LE
MONDE GRÉCO-SLAVE.

DU MOUVEMENT UNITAIRE DE L’EUROPE ORIENTALE.
La Grèce, l’Illyrie, la Bohême, la Pologne, la Russie.[1]

I.
HARMONIES NATURELLES ET MORALES DES PAYS GRÉCO-SLAVES.

S’il est un grand spectacle, s’il est un fait qui promette au monde de vastes conséquences politiques, c’est à coup sûr l’avénement des Slaves et des Grecs à la puissance et à la nationalité. Le monde gréco-slave embrasse aujourd’hui plus de la moitié de l’Europe et une énorme portion de l’Asie ; il s’étend de la Prusse à la Chine, de la mer Glaciale au Turkestan et à l’Arabie. Tout le nord scandinave lui appartient, au sud il a franchi le Caucase, et ne reconnaît d’autres limites naturelles que l’Himalaya, la Méditerranée et le nord-est de l’Italie. Toutes les Alpes orientales jusqu’au Tyrol sont aujourd’hui habitées par les plus antiques tribus slaves ; leurs rejetons couvrent l’Autriche presque entière, et les quelques millions d’Allemands de cet empire sont de plus en plus entraînés dans le mouvement slave. Ce mouvement a pénétré jusque dans la Prusse, dont il agite les provinces orientales ; il s’empare irrésistiblement des Moldo-Valaques ; la race ottomane, avec ses trois millions d’hommes, se perd comme une goutte d’eau dans cet océan de nations, et le sultan ne règne plus, on peut le dire, que par la grace des Gréco-Slaves.

Les qualités si diverses de ces peuples permettent d’en dire les choses en apparence les plus contradictoires. Ce sont les plus mobiles et les plus persistans, les plus durs et les plus doux, les plus indomptables et les plus dociles des hommes. Grace à ce caractère complexe, la race gréco-slave est peut-être de toutes les races la plus capable de mener à bien les entreprises de colonisation ; aussi n’en est-il pas qui occupe une aussi vaste étendue de terre. De tous les Européens, le Gréco-Slave est l’homme qui peut supporter le plus de fatigues, le plus de souffrances sans en être accablé. Voyez en Pologne et en Orient avec quelle noble sérénité il endure des tourmens et des privations inouies. Les plus grandes diversités de climat, les changemens les plus brusques de température, lui sont chose familière. Depuis la mer de glace du pôle jusqu’aux mers de sable ardent de la Syrie, le Gréco-Slave respire à l'aise. Et, ce qui est plus étonnant, le Sibérien, ce Slave polaire, qui a sa hutte aux limites de la nature vivante, quoique établi à plusieurs mille lieues du Bosphore, comprend néanmoins son frère le Bulgare de la Thrace beaucoup mieux que le Provençal ne comprend son frère d’Italie.

Kiöv, la première capitale des Russes libres, et Athènes, la nouvelle capitale des Grecs affranchis, sont assises aux deux extrémités d’une même chaîne de montagnes : sous mille noms divers, le groupe des Karpathes, berceau des Gréco-Slaves, après avoir lancé en Macédoine et en Bulgarie ses plus hautes cimes, franchit le Danube, et va répandre sur la Volhynie, la Gallicie, la Podolie, l’Ukraine, ses dernières ramifications septentrionales, qui correspondent dans le sud aux chaînes brisées des Thermopyles, de l’Attique et de la Morée. Ainsi les mêmes montagnes qui, dans le nord, aboutissent aux campemens des Kosaques, vont au sud expirer sous les murs de Lacédémone. Quelle unité, et en même temps quels contrastes infinis dans le développement physique du monde gréco-slave !

Quoi de plus délicieux que le climat grec ? Quel plus doux milieu entre la torpeur de la zône glacée et l’inertie de la zône brûlante ? Quels horizons plus parfaitement beaux, quels paysages plus achevés que ceux de l’Hellénie ? L’Italie même n’en a pas de comparables. Comment décrire les grands aspects, la quiétude éternelle, la plénitude de vie, dont on jouit dans l’Archipel ? Samos, Chio, la Troade, Pathmos, toutes les îles grecques, nagent dans une atmosphère tellement éthérée, tellement dégagée de vapeurs grossières, que l’œil nu les découvre d’une distance presque fabuleuse. De loin, leurs contours se dessinent si fuyans, si aériens, qu’on dirait des nuages d’azur, bercés par la brise dans la lumière du ciel. Vues de près au contraire, ces belles îles ont des contours si précis, des couleurs et un teint en quelque sorte si vivant, qu’on les dirait animées d’une vie mystérieuse. Là on comprend les demi-dieux et les héros d’Homère. Dans ce milieu d’une transparence si pure, l’homme paraît physiquement plus qu’un homme, et ceux qui ont vu les femmes grecques, ceux qui ont pu contempler tant de charmes, s’enivrer de tels regards, s’étonnent moins que les anciens aient adoré en elles le type accompli de la beauté.

À ces divinités assises dans le paradis gréco-slave comparez les habitans slaves du septentrion : vous vous croirez transporté dans une autre planète, tant les hommes et les climats diffèrent. À Pétersbourg ou en Finlande, le ciel est tellement abaissé, qu’il semble peser sur la terre comme une voûte ; on craint à chaque instant d’en atteindre les limites. À quelques pas devant soi, on ne distingue plus les objets ; tout est vague, terne, lugubre. Tandis que dans l’Archipel grec les écueils même se dessinent avec grace, et qu’en mugissant contre eux les vagues harmonieuses semblent la voix des sirènes, les rochers des côtes russes, au contraire, se dressent comme de sombres géans aux yeux des matelots, et la mer y hurle, même sans être en fureur. La nuit, qui en Grèce a des lueurs si mystiques, qui dort comme Diane près d’Endymion, pleine de calme et d’amour, la nuit est en Russie pleine de terreurs et de gémissemens. Le bouleau, cet olivier des steppes, cet arbre populaire qu’on pourrait appeler le père du peuple russe, apparaît de loin, avec son feuillage blanc, comme un fantôme dans son linceul Et le roi de la nature, l’homme, comme il semble accablé ! comme ses gestes se soulèvent avec effort ! comme son regard terne, sa démarche pesante diffèrent du regard inspiré, de l’allure superbe des Hellènes ! C’est surtout la femme qui subit, dans ces contrées, une pénible transformation. Ainsi qu’une fleur éclose en serre chaude, la beauté russe est frêle et dure peu ; son visage s’arrondit en lignes vagues, sa taille manque de contours précis, la fraîcheur même de son teint semble ne pouvoir résister aux rayons du soleil. Brillant de l’éclat de la neige, elle est molle et pesante comme elle. Son regard humide exprime le plaisir, mais non la passion de la vie. Quelle différence entre ce pied charnu qui se pose indécis et lent, et le pied de la beauté grecque, aux mouvemens si vifs, si précis, qui marche sans peser sur la terre ! Ces Junons moscovites, mises en regard des Vénus de l’Archipel, semblent à peine être du même sexe. Qui refusera cependant aux femmes russes les plus nobles qualités, de l’épouse et de la mère, une douce égalité d’humeur, un caractère supérieur, et la plupart des vertus qui caractérisent la Grecque ?

Regardez-y de près, sous le voile funèbre de la nature hyperboréenne, vous reconnaissez de toutes parts les caractères ineffaçables du monde hellénique. Entre ces contrées si diverses, vous découvrirez des harmonies secrètes et les liens d’une parenté primitive ; il vous sera révélé pourquoi les Russes sont Orientaux, pourquoi ils tendent au Bosphore, pourquoi ils sont de rite grec plutôt que de rite latin ; et vous avouerez alors que le monde gréco-slave a été créé un et indivisible. C’est surtout durant l’hiver qu’on est frappé de cette physionomie hellénique de la Russie. Quand le froid a bien pris possession de la nature, quand il a condensé les brouillards et fait tomber en neige les derniers nuages, alors tout change d’aspect : le ciel se revêt d’un azur magnifique ; le voyageur, dont le regard était borné naguère à un étroit horizon, découvre avec étonnement des perspectives si lointaines et si pures, qu’il se rappelle Athènes et Smyrne, et peut se croire un moment transporté aux régions de la lumière. Tout ce qui caractérise les horizons grecs au printemps et en été se reproduit en hiver, presque avec le même éclat, sous le ciel russe. C’est sous la glace et la neige le même calme grandiose de la nature, le même silence des forêts, le même repos de la vie animale, la même simplicité homérique dans les rapports sociaux : partout cet air de méditation profonde et de mélancolie rêveuse qu’on admire chez les Hellènes du sud. Il n’est pas jusqu’aux aurores boréales qui, par la féerie de leur illumination, ne fassent souvenir des soleils couchans du mont Athos et de l’Olympe.

Un voyage d’hiver dans la polé ou les steppes offre des scènes analogues à celles des déserts de l’Arabie ; seulement, au lieu du sable, c’est la neige qui étincelle à vos yeux, et répercute de toutes parts la clarté d’un ciel d’azur. Ces immenses forêts de la Pologne et des Kosaquies, où l’on voyage des jours entiers sans voir remuer le plus mince rameau, sans entendre soupirer le plus léger bruit, où chaque sapin, chargé de glaçons pendans, figure un arbre en stalactite, où la sève végétale elle-même s’est laissée, comme les fleuves, arrêter dans son cours par la congélation, ces étranges solitudes du nord rappellent à l’esprit celles de l’extrême midi. La mort semble les remplir, mort féconde d’où découle la vie du globe. Et dans ce vaste sépulcre, voyez l’homme, seul être qui sache échapper à la prostration universelle, voyez le Russe en hiver. Quelle brillante activité ! Remarquez-vous cette caravane de chariots moscovites qui porte aux cités chinoises les étoffes et les produits de l’Europe ? À voir cheminer en chantant et d’un pas rapide les izvostchiks à travers les steppes silencieuses des indolens Tatars et des Mongols assoupis, ne diriez-vous pas des Hellènes ? Ne semble-t-il pas voir le Grec d’Anatolie faisant le voyage de Stambol à Damas à travers ces populations asiatiques couchées, pour ainsi dire, dans leur inertie, et dont il est par son activité la providence sociale ?

Le Russe, c’est le Grec émigré au nord ; il a, comme son frère du sud, le goût des entreprises et des aventures lointaines, joint à un ardent amour du lieu natal. Il est naturellement diplomate, mais plus encore poète, marchand, et surtout citoyen. Affaibli, à la vérité, par les influences de son climat, découragé par l’habitude de souffrir, il n’a point su encore traduire en réalité ses ardentes aspirations vers la liberté civique. La nature est pour lui un ennemi inflexible qui le tient courbé sous un joug de fer ; mais terrassé chaque jour par ce tyran jaloux, le Russe se relève incessamment pour recommencer la lutte contre les entraves physiques et les chaînes morales dont il se sent accablé. Respectons cet Hellène asservi, s’il aime tant la liberté, pourquoi ne l’obtiendrait-il pas enfin ? Pourquoi refuser sympathie à ses efforts, à ses douleurs ?

La Russie offre, comme les pays grecs, les plus frappans contrastes et la plus grande inégalité de développement entre ses classes sociales, ses tribus, ses peuples : on y trouve la vie de la nature à l’état le plus élémentaire auprès de la vie moderne avec ses exigences les plus excentriques. Visitez, par exemple, aux bouches du Volga, la grande Astrakhan : toute l’élégance de l’Europe, mêlée aux plus voluptueux raffinemens du luxe asiatique, éclate dans ses murs ; mais sur les steppes qui l’entourent errent les sales Kalmouks au visage difforme et les Bachkirs demi-nus. Leurs villages mobiles, composés de chariots, roulent, suivant les saisons et les besoins de leurs troupeaux, d’un pâturage à l’autre ; ils ont le même genre de vie que les Tsiganes de la Romélie, les Nogaïs des plaines bulgares, et les Vlaques nomades des montagnes de la Grèce. Parcourez la steppe, vous y serez assaillis par des tempêtes de sable comme dans les déserts de la Syrie ; des trombes s’y élèvent qui changent subitement l’aspect des lieux, dérobent à d’énormes distances la vue des chaussées impériales, et enterrent même des caravanes sous leurs monceaux de sable. Les phénomènes du mirage se reproduisent dans la steppe comme autour de Palmyre ; enfin les lacs salins de la Caspienne ne sont pas moins merveilleux que le Méroë et les plaines de sel de l’Égypte.

Enfoncez-vous dans le nord russe : vous trouverez au-delà du Volga une nature aussi vierge que la nature américaine. Quoi de plus poétiquement sauvage que la Finlande ? Ses montagnes noires et dépouillées de toute verdure n’ont pas sans doute le charme de celles de la Suisse, mais elles les surpassent par leur majestueuse horreur. Ces roches irrégulières croisant partout le cours des eaux produisent des milliers de cataractes effrayantes. Celle d’Imatra formée par la chute d’un fleuve plus large que la Seine à Paris, se précipite d’une hauteur de 300 toises. Des torrens dont les eaux noires, chargées d’une écume verte, tourbillonnent au fond des abîmes, des bruits de cascade mêlés aux hurlemens confus des ours et des loups qui s’entredévorent, une terre qui a la couleur du fer, des granits qui ont la dureté du diamant, un ciel composé de vapeurs grises, une végétation écrasée par la violence des vents : tels sont les sites finlandais.

L’aspect de la Sibérie est encore plus étrange. Ce pays, qui, à lui seul, est dix-sept fois grand comme la France, renferme des horreurs et des beautés naturelles semblables à celles que M. de Châteaubriand a idéalisées dans les Natchez et dans Atala. D’immenses forêts primitives, où le sauvage seul a quelquefois mis le pied, couvrent les montagnes. À la base de ces plateaux dépouillés se déroulent des savanes à perte de vue, sans aucun habitant, et des marais vastes comme des mers, peuplés seulement d’oiseaux aquatiques, dont une foule sont encore inconnus au naturaliste. Le lac Baïkal, qui a 175 lieues de long sur 30 de large, offre le long de ses rives des scènes aussi imposantes que celles du Canada et du fleuve Saint-Laurent. Autour de ce beau lac se sont accomplies jadis des révolutions inconnues, dont tout le pays a conservé un vague et formidable souvenir : on peuple les forêts qui l’entourent de tout une race de génies invisibles ; leurs exploits et leurs malheurs ont inspiré une longue série de chants populaires. Les Sibériens appellent le Baïkal la mer sainte ; il est pour eux ce qu’est pour les Grecs et les Vlaques de l’Épire le terrible lac Averne. L’indigène n’aborde qu’avec une religieuse terreur l’un et l’autre de ces lacs : il craint sans cesse de troubler les mystères qui se célèbrent dans leurs abîmes, car, quand la tempête y gronde, on y entend la voix des aïeux. Le Baïkal est encaissé entre des rochers perpendiculaires qui plongent sous l’eau jusqu’à 2 ou 300 mètres. Ce lac est d’une telle profondeur, qu’à quelques pas du rivage, on ne peut plus le sonder. La capitale de la Sibérie, Irkoutsk, se trouve presque aux limites de la vie végétale, et cependant le colon gréco-slave a porté jusque-là les arts d’Europe, aussi bien que les usages de la Grèce. Dans les rues d’Irkoutsk, la calèche parisienne se croise en roulant avec le char grec antique, devenu le drochki russe, et les Chinois, qui entretiennent avec cette ville un commerce actif, s’étonnent de voir l’Europe et ses mœurs transplantées si près de leurs frontières.

Plus loin encore, vous trouvez le Kamtchatka, presqu’île tellement dévastée par les brumes éternelles et les vents de la mer Glaciale, que toute culture y est presque impossible ; mais le feu souterrain que la glace refoule y réagit avec d’autant plus de fureur. Comme la Sicile, cette péninsule a son Etna qui l’ébranle tout entière et lui déchire incessamment les entrailles. Là, du milieu des neiges s’élancent des gerbes enflammées ; là, un fleuve entier d’eau thermale coule en formant des cascades, et ses rives, respectées par les vents du pôle, étalent tout le luxe d’une végétation méridionale ; là enfin, durant leurs longues chasses, le Tongouse et l’Iakout à demi gelés peuvent, en passant, se réchauffer au feu des cratères. Si l’on voulait comparer les deux îles extrêmes du monde gréco-slave : Candie, près de l’Égypte, et la Nouvelle-Zemble, près du pôle, quelle foule de contrastes jailliraient de ce rapprochement ? Comment peindre les magnificences des trois règnes de la nature dans ce monde immense, depuis Irkoutsk jusqu’à Damas en Syrie ?

Dans cette Syrie des Séleucides, ou l’hellénisme alexandrin eut ses plus célèbres écoles, les Grecs aujourd’hui ne forment plus, il est vrai, qu’une population peu nombreuse. Néanmoins ils en cultivent encore les plus beaux districts ; à eux appartiennent les plus féconds plateaux de l’anti-Liban, à eux la plaine embaumée de Naplouse, avec ses forêts de limoniers et de palmiers. Unis aux Maronites, ils mettent ce peuple de laboureurs en rapport avec la mer. Damas elle-même leur doit en grande partie les félicités dont elle jouit, et qui l’ont fait surnommer en Orient la maison des délices, l’odeur du Paradis. De la voluptueuse Damas jusqu’à Constantinople s’étend une ligne non interrompue de villes grecques, et ces villes unissent aux plus belles positions maritimes du monde le charme d’un climat qui en fait des asiles enchantés.

Il n’y a pas dans l’échelle de la civilisation de degré où ne se rencontre assise quelque tribu rattachée par l’origine ou par un lien moral au monde gréco-slave. On retrouve toutes les superstitions de l’Indostan et des antiques Parsis chez les Bachkirs de la steppe et les Guèbres de la Caspienne. Le Sibérien idolâtre qui a laissé ses rennes du côté de Tobolsk se croise, dans les capitales russes, avec le Tchernomortse musulman qui a laissé ses chameaux endormis au pied des mosquées du Caucase. Pendant que les Samoïèdes et les Tongouses vivent encore à peu près comme les sauvages d’Amérique, voyez lutter et gémir, au sein d’une civilisation comparable à la nôtre, la grande victime des rois et de la diplomatie, la généreuse Pologne. Opprimée, foulée aux pieds, cette France gréco-slave est encore plus belle, plus riche d’enthousiasme, plus patriotique, plus fière même que ses oppresseurs. Celui qui visite Varsovie, qui voit son mouvement littéraire et commercial, la grace exquise de ses femmes, l’élégance et la distinction des plus simples ouvriers, se croit transporté à Dresde ou à Florence.

Quels contrastes de mœurs, et cependant quelle ressemblance intime entre la race chevaleresque des Polonais et les Grecs, ces philosophes de la mer et du commerce, qui unissent le génie positif et calculateur des races marchandes au mystique enthousiasme des peuples artistes : doux et caressans comme des femmes, obstinés et tenaces comme des lions ! Quelques points de la terre gréco-slave, comme Syra, Chio, Samos, Candie, sont à ranger parmi les lieux les plus fréquentés du globe, tandis qu’au fond des continens se cachent des royaumes tellement écartés de toutes les grandes routes du commerce, qu’ils peuvent à peine connaître l’état du reste du monde. Voyez le royaume de Gallicie, encaissé au milieu de ses montagnes, et de plus, séquestré par des lignes de douanes inflexibles : ne dirait-on pas un prisonnier dans son cachot ? Et la Bohême, qu’enveloppe de tous côtés le rempart de granit des Sudètes et de l’Erzgebirge, cette Bohême solitaire ne semble-t-elle pas une cellule d’ermites, une retraite de philosophes ? Aussi, malgré la richesse de son développement intellectuel, malgré son industrie immense et la profondeur métaphysique de ses pensées, le peuple, en Bohême, se ressent de l’isolement contemplatif où il vit. Allez plus loin, cherchez le Finnois acculé aux solitudes éternelles de la zône glaciale ; placez cet homme austère, qui vit, souffre et meurt dans ses brouillards sans presque rien connaître du reste du globe, placez-le en face du Slave danubien qui a sa hutte au bord du grand chemin continental ouvert par la nature entre l’Europe et l’Asie, ou mieux encore en face du Grec de Smyrne ou de la Canée, qui voit chaque année passer sous ses yeux les flottes de toutes les nations. Rapprochez dans un même tableau l’héroïque Pologne, la savante Bohême, la noire Moscovie, la brillante Ionie, et vous aurez une idée des antithèses, des harmonies gréco-slaves.

II.
LES GRECS, LEUR RÔLE VIS-À-VIS DES SLAVES.

Forte de plus de cent millions d’hommes, la race gréco-slave se compose d’une foule de tribus, qui se divisent en plusieurs groupes ou nationalités. Plusieurs de ces groupes n’ont pas encore, il est vrai, atteint un assez haut développement et n’éprouvent pas un sentiment assez vif de leur mission spéciale, de leurs besoins civils, pour qu’on puisse les considérer comme des nations. Parmi ces sociétés endormies dont la Providence prépare lentement le réveil politique, pour délivrer peut-être un jour l’Occident des terreurs que lui inspire la Russie, il faut nommer les Bulgares, les Kosaques, les Sibériens. Outre ces sociétés encore indécises dans leur marche, le monde gréco-slave renferme des nationalités historiques, permanentes, et, on peut le dire, indestructibles : tels sont les Grecs, les Illyriens ou Slavo-Maghyares, les Tchéquo-Slaves ou Slaves de Bohême, de Moravie et de Silésie, les Polonais et les Russes. Passer en revue ces cinq grandes nationalités, indiquer leurs rapports, leur rôle et leurs tendances, c’est apprécier en même temps les forces et l’avenir social de cette moitié de l’Europe que d’intimes analogies de langage, de rites et d’institutions désignent à notre attention comme formant un monde à part, une grande unité morale.

Quoique les moins nombreux d’entre ces cinq grands peuples, les Grecs méritent d’être cités les premiers pour l’ancienneté de leur origine et l’avantage de leur position géographique. Cette position en effet est telle qu’elle les fera de plus en plus intervenir, comme acteurs indispensables, dans les débats des puissances au sujet de l’Orient. On ne connaît point le chiffre, même approximatif de la population grecque ; la plus haute évaluation est celle qui la porte à trois millions. Disséminés comme les Juifs à travers le monde, les Grecs sont partout, à l’opposé des Juifs, ardens patriotes, et prêts aux plus grands sacrifices pour la gloire de leur pays. Tels ils se montrent en Syrie, en Égypte, sur le Bosphore, et jusque dans la Russie méridionale, où ils ont émigré par milliers et remplissent des cités entières. Réduit peut-être au dixième de ce qu’il était dans l’antiquité, le peuple grec a du moins l’avantage d’être resté le seul habitant de ses principaux foyers et le cultivateur fidèle des champs où vivaient ses aïeux. Les provinces grecques ont pu être dévastées, et les populations renouvelées cent fois par les barbares ; il est cependant toujours resté assez d’Hellènes pour protester contre la conquête, continuer le règne moral de la race indigène, et fondre en eux-mêmes toutes les colonies étrangères venues pour les remplacer. Si l’on mesurait le territoire où les Grecs forment encore la majorité de la population, l’Archipel, les îles Ioniennes, la Morée, la Romélie, le littoral de l’Asie mineure, on trouverait que ce territoire est fait pour une nation d’au moins trente millions d’individus. Avec l’aide du temps, la nature ne peut manquer de réaliser un jour, pour les pays grecs, ce nombre d’habitans ; mais, réduisît-on ce chiffre de moitié, on aurait encore une nation imposante.

De frivoles touristes vont répétant que la Grèce est morte, que les anciens Hellènes ne peuvent renaître, que le Grec moderne est un barbare. Ce sont là des jugemens sans base. Si l’on se donnait la peine de sonder le fond de la nature grecque, on verrait entre la Grèce ancienne et la Grèce actuelle moins de différences que d’analogies. Je dirai plus, le génie grec a gardé, avec ses antiques défauts, toutes les qualités qui firent sa gloire. Les plus nobles types de héros et de citoyens des âges classiques se retrouvent parmi les chefs populaires de l’Hellade. Il n’y a pas jusqu’à la beauté physique qui ne se soit conservée sans altération. Les Thésées, les Apollons, toutes les statues, tous les idéals célèbres de nos musées vivent encore dans ces îles. Le front, le profil, le regard du Grec, sont toujours les plus nobles et les plus spirituels du monde. La Grecque elle-même n’a rien perdu de cette beauté à la fois céleste et terrestre, de cette grace enivrante et chaste, dont Praxitèle donna au marbre l’impérissable empreinte.

Le dédain affecté des touristes ne fait tort qu’à eux-mêmes ; il est d’autres assertions qu’il faut discuter plus sérieusement, car elles trahissent la pensée secrète d’une politique envahissante. La slavisation des Grecs modernes a beaucoup préoccupé les publicistes russes et les écrivains allemands dévoués à la Russie. Il est un fait qu’on pourrait soutenir avec la même apparence d’impartialité : c’est l’hellénisation des Slaves. D’où émanent toutes les antiques institutions slavonnes, sinon de Byzance ? d’où les provinces slaves de Turquie tirent-elles le peu d’industrie qui les anime, si ce n’est de l’infatigable activité des Grecs ? Sans eux que serait l’Albanie ? la Serbie, si jalouse du Roméos, que deviendrait-elle sans lui ? En Serbie, les meilleures maisons de commerce, les meilleurs hanes, les meilleures écoles, sont tenus par des Grecs. Le Grec est le mens agitans molem de tout l’Orient : où il manque, il y a barbarie.

Sans doute on ne peut nier que les invasions slaves du moyen-âge n’aient rempli d’étrangers toutes les anciennes provinces de Byzance. Que s’ensuit-il, si ces étrangers aujourd’hui parlent grec, sentent et vivent à la grecque ? Loin de rougir de ces souvenirs, l’Hellène doit en être fier. N’est-il pas étonnant en effet qu’un aussi petit peuple, sans cesse inondé, envahi par des millions de barbares, les fonde peu à peu dans sa propre unité, et, vaincu par la force brutale, réussisse, par la supériorité de sa pensée, à subjuguer ses maîtres au point de leur faire perdre l’usage de leur propre langue ? Au lieu de chercher avec les érudits allemands les traces de l’action slave chez les Grecs, on devrait plutôt chercher par quels chemins inconnus, par quelle force mystérieuse l’hellénisme a pu s’étendre comme un fluide électrique jusqu’aux terres slaves les plus lointaines. Le principe hellénique est le lien commun, le génie fécondant de la moitié de l’Europe ; sans lui, les Slaves auraient été privés de l’influence vivifiante qui a maintenu et fortifié leur originalité ; sans lui, l’Europe ne connaîtrait que des Germains plus ou moins latinisés, l’uniformité romaine régnerait partout. Dans l’ordre religieux, examinez les croyances, les pratiques, les cérémonies des Slaves ; ne sont-elle pas toutes grecques ? En quoi la messe et le symbole de Pétersbourg diffèrent-ils de ceux d’Athènes ? — Les costumes slaves, malgré leur variété, trahissent presque tous leur origine byzantine. Le vêtement serbe est jusqu’à cette heure presque entièrement grec : ce sont la coiffure, le spencer du palicare, et ses bottines d’étoffe brodées, diaprées pour ainsi dire de vives couleurs. La blanche tunique grecque a passé des Illyriens aux Kosaques et à tous les Russes. Le kakochnik, dont les femmes de Moscou chargent leur tête, semble détaché d’une mosaïque d’Anatolie. Comme le paysan du Péloponèse, le moujik de Pétersbourg recherche surtout pour vêtement les blanches fourrures de ses agneaux, dont il retourne en dedans la chaude toison pour l’hiver. — Dans les arts, la soumission du Slave au génie grec n’est pas moins évidente. Si je vais contempler le grad ou kremle de Prague, de Cracovie, de Moscou, de Novgorod, je n’y vois que des copies successives de l’acropolis d’Athènes. Toutes les cathédrales slaves répètent la Sainte-Sophie du Bosphore, et le plus souvent en portent le nom. Les mœurs et les superstitions des Serbes, des Bulgares, des Valaques, sont en tout celles des Grecs. Les Slaves ont pris des Hellènes jusqu’à leur musique religieuse et profane. C’est ainsi que les Slaves ont envahi la Grèce ! c’est ainsi que la Grèce est slavisée !

Loin de porter la trace d’une influence étrangère, le génie grec atteste son indépendance par la variété même de ses manifestations. Aucun pays n’offre autant de contrastes que l’Hellénie. Chacune des tribus qui l’habitent, tout en se conformant au caractère général, a ses traits spéciaux, sa physionomie à part. Ces familles diverses peuvent se rapporter à trois grands types : le Roméos, l’Hellène proprement dit, et l’insulaire. Les Roméi ou Roméliotes, répandus depuis l’Épire jusqu’à Constantinople, tendent au Bosphore. Les Hellènes proprement dits, ou ceux du royaume actuel, furent de tout temps groupés autour d’Athènes et de l’antique Lacédémone. Enfin, les insulaires, tribus nées du sang grec mêlé au sang franc, africain et asiatique, se tournent pour la plupart vers l’Occident. Ce sont les plus actifs, mais aussi les plus turbulens d’entre les Grecs, et, par un engouement trop aveugle soit pour la France, soit pour l’Angleterre, ils ont plus d’une fois compromis les destinée de l’Orient.

La vaste Romélie recèle dans son sein tous les extrêmes. Cette terre des palicares a gardé dans ses asiles montagneux les mœurs homériques avec leur grandiose simplicité tandis que ceux de ses enfans établis sur le Bosphore ont toutes les idées de l’Europe moderne, et transportent dans leurs salons les raffinemens les plus exquis de l’élégance parisienne. Dans la vie et les institutions actuelles des Rouméliotes, on retrouve l’empreinte de tous les âges du monde. Tandis que les mœurs byzantines règnent encore dans les bas quartiers du Fanar, les mœurs rudes, l’allure superbe de l’hellénisme païen, se sont conservées chez les montagnards. La vie manufacturière et quasi-anglaise de quelques tribus des vallées thessalo-macédoniennes contraste avec la vie simple de certains districts agricoles, qui ont conservé jusqu’à la charrue pélasgique décrite par Hésiode. À l’aristocratie militaire des guerriers de l’Agrapha et de l’Olympe, on peut opposer la démocratie primitive des Vlaques (Βλαχοι), tribus nomades, qui, suivant les saisons, montent ou descendent avec leurs troupeaux de la base aux sommets du Pinde. Telles sont les diverses peuplades qui forment, sous le nom de Roméliotes, le premier élément de la nationalité hellénique. À côté de ces nombreuses tribus, le mélange continuel du Bulgare et du Serbe avec le Roméos a produit en Romélie un peuple mixte, les Tsintsars, qu’on évalue à six cent mille individus. Parlant à la fois grec et slave, appartenant par ses mariages, ses liaisons, ses intérêts de commerce, aux deux races, ce peuple métis, qui parcourt toute l’Europe, a contribué beaucoup à y décréditer les Grecs, dont il n’a guère que les défauts, sans les qualités. Le Tsintsar et le Fanariote sont les deux génies funestes de la Romélie : l’un, par ses liaisons d’argent et d’amitié avec les marchands d’Autriche, l’autre, par sa servilité vis-à-vis de la Porte, ont constamment paralysé les efforts tentés par les Roméi pour conquérir la liberté. Eux seuls prolongent la durée du joug turc. Le royaume actuel de l’Hellade comptait jusqu’en 1833 peu de Fanariotes et de Tsintsars parmi ses habitans ; c’est là une des causes auxquelles il doit son indépendance.

Le second élément de la nationalité hellénique est représenté par le royaume d’Athènes. Ce petit état a chèrement payé les garanties diplomatiques assurées par l’Europe à son gouvernement. L’intervention des trois puissances en sa faveur réduisit à huit cent quarante mille citoyens la population d’un état qui comptait plus de deux millions d’habitans, et s’étendait de Candie jusqu’en Macédoine et en Épire. On répondra que cette Hellade officielle, dont on a posé les limites tellement en-deçà des frontières véritables de l’Hellénie, présente néanmoins une superficie de onze à douze cents milles géographiques carrés. Ce territoire, dit-on, pourra nourrir un jour de six à huit millions d’habitans, même, en ne le supposant peuplé que dans la proportion où l’est l’Europe occidentale, proportion qu’il est facile d’atteindre dans un pays aussi fécond, aussi merveilleusement situé que l’Hellade. — Cette observation n’est pas entièrement juste : sans doute l’Hellade devra prospérer avec une grande rapidité dès qu’elle sera constituée dans ses limites naturelles ; mais le peut-elle, tant qu’elle sera séparée de la Thessalie, de l’Épire et de la Macédoine méridionale ? Ces trois provinces, essentiellement agricoles, où languissent sept cent mille laboureurs grecs de race pure, sans compter les Vlaques et les Tsintsars, ces provinces sont les greniers de l’Hellade. De tout temps, elles ont fourni les matières premières à la Grèce manufacturière et maritime. Retenir sous le joug turc ces provinces nourricières, c’est donc interdire à l’Hellade de prospérer. On veut qu’elle ait une grande industrie, qu’elle se couvre de fabriques, et elle ne peut se procurer en quantité suffisante des matières brutes pour la fabrication. Si l’Europe craint d’augmenter outre mesure les forces de l’Hellade en lui accordant les trois provinces qu’elle réclame, on pourrait du moins, sans les séparer de la Porte, les unir douanièrement au royaume.

C’est toutefois sur les îles, il faut le reconnaître, que repose principalement la puissance de la Grèce ; la population insulaire, qui forme le troisième élément de la nationalité hellénique, en est, on peut le dire, le bras droit. Cette dernière branche du peuple, représentée vis-à-vis de l’Europe par la république septinsulaire de Corfou et le petit état de Samos, est sans doute trop éparpillée pour agir avec force ; mais quel incalculable élan n’imprimerait pas aux îles grecques leur réunion politique avec les provinces continentales ! Il suffit, pour s’en convaincre, de penser à la position qu’occupent Candie vis-à-vis de l’Égypte, Chypre vis-à-vis de la Syrie, Rhodes et Chio vis-à-vis de l’Anatolie. Prenez seulement ces quatre îles, dont chacune pourrait former un florissant royaume ; unissez-les avec la Morée et l’Épire, avec Athènes et Corfou, puis cherchez s’il y aurait dans le monde une puissance maritime comparable à celle-là. Une preuve irrécusable de la prospérité croissante du commerce hellénique, c’est l’état de sa marine marchande, qui ne comptait, avant l’insurrection, que 600 barques armées, et s’élève aujourd’hui à plus de 3,500 voiles, sans compter la marine de guerre.

Oui, la Grèce sera grande sur mer comme sur terre. L’apparente léthargie où languit ce pays depuis qu’il est devenu royaume ne saurait inspirer des craintes sérieuses aux amis de sa cause. Le statu quo des Hellènes ne vient pas d’eux, mais de la diplomatie ; il s’explique par les désirs secrets de l’Europe, qui cache sous le culte de l’immobilité politique l’intention mal déguisée de partager l’Orient. Les puissances intéressées se gardent bien de laisser se rejoindre les parties démembrées du monde oriental. C’est pourquoi elles maintiennent la division de la Grèce en trois parties sous trois gouvernemens distincts. Destinée à conserver une harmonie nécessaire entre la souveraineté hellénique et les empires si divers qui l’entourent, cette division n’a de réalité que dans le monde des formes et des mœurs ; elle n’est que la triple manifestation d’un même principe social, d’un même intérêt de race. En dépit des efforts de la diplomatie européenne, les trois Hellénies ne formeront jamais qu’une triade indivisible. Corfou, Athènes, la Romélie, ne resteront séparées qu’autant que subsistera la force étrangère qui les tient à distance, et même sous la pression de cette force, qui n’est rien moins que le concert européen tout entier, une partie de la Grèce maintient encore sa souveraineté, et la maintiendra toujours. Comment pourrait-elle périr, cette Grèce qui s’adosse du côté de la terre aux gorges impénétrables de l’Olympe et de l’Agrapha, et qui a devant elle, comme autant d’alliés terribles contre l’attaque des grandes flottes, les innombrables écueils de ses mers ? Cette Grèce, aujourd’hui si calme, peut au besoin lancer contre ses ennemis des nuées sans cesse renaissantes d’intrépides corsaires ; même conquise, elle peut, à l’aide de ses klephtes, harceler, décimer, épuiser enfin l’armée conquérante la plus nombreuse. L’Hellade ne montre aujourd’hui aucune impatience, aucune précipitation, elle attend l’avenir avec confiance, car elle n’ignore pas que ses destinées ne peuvent lui échapper.

Les provinces habitées par le peuple grec doivent à leur admirable position de pouvoir regarder comme auxiliaires, et pour ainsi dire comme annexes fédérales, de grandes régions adjacentes plus étendues que la Grèce elle-même. Ces vastes régions, par le désavantage de leur situation géographique, resteront privées à jamais de débouchés commerciaux et d’influence politique dans le monde, si elles ne s’unissent à la Grèce. En tête de ces états, associés naturels de l’état grec, il faudrait placer l’empire du sultan si, réduit à ses limites naturelles, il n’embrassait plus que les provinces musulmanes de l’Anatolie et la Thrace, seule partie de l’Europe réellement habitée et exploitée par le peuple osmanli. Cette enceinte sacrée de la race turque serait encore politiquement imposante, encore impériale, puisqu’elle aurait l’étendue de la France, et renfermerait les villes de Stambol, Broussa et Andrinople, qui valent à elles seules de riches provinces. La seconde annexe fédérale du futur état grec est la Dacie ou Roumanie, composée des deux principautés moldave et valaque coalisées ensemble. Placée au confluent des deux races slave et grecque, la Roumanie est le nœud qui doit les unir, le champ neutre où elles peuvent se donner rendez-vous. Dès à présent, une union intime avec Constantinople, et plus tard avec la Grèce tout entière, est la seule issue laissée aux deux principautés pour échapper au blocus politique et commercial de l’Autriche et de la Russie. Outre les deux états osmanli et moldo-valaque, pour qui l’union douanière avec la Grèce est presque une nécessité d’existence, il y a encore deux grands pays où le commerce et le génie grecs n’ont pas cessé, depuis la plus haute antiquité, d’exercer une influence prépondérante ; ces deux pays sont l’Anatolie et la Syrie, habitées par deux nations chrétiennes, les Arméniens et les Syriens. Impuissans les uns et les autres à se maintenir comme nation isolée, ils ne sortiront de l’esclavage qu’en devenant les protégés, c’est-à-dire les sujets de l’Occident, ou les confédérés, c’est-à-dire les égaux du peuple grec.

Ainsi, les annexes politiques de la Grèce s’étendent, dans le nord de la Roumanie à l’Ararat, et, dans le sud, des montagnes mirdites de l’Albanie jusqu’aux districts maronites du Liban, c’est-à-dire qu’elles aboutissent à deux montagnes libres, à deux champs d’asile chrétiens. En résumé, toutes ces annexes de la Grèce embrasseraient, sans y comprendre les Slaves de Turquie, douze à quinze millions d’hommes, dont les trois quarts sont chrétiens ; le reste est Turc. Telle serait l’étendue possible de l’union panhellénienne, On voit qu’embrassant des peuples si divers, rapprochés seulement par la communauté d’intérêts, cette union ne pourrait être que fédérale ; toutefois la puissance grecque, maîtresse des principaux débouchés maritimes, exercerait par là même sur les états associés une force d’attraction irrésistible, que l’assentiment du congrès fédéral changerait sans peine en force de contrainte pour les cas de danger commun.

III.
PEUPLES ILLYRIENS.

Après la nationalité grecque, la première place dans le monde gréco-slave semble devoir tôt ou tard appartenir à ce groupe de peuples désignés dans l’histoire sous le nom de nation illyrienne, et représentés vis-à-vis de la diplomatie européenne par le royaume slavo-maghyare de Hongrie et la principauté serbe. Les Illyriens, avant Jésus-Christ, formaient une vaste confédération de petits rois et de républiques qui couvraient tout le nord de la péninsule d’Orient depuis l’Attique et l’Épire jusqu’au Danube et au Pont-Euxin. On verra bientôt que cet état primitif de la Grande-Illyrie est celui auquel tend de nouveau l’Illyrie moderne.

Les Illyriens, qui sont incontestablement les plus anciens des Slaves, forment peut-être la plus antique souche humaine qui existe à cette heure en Europe. L’Albanie, terre blanche ou terre d’hommes libres, paraît avoir été long-temps leur forteresse naturelle, le rempart derrière lequel ces peuples terribles mettaient en sûreté les riches trophées de leurs victoires, le refuge où ils se retranchaient dans la défaite. Il semble même que ce soit au fond des vallées albanaises qu’il faille chercher le berceau commun de la race slave et de la race hellénique. L’histoire a constaté les combats acharnés que dut livrer la république romaine aux corsaires d’Illyrie pour les réduire au repos. On sait l’influence que ces peuples ont de tout temps exercée sur le sort de l’Italie ; mais ce qu’on ne sait pas et ce que la vanité des historiens grecs a peut-être tenu à dessein dans l’oubli, c’est la part des Illyriens aux triomphes militaires des Hellènes. Quand la guerre séculaire des rois de Macédoine contre ces peuples eut amené leur incorporation à l’empire macédonien, Philippe devint le maître de la Grèce, et Alexandre alla conquérir le monde.

Malheureusement pour la Grande-Illyrie, elle fut, à cause de son étendue même, occupée dès l’origine par une foule de races hétérogènes, et l’on peut dire d’elle ce que d’autres ont dit du Nord, que c’est une fabrique de nations. Outre les Pelasges, pères des Grecs, et les Vlaques, qui semblent être la souche des tribus latines d’Occident, l’Illyrie renfermait une masse nomade de Scythes de toute langue. Tel est le chaos d’où se dégagèrent enfin la langue et la société slaves, destinées à personnifier l’Illyrie. Ainsi, c’est comme nation slave que l’Illyrie se montre dans les temps modernes ; mais parce que l’élément slave a dans ce pays la majorité numérique, s’ensuit-il que l’Illyrie doive rejeter de son sein et exclure comme étranger tout élément qui ne serait pas slave ? Le Maghyar, qui habite comme le Slave l’ancien Illyricum, ne doit-il pas aussi être considéré politiquement comme Illyrien ? En un mot, la nouvelle nationalité illyrique n’est-elle pas, comme l’ancienne, formée d’élémens complexes ? Nul doute qu’elle ne fût comprise ainsi par l’homme qui conçut le premier le dessein de la rappeler à la vie, et cet homme n’est autre que Napoléon.

Cherchant ce qu’on pourrait mettre à la place de ce flottant empire d’Autriche, dont la politique vacillante déconcertait toutes ses prévisions et déjouait tous ses plans de réorganisation européenne, Napoléon, dans un de ces momens d’illumination qui n’appartiennent qu’à lui, lança de Milan, en 1809, son fameux édit aux populations illyriennes. Il les conviait à former un grand peuple, et leur accordait tous les priviléges nécessaires pour atteindre à ce but glorieux. C’était la vaste Illyrie des Romains qui se ranimait à la voix de César. Borné d’abord au littoral slave de l’Adriatique, à la Carinthie, à la Carniole, à la Croatie, le nouveau royaume slave devait s’étendre avec les évènemens : il devait absorber la race maghyare, entamer l’empire turc et grandir en face de la Russie. Ce nom terrible d’Illyriens qui rappelait tant de dévastations, tant de migrations de hordes et de tribus armées, offrait à Napoléon un favorable augure, impatient qu’il était d’aller anéantir les trônes vermoulus de l’islamisme, pour créer à leur place des états et une civilisation plus dignes de l’Orient. Il préparait cette grande entreprise quand la fortune, lassée de lui obéir, le lança malgré lui contre l’empire du tsar. Après la chute de Napoléon, l’Illyrie retourna à ses anciens maîtres : la rouerie administrative de l’Autriche releva toutes les petites divisions, toutes les petites frontières qui parquent ses différens états, et la Grande-Illyrie, quoique en restant royaume, fut restreinte à deux provinces, qui ont pour chefs-lieux Trieste et Laibach. Toutefois, ceux des Illyriens qui se trouvaient exclus de ce royaume ne cessèrent pas pour cela de se regarder comme enfans de l’Illyrie. Fidèles à l’idée de Napoléon, ils l’ont développée de plus en plus, et aujourd’hui c’est la race entière des Iugo-Slaves (Slaves du sud) qui se désigne politiquement sous le nom générique d’Illyriens.

Le centre du mouvement illyrique est la Croatie. Ne comptant pas plus de 800,000 individus, le peuple croate ne mériterait de la part de l’Europe qu’une médiocre attention, s’il n’était pas l’avant-garde avouée d’un corps de bataille formé par des millions d’hommes. Parmi ces populations asservies, dont la Croatie presque libre s’est faite l’organe politique, il faut nommer surtout les Ilires ou Sloventsi qui habitent l’Istrie, toute la Carniole, le littoral maritime hongrois, et qui, sous le nom de Vendes ou Venedes, remplissent les environs de Venise et de Trieste, une partie du Frioul, de la Carinthie et de la Styrie. Leur nombre est d’à peu près 1,200,000. Ilires et Croates réunis forment donc 2 millions d’hommes ; mais, placés immédiatement sous la police autrichienne, les Ilires ne peuvent se mouvoir ni s’exprimer aussi librement que les Croates, qui forment en Hongrie un royaume à part ou plutôt une espèce de république avec les droits municipaux les plus étendus.

Plus libre encore que les Croates s’élève au milieu de l’Illyrie le peuple serbe, dont une partie est déjà entièrement indépendante sous un prince de son sang qu’elle s’est choisie elle-même. Ces Serbes qui forment, parmi les Slaves du sud, la branche la plus nombreuse et la mieux douée, la branche en quelque sorte royale, sont au nombre de 5,300,000, ont 2,600,000 sous le sceptre autrichien, et le reste en Turquie. La force numérique des Serbo-Illyriens s’élève donc à 7,300,000 individus. La nation serbe, déjà considérable, peut regarder comme son annexe naturelle la nation bulgare, dont la langue diffère si peu du serbe, que les deux peuples se comprennent réciproquement en parlant chacun son idiome. Les rayas de langue bulgare sont évalués à quatre millions et demi. Ainsi la population slave de l’ancien Illyricum n’offre pas moins de 11,300,000 ames. Les Bulgares peuvent, il est vrai, se considérer tout aussi bien comme annexes de la Grèce que comme annexes de l’Illyrie. Néanmoins, quoi qu’il arrive, ils resteront Slaves, et solidaires par conséquent des destinées de la race qui occupe la majorité du territoire illyrien. Par leur position intermédiaire, habitant les deux côtés du Balkan, tournés les uns vers le Danube les autres vers la mer Égée, les Bulgares tendent à s’annexer commercialement, moitié à l’Illyrie, moitié à la Grèce. La Bulgarie pourrait, de cette manière, devenir le nœud qui relierait le système illyrique au système panhellénien.

Habité, comme on voit, par 11,300,000 Slaves, l’ancien Illyricum renferme en outre la nation maghyare, nation d’une énergie formidable, en qui paraît s’être incarné de nouveau l’ancien génie de l’Illyrie, également propre à la conquête et à la résistance. Il serait difficile de préciser le nombre exact des Maghyars, car ils se sont trop disséminés dans les vastes provinces qu’ils se croient appelés à gouverner, mais élevât-on ce nombre même à 4 millions, en y comprenant les amis et les cliens des Maghyars, qu’est-ce que ce chiffre auprès de celui des Slaves, nous ne dirons pas de toute l’Autriche, mais du seul royaume de Hongrie ? L’incroyable ascendant que le Maghyar exerce sur les peuples du Danube ne peut s’expliquer que par l’état déplorable de désorganisation politique où se trouve la race indigène de l’Illyricum. Les conquérans s’en sont fait trois grandes parts : il y a l’Illyrie turque, l’Illyrie hongroise et l’Illyrie autrichienne ; chacune est administrée, ou plutôt opprimée d’une façon essentiellement différente. En outre, chacune de ces trois grandes fractions se subdivise presque à l’infini. En Turquie, il y a la Croatie turque, la Bosnie, la Serbie, le Monténégro, l’Hertsegovine. En Hongrie, il y a le royaume de Slavonie, qui a ses droits particuliers isolément du banat de Temesvar ; il y a le royaume croate et la Croatie militaire, puis une autre petite Croatie soumise aux Maghyars, et comptant 145,000 habitans. Sous la police immédiate de l’Autriche, il y a la Styrie, qui est séparée de la Carinthie par des lois spéciales ; il y a les Ilires, il y a enfin la Dalmatie, où 400,000 Serbes sont forcés de vivre à part, et investis presque malgré eux de priviléges exclusifs. Partout c’est une profusion incroyable de prérogatives et de chartes, une comédie constitutionnelle complète. Nulle part le machiavélisme de l’esprit de conquête ne s’offre plus à nu.

Cependant, en dépit de tant d’obstacles, les Slaves de l’Illyricum sont parvenus, après trente ans d’efforts, à se frayer par l’unité de langage un large chemin vers l’unité sociale. Toutes ces populations sont unies aujourd’hui par une même langue littéraire, qui est celle de la branche la plus nombreuse des Illyriens, la langue serbe, idiome vulgaire de toute la côte de l’Adriatique depuis Capo-d’Istria jusqu’aux bouches de la Boïana, en Albanie, et des rivages du Danube depuis Vidin jusqu’aux approches de Pesth. Quand on se rappelle la prodigieuse anarchie de langues qui régnait, à l’entrée de ce siècle, parmi les Slaves du sud, quand on pense à ces systèmes d’orthographe, à ces littératures microscopiques qui se disputaient chaque coin de l’Illyrie, on ne peut s’empêcher d’admirer la constance déployée par les chefs de ce mouvement unitaire. Que de dégoûts, que d’obstacles il fallait surmonter ! Comment répondre à toutes les niaises objections du provincialisme et des intérêts de clocher ? Le succès a cependant couronné les efforts des unitaires, et on s’étonnera davantage encore de ce succès inattendu, quand on saura qu’il est dû presque entièrement à un seul homme, à Liudevit Gaï[2].

N’est-il pas naturel que, sortis vainqueur d’un tel combat, les unitaires illyriens, dans l’ivresse de leur triomphe, en aient exagéré les conséquences ? Représentant en politique l’école française ou centralisatrice, ils devaient être portés à l’esprit d’exclusion ; cette tendance, poussée à l’extrême, a fait leur malheur. À force de tout rapporter à un principe unique, de condenser pour ainsi dire en une seule famille tous les peuples d’Illyrie, ils ont fini par s’aliéner quiconque n’était pas membre de ce peuple élu, et un jour ils se sont trouvés seuls en face des Allemands et des Maghyars conjurés. Sur un champ de bataille, ils n’auraient pas fléchi ; dans les chancelleries, que pouvaient-ils contre toute la noblesse et la bureaucratie de l’empire ? Ils ont dû, en vrais Slaves, faire comme le roseau, et ils attendent, la tête courbée, que l’orage passe.

L’orage passera, et l’avenir verra l’Illyrie se relever avec des forces nouvelles. Ses émancipateurs n’oublieront plus surtout que, destinée à remplacer la race allemande à la tête de l’empire d’Autriche, la nationalité illyrienne doit, comme cet empire, présenter des élémens complexes. Tout en défendant leur race contre d’injustes et absurdes projets d’absorption, il ne parleront plus de se séparer des Maghyars, avec lesquels la nature paraît les avoir indissolublement unis. Comment, en effet, exclure ce peuple qui habite au centre même du pays, au bord du grand fleuve de l’Illyrie, avec Pesth pour capitale ? C’était se mutiler soi-même. Aussi, du moment que les Maghyars purent supposer chez les patriotes croates l’intention, même la plus vague, de se séparer d’eux pour former un empire à part, une grande Illyrie slave, un choc terrible entre les deux races fut imminent. Pour la race maghyare, cette séparation eût été le coup de la mort. Elle, si ambitieuse dans ses projets, mais restreinte à un si petit nombre d’hommes, comment pourrait-elle, séparée des Slaves, atteindre les destinées qu’elle rêve ? Comment se maintiendrait-elle souveraine en face de l’Allemagne qui l’écrase et de la Russie qui la menace ? Ce noble Maghyar, si justement fier des magnifiques priviléges qu’il a su conserver et défendre, en dépit des maîtres allemands de la Hongrie, ne devait-il pas être indigné en voyant son compatriote le Slave repousser avec dédain des institutions hongroises, pour se tourner vers ces Ilires qui sont de pauvres opprimés, enclavés dans les états héréditaires des Habsbourg ? On pouvait prévoir que l’aristocratie souveraine des Maghyars chercherait à s’assurer par des mesures légales l’ascendant politique ; c’est ce qu’a prouvé la diète dernière. Quant à ce que les magnats appellent la maghyarisation des Slaves, ce coup d’état, cru nécessaire pour effrayer le parti dit illyrien, est d’une exécution aussi impossible que l’était chez les Slaves la pensée de se séparer des Maghyars. L’exagération du patriotisme a jeté les uns et les autres dans l’extrême ; une seule chose restera vraie, c’est que la Hongrie est à la fois maghyare et slave.

Le Maghyar doit donc renoncer à persécuter les Slaves ; sa vaste ambition lui prescrit elle-même une conduite fraternelle vis-à-vis des autres Illyriens. Ils sont passés, ces temps de conquête brutale qui voyaient une horde de Turcs ou de Huns partis de la steppe subjuguer d’immenses populations. S’il s’aliène les Slaves et les pousse à se retrancher dans leurs inaccessibles montagnes, le Maghyar se trouvera réduit à un petit et impuissant royaume. Veut-on rendre la Hongrie de plus en plus imposante, qu’on la maintienne fédérale ; qu’elle cesse de s’appeler orszak (royaume maghyar) ; qu’elle devienne un état slavo-maghyar, c’est-à-dire que la souveraineté y soit justement répartie entre les deux races. À cette condition, la Hongrie doit finir par attirer à elle et par s’associer tous les peuples de cette Grande-Illyrie, dont l’avenir pend, comme un glaive de Damoclès, sur l’Autriche aussi bien que sur la Turquie. Quoique bien plus forte que les Maghyars, l’Illyrie slave ne pourra les absorber ; mais elle pourrait, si elle leur était hostile, paralyser tous leurs efforts. Au contraire, fraternellement réunis, tous ces peuples formeront, comme l’Allemagne, un puissant faisceau d’états, représentés par une diète suprême. Là, le Maghyar verra sa langue librement acceptée, parce qu’il aura accepté et appris lui-même la langue de ses voisins ; là, il pourra faire briller aux yeux du monde entier l’éloquence dont il est doué. Son union avec les Croates poussera les limites de sa puissance morale jusqu’au-delà de Trieste, jusque chez les Ilires de Carinthie et du Frioul. Cette union iliro-maghyare sera en Occident le contre-poids de l’union orientale des Bulgares et des Serbes, étendue jusqu’à la mer Noire. Déjà forte de 13 millions d’hommes, la puissance hongroise atteindrait le chiffre de 20 millions en s’associant les Bulgaro-Serbes, dont les positions géographiques sont stratégiquement, après celles des Grecs, les plus belles de l’Europe.

L’obstacle principal à la réunion politique et à la centralisation morale de tous ces peuples sera la différence de religion. Les Maghyars, étant latins, ne se laisseront pas facilement persuader d’avoir pour le rite grec le respect et la sympathie qu’il mérite. Leur antagonisme ardent et chevaleresque contre la Russie les égare sous ce rapport, et leur fait trop souvent confondre ce qui est gréco-slave avec ce qui n’est que russe. Quoique différente, la position des Croates n’est guère plus avantageuse. Ces Slaves latins forment une telle minorité, qu’ils doivent renoncer à exercer une influence décisive sur les mœurs générales et la marche politique de l’Illyrie. Sans doute l’Illyrie ne peut être exclusive : essentiellement médiatrice, elle tend par ses enfans serbes une main à la Grèce et l’autre à l’Allemagne par ses Ilires et ses Croates. Toutefois, l’énorme majorité de la nation étant orientale, l’intérêt bien entendu des Maghyars, autant que des Croates, doit les porter à faire dominer les tendances orientales dans leur politique. Ils devraient, non-seulement favoriser le libre épanouissement du rite grec-uni partout où il subit des restrictions locales, mais encore se rapprocher eux-mêmes de ce rite, autant que peut le permettre la fidélité à la foi de leurs pères. Ils doivent surtout ne jamais dénaturer le côté si richement oriental de leurs institutions politiques.

Puissans par leur nombre et plus encore par leur courage héroïque, les Illyriens, tant slaves que maghyars, manquent encore d’un levier indispensable pour toute grande émancipation, le levier du commerce. Il leur faut de larges débouchés extérieurs, et leur place comme nation maritime dans la Méditerranée. Cette place, ils ne la conquerront qu’avec l’aide de la Grèce. Sous peine de rester une nation secondaire, ils devront se confédérer avec l’Hellade. Cette nécessité, les Serbes l’ont déjà reconnue ; c’est au Maghyar de la reconnaître à son tour, et de combiner en silence son mouvement révolutionnaire avec celui des Hellènes encore asservis de l’empire ottoman. Le Maghyar et le Serbe avec leur ardeur guerrière et politique, et l’Hellène avec ses instincts profonds de diplomate et de commerçant, se complètent mutuellement, et peuvent devenir par leur union les arbitres de l’Orient. Une fois mise en état d’écouler tous ses produits par son union douanière avec les états danubiens et la Grèce, cette féconde Hongrie, qui nourrit déjà 13 millions d’habitans, en compterait, dans un demi-siècle, au-delà de 30 millions, qui, unis par tous leurs intérêts aux populations de l’Orient grec et turc accrues en proportion, présenteraient une masse d’hommes supérieure, même numériquement, aux masses entassées de la Russie.

IV.
LES BOHÊMES.

De même que du côté du sud la Grande-Illyrie confine à la Grèce, dont elle est l’alliée et la sœur primitive, de même par le nord elle tend la main à la Bohême, qu’elle considère comme une émanation de son sein. En effet, les plus anciennes légendes illyriques, célèbrent Krapina (la forteresse) comme l’asile sacré où Iliria allaitait ses trois fils, Tchekh, Lekh et Rouss, pères des trois grandes nations tchéquo-slave, lèque et russe. Les ruines de Krapina existent encore sur des rochers, au-dessus d’une petite ville, dans la Zagorie croate. C’est là, disent les mythes politiques de l’Orient, qu’Iliria, néophyte de Cadmus, initiée par lui aux mystères phéniciens et à toutes les sciences asiatiques, éleva Tchekh, Lekh et Rouss, et quand elle les eut instruits dans tous les arts de la vie civile, elle les envoya coloniser le nord encore vide d’habitans. Ils donnèrent naissance aux trois grandes nations slaves d’au-delà du Danube, rattachées par leur mère, la classique Illyrie, à l’hellénisme et à Cadmus.

Combien cette généalogie, d’un caractère si biblique, ne diffère-t-elle pas des idées intronisées en Europe par les savans d’Allemagne ! Combien de longues et systématiques histoires écrites pour prouver l’invasion de l’Illyricum par les Slaves du nord, à la chute de l’empire romain ! On suppose, toujours sans preuves, que cette invasion fut la première ; on ne soupçonne même pas qu’avant cette époque, l’Illyricum pût être déjà habité par des Slaves opprimés, qu’avait refoulés la conquête romaine, mais qui, renforcés par leurs frères du nord, relevèrent alors contre Rome leur tête indomptée. Qui prouvera que cette prétendue émigration des Slaves du nord au sud ne fut pas une restauration des Slaves latinisés, la délivrance des Illyriens primitifs par leurs frères puînés du septentrion ? Ces farouches tribus qu’on voit, sous le nom de Croates blancs et de Croates rouges, sortir des montagnes tchèques de la Moravie, des steppes de la Russie et de la Léquie primitive, puis franchir le Danube, volaient peut-être vers l’Illyrie comme vers leur mère, pour briser les chaînes dont l’avait chargée l’ambition des césars. Qui sait s’ils n’allaient pas à l’Adriatique, comme vont au Balkan les Russes actuels, sous prétexte de délivrer leurs frères, et de relever Krapina, la sainte forteresse d’Illyrie ?

Actuellement encore des liens intimes existent entre les Croates et les Tchéquo-Slaves. Les deux peuples sont restés unis dans le bassin du Danube sur une assez longue étendue de frontières. Cette portion des pays tchèques qui confine à l’Illyrie, et se trouve enclavée dans le royaume maghyar, est la Slovaquie. Entre la Slovaquie et la Tchéquie proprement dite ou le royaume de Bohême, s’étend le duché de Moravie, qui, avec plusieurs districts de Silésie, fait également partie intégrante du territoire des Tchéquo-Slaves. Cette nationalité se trouve donc scindée comme celle des Illyriens en trois grandes parties. On évalue le nombre des Tchèques à 3,016,000 pour la Bohême, 1,400,000 pour la Moravie et la Silésie, 2,753,000 pour la Slovaquie, ce qui donne un total de plus de 7 millions d’hommes, et dans ce chiffre ne sont pas compris 104,000 Juifs, ni 1,748,000 Allemands, établis en Bohême et en Moravie.

Des trois fractions du peuple tchèque, la plus ancienne est celle des Slovaques, qui occupent presque à eux seuls tout le nord-ouest de la Hongrie et une partie des comitats du sud-ouest, et ont formé des colonies nombreuses jusque dans le centre de ce royaume. Bien différens de leurs superbes et belliqueux voisins d’Illyrie, les Slovaques sont d’humbles et timides laboureurs. Peut-être faut-il expliquer par leur caractère inoffensif l’oppression extrême qui pèse sur eux, et qui fait presque désespérer de les voir se soutenir comme nation, vis-à-vis des Maghyars, acharnés à les dénationaliser. La Slovaquie renferme les districts les plus montagneux et les moins fertiles de toute la Hongrie, et néanmoins ce sont les plus peuplés et les mieux cultivés. On peut dire que le Slovaque remplit en Hongrie le même rôle que le Bulgare en Turquie : il est le père nourricier de la race dominante. Partout où l’on voit de grands travaux d’agriculture, on peut affirmer sans crainte qu’ils sont dus aux Slovaques. Il n’y a pas jusqu’aux fameux vignobles de Tokay pour la culture desquels le Maghyar n’emploie les mains de ces hommes laborieux.

Quand la neige, en couvrant leurs montagnes, leur interdit le travail des champs, les infatigables laboureurs de la Slovaquie se font tisserands, et fabriquent une quantité incroyable de pièces de toile. Le printemps revenu, ils vont colporter et vendre ces marchandises dans toute l’Allemagne, en Pologne, en Roumanie, en Turquie et jusqu’au fond de la Russie. Partout ils portent leur costume national, ne s’expriment presque jamais que dans leur dialecte ; avec leur rustique simplicité, ils s’imaginent retrouver des Slovaques dans tous ceux qui parlent une langue slave, et les considèrent comme leurs concitoyens. Nous laissons à juger quel parti la Russie saura tirer d’une telle ignorance, si l’Autriche ne vient pas elle-même réveiller chez ce peuple le sentiment endormi de son individualité.

L’histoire des Slovaques fut long-temps belle et glorieuse, et il serait plus facile qu’on ne pense de leur rendre la conscience de leur dignité nationale. Le grand empire morave avait été fondé par leurs ancêtres, qui comprirent les premiers la nécessité d’opposer à l’omnipotence de l’Occident germanique un contre-poids oriental qui permît aux nations encore trop barbares pour admettre la civilisation romaine d’accueillir au moins le christianisme. Dans ce but, ils donnèrent naissance à une grande église qui, sans être latine, était cependant catholique, et à un grand empire qui, sans être ni latin ni germanique, était pourtant européen. Ce fut chez eux que les apôtres slaves Kyrille et Méthode bâtirent, au IXe siècle, les premiers temples de l’église gréco-slave. Cette église unie à Rome, et protégée long-temps d’une manière toute spéciale par les papes, se répandit vite en Bohême et dans toute l’immense Moravie (la Russie méridionale actuelle) ; mais héritier de la prétendue universalité politique des Romains, l’empire allemand d’alors ne voulait pas de rival. C’est pourquoi, ne pouvant à eux seuls subjuguer ces Slaves indépendans, les Allemands, sous l’empereur Arnulf, appelèrent à leur aide la horde maghyare, issue des Huns d’Attila ; cette horde accourut d’Asie sur ses chevaux sauvages, et mit en pièces l’empire morave. Complètement terrassés dans une dernière bataille sous Presbourg, en 907, les Slovaques sont depuis lors esclaves des Maghyars.

La Tchéquie (Bohême) et la petite Moravie, fortes de leur union fédérative, continuèrent néanmoins, après la chute des Slovaques, de former un royaume à part ; mais ce royaume slave, pour se maintenir contre la nouvelle monarchie des Huns, dut se faire feudataire de l’Allemagne, et en recevoir par conséquent la religion et les idées. De là le latinisme désormais ineffaçable des Tchéquo-Slaves. Cette direction sociale, dont ils sentent aujourd’hui tous les inconvéniens, leur fut très avantageuse tant que régna en Occident la barbarie féodale. En paix alors avec leurs fanatiques voisins, grace à leur religion et à leurs mœurs latines, ils atteignirent à un précoce épanouissement de civilisation. Dès le XIVe siècle, l’université de Prague était une des lumières de l’Europe, et rivalisait avec celle de Paris. Dépositaire d’une foule de trésors scientifiques, la langue tchèque était étudiée par les savans étrangers. Ce développement intellectuel alla grandissant chez les Tchéquo-Slaves jusqu’à l’entrée du XVIIe siècle ; alors l’esprit national commença à fléchir. La savante Bohême, enivrée d’elle-même, après avoir la première éveillé dans le monde, par la voix de Jean Huss, l’esprit du protestantisme, ne consacra plus son génie qu’aux querelles théologiques, et sa force qu’aux guerres religieuses. Aucun peuple du monde ne combattit jamais pour sa croyance contre l’Allemagne entière. Aussi, quand l’épuisement eut mis fin à cette lutte à la fois sublime et infernale, la Bohême n’était plus qu’un désert. Un peuple de plusieurs millions d’hommes se trouvait réduit, à huit cent mille individus. Dès-lors l’Allemagne dut tendre à germaniser les pays tchèques, ne fût-ce que par la nécessité de les repeupler avec des colonies venues du dehors. Ce travail d’assimilation fut poursuivi avec une persistance, souvent même avec une cruauté incroyable et cependant il tourne aujourd’hui contre ses propres auteurs. Parmi les quatre millions et demi d’habitans actuels de la Bohême et de la Moravie, ceux qui sont Allemands d’origine deviennent chaque jour plus fiers de leur titre de Bohêmes et du sang slave infusé dans leurs veines. On pourrait presque dire que les plus chauds défenseurs de la nationalité tchéquo-slave sont des Allemands. La prétendue germanisation des Bohêmes peut donc continuer, car, en dépit de ceux qui la propagent, elle porte de nobles fruits et fournit aux opprimés des auxiliaires pour la lutte.

Cette lutte, espérons-le, ne se fera point par les armes ; elle continuera sur le terrain des idées ; elle se poursuivra comme elle a commencé par la discussion, par l’organisation morale, par les manifestations populaires. C’est à ces moyens pacifiques qu’elle devra ses triomphes. L’Autriche est trop habile pour ne pas faire, quand il en sera temps, les concessions nécessaires ; mais jusqu’à ce que la Bohême soit arrivée à avoir une constitution, et à se gouverner comme la Hongrie, combien ne faut-il pas d’années encore ! En attendant, les sociétés patriotiques se multiplient : confiantes dans l’avenir, sûres de la légitimité de leurs vœux, elles travaillent au grand jour. C’est dans les bals, dans les concerts publics, dans les académies, sur les théâtres, que se manifeste, par les acclamations les moins équivoques, le progrès de l’esprit national. Un gouvernement sage ne peut laisser de pareils résultats sans réponse. Il faudra que le cabinet de Vienne reconnaisse bientôt une nation de plus dans son empire, ou bien il augmentera de sept millions d’hommes le nombre de ses ennemis intérieurs.

On ne peut nier cependant que le peuple tchéquo-slave ne soit une trop faible minorité ; pour se soutenir politiquement, seul en face de toute l’Allemagne, il lui faut un appui, un levier au sein du monde slave. Voilà pourquoi la Bohême se préoccupe tant du sort de la Pologne. En effet, réunies ensemble, ces deux nations n’auraient plus rien à craindre ni de l’Allemagne, ni de la Russie. La Pologne donnerait aux Tchèques les débouchés maritimes qui sont indispensables à tout grand état, et la Bohême enrichirait ses alliés polonais des fruits de sa puissante industrie. Il y a déjà un pays où les deux nationalités latines du monde slave se trouvent presque confondues : c’est la Silésie. Cette malheureuse province si indignement exploitée par ses maîtres, cette Silésie, qu’on croyait devenue tout allemande, s’est réveillée slave. Moitié tchèque et moitié polonaise par son langage, elle lit maintenant les journaux des deux peuples, et se mêle avec ardeur aux questions débattues par eux. Appuyée sur Prague et sur Posen, la Silésie commence à vivre d’une vie nouvelle. Tous ces résultats sont dus à la dernière révolution de Pologne. Les malheurs qui ont accablé la nation polonaise, loin d’affaiblir sa puissance morale, n’ont fait que la grandir, et aujourd’hui le plus persécuté d’entre les peuples slaves est celui qui exerce parmi eux la plus active influence.

V.
LES POLONAIS.

Les Lèques ou Polonais sont évalués, dans les statistiques russes, à neuf millions et demi d’individus, dont 5,000,000 dans la tsarie de Pologne, la Volhynie, la Podolie, l’Ukraine, 2,431,000 en Autriche, 2,000,000 en Prusse ; enfin 130,000 dans l’état de Cracovie. C’est à ce chiffre que l’oppression a fait descendre un peuple qui compta jadis 25 millions de sujets. S’il ne dut autrefois à des moyens factices qu’une élévation passagère, ses ennemis ne pourront pas non plus, par des moyens factices, l’entraîner dans une irrévocable décadence. Ne mesurons pas du reste les forces et l’avenir de la Pologne au petit nombre de ses enfans, mais à leur courage et à leur patriotisme.

Si l’on compare la position géographique des provinces polonaises avec celle de la Bohême, de la Grèce, des pays illyro-serbes, on ne peut se défendre d’une triste impression à la vue des obstacles matériels qui pèsent sur cette nationalité, et l’on admire davantage encore le peuple qui n’a pu maintenir son existence que par une lutte incessante contre la nature. Quelle position en effet que celle des Polonais, entièrement découverts au milieu des steppes, entre la mer et les montagnes ! Si du moins ils avaient gardé la Baltique ! mais dans son héroïque et orgueilleuse imprévoyance, l’ancienne szlachta (noblesse de Pologne) a cédé toutes ses côtes aux émigrations germaniques, sans même se réserver les embouchures de son fleuve national. À partir de Thorn, c’est-à-dire du lieu où elle présente le plus d’avantages à la navigation, la Vistule est presque entièrement allemande, et la côte maritime n’est proprement polonaise que sur un court espace, entre Hela et Schmolsin. Nous ne rappellerons pas ici la race grecque, restée en possession de toutes ses mers ; prenons seulement la nation illyro-serbe : occupant à la fois et la mer et les montagnes, combien n’est-elle pas mieux placée que la race lituano-polonaise, pour développer sa richesse et son indépendance ! Cependant qu’ont fait les Illyro-serbes, et quelle place occupent-ils dans l’histoire comparativement aux Polonais ? Qui dans le monde parle de l’Illyrie ? et quel est au contraire sur le globe l’écho qui n’ait pas répété le nom de la Pologne ?

Si la position géographique des provinces lèques, sans montagnes et sans mers, est évidemment une position malheureuse, leur position morale est bien plus malheureuse encore. Dans ce monde gréco-slave, essentiellement oriental de mœurs, de lois, de rites, au point que religion slave et religion grecque sont deux mots synonymes, la Pologne, quoique slave, pense et agit en latine. Ce latinisme des Polonais a peut-être plus encore que leur position géographique contribué à leur ruine, en les faisant envisager presque comme étrangers par la majorité des Gréco-slaves. Souvent dans leurs propres foyers les Polonais vivent séparés de mœurs et de sympathies d’avec les indigènes. Ainsi dans la Volhynie, la Podolie, l’Ukraine, la Lituanie, la Biélo-Russie, le paysan est de rite grec-uni, tandis que les seigneurs et les bourgeois des villes sont de rite latin.

Évidemment l’avenir de la Pologne dépend de sa réconciliation avec les idées orientales, qu’elle a jusqu’ici combattues. C’est en s’appuyant sur la nombreuse nation des Russines et sur les Kosaques qu’elle pourra renaître. Pour le prouver, il suffit d’un coup d’œil jeté sur les divers élémens de la nationalité polonaise. Comme la Russie, comme l’Illyrie, comme la Tchéquie, la Pologne se compose de trois parties distinctes : la Léquie proprement dite, ou Grande-Pologne, avec Posen pour capitale ; la Petite-Pologne, unie à la Polésie (pays des Polés), à la Podlaquie, à la Mazovie, et dont le centre est Varsovie ; enfin la Lituanie, dominée par Vilna. De ces trois parties, la moins latine par ses mœurs et sa religion est la Lituanie. Quant à la Petite-Pologne, adossée à la Volhynie et à la Gallicie (Russie-Rouge), elle est dominée dans toutes ses positions par les Russines, Slaves de rite grec. Seule, la Grande-Pologne ou le duché de Posen peut se considérer comme ayant des intérêts latins et une organisation occidentale d’une certaine force, puisque cette organisation dérive de ses rapports internationaux. Aussi cette Pologne prussienne est-elle le centre de résistance le plus redoutable contre la Russie ; mais elle ne compte que 2 millions d’habitans. Les autres provinces polonaises sont, on peut le dire, complètement envahies par le génie oriental. La Pologne autrichienne, ou le royaume très catholique de Gallicie et Lodomérie, ne fait pas sous ce rapport exception, puisque la majorité de ses habitans est grecque-unie.

Ce n’est que dans la Prusse, nous le répétons, que la nation polonaise peut continuer de se regarder comme latine politiquement ; dans le reste de ses provinces, elle ne doit plus professer que des mœurs et des sympathies gréco-slaves. Les patriotes du grand-duché de Posen se trouvent vis-à-vis de leur nation dans les conditions sociales où se trouvent en Illyrie les Croates vis-à-vis des Serbes. Nés latins et remplis d’idées latines qu’ils ne peuvent plus abdiquer, ils doivent subordonner leur marche politique aux tendances orientales de leur race, à peu près comme chez les peuples catholiques d’Occident les protestans se subordonnent, pour l’ensemble de la législation, à leurs concitoyens catholiques.

Quelles que soient du reste les mesures adoptées par les Polonais pour mettre un terme aux souffrances de leur patrie, on ne peut se refuser à la conviction que ces souffrances cesseront un jour. Puisque, malgré tant d’obstacles, tant de causes de mort en apparence irrésistibles, cette nationalité vit toujours, n’est-il pas clair que sa conservation se rattache à des vues secrètes de la Providence ? Oui, sans doute, un peuple dont l’histoire fut si grande ne peut périr sous les efforts insensés des puissances qui ont juré sa perte : le supplice qu’il endure actuellement n’est qu’une expiation pour un triste passé et une préparation pour un glorieux avenir.

VI.
LES RUSSES.

Nous voici devant la nationalité russe, la plus grande, la seule de toutes les nationalités gréco-slaves qui soit redoutable pour le repos de l’Europe. Les statistiques donnent à l’empire des tsars une population de 65 millions d’individus, dont 5 millions de Polonais, 1 million et demi de Finlandais, autant de montagnards du Caucase, et 2 millions de Transcaucasiens. Sur ces 65 millions d’hommes, 51  millions 184,000 parlent russe et sont de rite gréco-slave.

De même qu’il y a une triple Hellénie, trois Polognes, trois Illyries, de même aussi l’histoire nous montre l’empire russe divisé en trois zones : blanche, rouge et noire, qui sont la Biélo-Russie, la Crasno-Russie, la Tcherno-Russie. Ces trois groupes de tribus diffèrent entre eux, non-seulement par leur origine, leur histoire et leur existence politique, mais encore par les mœurs et le langage, au point qu’on peut les considérer comme trois peuples.

Le vrai noyau de l’empire est la Russie-Noire (Tchernaïa Rossia) ou la Grande-Russie, appelée aussi Moscovie, du nom de sa capitale. Composée de 35 millions d’individus, cette grande race s’est tellement imposée aux deux autres races slaves de l’empire, aux Biélo-Russes et aux Malo-Russes, que l’idiome moscovite est partout aujourd’hui l’idiome des actes civils, des écoles, de la vie sociale et de la littérature. Dans la vaste enceinte que forme la Russie-Noire se trouvent comprises, il est vrai, quelques tribus étrangères, finnoises, tatares, tcheremisses et mordvines, et surtout des colonies allemandes comme celles de Sarepta et de Saratov sur le Volga, celles du Dniepre, de la Crimée et des environs de Pétersbourg ; mais toutes ces populations diverses forment, même réunies, un chiffre trop insignifiant auprès de la masse compacte du peuple moscovite, et leur assimilation prochaine avec la Russie ne peut manquer d’être le résultat des derniers oukases relatifs à l’instruction publique. Il n’y a pas jusqu’aux Tatars des gouvernemens de Perm, Viatka, Kasan et Orenbourg, qui, entamés par le passage continuel des marchands de Moscou, ne perdent rapidement leur physionomie propre et leurs mœurs, pour prendre celles de la Moscovie.

Cette Russie-Noire est si bien regardée comme le sanctuaire de la nationalité russe, que c’est elle qui porte par excellence le surnom de Sainte (Svataïa-Rossia). C’est qu’aux yeux de tout l’Orient chrétien cette terre est vraiment sainte, car elle fut le pays des martyrs. Sous le joug écrasant des Tatars, qui, en pesant sur elle durant deux siècles, lui valut le nom de Noire ou d’esclave, cette partie de la nation russe endura tous les maux plutôt que d’apostasier. Son admirable constance dans ces jours mauvais mérite assurément toutes les sympathies de l’histoire ; et quand l’affaiblissement de la horde mongole eut enfin permis aux Russes noirs de lever l’étendard d’une sainte et généreuse révolte, leur courage dans les combats fut aussi grand que l’avait été leur constance dans les supplices. Alors, comme un fanal dans une nuit profonde, la blanche Moscou (Bielaïa Moskva) s’éleva du sein de la Russie-Noire, et, par l’habileté de ses princes, elle ne tarda pas à devenir la capitale de toute la race. Pendant que les Moscovites traversaient ces deux périodes d’esclavage et de lutte, les Russes blancs, alliés de la Pologne, florissaient par leur commerce. Civilisés presque dès l’origine, ils formaient, sous la présidence de la grande Novgorod, une confédération de tribus libres et républicaines. C’est pour ces tribus que fut composé, dès le XIe siècle, le code russe (pravda ruskaïa). Elles ont toujours gardé, même encore aujourd’hui, des penchans républicains ; de tous les Russes, il n’en est pas qui soient plus portés vers l’Europe. On compte 3 millions 230,000 Russes blancs, tous de religion gréco-slave. Ils s’étendent de Smolensk à Pétersbourg, et ont conservé leur ancien dialecte, le biélo-russe, qui est aussi très répandu en Lituanie, royaume autrefois uni à la Russie-Blanche. Ainsi les Lituaniens, qui ne sont pas des Slaves, servaient et servent encore de lien entre le Biélo-Russe et le Polonais. Ils comblent en quelque sorte par leur caractère mixte l’abîme, sans eux infranchissable, qui existe entre deux nations aussi profondément différentes de génie et de mœurs que les Russes et les Polonais.

Un phénomène social analogue se produit dans le midi de l’empire. Là se trouve pour la Pologne une autre espèce de confédérés, les Russes rouges ou Malo-Russes, race belliqueuse et turbulente, qui s’est mêlée à presque toutes les révolutions de l’Orient. La capitale de ce peuple, Kiöv, fut durant des siècles la capitale de toutes les Russies, enfin les ravages des Mongols l’obligèrent de se soumettre aux Polonais ; mais, malgré tous les maux que lui faisait endurer le grand-khan de l’orde d’Or, le peuple malo-russe refusa constamment de suivre l’exemple de sa capitale et de s’incorporer à la Pologne. Préférant à une servitude civilisée une indépendance sauvage, il se fit kosaque, c’est-à-dire brigand dans la steppe. Enfin ces terribles Kosaques, flattés par la Pologne, consentirent à s’unir fédéralement avec elle. Les Kosaques étaient de rite gréco-slave ; les prélats latins de Pologne virent dans cette circonstance une occasion de montrer leur zèle : la noblesse, par raison politique, soutint leur propagande. De grands priviléges et la préséance sur leurs concitoyens furent partout assurés à ceux des Kosaques qui adoptaient le rite latin. L’Ukraine, indignée, courut aux armes, et alors commença entre les Slaves grecs et les Slaves latins cette longue guerre qui, sous mille formes, s’est prolongée jusqu’à nos jours, et dont le résultat le plus évident a été d’assurer à la Russie, protectrice du rite opprimé, sa suprématie actuelle.

Contraints par l’intolérance de la Pologne de s’annexer à l’empire des tsars, les Kosaques n’ont pas cessé d’être la principale force militaire de cet empire. Sans eux, il ne saurait subsister. La vivacité enjouée, l’audace, les mœurs aventureuses de ces guerriers forment une transition naturelle entre le caractère grave et flegmatique, la vie casanière du Moscovite, et le caractère ardent des nomades et des peuples enfans de l’Asie. Si depuis trois siècles la Russie ne cesse pas de refouler chaque jour plus avant dans la steppe l’élément asiatique, elle le doit aux courses lointaines, à l’esprit de colonisation des aventureux Kosaques. N’est-ce pas un Kosaque qui a livré la Sibérie aux tsars ? n’est-ce pas ce peuple qui couvre comme d’un réseau de lignes militaires, tous les pays tatares, et les force au repos, en même temps que par son exemple il leur enseigne la vie agricole ? Le secret de l’unité russe s’explique par les Kosaques. Ces cavaliers infatigables savent se porter en corps nombreux, et avec la rapidité de l’éclair, d’un point à un autre ; ils volent du Caucase à l’Altaï, ou du Dniepre au Volga, comme un régiment se porterait chez nous du Jura aux Pyrénées ou de la Seine à la Loire. Le Kosaque ne fait pas seulement la police dans ses immenses déserts contre les nomades et les barbares, il la fait encore dans toutes les provinces et jusque dans les capitales. Le Kosaque est l’omnis homo des tsars.

Eh bien ! veut-on savoir comment les tsars ont traité cet utile serviteur, cet être nécessaire qui les a faits tout ce qu’ils sont ? Lorsque l’intolérance et l’ambition politique du clergé polonais, soutenu par l’oligarchie des magnats, eurent contraint les tribus kosaques de s’annexer à la Moscovie, ces tribus ne le firent néanmoins qu’à la condition de rester libres chez elles et de continuer à se gouverner elles-mêmes par leurs diètes et leurs alamans. Ces priviléges leur furent garantis à perpétuité : qu’en reste-t-il aujourd’hui ? Le souvenir ; mais ce souvenir ne périra pas chez les fils de la steppe, toujours libres au fond du cœur.

Les tribus kosaques se confondent politiquement avec le peuple malo-russe, dont elles sont comme l’expression militaire. Les Malo-Russes ou Russes rouges, qui se nomment dans leur langue Russines ou Russniaques, s’élèvent à 13,150,000 ames, dont 2,774,000 en Autriche. Ils habitent presque toute la Russie méridionale. On rencontre dans leurs villages quantité de Polonais, auxquels appartiennent la plupart des châteaux, et leurs villes sont remplies de Grecs qui s’y trouvent établis de temps immémorial pour y faire le commerce. Ainsi les deux peuples gréco-slaves les plus avides d’indépendance nationale, les Hellènes et les Polonais, se rencontrent au foyer hospitalier du Kosaque, et les trois opprimés peuvent conspirer ensemble sur les moyens de réduire à ses limites naturelles cette Russie-Noire, qui est devenue toute la Russie et menace de devenir le monde.

Placé entre les chrétiens de la Turquie et les Moscovites, entre les Tatars et les Polonais, le Russniaque par sa position peut servir d’intermédiaire à tous les peuples gréco-slaves. Devenu agriculteur en Ukraine, en Volhynie, en Podolie, il a subi, à la vérité, dans ces provinces le joug de la glèbe ; mais sur le Don, le Volga et la mer Noire, il a gardé son caractère primitif, sa nature indomptée et ses goûts nomades, qui en font l’Arabe du monde slave. Ces fils libres de la steppe, ces Slaves d’Asie sont encore aujourd’hui ce qu’étaient leurs aïeux, les confédérés de la Pologne. Ils forment la partie mouvante, révolutionnaire de l’empire, et ils ne désespèrent point de reconquérir un jour les droits dont on les a frustrés. Leur langue, l’idiome russniaque, est, conformément à la nature du peuple qui la parle, une espèce de moyen terme entre les dialectes slaves de la Turquie et la langue russe. Cet idiome offre surtout d’étonnans rapports avec le serbe. Ainsi, même par sa langue, ce peuple tend vers les Slaves libres.

Si le tsar peut se vanter d’avoir sous ses ordres la plus nombreuse armée du globe, si elle atteint presque l’effectif d’un million et demi de combattans, il en est redevable aux goûts belliqueux des Kosaques, pour qui la vie sous le drapeau est un besoin ; mais une grande partie de ces guerriers, dans une lutte entre les nations slaves, ne soutiendrait pas le tsar : elle profiterait de l’occasion favorable pour rendre aux différentes kosaquies les priviléges et la liberté dont elles ont été dépouillées. On conçoit maintenant que les patriotes de Pologne se confient dans l’avenir, puisqu’ils peuvent gagner à leur cause plus de la moitié de l’armée russe. Pour renaître, la Pologne n’a besoin que d’obtenir des Kosaques, par une conduite plus fraternelle, l’oubli des injures passées.

L’empire russe, on le voit, se compose d’élémens très divers. Issu de l’Asie, il n’est, comme tous les états asiatiques, qu’une réunion de contrastes. De vastes provinces s’y vouent à l’industrie et aux fabriques, pendant que d’autres sont agricoles et produisent les matières premières. Aux laboureurs moscovites se mêlent des colonies d’artisans teutons ; aux Finnois pêcheurs et marins sont associées des tribus exclusivement marchandes ; le timide Livonien s’appuie sur l’altier Courlandais, et les Kosaques soldats se complètent par les Mongols pasteurs. Cette multiplicité de formes sociales, cette variété de populations, est ce qui fait la force morale de la Russie, ce qui la rend au plus haut degré apte à résumer toutes les idées, tous les siècles, et à représenter comme le demandent ses diplomates, l’Asie en Europe et l’Europe en Asie. Cependant cette haute mission que le cabinet russe arroge à son pays, c’est précisément ce cabinet lui-même qui rend la Russie incapable de l’accomplir. En effet, par suite de sa nature militaire, le gouvernement russe a pris aux états européens la centralisation administrative et cet esprit d’absolutisme égalitaire qui tend à tout niveler sous une loi unique. La cour de Russie, par ses idées, qu’elle décore du titre de napoléoniennes, s’éloigne donc essentiellement du système oriental, qui admet toutes les franchises municipales et le plus large provincialisme. Privé ainsi de l’avantage de représenter l’Asie en Europe, le cabinet russe aurait-il plus de droits à représenter l’Europe en Asie ? On peut également en douter, car l’Europe, que sa maturité intellectuelle rend nécessairement absolue sur le terrain des idées, est libérale dans ses institutions. La Russie au contraire, sous le système qui la gouverne actuellement, a perdu la plupart des institutions libres, dont elle était autrefois abondamment pourvue. C’est ainsi qu’un grand peuple se trouve réduit par son gouvernement à un rôle purement militaire, et perd entièrement sa haute destinée sociale.

VI.
DE L’AVENIR SOCIAL DES GRÉCO-SLAVES.

Les cinq grandes nationalités qu’on vient d’examiner donnent, en y comprenant leurs annexes, un ensemble de 110 millions d’individus. Qu’on réfléchisse qu’il y a cinquante ans, le monde gréco-slave ne présentait peut-être pas la moitié de ce chiffre, que chaque année il s’accroît par sa propre fécondité d’un million d’ames, dont 500,000 pour la Russie seule, tandis qu’au contraire l’Occident latin ne s’accroît plus que faiblement, et alors on ne pourra s’empêcher de reconnaître qu’aujourd’hui, comme à la chute de l’empire romain, il s’entasse à l’Orient et au Nord de formidables masses d’hommes, qui, étant à la fois pauvres et opprimés, ont tout à gagner et n’ont rien à perdre à de grandes révolutions dans le système général du monde. On est même forcé de reconnaître qu’en supposant un moment comme possibles de nouvelles invasions d’Orientaux, l’Occident actuel n’aurait pas pour se défendre l’avantage du monopole de la civilisation et de l’unité politique, qui défendit si long-temps l’empire romain. En effet, les Gréco-Slaves ne sont point, comme l’étaient les Germains et les Scythes, étrangers à la civilisation. Quant à l’unité politique, les Gréco-Slaves ont sans doute répudié jusqu’a présent celle que leur présente chaque jour la flatteuse Russie ; mais ils forment nécessairement une grande unité morale, puisque les mêmes mœurs, la même origine, et presque partout la même religion les unissent. Les Osmanlis eux-mêmes en Turquie, et les Maghyars en Hongrie, bien qu’ils ne soient pas Slaves de langage, ne se distinguent pas des Slaves par les mœurs et les tendances sociales.

On parle d’organiser un antagonisme entre le Nord et l’Orient, en mettant d’un côté la Russie, de l’autre la Turquie et l’Autriche. Cette dualité ne pourra jamais exister que dans les intérêts ; quant aux relations morales, le Serbe de l’Adriatique en a de moins grandes avec son voisin le Slave latin de Trieste qu’avec le Russe de Pétersbourg. Il n’y a pas chez les Slaves d’autre antagonisme moral que celui qui naît de la diversité des principes entre l’Orient et l’Occident ; encore qu’est-ce que ce dualisme représenté par les Slaves grecs et les Slaves latins ? Voyons la puissance des uns et la puissance des autres.

Au parti grec appartiennent d’abord tous les Grecs, toute la nation roumane, la majorité des Syriens, un nombre considérable d’Arméniens, en tout plus de 10 millions ; ensuite, parmi les Slaves illyriens, la presque totalité des Bulgares et des Serbes, puisque ceux même qui sont unis à Rome ont gardé la plupart le rite gréco-slave ; ces 9 millions d’Illyriens, joints au chiffre précédent, donnent, pour la Turquie, la Grèce et l’Autriche, 19 millions de chrétiens orientaux. Viennent ensuite les trois Russies : 35 millions de Moscovites, 2 millions 500,000 Biélo-Russes, 13 millions de Russines, dont, à la vérité, 3 millions reconnaissent le pape, mais gardent les rites gréco-slaves ; total pour la race russe : 50 millions 500,000. L’église orientale compte donc parmi les trois plus nombreuses nations gréco-slaves 69 millions 500,000 croyans. Quand on déduirait de ce chiffre 30,000 Grecs, 56,000 Bulgares, 350,000 Biélo-Russes limitrophes de la Pologne, 801,000 Croates, et 1 million 200,000 Ilires qui professent le rite latin, cette fraction est évidemment trop faible pour empêcher de considérer comme orientales les trois principales nations gréco-slaves. Quelles forces le parti latin oppose-t-il donc chez les Slaves à son colossal adversaire ? Il lui oppose, dira-t-on, les deux plus civilisées d’entre les nations slaves, les Bohêmes et les Polonais. Voyons quelles garanties de résistance offrent ces deux peuples, dont certes on ne peut nier la haute importance politique. Réunis, ils présentent un chiffre de 16 millions 674,000 individus ; mais le protestantisme a gagné à ses doctrines plus de 1 million de Tchéquo-Slaves et 500,000 Polonais. Voilà déjà une cause de faiblesse qui ne manquerait pas de se faire sentir dans une révolution, quelque réduit qu’on suppose le rôle politique de l’église chez les peuples civilisés du monde latin. Cet élément de discorde n’existe point chez les Slaves orientaux. En outre, les Polonais et les Tchèques vivent morcelés, sans lien commun, et obéissent à des princes étrangers. La Prusse, l’Autriche et la Saxe en tiennent sous leur sceptre le plus grand nombre, qu’elles s’efforcent de germaniser. Les autres languissent en Russie, et n’échappent que par un continuel prodige de patriotisme à une absorption qui semble toujours imminente.

Quel avenir politique peut-on donc assigner au génie latin dans le monde gréco-slave ? Aucun, puisque les Slaves latins, qui se trouvent vis-à-vis des Gréco-slaves dans le rapport d’un à quatre, subissent partout l’oppression de la conquête, et que l’Europe latine, comme pour les punir de s’être faits latins, semble les avoir voués à jamais au joug allemand et moscovite. Leur position géographique, qui a jusqu’ici protégé les Slaves orientaux contre toutes ces causes de désorganisation morale, leur assure pour l’avenir un autre genre d’avantage : celui d’une multiplication plus libre et plus rapide. En effet, jetés, pour ainsi dire, au désert, régnant sur d’immenses contrées presque vides d’habitans, ils peuvent y croître encore pendant des siècles, avant d’avoir atteint proportionnellement le degré de population de la Bohême et de la Pologne prussienne. Le rapport d’un à quatre, assigné aux Slaves latins vis-à-vis de leurs frères d’Orient, devra donc être au moins d’un à cinq au bout de quelques générations. Notez que dans ce calcul on ne tient pas compte de l’influence victorieuse du gouvernement russe, qui, avec son esprit de centralisation, ne néglige rien pour absorber dans l’unité moscovite ses provinces d’Occident. Ainsi, tandis que les Slaves orientaux, favorisés par la nature vierge de leur sol et par l’indépendance politique, iront en grandissant, les Slaves latins, au contraire, resserrés dans des provinces déjà très peuplées, et limités, sinon entamés, à la fois par la Russie et par l’Allemagne, ne peuvent plus augmenter beaucoup.

Le dualisme qu’on voudrait voir se conserver dans le monde gréco-slave n’est donc plus qu’un rêve du passé. L’antique rivalité entre les Slaves grecs et les Slaves latins, après avoir causé tous les malheurs des uns et des autres, après les avoir fait plier sous le germanisme, et avoir retenu la Pologne dans une perpétuelle anarchie, cette rivalité s’est enfin terminée par la mise en tutelle des défenseurs de l’Occident. Aujourd’hui leur minorité est trop marquée pour qu’ils puissent jamais redevenir dominateurs vis-à-vis de leurs frères orientaux. Il n’y a donc plus d’antagonisme au sein de la race gréco-slave ; elle est arrivée à son unité morale ; elle est devenue la personnification de l’Orient chrétien. Cet Orient sera désormais grec et slave, comme l’Occident est latin et germanique.

Concluons que, si des différences de climat, de position géographique, de développement industriel, rendent nécessaires, chez les Gréco-Slaves, des nationalités distinctes et des gouvernemens indépendans, ces états divers appartiennent cependant tous plus ou moins au même système. S’ils peuvent encore avoir entre eux des guerres d’intérêt, des querelles de frontière, ils ne pourront plus se faire de ces guerres d’idées, comme celles que le latinisme fomenta si long-temps entre la Pologne et la Russie. Beaucoup d’esprit s’en affligeront, parce qu’ils verront dans cette impossibilité démontrée le triomphe de l’idée russe. Nous y voyons le contraire. Dès que la Pologne renoncera à sa politique latine et agira comme gréco-slave, elle aura pour alliés tous ceux des Gréco-slaves dont l’intérêt national n’est pas la grandeur du tsar. On objectera l’infériorité relative de toutes ces nations vis-à-vis de la nation russe. Cette infériorité n’est pas telle qu’on voudrait le faire croire. En se tournant à l’Orient, en confondant leur cause avec celle de l’émancipation des peuples orientaux, les Bohêmes et les Polonais détacheraient par là même de la nationalité russe les 13 millions de Russines qui les entourent, et qui, par leurs souvenirs, leurs goûts, leurs tendances sociales, sont aussi hostiles à l’autocratie que la Pologne elle-même. En outre, la Hongrie, jointe à la Turquie slave, renferme 20 millions d’hommes ; la Grèce et ses annexes, 10 à 12 millions. Ces diverses nations, prises ensemble, sont beaucoup plus nombreuses que la nation russe, et toutes ont contre la Russie des intérêts communs. Sans prétendre l’exterminer comme le voulait la Pologne, toutes pensent à la restreindre en ses limites naturelles, et veulent réduire à de justes bornes ses prétentions.

C’est précisément parce que le monde gréco-slave forme une grande unité morale, que l’autocratie russe est sans avenir, car dans cette unité, qui est désormais l’unité orientale, les nations gréco-slaves veulent toutes être représentées, chacune avec ses besoins, avec son génie propre, et elles ne le seraient pas en se laissant incorporer à la Russie. Cette unité orientale, qui, tant qu’elle était opprimée, garantissait à la Russie, sa seule protectrice, une espèce de pouvoir dictatorial, devra reprendre au tsar une grande partie de son pouvoir, du moment qu’elle sera reconnue par l’Europe, comme un pupille retire ses biens des mains de son tuteur, dès qu’il a atteint sa majorité. En vertu de leur unité morale, les peuples gréco-slaves, entraînés tous par un même désir de liberté glorieuse et d’influence sur les destinées du monde, s’entendront pour réagir contre la prétendue unité de l’autocratie. Ces peuples ont tous juré de reconquérir leur indépendance. Un tel concert d’efforts ne finira-t-il pas par entamer la Russie elle-même ? Ne faudra-t-il pas alors qu’elle se décentralise, et reconnaisse jusque dans son propre sein les nationalités qu’elle prétend absorber ? Quand on pense que de tels résultats seraient le fruit d’un simple appui moral prêté par l’Europe aux Gréco-slaves, on ne peut s’empêcher de gémir sur l’indifférence obstinée avec laquelle on a contemplé jusqu’à ce jour les luttes glorieuses de ces peuples. N’est-ce donc rien que ces nationalités démembrées qui, en Turquie, en Autriche, en Prusse, en Russie, s’agitent pour reprendre leur place dans le monde ? Il serait temps qu’on tournât les regards vers ces régions encore si peu connues où semble devoir se vider la question d’équilibre pendante entre la Russie et les puissances d’Occident. En écartant même l’intérêt politique, ce réveil d’une race jeune et puissante, que ses destins appellent à rendre à la civilisation orientale ses splendeurs évanouies, présenterait encore assez de grandeur pour captiver nos regards et mériter nos sympathies.


Cyprien Robert.
  1. La Revue a déjà publié sous ce titre une suite d’études consacrées à la partie du monde gréco-slave qui se trouve placée sous la dépendance de l’empire turc. M. Cyprien Robert, qui est de retour d’un nouveau voyage dans les pays gréco-slaves, reprend aujourd’hui la série de ses travaux, non plus sur une partie, mais sur l’ensemble du monde immense, dont il s’est proposé de faire connaître les tendances et les ressources.
  2. Fondateur et directeur de la Danitsa, une des plus intéressantes revues slaves, et du journal politique d’Agram. On a trop ignoré jusqu’à ce jour les progrès remarquables faits par les littératures de l’Europe orientale depuis un demi-siècle. Nous nous proposons de consacrer plus tard quelques études à ce riche et vaste sujet.