confédérés slavons contre les exigences ultra-orientales d’une autocratie asiatique, qui de plus en plus mine nos frontières.


Cyprien Robert
  1. Voyez la livraison du 15 novembre 1844.
  2. Une espèce de gendarmerie royale vient, à la vérité, d’être établie en Grèce ; mais son rôle restera, on l’espère, uniquement politique.