LE MONDE
GRÉCO-SLAVE.

V.[1]
Les Serbes. — Histoire du prince Miloch.

I.

Limité à l’ouest par la Save et la Drina, au nord par le Danube, à l’est par le Timok, au sud par la Bosnie et la Macédoine, le petit état qui depuis 1830 s’appelle principauté de Serbie n’occupe qu’un territoire de treize cents lieues carrées, et ne compte que cinq ou six cent mille habitans au lieu d’un million, comme le prétendent les voyageurs. On ne peut guère voir, dans l’établissement de cette principauté, que la première concession faite par les maîtres déchus de l’empire turc aux plus impatiens d’entre ces cinq millions d’opprimés dont se compose aujourd’hui la race serbe. Enhardi par le succès et devenant de jour en jour plus dignes de la liberté, les Serbes ne tarderont pas à arracher au sultan des concessions nouvelles. La principauté de Serbie ne forme donc que l’embryon d’un royaume destiné à devenir un jour vaste et puissant, s’il atteint les limites physiques qu’assignent à la race qui l’habite les montagnes grecques et la mer Adriatique.

Hors du pays proprement nommé Serbie vivent plusieurs millions d’hommes, les uns catholiques romains, les autres schismatiques, mais tous frères, et qui, après avoir eu long-temps un même gouvernement, font, depuis un demi-siècle, d’obscurs, mais héroïques efforts, pour reconquérir sinon une indépendance complète, au moins leur nationalité. Ces hommes qui tournent les yeux vers la principauté serbe comme sur un fanal de salut sont malheureusement dispersés sur un territoire fort étroit et démesurément long. La race serbe occupe le tiers de la Turquie d’Europe et tout le midi de la Hongrie. En Turquie, ses provinces sont la Bosnie, la Hertsegovine, une partie de la Macédoine, le nord-est de l’Albanie, le Tsernogore, et la principauté spécialement nommée Serbie ; dans l’empire d’Autriche, le Serbe habite la Dalmatie, la Croatie, la Slavonie, une partie de l’Istrie, les frontières militaires, le Banat, la Syrmie, et le littoral du Danube depuis la Batchka jusqu’à Saint-André, près Ofen. Toutes ces provinces composaient au moyen-âge une unité nationale si forte, que les krals, ou rois serbes, prirent quelque temps le titre d’empereurs d’Orient, et que, pour les abaisser, il fallut une coalition de leurs voisins, comme plus tard pour la Pologne. Puisque cette race ainsi décimée compte encore aujourd’hui cinq millions d’individus, n’est-il pas à croire que si jamais elle parvenait à renouer par une confédération ses membres dispersés et à obtenir une existence moins précaire, elle doublerait bientôt le nombre de ses enfans ?

Sous la domination turque, la principauté de Serbie était divisée en douze pachaliks ou nahias, qui avaient pour chefs-lieux Belgrad, Chabats, Valiévo, Sokol, Oujitsa, Pojega, Roudnik, Kragouïevats, Iagodina, Grotska, Smederevo et Tjoupria[2]. Ces douze villes, unies entre elles par un réseau de douze cent trente-un villages, relevaient toutes d’un visir suprême, qui siégeait dans la citadelle de Belgrad. Aujourd’hui des gouverneurs nationaux ont remplacé les pachas, et les Turcs n’occupent plus qu’au nombre de quelques milliers les forteresses de Belgrad, Smederevo et Sokol, ruines féodales à ponts-levis, à portes de fer, à murs minces et très hauts, flanqués de petites tourelles rondes qui surplombent au haut des remparts comme des nids d’hirondelles, et ne résisteraient pas aux boulets. Le fort même de Sokol, réputé imprenable parce que le rocher qui le porte se cache dans les nuages, serait canonné et réduit en poudre avant une heure par des batteries placées sur les pics calcaires qui le dominent. Aussi les garnisons turques de ces châteaux, se voyant tout-à-fait à la merci des Serbes, se gardent bien de les molester.

La Serbie actuelle se divise en dix-sept nahias ou départemens, qui sont ceux de Kragouïevats, Roudnik, Chabats, Valiévo, Tchatchak, Oujitsa, Belgrad, Pojarevats, Smederevo, Tjoupria, Alexinats, et les six nouveaux districts cédés par la Turquie, c’est-à-dire la Kraïna, la Tserna-Rieka, les deux cercles de Krouchevats ou de Parakine, le Stari-Vlah et le Podrinski, ou pays de la Drina. Si l’on excepte Belgrad, peuplée d’à peu près seize mille ames, Oujitsa, qui en contient cinq mille, et Iagodina, qui paraît en avoir autant, les autres chefs-lieux n’ont pas plus de deux mille habitans. En général, les villes serbes ne sont que des amas de huttes ou de boutiques en bois, ceintes d’un talus palissadé, et qu’aucune voie régulière n’unit entre elles, car les chemins de ce pays ne sont encore que des sentiers à peine tracés par monts et vallées. Cependant la grande route d’Autriche à Constantinople passe par Iagodina, Tjoupria, Deligrad, Alexinats et Nicha, et anime ces déserts, où le mouvement de voyageurs a développé quelque industrie. Il y a en outre des chaussées peu étendues, où les voitures pourraient passer, comme celle qui va de Belgrad à Smederevo, à Chabats, et par Valiévo jusqu’en Bosnie. Quant à l’intérieur du pays, il reste encore impénétrable pour tout étranger accoutumé au comfort européen. Les rives du Danube présentent plus de facilités pour la circulation ; mais l’Autriche, qui a ouvert les nouvelles voies de communication par le Danube, est aussi la seule qui en profite, et la Serbie, n’ayant pas encore un seul bateau à vapeur, est forcée de livrer aux exploitateurs autrichiens tout ce beau littoral qui s’étend de Belgrad à Vidin, et dont la fécondité faisait dire, il y a quelques mois, à un voyageur : « On ne saurait trouver une contrée plus riche des dons de la nature, plus agréablement accidentée, plus heureusement mêlée de bois et de terres labourables, mieux arrosée, mieux partagée sous tous les rapports. Je me bornerai à citer la délicieuse vallée de l’Ipek, si mal indiquée sur les cartes[3], et qui pourrait soutenir la comparaison avec la Limagne et le Grésivaudan. » Il eût fallu ajouter que cette Limagne et ce Grésivaudan de la Turquie sont encore couverts de forêts, et qu’on n’y rencontre guère que des pâtres. C’est pourquoi le commerce de la principauté ne consiste qu’en bestiaux, dont la plus grande partie s’exporte sur les marchés d’Allemagne.

Le seul entrepôt important du pays est Belgrad, qui, comme ville turque, n’offre plus que de lugubres ruines, et comme ville slave n’est encore qu’au berceau. Mais ce nid d’aiglons blancs battus de l’orage, comme disent les piesmas, semble destiné à jouer encore dans l’avenir un rôle non moins important que celui qu’il jouait il y a cent ans, alors qu’il était le rendez-vous des armées de l’Europe et de l’Asie. Si au contraire la paix subsiste, Pesth, Belgrad et Galats, foyers de trois nationalités renouvelées, pourront un jour, par la navigation à la vapeur, rivaliser avec les ports les plus florissans de l’Europe.

Une route à l’européenne censée large de seize toises, mais envahie par le gazon et pleine de fondrières dans les temps pluvieux, est à la rigueur praticable pour les voitures, et peut mener les touristes de Belgrad à Kragouïevats. Cette petite capitale de la dynastie déchue se compose à peine de trois cents maisons. Dominée par plusieurs collines, elle ne peut être défendue ; mais ses habitans trouvent une forteresse naturelle dans le mont Roudnik, aux contreforts couverts d’immenses forêts, et entourés d’abîmes infranchissables pour l’ennemi. Le konak de Miloch et de ses enfans est maintenant désert ; il a été peint à fresque par des artistes serbes qui y ont représenté des scènes bizarres de la vie militaire et domestique ; la salle du divan a gardé ses tapis et ses riches tentures. De la cour, défendue par de hautes palissades, on entre dans la petite mosquée que Miloch fit construire pour ses chers Ottomans. L’église renferme toujours les trônes des deux représentans de l’église et de l’état : le vladika et le kniaze ; le trône du kniaze ou prince temporel, richement décoré et surmonté des armoiries serbes, porte en slavon ces mots : Ton zèle, ô Seigneur ! me dévore tous les jours de ma vie, formule sacramentelle écrite au diadème de chaque roi-pontife. Tous ces monumens ont été laissés, depuis la dernière révolution, dans un abandon complet. Le gymnase serbe continue seul imperturbablement ses cours de philosophie, de grec, de mathématiques, termes un peu ambitieux pour qui sait à quoi ces cours se réduisent ; mais là du moins l’étude n’est pas mise, comme dans l’Europe civilisée, au nombre des jouissances coûteuses. Les pâtres quittent leurs troupeaux et viennent sur les bancs apprendre gratuitement les églogues de Virgile et les rapsodies d’Homère. Le pauvre, qui ne peut se nourrir lui-même, se met au service d’un marchand et soigne sa boutique ou bêche son jardin ; cette tâche remplie, il peut, aux heures des leçons, siéger en classe quelquefois au-dessus des fils du sénateur. Le soir, on rencontre, dans les bois voisins ou sur les bords du torrent de la Lepenitsa, ces grossiers enfans des muses encore dans leurs haillons de bergers et souvent déjà vieux. Récitant à haute voix leurs leçons, ils s’épuisent à introduire dans leur dure cervelle les mystères de la science ou de la poésie classique. L’avenir n’aura-t-il pas une récompense pour ces obscurs et patiens efforts ?

Les habitans des villes ont subi la double et fatale influence des mœurs turques et du luxe allemand ; seuls les habitans des campagnes ont conservé dans toute sa force le type de la nationalité serbe, type éminemment oriental, par cela même qu’il est profondément slave. L’esprit de tribu, ce principe des sociétés asiatiques, n’est point encore éteint dans la Serbie ; on y voit, dans certains districts, les familles alliées se grouper en confréries (bratstva). Chacune de ces confrérie ou tribus a un président qui, sous le nom de knèze ou hospodar, est à la fois le juge-de-paix et le patriarche de toute la knéjine ou du district que possède la tribu. La dignité de knèze est dans certains lieux élective, dans d’autres héréditaire ; mais cette hérédité ne constitue nullement une noblesse territoriale, puisque le même sang coule dans les veines de tous les enfans de la tribu, qui ne forment qu’une famille et sont tous également nobles : aussi voit-on les sociétés ainsi organisées tendre à la démocratie. En effet, si le système aristocratique est ordinairement le fruit de la conquête et de l’oppression exercée par une race guerrière, la vie de tribu semble l’état primitif des peuples encore libres du joug étranger. On retrouve cette organisation patriarcale chez toutes les races autochtones d’Europe, les Ibères, les Gaulois, et même chez les premiers citoyens de Rome, où les tribus, sous le nom de familles Tarquinia, Fabia, Appia, etc., formaient la base de l’organisation des curies et le rempart des libertés populaires. La vie de tribu développe, avec les progrès de la civilisation, un puissant élément municipal qui est la plus forte garantie des nationalités. Cette forme vénérable et naïve de nos premières sociétés ne se retrouve plus aujourd’hui qu’en Turquie, et ceux même qui l’ont conservée s’agitent dans un tel chaos moral, et sacrifient tellement, pour la plupart, aux théories sociales étrangères, qu’on ne peut guère s’attendre à voir l’esprit de tribu conserver long-temps son influence au sein du monde européen. Le pays où cet esprit se maintient le plus vivace est le Tsernogore ; aussi la race serbe a-t-elle dans cette montagne un caractère particulier de force et d’audace. Sur le Danube, au contraire, l’énergie nationale est comme paralysée par l’influence prépondérante des idées allemandes. De là les luttes incessantes des Serbes danubiens contre leurs compatriotes des montagnes.

Néanmoins, comme jamais un peuple ne renie entièrement sa nature, des traces de la vie de tribu se retrouvent encore, nous le répétons, même dans la Serbie danubienne. La population champêtre s’y agglomère instinctivement par groupes de familles, dont chacun se choisit un représentant, un chef ou hospodar. Mais amenés par l’exemple des boyards valaques et des magnats hongrois à méconnaître les devoirs qui lient un père de tribu à ses fils adoptifs, les hospodars tendent à s’isoler du peuple. D’un autre côté, le pouvoir central du pays, frappé des avantages de la police européenne, cherche à établir l’égalité des pères et des enfans, ou, en d’autres termes, à gouverner par une administration uniforme le peuple et les hospodars. Il abolit les priviléges des chefs populaires, donnant aux villes et aux villages des knèzes et des employés choisis hors de leur sein ; en un mot, il tranche de l’absolutisme, au lieu d’exercer l’autorité d’une pacifique présidence sur les chefs de tribus, sur ces pasteurs du peuple, groupés autour de l’hospodar suprême comme les rois de l’Iliade autour d’Agamemnon. Qu’un homme d’Occident sourie à l’idée de cette organisation homérique, rien de mieux ; mais ce dédain superbe ne peut convenir au chef de la Serbie. Des exemples prouvent que le peuple ne laissera jamais impunément outrager ses vieilles coutumes. Miloch, à part ses nombreux actes de tyrannie, serait tombé, par cette seule cause qu’il combattait la vie de tribu, et ne sentait pas que les Serbes sont, comme l’a dit un auteur musulman, les Arabes d’Europe.

Ce peuple, qui a pour trait distinctif un amour exalté de l’indépendance, et que des publicistes slaves appellent la nation la plus démocratique de l’Orient, forme en effet une véritable république ; seulement c’est une république orientale, qui n’exclut point, comme les démocraties européennes, la subordination de soi-même à la famille dont on est membre. L’égalité dont les Serbes sont avides ne consiste point à se ravaler tous au rang de vilains, mais à se croire tous gentilshommes. Je demandais à ces paysans s’il y a des nobles parmi eux : « Oui, me répondaient-ils, nous le sommes tous (mi smo svi blagorodni). » L’hospodar n’est pas plus illustre que ceux dont il gère les intérêts, et qui, s’il administre mal, élisent à sa place ou son fils ou un autre de ses parens. Le même droit qu’il exerce sur ses hospodars particuliers, ce peuple l’a toujours exercé à l’égard de l’hospodar suprême, tout en reconnaissant l’hérédité dynastique. Rebelle à tout joug, sans journaux, sans capitale qui lui serve de forum, il dicte la loi à ses maîtres. L’énergie du Serbe, comme celle du lion, ne se révèle pas au premier abord ; c’est sans émotion et sans bruit qu’il accomplit les choses les plus difficiles. Une pensée nouvelle, un vœu populaire, volent, comme par des télégraphes invisibles, d’un village à l’autre. Alors commencent ces sourdes rumeurs si connues de ceux qui ont habité l’Orient, et si lentes à grandir avant d’éclater un jour comme la foudre. Une indomptable fierté, un grand amour de la patrie et de la gloire, une fougue qui n’exclut point la patience, telles sont en résumé les qualités du peuple serbe.

II.

L’histoire civile des contrées qui devinrent, en 1830, la principauté de Serbie, commence en 1804, immédiatement après la prise de Belgrad par Tserni-George et les haïdouks confédérés. La mission émancipatrice de ces généreux brigands venait de s’accomplir ; et les propriétaires, auparavant humbles flatteurs des Turcs, s’élancèrent pour recueillir le fruit du sang versé par les enfans nus (prolétaires de l’Orient). C’eût été aux chefs de famille d’achever l’œuvre commencée par les haïdouks, il eût fallu réorganiser les vieilles tribus dissoutes par les Osmanlis ; mais ces tribus étaient devenues des compagnies de soldats, obéissant chacune à son voïevode (chef de combat). Ce furent donc ces voïevodes qui, après la guerre, passèrent au rang de knèzes ou chefs civils. Ne reposant point sur le culte des aïeux, comme dans les tribus proprement dites, la puissance de ces knèzes improvisés n’avait d’autre base que la richesse, et, pour s’assurer ce moyen d’influence, la plupart d’entre eux commirent des atrocités dans leur patrie reconquise. Après avoir été emportée d’assaut, Belgrad resta plusieurs jours abandonnée au pillage ; pour pouvoir s’approprier plus complètement tous les trésors entassés depuis des siècles dans les konaks des spahis, les hospodars excitaient le fanatisme de leurs bandes. Tout Turc qui refusait le baptême périssait dans les plus cruelles tortures ; les enfans étaient coupés en morceaux, les femmes éventrées ou réduites en esclavage, au nom du Christ. Bientôt on ne vit plus dans toute la Serbie un seul Turc. Mais cette victoire ne profita qu’aux chefs, et quand il s’agit d’organiser le nouveau gouvernement, ce fut une oligarchie qui sortit de ce chaos.

Chaque voïevode conserva l’autorité civile sur le district qu’il avait conquis, et s’y fit obéir à l’aide de ses momkes, gardes qui, nourris par lui, le défendaient envers et contre tous, et le soutenaient comme les vassaux nobles de la féodalité défendaient leurs suzerains. Le peuple, qui avait fait la guerre à ses frais sans demander la moindre solde, restait indigent après comme avant le triomphe, se reposant avec confiance sur l’égalité de droits qui allait exister entre les riches et les pauvres, jusqu’alors réunis par l’égalité de l’oppression. En attendant, les chefs militaires accaparaient les spahiliks et les anciens biens nationaux confisqués sur les Turcs. Bientôt ces chefs grossiers en vinrent à menacer la liberté publique. Ils parurent armés aux assemblées nationales, et entravèrent par la violence les discussions des diètes ; ils allèrent jusqu’à exiger des paysans dans quelques nahias la dîme et les robotes (corvées), comme sous les Turcs. La féodalité, qui naît ordinairement de la conquête, allait naître pour la Serbie de son émancipation même. Le peuple, indigné, se coalisa contre les hospodars, et après plus d’une lutte sanglante, il investit de la dictature le roi des haïdouks, le père des prolétaires, George le noir ou le proscrit. Ce triomphe de la volonté populaire était un coup terrible porté à la souveraineté des hospodars. Mais le parti vaincu ne se laissa point abattre ; il se hâta d’invoquer l’ordre légal, et du consentement même du nouveau dictateur, les hospodars envoyèrent, en 1805, demander secours et conseil au tsar russe. Leur député fut le prota (archipope) Mathieu Nenadovitj. Ce jeune homme possédait à la fois les sympathies du parti des hospodars et du parti populaire. Son père, Alexa, déserteur d’un des régimens iliriens que l’empereur Joseph envoyait contre la France, était passé dans la sauvage Serbie, où, sachant lire et écrire, il avait été reçu comme un grand homme. Devenu knèze de Valiévo, il s’était fait bénir dans toute sa nahia ; aussi les Turcs, après avoir plusieurs fois tenté d’assassiner Alexa, l’avaient-ils enfin, lors de l’insurrection, choisi pour leur première victime. Le fils de ce martyr de la patrie, adopté par son oncle, Jacob Nenadovitj, successeur d’Alexa à Valiévo, et le plus influent de tous les hospodars, partit donc pour Pétersbourg. Mathieu Nenadovitj se mit seul en route, ne sachant aucune langue étrangère, mais guidé par son bon sens à travers les nations. Arrivé devant l’autocrate, il lui remit ses lettres ; on lui répondit de faire établir par les hospodars un sénat, et qu’à cette condition la Russie soutiendrait les Serbes. Le jeune prota, passant par Charkov pour regagner la Serbie, y rencontra un compatriote nommé Philippovitj, homme instruit, qui occupait la chaire de droit à l’université de cette ville. Il réussit à enflammer le patriotisme de Philippovitj, qu’il décida à le suivre en Serbie. Revenus dans leur pays, les deux Serbes obtinrent facilement de George l’institution d’un soviet (sénat) de douze membres, représentant les douze nahias ou départemens de la nouvelle république. Telle fut l’origine de l’assemblée qui était appelée à doter la Serbie d’une organisation politique. Chargés de défendre les droits de tous et de chacun contre la violence des chefs militaires, les sovietniks (sénateurs) avaient bien été élus par le peuple, mais sous l’influence des hospodars, dont ils étaient plus ou moins les créatures. Le peuple n’eut donc, comme par le passé, qu’un seul représentant, le dictateur qu’il avait intronisé de force, et contre qui les hospodars se tenaient ligués au nom de l’ordre civil. Ainsi, par une déplorable fiction, ce sénat, institué pour défendre les libertés du peuple, était sans cesse poussé à agir contre le plus sincère défenseur du peuple, George-le-Noir.

Cependant il faut rendre justice aux louables intentions des premiers sovietniks. Ils firent cesser le règne du glaive ; ils établirent dans chacune des douze nahias un tribunal de première instance qu’ils surveillaient, et auquel on pouvait appeler du jugement des kmètes (juges de village) ; ils réglèrent l’impôt, les taxes pour les églises, et décrétèrent la vente des biens turcs des villes. Aucun d’eux ne savait écrire, si ce n’est leur président, le prota Nenadovitj ; ces dépositaires du pouvoir suprême tenaient leurs séances au milieu des ruines du vieux monastère de Blagoviechtenié, dans la Choumadia. Assis en cercle et les jambes croisées sur des nattes, ces vieillards n’avaient ni gardes ni domestiques ; on leur envoyait leur nourriture des villages voisins, et parfois, quand la guerre contre les Turcs absorbait toute l’activité du peuple, on laissait ces législateurs des semaines entières sans autre aliment que les fèves cuites et la slivovitsa. Chassé de ses ruines par des contremarches de troupes, le sénat transportait dans les forêts son tribunal souverain et le siége légal de la liberté serbe.

Le secrétaire de ce corps avait d’abord été Philippovitj. Cet homme intègre, qui mourut trop tôt, fut remplacé dans la rédaction des actes par l’habile Iougovitj, que son dévouement au chef du peuple fit, à tort ou à raison, passer pour un intrigant. Au fond, chacun des sovietniks n’était guère que l’organe législatif d’un des chefs militaires, devenus, sous le nom de hospodars, gouverneurs civils, et qui régnaient en hauts justiciers, chacun dans la nahia délivrée par ses armes : Milenko à Pojarevats, Pierre Dobriniats à Poretch, Vouitsa à Smederevo, Ressavats à Iagodina, Milane Obrenovitj à Roudnik, George-le-Noir à Belgrad et à Kragouievats, et enfin Jacob Nenadovitj à Valiévo et dans les nahias du sud. Ce dernier chef était le plus puissant de tous après George. Ces gouverneurs importunaient le sénat d’exigences sans cesse renaissantes, et aigrissaient le dictateur George au point qu’un jour il osa, comme Napoléon, assiéger ce conseil des anciens, et, en faisant appuyer aux barreaux des fenêtres de la salle les canons des carabines de ses soldats, il apprit au corps souverain à respecter la force.

Cependant il y avait une autorité devant laquelle s’inclinaient le dictateur, le sénat et tous les hospodars de la république c’était la skoupchtina (assemblée nationale), qui venait tous les ans rétablir l’équilibre rompu entre la robe et l’épée, et prononcer en dernier ressort sur les débats que le sénat n’avait pas eu la puissance de terminer : s’il s’agissait d’un grand criminel, la nation le jugeait et l’exécutait sur l’heure, ou s’il s’était retranché dans quelque montagne, il était poursuivi et traqué avec les siens jusqu’à son extermination. Ainsi tout se décidait par la majorité, mais par la majorité armée.

L’assemblée générale de cette république militaire était souvent, comme celles de la vieille Pologne et des comitats hongrois actuels, obligée, pour se faire obéir, de tirer l’épée contre les récalcitrans. Tout Serbe quelconque avait le droit d’y venir voter, mais chacun se rangeait d’ordinaire sous le vote de son hospodar, et se battait même pour lui au besoin, comme les petits gentilshommes de Pologne ou de Hongrie pour leurs magnats. La skoupchtina ne présentait donc pas à la liberté individuelle des garanties beaucoup plus sûres que le soviet : une véritable représentation nationale était encore irréalisable en Serbie ; il n’y avait de possible que la représentation des localités ou tribus près du pouvoir central par des députés formant le sénat. Malheureusement les membres de ce sénat, d’accord sur les points généraux, étaient entraînés à des discussions violentes dès que les intérêts de leurs tribus se trouvaient en lutte. En outre, un hospodar dans son canton, entouré de ses nombreux cliens, ne devait pas se croire battu, parce que son représentant au sénat avait le dessous. Quant au dictateur, son autorité était toute militaire ; il n’était vis-à-vis des citoyens qu’un hospodar au niveau des autres, et ne gardait sa prépondérance qu’en rattachant à sa cause les plus influens des sovietniks.

Parmi les amis de George-le-Noir se signalaient Miloïé et Mladen Milovanovitj de Kragouïevats, auxquels il avait affermé la douane et le monopole du commerce d’exportation. Ces deux haïdouks, enrichis au pillage de Belgrad, vivaient en pobratims (frères adoptifs), avaient mis en commun leur immense fortune, et l’augmentaient tous les jours par l’achat des meilleures maisons de Belgrad et des plus riches terres d’alentour, dont ils forçaient les propriétaires à se déposséder au plus bas prix. Mladen était en outre le plus éloquent de tous les Serbes. Ce puissant orateur avait acquis sur ses collègues un ascendant irrésistible, et dès 1807 il tenait tellement toutes les affaires entre ses mains, qu’on disait qu’il formait à lui seul le sénat. Mais ses deux rivaux de tribune, Avram Loukitj de Roudnik et Iovane Protitj de Pojarevats, l’attaquèrent un jour avec tant de violence, que le sénat ligué souscrivit un acte qui forçait Mladen à quitter Belgrad. Tserni-George dut céder, et chargea son ami disgracié de conduire à Deligrad le corps de troupes appelé les bekiars. Dès-lors le dictateur ne fut plus défendu au sénat que par le secrétaire Iougovitj, qui assuma sur lui toute la haine des chefs serbes.

Les hospodars songeaient avant tout à garder leurs richesses nouvellement acquises, et craignant qu’un gouvernement indigène ne leur en contestât la légitime possession, ils tendaient, peut-être sans se l’avouer clairement, à incorporer de nouveau la Serbie à une monarchie voisine. Ces hommes, qu’on pourrait appeler le parti riche, se divisaient en deux camps : l’un désirait le joug russe ; l’autre, sous Léonti, le métropolite grec de Belgrad, voulait retourner au sultan, et lui demander pour gouverneur un Fanariote. Ces deux fractions du parti riche aspiraient également aux droits des boyards, et pour fonder une classe patricienne, ils allaient jusqu’à compromettre l’indépendance de leur patrie. Le parti des pauvres seul restait fermement attaché à la défense de sa nationalité, et, sans être ennemi de l’ordre civil, sentait la nécessité d’une dictature jusqu’à ce que le peuple eût atteint ses frontières et sa constitution naturelles. Mais Tserni-George, l’idole du parti pauvre, avait le malheur de ne pas se préoccuper assez de l’existence de ces deux factions. Dans sa généreuse imprévoyance, il nommait aux premières dignités des individus du parti contraire au sien, et qui, une fois installés, ne voulaient plus s’entendre avec les hommes du dictateur. En outre la faction plébéienne, encore trop faiblement organisée pour se mouvoir elle-même, n’était défendue que par des riches, Mladen et autres, qui n’avaient que peu de zèle pour sa cause, et qui en mainte circonstance la sacrifiaient à leurs propres intérêts.

Dans l’impossibilité de s’entendre, les deux partis voulurent recourir à une intervention étrangère. Dosithée Obradovitj, qui avait fondé les écoles et la littérature nationale, qui par ses services avait acquis une grande influence au sénat, obtint qu’une députation partirait pour Trieste, chargée de remettre au gouverneur français des provinces illyriennes une lettre du gouvernement serbe. Cette lettre en serbe, avec traduction italienne, offrait à la France le protectorat des Slaves de Turquie. Préoccupé de choses plus grandes, Napoléon ne s’aperçut pas de l’importance de cette proposition, et ne fit pas, pour appuyer la Serbie, tout ce qu’une sage politique aurait dû se proposer ; il se contenta d’envoyer un sabre d’honneur à Tserni-George, en lui exprimant son admiration pour ses exploits. D’un autre côté, l’Autriche traitait comme rebelles George et les siens, et refusait de négocier avec eux. Abandonnés de tout l’Occident, les Serbes n’étaient encouragés dans leur lutte que par le tsar ; il était naturel qu’ils se montrassent reconnaissans pour la Russie. Toutefois, quand l’empereur Alexandre avait exigé des Serbes, pour prix de sa protection, qu’ils l’acceptassent pour souverain, George indigné avait répondu : « Nous nous sommes affranchis du joug turc sans le tsar, sans lui nous saurons nous défendre. » Plus tard, le cabinet de Pétersbourg déposa son arrogance ; il offrit modestement de s’allier d’égal à égal avec ceux dont il avait voulu faire ses sujets. Alors le dictateur changea de langage ; il accepta les offres d’Alexandre, et un corps de trois mille Russes passa le Danube à Kladovo pour se réunir à l’armée serbe.

Cette manifestation de la Russie était loin de satisfaire les hospodars, qui redoutaient le dictateur plus que les Turcs, et demandaient avant tout des garanties contre lui. Ils insistèrent pour que le tsar leur envoyât un diplomate capable de les soutenir de ses lumières, et le consul Rodophinikine, Grec de naissance, vint au nom du tsar siéger à Belgrad près du soviet de Serbie. Le premier soin du consul russe fut de gagner à sa cause le chef du parti turc parmi les Serbes, le métropolite grec Léonti. Ce pontife démontrait aux paysans combien ils étaient insensés de se battre pour des hospodars avides uniquement de remplacer les spahis ; il leur conseillait de demander plutôt à la Porte un prince pareil à ceux de Valachie et de Moldavie. Rodophinikine, en ralliant les partisans de Léonti aux hospodars russophiles, s’assura l’unanimité dans le sénat, où la nation n’eut plus aucun représentant. Dès-lors la question de l’indépendance absolue fut oubliée : à ce noble rêve de Tserni-George, on substitua le système d’une existence bâtarde, sous le double protectorat de la Porte et de la Russie.

N’entendant rien aux intrigues diplomatiques, le dictateur se contenta de rappeler à Belgrad ses deux soutiens, Mladen et Iougovitj, pour surveiller et diriger le sénat ; puis, se mettant à la tête de l’armée, il marcha de nouveau contre les Turcs, les chassa une seconde fois des frontières qu’ils avaient franchies, et rentra simple paysan dans la Choumadia, où, comme Cincinnatus, il labourait à Topola le champ de ses pères, laissant aux troupes nationales la garde des citadelles qu’il avait conquises. À peine venait-il de délivrer son pays, que les hospodars, dominés par l’influence russe, l’accusèrent de l’avoir délivré seul, et d’avoir renvoyé des renforts considérables que la Russie lui offrait. À la diète armée de Losnitsa, Jacob Nenadovitj présenta son neveu le prota qui arrivait de Pétersbourg, et annonçait que le tsar avait daigné accepter la couronne de Serbie. Les deux partis, celui des pauvres et celui des riches, se divisèrent sur cette question. Les premiers rejetèrent cette proposition avec fureur, les seconds la couvrirent d’applaudissemens : les deux factions étaient près d’en venir aux mains, lorsque l’hospodar Jacob ajourna la discussion à la skoupchtina du nouvel an (1810). À cette assemblée, qui devait être décisive, il parut avec six cents cliens, momkes et kmètes, qui tous se mirent à crier dans les rues de Belgrad : « Nous voulons le tsar ! » Après avoir entendu Jacob faire au milieu de la diète l’exposé véhément de toutes les concussions de Mladen, le dictateur lui répondit : « Si Mladen a mal fait, prends sa place et fais mieux ; vous autres vous voulez l’empereur russe : essayons de l’empereur russe ! » Mladen et Miloïé durent quitter de nouveau Belgrad ; Jacob, proclamé par l’assemblée souveraine président du sénat, prit possession de son siége, et éloigna tous les sénateurs qui lui étaient hostiles. Le parti russe triomphait pleinement ; Jacob, devenu plus puissant que le dictateur lui-même, en vint jusqu’à demander son expulsion. Milenko insurgea dans ce but les nahias du Danube ; le terrible haïdouk Veliko vint le joindre à Poretch, indigné qu’à la dernière skoupchtina on lui eût reproché ses violences sur les jeunes filles, au lieu de le louer de ses blessures et de tant de chevaux tués sous lui. George-le-Noir sut gagner d’abord le haïdouk en le comblant de caresses et le déclarant son fils adoptif ; mais il échoua vis-à-vis des hospodars, qui venaient d’envoyer en Russie leur collègue Milane Obrenovitj, pour prendre le tsar comme arbitre entre eux et le dictateur. Arrivé au camp russe de Valachie, Milane y trouva Peter Dobriniats, qui, se prétendant le véritable envoyé de la Serbie, demandait l’expulsion de Tserni-George par les troupes russes, et l’élévation du consul moscovite à sa place. Le voïevode Milane eut la faiblesse de se prêter momentanément aux plans du transfuge, et tous deux, par leurs émissaires, firent entrer dans leur complot les hospodars. George les avait laissé faire, tant qu’ils ne lui demandaient que de céder sa puissance et d’éloigner ses amis du sénat ; mais quand il fut question de livrer sa chère Serbie aux Russes, il frémit de colère. N’osant plus, devant de telles discordes, méconnaître la nécessité d’un protecteur étranger pour sa patrie, il implora la France, qui ne daigna pas l’écouter ; il envoya à l’empereur d’Autriche son ami Iougovitj, qui reçut un refus humiliant. Rejeté par tout le monde, menacé de l’exil, George fut enfin forcé d’accepter la garantie moscovite : il se résigna, et ne posa pour condition que d’être reconnu chef suprême de l’armée serbe. Le général Kamenski, dans sa proclamation de mai 1810, lui donna solennellement ce titre ; ce qui confondit toutes les espérances des hospodars, et se résignant à leur tour, ils allèrent en bons citoyens décharger toute leur rage sur les Turcs.

La campagne de 1810 fut brillante ; mais à peine était-elle terminée que les querelles intestines recommencèrent entre Jacob, qui prétendait être le knèze ou le chef civil du peuple, et George, qu’il voulait renvoyer au camp et réduire au simple rôle de voïevode, chef militaire. Les hospodars, allant plus loin, espérèrent, par leurs accusations, réussir à envelopper le dictateur dans la réprobation qui pesait sur Mladen et Iougovitj ; ils crurent qu’ils ne pourraient autrement faire condamner par la skoupchtina George à l’exil avec ses principaux défenseurs. Mais la réussite de leur complot dépendait de l’appui d’un régiment russe dont Milane Obrenovitj fut chargé de hâter l’arrivée. Instruit de cette circonstance, George convoqua la skoupchtina avant l’époque accoutumée : il l’ouvrit lui-même le premier jour de l’an 1811, et profitant de l’absence des voïevodes, qui ne voulaient point paraître à la diète sans le régiment russe, il fit voter qu’à l’avenir les voïevodes seraient entièrement arrachés à la suprématie des hospodars et gouverneurs locaux, qu’ils ne dépendraient plus du sénat que dans les affaires civiles, et relèveraient militairement du grand chef. Ensuite, pour que ce dernier pût efficacement protéger les petits chefs, George se fit investir par le peuple de tout le pouvoir exécutif de la république. Quant au sénat, il resta divisé en deux corps suprêmes, l’un rigoureusement législatif, l’autre formé par les ministres de la guerre, de la justice, des cultes, des finances, de l’intérieur et des affaires étrangères ; ces six ministres furent Mladen, Sima Markovitj, Dosithée Obradovitj, tous trois pour George et le peuple, puis Jacob, Milenko et Peter Dobriniats, tous trois pour les hospodars. On gardait ainsi un équilibre apparent entre les deux partis, mais le ministère important, celui de la guerre, était donné à Mladen. Enfin, après avoir voté l’exil ipso facto contre ceux qui résisteraient à ce nouvel ordre de choses, l’assemblée se dispersa. Quand les hospodars arrivèrent avec le régiment russe, la diète avait terminé ses séances. Déjà ébranlés par la perte de leur député Milane, qui venait de mourir à Boukarest, ils furent déconcertés par les mesures de l’assemblée. Jacob, leur chef, lassé de ses longues luttes civiques, se soumit à l’ordre nouveau, maria son fils à la fille de Mladen, et s’assit tranquille au sénat.

Dobriniats et Milenko étaient seuls restés dans l’opposition ; ils s’associèrent le plus riche citoyen de Belgrad, Stephane Jivkovitj, et on put craindre de les voir, avec leurs cliens, assaillir et tuer Mladen, dont Jivkovitj avait été autrefois le concurrent. Miloch, qui venait d’hériter du pouvoir de son frère défunt Milane, offrait de leur amener deux mille montagnards pour culbuter le nouveau gouvernement et assurer le triomphe du parti des hospodars ; mais Dobriniats et Milenko découragés passèrent le rude hiver de 1811 tranquilles dans leur konak de Belgrad, prenant part, comme de bons patriotes, aux fêtes de leurs adversaires triomphans.

Les deux sénateurs dînaient un jour chez le ministre Mladen avec George-le-Noir et Balla, colonel du régiment russe amené à Belgrad par les hospodars. Désirant connaître les instructions données par la Russie à ses agens, George feignit d’être irrité contre Milenko, que la voix publique accusait d’aspirer à la dictature ; il parla de le faire arrêter. Balla intercéda, George prit en main son bonnet, et conjura le colonel, par le pain de son empereur, de lui dire s’il était venu pour soutenir son parti ou celui des hospodars. Balla répondit qu’il était venu prêter main forte à la nation dont Tserni-George était le chef suprême. « Laisse-moi donc baiser ta main à la place de celle du tsar, » répondit le paysan serbe ravi d’être reconnu souverain. Le lendemain, il envoya à Dobriniats et à Milenko les diplômes de ministres et de sénateurs ; ils pouvaient, leur disait-il, entrer dans l’opposition parlementaire ; la guerre entre les deux factions devait, dans l’intérêt même de la patrie, se retirer des camps pour ne plus se poursuivre que dans le sénat ; il ne voulait pour lui qu’une chose, le bonheur de toujours mener comme autrefois les Serbes à la victoire. Les deux champions refusèrent leur place au soviet, et, d’après l’arrêt de la skoupchtina contre ceux qui refuseraient d’obéir, ils furent menés sous escorte hors des frontières et passèrent en Valachie. Leurs partisans s’insurgèrent bientôt, toutefois en si petit nombre, que quelques centaines de momkes suffirent pour les dompter. Le voïevode Miloch, qui avait pris part à la révolte, vint demander pardon à George, et le dictateur, après lui avoir fait jurer fidélité, le renvoya généreusement dans sa voïevodie de Roudnik. Quant au métropolite Léonti, on se contenta de le transférer à Kragouïevats, pour l’empêcher d’ourdir de nouvelles intrigues avec le consul russe de Belgrad, Nedoba, successeur de Rodophinikine.

Délivré de ses rivaux, George exerça quelque temps une autorité toute royale. Ce héros, ami des lumières, de la liberté et de l’égalité civiles, était terrible dans sa justice ; il tuait de sa propre main ceux qu’il croyait coupables : on le vit immoler le knèze Theodosi, son ancien protecteur ; on le vit même faire pendre au seuil de sa demeure son propre frère qui, dans l’espoir de l’impunité, avait déshonoré une jeune fille. Il oubliait complètement une injure qui n’atteignait que lui seul, dès qu’il l’avait pardonnée ; mais les ennemis de sa nation le trouvaient sans aucune pitié. En face des Turcs, ce lion ne se maîtrisait plus, il faisait massacrer même les prisonniers auxquels il avait promis leur grace. Dans cette nature sauvage, rien ne tempérait la fougue des instincts puissans, mais bruts, que l’éducation seule parvient à dominer. Tel était le prince, tel était aussi le peuple de la Serbie.

Affaiblie par les victoires des Serbes en 1810, la Porte fit, l’année suivante, proposer à Tserni-George de le reconnaître comme régent de son pays aux mêmes conditions que les deux hospodars de Moldavie et de Valachie. Le dictateur ne pouvait accepter une telle proposition ni désarmer sans qu’un cabinet européen se portât comme garant du traité qui allait se conclure. Le cabinet de Pétersbourg seul accepta de garantir aux Serbes les conditions qui leur seraient accordées. Mais tout à coup les plans du tsar et ceux de Napoléon se trouvèrent bouleversés. Au lieu d’attaquer Constantinople, le souverain français, voyant Alexandre s’allier avec l’Angleterre, son ennemie, dirigea vers la Russie toutes les forces de l’Occident. Le cabinet russe oublia les Serbes, ou plutôt usa de toute son influence pour les désarmer et les remettre en quelque sorte les mains liées au pouvoir du sultan, qui consentit enfin à signer, en mai 1812, le traité de Boukarest. Par le huitième article de ce traité, la Porte se réservait la possession des places fortes, accordait une entière amnistie aux Serbes, leur garantissait les mêmes avantages qu’à ses sujets des îles de l’Archipel, et leur remettait enfin l’administration intérieure du pays, ainsi que la faculté de lever eux-mêmes les impôts dus au sultan.

La Russie, amie du sultan, voulait alors, de concert avec les Anglais, attaquer par la Serbie et le Tsernogore les corps français de la Dalmatie. Les rives serbes de la Drina se couvraient déjà de magasins russes pour cette expédition ; déjà l’avant-garde moscovite foulait les balkans bulgares, quand le divan se tourna subitement vers la France, et renvoya ses alliés russes au-delà du Danube. Le tsar, ayant fait évacuer la Serbie par ses troupes, dut feindre une inébranlable confiance dans le traité de Boukarest, et quoique la députation serbe de Stambol eût été congédiée avec mépris, il ne parut pas douter que les promesses faites au sujet des Serbes dans ce traité ne fussent près de s’accomplir.

Au printemps de 1813, la guerre sainte des Turcs contre les giaours de Serbie recommença, comme il était aisé de le prévoir. Tserni-George, qui avait déjà repoussé tant d’invasions, qui depuis neuf ans battait l’ennemi en toute rencontre, devait craindre moins que jamais ; il avait cent cinquante canons en bon état, sept citadelles en pierre, quarante forteresses en terre ; la population de la Serbie, par les émigrations des provinces voisines, s’était doublée. À l’appel de son héros, elle se leva tout entière avec enthousiasme : Mladen mena dix mille braves vers Nicha et la Morava, Sima dix mille autres vers la Bosnie et la Drina, et le dictateur réunit à Iagodina une armée de réserve. Mais à Belgrad, le consul russe Nedoba ayant protesté de toutes ses forces contre ces préparatifs militaires, le sénat, qui lui était tout dévoué, ordonna de licencier les troupes. Se fiant à la protection du tsar, les hospodars obéirent aux injonctions de Nedoba et congédièrent leurs bandes au moment même où l’ennemi envahissait de tous côtés les frontières. Les hordes musulmanes s’avançaient en éventrant les femmes et jetant les petits enfans dans l’eau bouillante, par une cruelle parodie du baptême. Les Serbes expiaient dans d’affreux supplices leur propre fanatisme ; triomphans en 1804, ils avaient aussi martyrisé des milliers d’Ottomans et baptisé de force leurs enfans et leurs femmes. Alors les vieillards leur avaient dit : « Vous paierez vos cruautés un jour. » Ce jour était arrivé.

Le consul Nedoba, dont les créatures circonvenaient Tserni-George, avait bien soin de cacher ces horreurs au héros, qui restait encore ferme dans son refus de permettre à l’armée turque d’entrer en Serbie ; il exigeait qu’elle n’y envoyât que de petits détachemens, trop faibles pour opprimer, suffisans comme garnisons. De cette manière, pensait-il, le peuple aurait échappé à la vengeance musulmane. Enfin l’armée entière des Ottomans parut, et Nedoba déclara officiellement qu’elle venait d’accord avec le tsar, qu’en cas de résistance la Russie s’unirait à la Porte contre les Serbes rebelles ; qu’au contraire, s’ils se soumettaient, tous leurs droits seraient respectés. Rassuré par cette déclaration, George passa à Zemlin, croyant, par sa retraite, assurer une paix honorable à son pays et lui conserver son héroïque jeunesse pour des temps plus heureux. Alors, pour mettre fin à sa mission, le consul russe fit lui-même miner et sauter en l’air le palais du sénat, dont on voit encore aujourd’hui les ruines ; il brûla de sa main toutes les archives de l’état serbe, annales de dix années d’une gloire étrangère à la Russie, et, après cet exploit, il alla rejoindre en Hongrie les hospodars émigrés, leur annonçant qu’en Serbie tout était pacifié. La Porte n’avait donné à la Serbie que la paix du tombeau. Dans le seul mois de décembre 1814, le visir de Belgrad, Soliman, fit empaler trois cents prisonniers serbes. Ces rangées de victimes, sur leurs pieux, vivaient quelquefois trois ou quatre jours, et leur cœur palpitait encore que déjà les bandes de chiens affamés leur rongeaient les jambes et faisaient fuir les mères qui avaient espéré recueillir le dernier soupir de leurs fils. Avides de vengeance, les fils des anciens spahis étaient revenus dans toutes les palankes serbes, où ils faisaient relever par les vaincus leurs forteresses et leurs konaks détruits. Menés à coups de fouet au travail comme des bêtes de somme, sans sommeil et presque sans nourriture, les rayas succombaient en foule aux maladies épidémiques qui naissaient de leurs affreuses corvées. Néanmoins il y avait alors parmi ce peuple de martyrs un homme qui exploitait avec empressement cet état de choses. C’était Miloch.

Né en 1780 d’un valet de ferme, nommé Techo, et de Vichnia, veuve du fermier Obren, Miloch fut d’abord, comme son père, réduit à garder le bétail d’autrui dans son village natal de Dobrina, éloigné de trois lieues d’Oujitsa, et où le voyageur Pyrch, en 1832, trouva encore vivante la femme que le futur prince avait servie en qualité de porcher. En gravissant les rochers du mont Roudnik au sortir de Dobrinia, on arrive à des hauteurs presque inaccessibles : là s’élève, au milieu d’une forêt de pruniers, une ferme nommée Tsernoutja (retraite des noirs). Cette ferme fut construite par Miloch, quand il voulut mettre en sûreté l’énorme butin que lui légua en mourant son frère utérin Milane. Héritier de ce chef héroïque, auquel il avait dû son initiation dans l’art de la guerre, il lui emprunta même son nom d’Obrenovitj (fils d’Obren), que le fils de Techo, devenu voïevode, ne quitta plus. Les richesses qu’il avait commencé d’entasser dans sa sauvage retraite étaient pour l’avare Miloch l’objet d’une telle sollicitude, qu’il ne put se résoudre à émigrer en 1813 avec les hospodars dont il avait épousé la querelle. Jacob Nenadovitj, déjà en sûreté sur la terre autrichienne, s’exposa généreusement à repasser la Save pour décider Miloch à le suivre en Autriche. Miloch s’obstina dans son refus. Bientôt, avec ses momkes, il se retira à Brousnitsa. Là, il ne tarda pas à s’entendre avec les Turcs, et à se faire reconnaître par eux obor-knèze de Roudnik, à la condition qu’il les aiderait à purifier le pays de tous les brouillons qui voudraient l’agiter. Le village de Takovo le vit déposer ses armes aux pieds d’Ali Sertchesma, capitaine des delis, gardes-du-corps du visir. Mené à Belgrad comme un fidèle raya, il fut présenté par les beys, ses amis, au cruel pacha Soliman, qui l’appela son bien-aimé, son fils adoptif, et lui fit présent de beaux pistolets et d’un étalon arabe. Ces honneurs flattèrent la vanité de Miloch, qui jura de verser son sang pour rétablir en Serbie l’autorité musulmane. Désormais il ne s’écoulerait pas de semaine, ajoutait-il, qu’il n’envoyât quelque tête de rebelle serbe pour couronner les portes de Belgrad. L’obor-knèze tint parole, car il y trouvait un double avantage : d’une part, il retirait le prix du sang, le denier de Judas ; de l’autre, grace au supplice des knèzes compromis, il devenait peu à peu le seul raya riche et puissant de sa nation.

La Serbie était donc retombée sous le joug turc à la même époque à peu près où la chute de l’empire français ébranlait l’Europe. Le congrès de Vienne allait se réunir. On assurait qu’il redresserait tous les torts, qu’il rendrait à chacun ses droits. À cette nouvelle, un prêtre à longue barbe, le bâton de pasteur à la main, quitta la Serbie dévastée pour aller supplier, dans la capitale autrichienne, ceux qui se disaient les libérateurs des nations, d’accorder à la sienne, dans leur vaste protocole, l’aumône d’un article. Ce prêtre était l’intrépide Matthieu Nenadovitj de Valiévo. Déjà en 1814 il avait rédigé avec le voïevode Moler, fait signer par les autres chefs, puis porté lui-même à l’empereur François à Vienne, une supplique du peuple serbe et une demande de secours. Dans l’audience qu’il avait accordée à Nenadovitj, l’empereur avait promis qu’il intercéderait en faveur des Serbes près du divan, et tâcherait de les délivrer, ajoutant : « J’ai toujours été, suis et serai votre ami ; je vous ai envoyé du blé, de la farine, du sel, de bons conseils, etc. » Toutefois, il avait fini par déclarer loyalement qu’il n’interviendrait point par les armes. Cette audience, qu’un écrivain serbe, Miloutinovitj, a racontée longuement dans son Istoriia Serbie troegodichnia (Histoire serbe des trois années 1813-14 et 15), avait encouragé Matthieu Nenadovitj à renouveler en 1815 ses tentatives auprès du congrès. Le prêtre présenta au prince de Metternich, aux plénipotentiaires de Prusse, d’Angleterre et des autres états, des pétitions rédigées par les écrivains serbes Davidovitj et Frouchitj. Il alla d’un souverain à l’autre, les conjurant avec larmes d’avoir pitié d’un million d’hommes. Les jeunes monarques, les élégans diplomates, riant de la naïveté de ce barbare, se le renvoyaient les uns aux autres ; les plus sérieux lui demandaient avec étonnement : Qu’est-ce donc que la Serbie ? Pendant ce temps, à Belgrad, on empalait des hommes ; les knèzes, compromis, traqués comme des bêtes fauves par les suppôts de Miloch, étaient livrés à Soliman. En dépit de ces deux tyrans, l’héroïque milice des haïdouks se grossissait chaque jour ; les bandes de ces libres guerriers interceptaient les routes, attaquaient les caravanes turques. Mieux vivre en brigand que de languir esclave ! disait tout Serbe généreux, et il partait pour la montagne, n’emportant avec lui d’autre bien que sa carabine.

L’obor-knèze de Roudnik, qui avait une maison à Belgrad à l’endroit même où est aujourd’hui le palais du prince des Serbes, faisait une cour assidue au visir Soliman, et l’accompagnait souvent dans ses promenades à cheval. Quand il n’allait pas en personne présenter les têtes des anciens compagnons d’armes pris dans ses piéges, il les envoyait du moins par les plus recommandables de ses compatriotes. Un jour, le capitaine Voutchitj, ancien soldat de Tserni-George, était auprès de Miloch, quand ses momkes arrivèrent des montagnes avec de nouvelles têtes de haïdouks, qu’ils se mirent à laver avant d’aller en faire hommage au visir. — Donnez cela à des Turcs, leur dit Voutchitj indigné, et rougissez d’aller porter de vos mains à l’oppresseur les têtes de vos frères ! Miloch, au même instant, s’écria : — Tu vas les porter toi-même à la citadelle, et sans retard, entends-tu, Voutchitj ? — Un non énergiquement accentué retentit dans le konak. Miloch ordonna aussitôt à ses gardes d’arrêter Voutchitj mais le capitaine, armant ses pistolets, resta impassible, les yeux fixés sur les gardes de l’obor-knèze, dont aucun n’osait l’approcher, malgré les foudroyantes injonctions de Miloch. Suivi par les momkes qui se glissaient derrière lui, et reculaient devant chacun de ses regards de lion, Voutchitj s’éloigna du konak, au milieu des bénédictions du peuple. Telle fut l’origine d’une rivalité qui ne s’est plus éteinte entre ces deux hommes, doués l’un et l’autre d’une grande finesse, d’une force de volonté et d’une vigueur de corps extraordinaires ; mais tous deux unissant à ces qualités une extrême violence : on remarque d’ailleurs chez Voutchitj une noblesse de sentimens qui manque entièrement à Miloch.

Les haïdouks finirent par entraîner dans leur révolte jusqu’aux paisibles laboureurs, et l’insurrection devint générale. Alors Miloch marcha en tête des troupes turques contre les Serbes, qui le battirent à plusieurs reprises, mais durent bientôt céder au nombre et capituler avec leur ennemi. Cent cinquante des principaux chefs serbes furent envoyés par l’obor-knèze à Belgrad, où leurs têtes ne tardèrent pas à orner les poteaux des quatre portes de la ville. Trente-six des plus dignes staréchines, parmi lesquels figurait l’igoumène de Ternovo, furent empalés par Soliman. Ses delis embrochaient les femmes et les brûlaient ; ils en étouffaient d’autres sous des amas de pierres, ou leur tenaient la tête plongée dans les sacs d’avoine qui s’attachent au cou des chevaux, jusqu’à ce que la cendre dont ces sacs étaient remplis eut suffoqué les malheureuses.

Malgré ces atrocités, Miloch demeurait ferme et prêtait appui aux Turcs, voulant à tout prix rester obor-knèze. Telle fut l’origine de la puissance de cet homme : chacun peut faire la comparaison de ces faits avec les prétendus commencemens de son règne racontés par l’historien allemand Ranke et par les Anglais Slade, Walsh, etc. Il ne tarda pas cependant à reconnaître avec douleur que, malgré son dévouement illimité pour les Osmanlis, il n’avait pas réussi à se faire aimer d’eux, et même il dut bientôt craindre pour ses jours. Il était présent quand on apporta au visir la tête du terrible Stanoié Glavach, qui, gracié par les Turcs avant la dernière révolte, avait mieux aimé périr que de tourner ses armes contre ses compatriotes. Les delis lui dirent, en montrant cette tête : « Maintenant, Miloch, c’est à la tienne de tomber. — V’Allah ! s’écria l’astucieux raya ; le visir va donc perdre les cent bourses dont je lui suis débiteur pour les soixante esclaves et la jeune fille qu’il m’a cédés ? » Et il persuada à Soliman de le laisser partir afin de chercher dans ses troupeaux un nombre de porcs suffisant pour couvrir cette dette. Revenu dans les montagnes sous cet étrange prétexte, Miloch alla trouver en secret les haïdouks, leur jura de cesser de les poursuivre, pourvu qu’ils le défendissent contre la haine musulmane, et, à cette condition, promit de leur obtenir bientôt des Turcs une complète amnistie. Les patriotes, convaincus qu’ils n’avaient pas de plus grand ennemi que Miloch, mais espérant convertir à leur cause ce rusé capitaine, lui pardonnèrent le passé. La conjuration se propageait, quand Miloch, craignant les recherches de la police turque, partit pour Belgrad et obtint du visir un passeport pour Trieste, en l’assurant qu’à son retour il pourrait le payer en argent comptant, au lieu de le payer en nature. Il remontait la Save avec ses porcs, lorsqu’il vit accourir vers lui des cavaliers : Soliman venait de découvrir le complot des haïdouks et leur coalition avec Miloch. L’obor-knèze se jeta dans une barque et passa en Autriche ; mais son frère, le marchand Ephrem, qui était alors pour son commerce au village d’Otrouchnitsa, entre Belgrad et Palech, fut saisi, chargé de fers, et plongé dans les souterrains infects de la Neboïcha-koula, bastille de Belgrad. Il y resta trois mois, pendant lesquels le Danube, ayant débordé, inonda son cachot. Les geôliers ne s’inquiétaient pas de leur prisonnier, dont les jambes demeurèrent plongées dans l’eau pendant plusieurs semaines ; enfin il fut échangé contre un riche Turc dont les haïdouks s’étaient emparés. Quant à Miloch, voyant que l’insurrection devenait générale, il quitta l’Autriche et rentra dans ses montagnes, où les knèzes, pour légaliser leur résistance aux yeux même de la Porte, le proclamèrent leur chef. Dès-lors la guerre commença dans les nahias du sud, tandis que Voutchitj, de son côté, insurgeait les nahias du nord. L’archimandrite Mileta Pavlovitj arma ses moines et marcha lui-même à leur tête ; les popes garantissaient le paradis à tous les morts.

Si l’obor-knèze eût aimé la gloire, il pouvait s’en couvrir à souhait dans cette lutte nationale ; tous les Serbes, oubliant ses torts, accouraient à son appel. Personne ne lui contestait une grande bravoure ; sa taille colossale imposait à tous, non moins que sa voix terrible, qui, dans le combat, s’entendait au milieu des plus vives fusillades. Sa femme Loubitsa, jeune et belle, l’accompagnait à cheval, des pistolets à la ceinture ; l’archimandrite Pavlovitj le suivait partout, et chaque matin lui donnait sa bénédiction. L’heureux chef des haïdouks goûtait ainsi dans sa tente toutes les jouissances de la terre et du ciel ; rien ne le pressait de traiter avec les Turcs. Appuyé par tout le peuple, il pouvait guerroyer hardiment jusqu’à ce qu’il eût rendu à son pays la glorieuse indépendance dont il avait joui sous George-le-Noir. Mais Miloch ne songeait qu’à son propre intérêt ; aussi sa carrière militaire fut-elle courte. Après quatre ou cinq combats, il s’aboucha avec le nouveau visir de Belgrad, Marochli-Ali, pacha bulgare animé de dispositions conciliatrices, et qu’on envoyait à la place du cruel Soliman. Suivi des knèzes de son parti, il vint trouver Marochli, se prosterna à ses pieds en présence de plus de cinquante beys, et, le front dans la poussière, se reconnut par trois fois raya ; après quoi l’honneur du café et du tchibouk lui fut accordé, et le visir le déclara son agent, son substitut parmi les Serbes. Dès-lors les deux peuples restèrent, l’un dans les forts, l’autre dans les monts et les villages ; à la guerre succéda une paix armée. Dans chaque nahia, un knèze serbe siégeait près d’un mousselim turc ; on pouvait appeler de leurs jugemens au tribunal de Belgrad, appelé la chancellerie serbe, et composé de douze staréchines, députés des douze nahias, qui, unis à l’obor-knèze, jugeaient sans appel et remettaient les condamnés aux bourreaux turcs. Chaque année, la skoupchtina répartissait l’impôt qu’il fallait payer au pacha, et dont le taux ne changeait plus. Ce tribut était remis au chef turc par les douze anciens de Belgrad. Une telle situation toutefois n’était que provisoire, tant que la sanction du sultan ne l’avait pas consacrée ; d’ailleurs les Serbes, avides d’une plus large existence politique, ne pouvaient long-temps s’en montrer satisfaits.

Du fond de la Bessarabie, où il s’était réfugié, Tserni-George avait suivi avec une vive sollicitude les évènemens dont la Serbie était le théâtre. Assuré que l’organisation provisoire était contraire aux vœux de la nation, il se dévoua encore une fois à la cause des Serbes et ourdit avec des patriotes grecs une conspiration dont le réseau devait embrasser toute la Turquie d’Europe. Quand il jugea le moment favorable, il quitta la Bessarabie et apparut tout à coup au milieu des Serbes. Il avait étudié en Styrie la tactique autrichienne. « Si je puis, disait-il, discipliner à l’européenne vingt mille des miens, et me réunir aux Grecs, aucune armée ottomane ne nous résistera ; il dépendra de nous d’aller chasser les Turcs même de Stambol. » George ne s’attendait pas à rencontrer dans les montagnes natales un rival dont l’égoïsme ne reculerait devant aucun attentat. Miloch avait intérêt à se débarrasser de George : il feignit de l’amitié pour lui, parvint à connaître le lieu où il se tenait caché, et une nuit les Turcs, guidés par les indications de l’obor-knèze, pénétrèrent dans la cabane où George dormait après avoir assisté à un banquet de haïdouks. George-le-Noir ne se réveilla plus ; ses amis portèrent ses restes dans la petite église qu’il avait bâtie à Topola en 1811.

Ce nouveau crime de Miloch, que l’Europe regarde à tort comme son premier forfait, lui permit d’aspirer plus ouvertement au pouvoir suprême. Les knèzes alors s’effrayèrent, et, connaissant par expérience le caractère cruel de Miloch, pensèrent qu’il valait mieux se remettre aux mains du pacha Marochli, dont tous appréciaient la paternelle douceur ; ils chargèrent donc Pierre Molar Nicolaïevitj, président de la chancellerie serbe, et le nouveau métropolite Nikchitj, de traiter cette affaire avec le visir. Pour rester obor-knèze, Miloch n’hésita point à faire assassiner le vieux et vénérable Nikchitj dans sa maison de Chabats ; quant à Molar, il le fit traîner devant un tribunal de trente staréchines qu’il croyait de son parti ; mais le prota Nenadovitj, membre de ce tribunal, dessilla les yeux de ses collègues, qui déclarèrent Molar innocent. Miloch n’eut plus que la ressource de le citer devant la justice turque : il suborna des traîtres qui accusèrent Molar de conspirer contre le sultan, et Marochli fut contraint de le faire décapiter. L’effroi imposa silence aux autres knèzes, et il n’y eut plus personne qui osât protester au nom du peuple contre l’administration prétendue nationale.

En 1820, le divan expédia enfin aux Serbes un plénipotentiaire chargé de leur lire le firman qui leur octroyait l’invariabilité de l’impôt et le droit de n’avoir que des juges de leur sang. Pour recevoir ce firman, Miloch se dirigea vers Belgrad ; mais, instruit que les spahis lui dressaient une embuscade, il s’approcha avec un nombre de kmètes si considérable, que le pacha refusa de le recevoir dans la ville. Miloch et l’envoyé turc se rencontrèrent donc au village de Toptchider : la haine et la défiance régnèrent dans cette entrevue, et quand les Serbes en vinrent à rappeler les clauses du traité de Boukarest, le représentant de la Porte, indigné, remonta à cheval et s’éloigna. Voyant qu’il n’était plus considéré que comme un rebelle appuyé par la Russie, Miloch, effrayé, envoya quelques mois après une députation à Stambol, pour se raccommoder avec le divan ; mais l’insurrection d’Ipsilanti et des Grecs étant survenue, les députés serbes furent emprisonnés comme suspects. Une nouvelle guerre était imminente, les knèzes s’y préparaient : Miloch toutefois insista pour qu’ils continuassent de payer chaque année au sultan l’impôt convenu, et même les dîmes aux spahis ; ils durent obéir.

Miloch poursuivit bientôt plus ouvertement le but qu’il s’était proposé, la centralisation du pouvoir. La tendance sociale des Serbes a toujours été de diviser leur pays en cantons fédérés sous de petits princes électifs ou héréditaires. La politique turque se garde bien, on peut le croire, de contrarier ce penchant. En 1821, le pacha Marochli promit à Marko Abdoula, knèze de Smederevo, et à Stephane Dobriniats, des bérats qui les établissaient chefs indépendans, chacun dans sa nahia. Les deux knèzes, saisis par les agens de Miloch, périrent sous leurs coups ; mais il ne put se débarrasser aussi aisément de rivaux plus puissans : l’ancienne ligue des hospodars se renoua pour sauver Milosav Ressavats, ami d’Abdoula, qui, par l’achat d’immenses vignobles sur la Morava, était devenu le plus riche propriétaire de la nation. Au lieu de renoncer à réaliser une centralisation monarchique impossible dans ce pays nécessairement divisé par tribus et par cantons, l’obor-knèze s’obstina à renouveler en les outrepassant les anciennes mesures de Tserni-George contre les hospodars. Il essaya de séparer les knèzes d’avec le peuple, et de se les attacher en introduisant la coutume de les solder lui-même, pour qu’ils ne dépendissent plus de la nation, mais de lui seul ; il eut soin aussi que le taux de la solde ne fût pas fixé, afin de pouvoir l’élever ou le diminuer selon le dévouement qu’on montrerait à sa personne. En dépit de ces mesures, il y eut en 1825 une nouvelle révolte ; Miloch exigeait beaucoup plus d’impôts que les Turcs, il prélevait le haratch jusque sur les enfans de deux jours. Indignées de ces vexations, les nahias de Smederevo, de Pojarevats et même de Kragouïevats, s’insurgèrent. L’obor-knèze leur opposa les nahias du sud : les deux partis, celui du nord sous Miloïé Povovitj, surnommé Djak, ou le diacre, et celui du sud sous Voutchitj, se livrèrent bataille à Oplentsa, près Topola. Djak fut vaincu, pris et fusillé avec cent vingt autres Serbes à Hassan-Palanka ; son armée, en capitulant, avait exigé, entre autres garanties, qu’un de ses chefs, Andreï, serait fait knèze de Topola. Miloch le jura ; quelques semaines après, il fit assassiner Andreï. Alors, craignant que tant d’insurrections successives ne produisissent un mauvais effet chez les peuples voisins, il envoya au divan de Constantinople des pièces où il essayait de prouver la rébellion de Djak contre le sultan ; puis il écrivit au gouverneur autrichien de Zemlin, pour lui apprendre que, grace à ses efforts, la route commerciale entre l’Autriche et le Bosphore, purgée de brigands, présentait enfin la plus entière sécurité.

Cependant il sentait le besoin de se réhabiliter aux yeux des siens par quelque manifestation plus sérieuse : dans ce but, il convoqua pour le mois de janvier 1827 une grande skoupchtina, où il eut soin de n’appeler que ses créatures. Il en réunit mille dans l’église de Kragouïevats, et son ministre Davidovitj, récemment arrivé en Serbie, lut un discours où l’obor-knèze tâchait de se justifier des meurtres de ses rivaux, répondait aux reproches qu’on ne lui ménageait pas sur sa soif insatiable d’impôts, et développait les avantages assurés au pays par le traité d’Akerman. Miloch finissait en priant la skoupchtina de demander au sultan pour lui-même le titre de prince héréditaire. Aussitôt l’assemblée souscrivit un acte solennel où elle jurait de ne plus obéir qu’à lui et à sa postérité. L’obor-knèze reconnaissant mit cet écrit sur sa tête et le baisa, puis embrassa les assistans les uns après les autres. « Ne craignez plus rien, leur disait-il, je suis l’enfant du peuple, je n’oublierai pas mon origine. » Les knèzes de l’opposition virent avec désespoir le succès qui accueillait la nouvelle démarche de Miloch. Décidés à chasser l’obor-knèze ou à mourir, ils tentèrent avec six mille combattans un coup de main sur Kragouïevats. L’obor-knèze dut s’enfuir ; mais Voutchitj, qui faisait taire sa haine contre Miloch pour soutenir le pouvoir central, livra aux insurgés un combat acharné, où ils perdirent près de cinq cents hommes. De son côté, le visir de Belgrad, pour appuyer Miloch, avait fait venir cinq mille Bosniaques, qui bloquèrent le quartier serbe de cette ville, et ne se retirèrent que quand la paix eut été rétablie. Miloch crut alors pouvoir calmer les mécontens, en publiant et jurant ce qu’il appela la constitution serbe. Ce curieux document de mœurs gréco-slaves déclarait tous les Serbes nobles et égaux. Chaque commune restait solidaire devant la justice des actions de ses enfans, devait restituer l’équivalent des vols commis sur ses terres, et livrer le coupable à la police. Le condamné pouvait en appeler du tribunal de sa nahia au tribunal suprême qui siégeait à Belgrad ou à Kragouïevats. La police des chemins était confiée aux boulouk-bachi, dont chacun avait sous lui douze momkes à cheval ; le peuple devait se confier à cette milice et lui laisser exterminer les derniers haïdouks. La peine de mort ne pouvait être infligée que par le souverain, qui, seul investi de tous les droits du glaive, portait en ses mains la mort et la vie. L’assemblée générale du peuple devait veiller tous les ans à rectifier les abus, fixer l’impôt et répartir le tribut annuel dû à la Porte ottomane.

Cette constitution, dont nous ne citons ici que les principaux traits, prouvait, sous une apparence libérale, à quel point l’ancien champion de la liberté comprenait l’art du despotisme. On ne peut nier cependant qu’à force de couper des têtes, le grand chef ne fût parvenu à établir dans son pays une sécurité parfaite pour les voyageurs ; les objets même qui se perdaient sur les routes étaient apportés aux tribunaux. Un jeune paysan de Verbovats, près Smederevo, ayant assassiné un riche marchand étranger pour s’emparer de son trésor, avoua plusieurs années après, à son vieux père ce crime qui était resté entièrement ignoré. Aussitôt le vieillard saisit son fils et le mène à la skoupchtina, pour tenir le serment qu’il avait fait avec tous les siens de ne plus souffrir aucun criminel dans le pays. Ce nouveau Brutus se nommait Militj. L’obor-knèze, après l’avoir présenté comme un modèle à l’assemblée, lui rendit son fils. Miloch triomphait, car il venait, à force de meurtres, d’obtenir le monopole des rapines dans son malheureux pays.

Dans le but de se justifier des évènemens de 1813, la Russie avait, en 1826, inséré dans les conventions d’Akerman ce passage sur les Serbes : « La sublime Porte mettra immédiatement à exécution toutes les clauses de l’article 8 du traité de Boukarest relatives à la Serbie, laquelle est ab antiquo sujette et tributaire du sultan… Lesdites mesures seront réglées et arrêtées de concert avec la députation serbe de Constantinople dans un délai de dix-huit mois. » Ces conventions, après le délai fixé, ne se trouvant point exécutées, la Russie lança en 1828 une armée vers les Balkans. À cette nouvelle, tous les knèzes serbes se levèrent, demandant à Miloch qu’il les laissât profiter d’un moment aussi favorable pour chasser du pays les dernières garnisons turques. Mais la Russie défendit à l’oborknèze de bouger, et appuya cette injonction des plus sévères menaces. On le sait, et l’exemple de la Grèce en 1831, celui de l’Égypte en 1840, l’ont trop bien prouvé, les plans d’agrandissement de la Russie s’opposent à ce qu’il s’élève en Turquie des états nouveaux qui, dans l’énergie de leur jeunesse, pourraient un jour lui disputer l’héritage du sultan, le commerce de la mer Noire, et entraîner peut-être dans le cercle de leur action ses plus riches provinces méridionales. De tous les cabinets d’Europe, il n’en est donc pas un qui doive être en réalité plus opposé que celui de Pétersbourg à une régénération totale du peuple serbe. On s’explique parfaitement dès-lors que l’empereur Nicolas ait, en 1828, sommé Miloch de s’abstenir de toute démonstration guerrière vis-à-vis de la Porte, s’il ne voulait voir l’armée russe entrer sur le territoire serbe en ennemie. Cette menace, Nicolas aurait-il pu l’accomplir ? Nous ne le pensons pas ; l’opinion publique de l’Europe s’y fût opposée, et les Grecs, les Albanais, les Valaques, saisissant cette occasion de consommer leur propre émancipation, n’auraient pas tardé à courir aux armes. Miloch pouvait donc mépriser l’avertissement du tsar, tous les Serbes auraient applaudi à cette fière conduite avec enthousiasme ; mais le tsar avait promis à Miloch de le reconnaître comme prince héréditaire en récompense de son immobilité, et Miloch sacrifia l’affranchissement définitif de sa patrie au plaisir de s’en faire le prince légitime. Il repoussa donc les Serbes insurgés de Bosnie et d’Hertsegovine qui lui tendaient les bras ; il refusa d’être leur Washington : ce rôle était trop haut pour une ame vulgaire.

Enfin, le 29 novembre 1829, la Porte dut mettre à exécution la clause du traité de Boukarest pour laquelle la Russie avait pris les armes. La petite cour de Kragouïevats vit arriver un tatar de Stambol, porteur d’un diplôme qui remplit d’allégresse tout le konak du haïdouk ; c’était le premier hati-cherif que la Porte eût daigné octroyer aux brigands de la Serbie. Cette pièce si importante, puisqu’elle consacre diplomatiquement la régénération civile de la Serbie, n’a point été publiée, pas même en serbe ; je la traduis ici tout entière :

TRÈS SUBLIME ET PREMIER RESCRIT DU TSAR OTTOMAN AU PEUPLE SERBE.

« Avec la ferme assurance que le contenu de ce firman restera une vérité, ô toi, mon grand et puissant lion, administrateur de nombreuses affaires, qui donnes au monde le nizam (la loi), puisse ta pure intelligence, qui dirige si habilement les intérêts de notre race, arriver heureusement au but de toutes tes entreprises ! Que ta domination et ton bonheur soient éternels ! que personne n’ose contester tes droits ! inébranlable gouverneur de Belgrad, Hussein-Pacha, que Dieu te garde ! Et toi, ô cadi turc, qui es un haut savant, qui montres la route sacrée de la tradition que tu as apprise des saints, la suprême bénédiction impériale repose sur ta tête, cadi de Belgrad, interprète de la science.

« Or, quand vous arrivera de ma part ce firman, comprenez-le bien. Conformément au traité d’Akerman, notre gouvernement, prenant à témoin la cour russe, considère que les Serbes, nos rayas depuis des siècles, sont dignes de notre impériale clémence. Par conséquent, tout ce qui les concerne au huitième article du traité de Boukarest s’exécutera dans le terme de dix-huit mois. Cet intervalle de temps sera employé par mon conseil à discuter avec les envoyés du divan (sénat) de la Serbie, et en présence des représentans de la cour russe, les demandes faites par les knèzes serbes. Conformes au traité de Boukarest, ces demandes sont les suivantes : Que le peuple serbe puisse pratiquer librement les rites et cérémonies de son église ; qu’il choisisse ses juges dans son sein ; qu’il puisse administrer intérieurement son pays avec une entière indépendance ; que tous les impôts se fondent dans un seul tribut ; que toutes les propriétés turques de Serbie soient remises aux mains des Serbes et administrées par eux en séquestre ; qu’ils puissent avec leurs propres passeports parcourir pour leur commerce toute la Turquie ; qu’ils aient le droit de fonder chez eux des écoles, des hôpitaux, des imprimeries ; qu’enfin aucun Turc, excepté ceux des citadelles, ne puisse vivre ou demeurer en Serbie.

« Avant que ces neuf demandes de nos fidèles et dociles rayas eussent pu être mûrement examinées par notre cour, et sanctionnées de concert avec la Russie, un concours de circonstances vint suspendre l’exécution du traité de Boukarest, et la guerre recommença. Maintenant que la paix vient d’être rétablie entre notre Porte et la cour russe, le sixième article du traité d’Andrinople stipule de nouveau les franchises de la Serbie, déjà stipulées dans les conventions d’Akerman, à l’exécution desquelles de trop grands obstacles s’étaient opposés jusqu’ici. En vertu de ce sixième article, le divan va donc faire droit aux réclamations de la Serbie ; les six nahias qui lui avaient été enlevées lui seront rendues, et toutes ses libertés seront reconnues solennellement. C’est pourquoi, à la condition qu’ils me restent soumis, j’écris, revêts de ma signature et envoie ce firman à mes fidèles rayas serbes. Et maintenant, toi, visir, et toi, cadi, faites part au peuple serbe de ces décisions, et qu’il prie Dieu pour son tsar.

« Écrit le 1er reboul-akira 1245. »


Quelque avantageux qu’il fût aux Serbes, ce firman du tsar turc ne fixait rien en faveur de Miloch ; aussi l’obor-knèze le tint-il secret, et il demanda aux deux empereurs une récompense plus positive de sa neutralité. Trompée par ses protestations de dévouement, et le regardant comme sa créature, la Russie résolut de lui faire octroyer le rang qu’il sollicitait depuis quinze années. En août 1830, le bérat qui l’instituait prince héréditaire de Serbie arriva à Kragouïevats. On reçut en même temps un hati-cherif que Mahmoud avait signé de sa propre main, et qui mettait à exécution les promesses du premier firman, relatives aux neuf demandes des Serbes. Miloch, dans l’ivresse de la joie, envoya aussitôt des circulaires dans toutes les nahias, pour convoquer la skoupchtina. Des points les plus éloignés de la Serbie, tous les pères de famille arrivèrent, tous les guerriers accoururent. Une diète allait se célébrer avec toute la pompe traditionnelle de ces antiques solennités slaves. Le matin de la Saint-André, ces citoyens des forêts qui avaient dormi sous des tentes, autour de leur ville blanche (Belgrad), gravirent, au nombre de huit mille, les plateaux du Vratchar illuminés par le soleil levant. Toujours trompé, toujours confiant, ce peuple, à peine délivré du joug turc, allait donc s’imposer un autre joug, et reconnaître la suprématie de Miloch, jusqu’à ce que, las de cette nouvelle tyrannie, il la brisât comme la première, et prononçât, en 1839, sur ce même plateau du Vratchar, l’arrêt de l’exil contre le prince reconnu en 1830. Escorté de brillans cavaliers portant la lance à trois queues, le visir de Belgrad s’avança, salua d’un air protecteur le chef des rayas, qui se prosterna à ses pieds, et déroulant le hati-cherif, il le lut devant la diète. Le peuple, dans son imprévoyance, accueillit cette lecture avec une joie sans bornes ; les voïevodes eux-mêmes et les capitaines des montagnes renoncèrent gaiement à leurs droits en faveur d’un compagnon d’armes. Plus de haïdouks ni de priviléges d’épée ! s’écriait-on ; mais une liberté égale pour tous, sous la direction du père commun de la grande famille serbe.

On était au jour anniversaire de la prise de Belgrad par Tserni-George en 1806 ; on se souvenait aussi que les spahis, chassés par le héros, étaient revenus en 1813, et qu’alors les églises en deuil avaient dû enfouir sous terre jusqu’à leurs cloches. Depuis ce temps, on n’employait plus que des marteaux de bois pour appeler les fidèles. Le nouveau hati-cherif, en accordant l’exercice public du culte, encouragea les Serbes à déterrer ces cloches pour les suspendre de nouveau. Hussein-Pacha s’y opposa avec menaces, mais les capitaines serbes répondirent respectueusement qu’ils repousseraient la force par la force, et le très pur visir dut céder. Toutes les cloches convièrent donc le lendemain par leurs joyeux carillons le peuple au sacre de son kniaze. Au milieu des antiques cérémonies usitées pour cette circonstance dans l’église orientale, Miloch fut oint de l’huile du Seigneur par le métropolite. Ce n’était plus un chef populaire ; d’élu de ses compagnons de péril, il devenait l’élu des puissances, l’élu d’en haut ; il était sacré. Désormais il ne feindra plus d’offrir au peuple mécontent son abdication, comme il a fait quelques mois avant l’arrivée du hati-cherif ; il prendra sur l’autel tous les droits qu’il lui plaira de conquérir et qu’il n’aura plus à demander aux diètes. Bien qu’il se passât au fond des forêts, cet évènement fit quelque bruit dans le monde. Après l’avoir raconté dans sa Gazette serbe, Davidovitj ajoute : « Maintenant, les journaux d’Europe parlent de la Serbie ; on nous connaît, on nous sait redevenus un peuple. Ce qu’on écrit de nous est parfois vrai, parfois capable d’exciter le sourire chez nous autres Serbes ; mais quoi qu’on dise, c’est toujours une preuve qu’enfin on s’occupe de nous[4].

D’après la nouvelle organisation, le kniaze des Serbes pouvait traiter directement avec son suzerain Mahmoud par les députés qu’il envoyait à Stambol ; mais le suzerain était loin, et ses réponses n’arrivaient qu’à de longs intervalles. En outre, les nombreuses réformes solennellement promises ne s’élaboraient qu’avec une extrême lenteur dans les bureaux du divan. Ces années 1831 et 1832 s’écoulèrent donc sans évènemens notables. Ce ne fut qu’en 1833 qu’un nouveau firman impérial apporta à tous les Turcs et aux pachas de la Serbie l’ordre d’évacuer les positions que le texte des traités leur interdisait désormais. « Ce firman libérateur fut salué, dit la Gazette serbe de Belgrad, par un cri de joie de tous les Serbes, du Danube à la Drina et du Timok à la Save ; tous les fusils se déchargèrent, toutes les villes furent illuminées ; il y eut partout des festins. Le bonheur de Miloch ne pouvait être décrit. » Ce qui très probablement rendait Miloch si heureux était la cession qui allait lui être faite par le visir de la douane de Belgrad. Cette cession, entraînant après elle le droit de taxer à volonté tout le commerce d’exportation de la Serbie, assurait indirectement au prince le monopole commercial de sa principauté. La prise de possession de ce précieux privilége par le chef de la Serbie ne se fit pas attendre. Miloch se rendit le 11 décembre 1833 à Belgrad, où il voulut faire une entrée triomphale ; puis, après avoir prié et baisé les icones à la cathédrale, il se rendit chez le visir Vedchi-Pacha, qui, avec un pompeux cortége, le mena sur la Save à la Djoumrouk (édifice de la douane), et l’investit solennellement de ses nouvelles fonctions. Le prince nomma aussitôt consul de commerce Alexa Simitj, et afin d’élever la magnifique douane actuelle, il donna l’ordre d’abattre sans retard les boutiques en bois des pauvres marchands de la Save, qui se trouvèrent ainsi sans toit, et auxquels le souverain n’offrit pas même un dédommagement. Ceux qui voulurent absolument garder les terrains où étaient leurs cabanes, furent obligés de les racheter 1,000 francs par toise carrée. Si la douane serbe avait été déclarée édifice national, on aurait au moins pu se dire : Les souffrances de quelques-uns achètent le bien de tous ; mais Miloch avait reçu de la Porte cette douane comme sa propriété privée, et il se garda bien de réparer envers ses compatriotes l’injustice du divan.

Bientôt tout le commerce d’exportation de la Serbie se trouva frappé d’impôts bien plus forts que sous la domination ottomane. Ces entraves inaccoutumées provoquèrent des protestations énergiques. Lésé dans ses droits les plus chers, le peuple réclamait à grands cris une assemblée nationale. Forcé de céder au vœu populaire, Miloch restreignit du moins le plus possible le nombre des députés, et les convoqua dans la ville où il avait le plus de partisans, à Kragouïevats. Il n’y eut d’appelés que dix kmètes par nahia ; quant aux capitaines, il y en eut un sur chaque district qui dut rester pour maintenir l’ordre. Ces députés, réunis le 1er février 1834, vinrent à la file baiser la main du kniaze, baiser que le gracieux souverain rendait à chacun sur le front. Puis le cortége se dirigea vers l’église où devait s’ouvrir la diète. Ne se reposant pas sur le respect que doit inspirer le saint lieu aux plus fougueux tribuns, Miloch l’avait fait entourer par ses canonniers et toute sa garde à pied et à cheval, chargée de surveiller les orateurs. Autour du prince, assis dans la nef avec sa famille sur un tribunal élevé, figuraient les évêques, les archimandrites, les archipopes, les hauts dignitaires civils. « Suivant l’usage des kniazes serbes parlant à la nation, Miloch se tenait debout, » dit le journal de Belgrad, où le représentant des idées françaises, Davidovitj, commençait à s’exprimer de plus en plus librement. De même qu’en France et en Angleterre tout le peuple recueille avidement les paroles du monarque ouvrant la session parlementaire, de même ici la multitude qui se pressait dans l’intérieur et autour de l’église écouta avec une attention profonde le discours du trône serbe. Nous citerons textuellement cette pièce curieuse.

« Frères, depuis qu’en 1830, le jour de Saint-André, premier élu, nous reçûmes sur le Vratchar le hati-cherif de notre clément empereur, et le bérat de succession, depuis lors jusqu’à ce moment, nous n’avions point eu l’occasion de nous trouver ainsi réunis tous ensemble. Il m’est donc bien doux de me voir aujourd’hui entouré de ma très chère famille, de nos vénérables évêques, des membres du grand tribunal et autres juges nationaux, des capitaines de nahia et des principaux kmètes. Les nouvelles conventions avec la Porte vous étant connues, je me borne à vous exposer comment elles ont été exécutées. La démolition des forteresses construites par nos devanciers, et notamment de celle de Tjoupria, était nécessaire pour obtenir le repos. Maintenant, nous n’aurons plus de querelles avec ces pillards albanais, qui rarement laissaient passer une année sans frapper de mort quelque paysan serbe. Il est décidé que les Turcs évacueront la Serbie dans le laps de cinq années. J’avoue qu’il m’a été impossible d’obtenir qu’ils quittent aussi Belgrad. Notre impérial protecteur, Nicolas, juge nécessaire que le sultan, son allié, garde cette place forte, située à la frontière d’un autre empire. Il pense que ce serait un outrage à la majesté des sultans, si les étrangers ne rencontraient de Turcs dans aucune ville serbe. Du moins, à l’exception des soldats du visir, ces Turcs ne pourront plus porter d’armes. En outre, les étrangers deviennent inhabiles à posséder aucun bien immeuble dans notre pays, comme les pachas le leur permettaient auparavant, pour augmenter encore notre oppression. Tels sont les droits conquis par le nouveau hati-cherif… Remercions donc l’Être suprême, et prions pour notre sultan Mahmoud, pour l’empereur russe Nicolas Pavlovitj ; qu’à jamais vivent dans notre mémoire les comtes Nesselrode et Strogonof, qui ont les premiers fait connaître les affaires serbes au cabinet de Pétersbourg ! N’oublions pas non plus Ribeaupierre, ni surtout l’ambassadeur Boutenief, dont l’énergie, en nous procurant le dernier hati-cherif, a mis fin à nos démêlés avec la Porte.

« Maintenant que l’indépendance de notre patrie est un fait diplomatiquement reconnu, l’organisation régulière de l’état doit être le plus ardent de nos vœux. Voyons comment sont constitués les peuples civilisés, cherchons à nous organiser de la même manière. L’importance d’une pareille affaire m’a fait désirer de convoquer à cette skoupchtina dix fois plus de monde que je n’en vois ici ; mais il eut été impossible, au milieu de l’hiver, de loger un aussi grand nombre d’hommes, et leurs chevaux, vu la mauvaise récolte de l’année précédente, n’auraient pu trouver de fourrage. Pour ces causes, j’ai ajourné la grande réunion nationale à la Saint-George prochaine : alors nous nous rassemblerons dans quelque belle plaine, où nous aurons de l’espace pour nos tentes et des prairies pour nos chevaux. Frères et seigneurs, je vous convoque pour ce jour, où je vous prouverai combien j’ai à cœur votre prospérité future. Dans l’impossibilité de fixer d’avance par quels moyens elle se consolidera, je me bornerai à vous dire que nous discuterons principalement les points suivans : organisation du pouvoir législatif, répartition de l’impôt, paiement de l’ancienne dette épiscopale contractée par les six districts réunis à nous l’été dernier. Pour éclairer chacun de ces points, nous élirons un conseil d’état divisé en six ministères, de l’intérieur, des affaires étrangères, de la police, des finances, de la justice et de la propagation nationale des lumières. Quant aux 147,000 piastres, dues par nos anciens évêques à la sainte et grande église (celle de Constantinople), il vaudra mieux la payer en une seule fois, pour n’en plus perdre les intérêts. Sur tous ces points, seigneurs, il me faut votre avis et votre approbation. De retour dans vos foyers, communiquez donc à tout le peuple mes plans ; vous et la nation aurez jusqu’à la Saint-George assez de temps pour délibérer et méditer votre réponse. Alors nous recueillerons les voix et adopterons le meilleur parti. J’ai rempli mon devoir ; remplissez le vôtre, staréchines, en allant dire à vos jeunes gens que tout ce qu’ils pensent, ils peuvent le dire librement, sans plus se permettre des murmures à l’écart. Maintenant il s’agit de conserver intact ce que nous avons obtenu, en paraissant, aux yeux des deux empereurs, dignes de la clémence de l’un et de la protection de l’autre ; sans quoi nous pourrons vite nous les aliéner de nouveau, transformer la clémence en colère et la protection en hostilité. Pour détruire tout notre bonheur présent et tout le travail de mes mains, il suffirait d’une seule chose, se laisser entraîner à de vils complots insurrectionnels. Que Dieu nous en préserve ! »

Ces dernières paroles, qu’on n’entendit pas sans surprise, faisaient trait à la dernière révolte des rayas serbes de Bosnie, pour la répression de laquelle Miloch avait prêté son appui à la Porte ; il y avait, dans cette hautaine ingratitude d’un conspirateur heureux appelant l’insurrection vile, dès qu’il en a recueilli les avantages, quelque chose d’odieux que les fallacieuses promesses du prince ne pouvaient faire disparaître. Les kmètes les staréchines, les knèzes des districts, les capitaines de frontière, tous ces fiers guerriers, naguère les égaux de leur chef, s’entre-regardaient avec étonnement, la tête nue, silencieux, comme si le discours durait encore. Promenant sur la foule ses regards satisfaits, Miloch, après avoir joui quelque temps du sentiment de crainte qu’il inspirait, daigna sourire à ses sujets, et disposant en pontife du lieu saint où il siégeait, leur permit de se couvrir ; puis prenant le ton d’un père : « Soyez les bien-venus, mes amis, reprit-il ; êtes-vous tous en santé, tous en paix ? » La paix ne devait plus durer long-temps, car la rage couvait au fond des cœurs. Seuls, dans leur aplomb imperturbable, les courtisans criaient : Hourra à l’hospodar, au père du peuple, qui se sacrifie pour nous et que Dieu seul peut récompenser ! Et l’héritier des pachas descendait de son trône, se mêlait aux députés, leur serrait la main. « Allons, frères, à l’œuvre ! il faut répartir l’impôt selon la propriété ; n’ayons plus de soubachi (collecteur des redevances en nature), mais rassemblons nous-mêmes nos dîmes, et leur vente produira la moitié de la porèse (impôt foncier). — Tes plans, ô maître, sont admirables, disaient les kmètes résignés. Les salves de mousqueterie de la garde accompagnèrent le cortége du prince retournant à son konak, où le lendemain, 2 février, la skoupchtina se rendit pour baiser le pan de l’habit de son altesse (svetlost), et lui remettre par les mains de George Protitj l’adresse des représentans du pays, en réponse au discours du trône. Cette timide adresse osait à peine rappeler au prince la promesse de donner un code et de ne plus juger d’après son divin bon plaisir.

Le lendemain, la skoupchtina se rassembla de nouveau, mais à part et en plein champ, pour soumettre les projets de loi à un premier examen. La discussion fut vive et dura jusqu’à la nuit. Le prince soutint en personne le choc de la délibération ; mais, le jour suivant, il se plaignit, devant l’assemblée, d’avoir été mal compris, et ajourna les débats à la Saint-George prochaine. Le seul but de cette petite skoupchtina avait été de sonder le terrain et de préparer la grande usurpation de tous les pouvoirs sociaux par celui qui n’en devait être que le protecteur. Miloch avait voulu donner à ses kmètes une première leçon de la manière dont ils auraient à se conduire à l’avenir vis-à-vis du prince héréditaire. L’impossibilité de la résistance leur était prouvée par les canons et les baïonnettes qui désormais surveilleraient la skoupchtina. Après avoir ainsi formé les knèzes, Miloch lança cette meute docile parmi le peuple qu’elle devait plus tard amener à ses pieds comme une proie résignée à la mort.

Le kniaze, qui ne regardait son pays que comme une grande ferme dont il avait l’exploitation, parcourait chaque année les nahias pour son commerce de bestiaux, choisissant parmi les troupeaux de ses sujets les plus belles pièces qu’il payait à vil prix. Ces porcs, bœufs et moutons d’élite, étaient conduits à Belgrad et enfermés dans les vastes écuries de la douane, jusqu’à ce qu’il les envoyât vendre pour son compte sur les marchés d’Autriche. Pour s’exempter, pendant cet intervalle, des frais de la nourriture, il les faisait paître dans les pacages communaux de Belgrad. Ces vastes pâturages, qui s’étendent le long de la Save, appartenaient depuis des siècles à la classe indigente ; chaque famille pauvre y entretenait une vache et quelques chèvres dont le lait l’aidait à vivre. Miloch trouva que cette liberté de pâture portait préjudice à son trésor ; il ceignit les pacages communs de haies, et les déclara prairies du souverain. La Sava-Mahala (faubourg de la Save), enclavée dans ce nouveau domaine, dut disparaître, et ses habitans eurent ordre d’évacuer leurs maisons. Ces malheureux, espérant obtenir un dédommagement, temporisèrent jusqu’à l’année suivante. Alors Miloch, étant venu visiter ses nouvelles acquisitions, et furieux de ce que la Mahala subsistait encore, appela ses momkes, rassembla des paysans, et fit mettre le feu aux deux cents cabanes dont se composait ce faubourg. Femmes et vieillards, surpris par les flammes, prirent la fuite en s’efforçant de sauver quelque débris de leur pauvre ménage ; ce fut en vain : le feu, excité par le vent, roula ses langues ardentes, qui léchèrent la colline comme pour la purifier de toutes ces immondices de la misère humaine et la rendre digne de recevoir la voluptueuse villa d’un prince. Miloch, présent à cette horrible scène, excitait ses momkes du geste et de la voix. Davidovitj ne pouvait l’arrêter. — Que vont dire, répétait-il à Miloch, nos frères, les Serbes de la rive autrichienne, en voyant ces longues rangées de maisons en flammes ? — En effet on crut, à Zemlin, que l’armée turque était revenue, et on envoya prendre sur-le-champ des informations. Dans leur douleur, les habitans de Belgrad se disaient entre eux : Cachons bien ces crimes, que l’Allemagne les ignore ; car que penserait-on de nous, d’avoir pris pour maître un tel homme ?

Ayant ainsi nettoyé les bords de la Save, le kniaze y fit bâtir son Palais d’été et y établit des magasins pour le sel de Valachie et de Hongrie, dont il avait acheté une énorme quantité. Peu de temps après, comme par un avertissement céleste, la Save débordée envahit ces magasins et emporta les provisions de l’avare. Miloch, impatient de réparer ses pertes, n’en fut que plus ardent à la rapine. Il savait trouver des torts et intenter à tous les riches des procès qui entraînaient la confiscation de leurs biens au profit de l’état. Or, l’état serbe, c’était Miloch ; rien ne distinguait plus sa caisse privée de la caisse nationale ; l’une et l’autre étaient gardées dans la même chambre et confiées au même intendant. C’est alors que le voyageur prussien Pyrch s’extasiait sur ce prince, qui, selon lui, levait proportionnellement moins d’impositions qu’aucun autre souverain d’Europe, et qui parvenait cependant à doter le trésor public d’une épargne considérable, « tant il comprend à un haut degré, ajoutait Pyrch, l’art de lever des impôts indirects. » Triste vérité ! Quelques patriotes firent insérer vers la même époque, dans la Gazette d’Augsbourg, des plaintes de ce que Miloch ne donnait aux Serbes ni les tribunaux, ni les lois, ni le sénat, ni les ministères promis, et de ce que leur pays était réduit à voir d’un œil jaloux la brave nation grecque s’ouvrir, au milieu de tant d’abîmes, le chemin du progrès. La gazette officielle de Belgrad, fort scandalisée de ces paroles, répondit que le prince serbe montrait depuis long-temps des tendances très européennes. Bientôt, pour consoler le civilisateur des Serbes, si odieusement calomnié, la Gazette d’État de Prusse, donnant le signal aux feuilles allemandes, se mit à faire un emphatique éloge de son gouvernement.

Cependant la grande skoupchtina de la Saint-George, si solennellement promise, n’avait point eu lieu, le peuple murmurait de plus en plus. Pour faire accepter les nouveaux impôts, Miloch se vit forcé de réunir au moins un simulacre de diète ; il la convoqua pour le jour de la transfiguration du Sauveur, annonçant dans sa circulaire qu’on verrait alors la Serbie se transfigurer comme le phénix et recevoir enfin son organisation législative. Le 1er juin, cette petite skoupchtina, composée des employés, serdars, knèzes, capitaines et kmètes dévoués à Miloch, s’ouvrit à Kragouïevats par une messe solennelle où le métropolite prêcha sur les douceurs de la paix, les avantages de l’ordre et de l’obéissance. Puis Miloch, entouré de sa garde, exposa à l’assemblée qu’il la réunissait pour fixer l’impôt de l’année et régler l’affaire des koulouks, corvées dues par les paysans aux capitaines et employés champêtres. Le peuple demandait qu’on abolît entièrement la kouloutchenié, et qu’en place de ce droit on payât aux employés un dédommagement annuel ; mais la plupart des députés durent s’associer aux sympathies de Miloch pour les institutions du bon vieux temps des pachas, et décidèrent que le haratch, la porèse et tous les impôts se lèveraient isolément comme par le passé. Quant au droit du koulouk, les serdars furent chargés de veiller à ce que les capitaines n’exigeassent pas des paysans plus de jours de corvée qu’il ne leur en était dû, et ces corvées furent restreintes aux travaux champêtres, sans pouvoir s’étendre à la construction des moulins, hanes et boutiques. Pour l’administration, rien ne fut réglé, pas même les appointemens des administrateurs. Le lendemain l’assemblée envoya au prince sa lettre de remerciemens ainsi conçue : « Très gracieux hospodar, nous avons entendu de la bouche de votre grandeur et parfaitement compris les raisons pour lesquelles il ne vous a pas été possible de convoquer à la Saint-George la grande skoupchtina que vous nous aviez promise… Nous voyons bien nous-mêmes que le temps n’est pas propice, et qu’il faut remettre à un avenir plus heureux la réforme de notre patrie. Nous consentons donc, au nom du peuple, à payer les impôts comme par le passé jusqu’à la grande skoupchtina prochaine. » Le kniaze, satisfait, daigna se faire voir encore à l’assemblée, qui, congédiée le troisième jour, partit en bénissant le père de la patrie !

Deux diplomates français, le baron de Bois-le-Comte revenant d’Égypte, et le comte de Lanoue, secrétaire d’ambassade à Constantinople, avaient assisté aux séances de cette prétendue diète. À en croire la Gazette de Belgrad, ils admiraient surtout la prestesse des délibérations, qu’ils comparaient aux lenteurs des chambres françaises, où un mois entier se passe souvent à vérifier les pouvoirs des députés. Ces deux diplomates, chargés par leur gouvernement d’étudier la cour de Miloch, son pays et ses ressources, avaient parcouru plusieurs nahias, escortés d’une garde d’honneur et surveillés à leur insu par le drogman du prince, Tsvetko Raïovitj, le même qui avait accompagné partout l’officier prussien Pyrch. On conçoit que, voyageant sous de tels auspices, ils n’aient entendu qu’un concert de louanges en faveur du kniaze. Leurs entretiens avec Miloch eurent lieu par l’intermédiaire de M. Zoritj, ancien gouverneur des enfans du prince, et le seul homme en Serbie qui parlât passablement le français. Pour faire sa cour au tsar russe, Miloch s’exprimait sur Louis-Philippe et son usurpation en termes tellement grossiers, que l’interprète, craignant un scandale, se voyait forcé de traduire ces insultes en complimens auxquels les deux diplomates répondaient par de profonds saluts. Cette mystification se reproduisit pour plusieurs pachas et visirs ottomans : auprès d’eux, Miloch prenait pour drogman Alexa Simitj, Serbe lettré, qui, en interprétant les rudes paroles de son maître, les polissait de son mieux et quelquefois leur donnait un sens tout contraire. Un jour, mécontent d’Alexa et voulant le lui faire sentir, il alla voir le visir de Belgrad avec un autre drogman qui se crut naïvement obligé à rendre le sens littéral. Le visir ne revenait pas de son étonnement ; c’était un langage si trivial, si inaccoutumé chez le héros qui auparavant s’exprimait toujours avec tant d’élévation. Enfin Miloch lui-même s’aperçut de l’effet produit par cette traduction trop fidèle de ses paroles : « Maladroit qui répète ce que je dis ! s’écria-t-il en repoussant son interprète ; frères, courez vite me chercher Alexa. » Des anecdotes pareilles se présentent en foule dans la vie de Miloch ; mais ce n’est pas une chronique scandaleuse que nous voulons écrire ici.

Le kniaze avait deux frères, ses dignes émules, Ephrem et Iovane. Les membres de cette trinité infernale, comme disait le peuple, s’étaient fait de la Serbie trois parts pour ne pas se gêner mutuellement. Miloch exploitait le nord, il était l’unique marchand, le seul propriétaire des bords du Danube ; le domaine d’Ephrem s’étendait sur la Save, de Belgrad à Chabats, et Iovane, homme grossier et sans intelligence, tenait sous son joug les montagnards du sud. Un seul trait peindra Iovane : amoureux de la nièce d’un pope, il voulut la faire enlever par ses gardes. Le pope, armé de ses pistolets, parvint à chasser les satellites de Iovane. L’hospodar, furieux, intenta aussitôt au prêtre un double procès ; il le fit d’abord condamner par l’évêque diocésain à avoir la barbe coupée (c’est la forme de dégradation ecclésiastique), pour avoir oublié ses devoirs de prêtre en se servant d’armes temporelles. Le malheureux pope fut convaincu ensuite d’avoir également oublié ses devoirs de citoyen en repoussant violemment la force publique. On le pendit et on le roua.

Laid, boiteux, disgracié de la nature et d’une santé frêle, Ephrem ne pouvait comme Iovane se plonger dans les orgies. Sa vie solitaire lui avait permis d’apprendre à lire et à écrire, il connaissait même la langue russe et avait des manières polies ; c’était, en un mot, malgré sa nullité, l’Européen de la famille. Cependant il n’en poursuivait pas avec moins d’âpreté l’accroissement de sa fortune. Son administration était une concussion perpétuelle : une grande partie des maisons de Chabats et de Belgrad lui appartenait, il en avait forcé les propriétaires à les lui céder à vil prix ; à ceux qui osaient refuser, il suscitait des procès et des avanies de tout genre qui amenaient peu à peu leur ruine. Chacun des trois frères avait un certain nombre de bourreaux d’élite, dont le plus célèbre était Mitjitj, gardien de la frontière du Stari-Vlah. Tous les knèzes dont on voulait se défaire et qu’on n’osait décapiter publiquement, étaient envoyés en mission dans ce district, où ils périssaient dans les défilés sous les coups des momkes de Mitjitj, déguisés en haïdouks bosniaques. C’est ainsi que fut assassiné l’opulent Mladen, dont Miloch convoitait les richesses. Ces victimes étaient ensuite inhumées avec de grands honneurs dans les couvens du Stari-Vlah et du mont Roudnik.

Avec une merveilleuse astuce, Miloch parvenait à faire croire au bas peuple qu’il agissait dans son intérêt ; c’était le bonheur du pauvre que ce terroriste fondait en persécutant les grands, les aristocrates, qui rêvaient la féodalité ; lui, au contraire, en butte à leurs calomnies, était le père des opprimés, le démocrate, le niveleur. Fantasque toutefois comme tous les tyrans, Miloch s’amusait souvent à effrayer le pauvre peuple. Tantôt, après l’avoir invité à une fête et à un feu d’artifice, il dirigeait les fusées contre lui ; tantôt, comme à Pojarevats, il défendait avec des menaces terribles que personne, autour du konak, fit le moindre bruit pendant ses siestes d’été, et alors, disent les Serbes, on eût entendu une mouche voler sur la ville. Plus d’une fois il voulut exiger de ses sujets admis en audience, qu’ils se prosternassent devant lui et lui baisassent le pied, honneur qu’on ne rend qu’au sultan. La loi turque défendant au raya de passer à cheval devant la demeure d’un pacha, le kniaze s’autorisait de cet usage musulman pour faire infliger la bastonnade à tout chrétien qui ne descendait pas de sa monture en passant devant son konak, et les fiers montagnards étaient contraints à prendre un long détour afin d’éviter le palais fatal. Sa luxure égalait son avarice et sa férocité : pour se débarrasser plus aisément des maîtresses qu’il répudiait, il avait interdit à tous les jeunes gens de sa garde de recevoir leurs femmes d’autre main que la sienne ; l’oukase de 1834 sur ce sujet est formel. Son pourvoyeur de débauche, Abraham, parcourait périodiquement les villages afin de choisir les plus belles jeunes filles, qu’il amenait ensuite à la cour, où Miloch voulait bien, comme il le disait, se charger de leur éducation ; puis, quand il était las de l’une d’elles, il la faisait dame d’honneur. Heureuses encore les familles quand Miloch ne prétendait pas se satisfaire sur-le-champ, comme dans un voyage le long de la Morava, où il fit arracher une fille des bras de sa mère désespérée pour l’entraîner dans sa tente ! L’usage de l’otmitsa (enlèvement de l’amante par son amant), enraciné chez les Serbes, ne pouvait se détruire subitement, d’autant plus qu’il était la ressource du pauvre dont une famille riche dédaignait l’alliance. Un paysan qui avait enlevé ainsi sa femme fut cité devant le kniaze qui, après une vive remontrance, le renvoya gracié. Peu de jours après, il voit la jeune femme objet du procès ; cette femme était belle. Le tyran débauché révoque aussitôt la grace accordée au mari, le fait revenir, mettre à genoux devant lui, et d’un coup de hache lui fend le crâne.

On le voyait souvent, après avoir jugé, prendre part lui-même à l’œuvre des bourreaux. Amené devant le kniaze, à Kragouïevats, un malheureux, accusé de vol, subissait la question ; Miloch, qui le frappait sans réussir à lui arracher l’aveu du délit, perdit patience et le décapita de ses mains. Un jour, sur la place de Belgrad, il vit un Serbe quereller un marchand turc ; furieux de ce qu’un de ses sujets oubliait à ce point les devoirs de l’hospitalité, il s’élança sur lui, le foula aux pieds, et sous ses bottes ferrées lui écrasa la tête. Malgré son accueil, d’ordinaire si gracieux pour les étrangers, Miloch ne se contenait pas toujours à leur égard, et, avant l’arrivée du consul d’Autriche, plus d’un Serbe autrichien avait dû repasser en Hongrie avec la langue ou les bras coupés. Son ministre des affaires étrangères, le loyal Davidovitj lui-même, n’était pas à l’abri des violences de cet étrange souverain. Un jour que ce ministre lui adressait quelques remontrances, Miloch, furieux, faillit le tuer, et, revenu à lui-même, se contenta, comme par clémence, de le faire jeter dans un cachot, d’où il ne le tira ensuite que parce qu’il avait un absolu besoin de ses services. Il haïssait surtout son ministre de l’intérieur, George Protitj, et son ministre de la guerre, Voutchitj Perichitj le premier à cause de ses richesses, que l’avare tyran disait être mal acquises, le second à cause de l’amour que lui portait le peuple entier, et de la gloire militaire dont il s’était couvert. Mainte fois il avait essayé de le faire périr, mais le héros ne quittait jamais ses armes, et, tant qu’ils lui voyaient des pistolets dans sa ceinture, les plus hardis sicaires n’osaient approcher de Voutchitj. Miloch le raillait souvent de ce que, devenu ministre, il continuait à marcher vêtu et armé comme un haïdouk : « Pardonnez-moi, altesse, c’est que je suis naturellement peureux, » répondait en riant le terrible Voutchitj. Tous ces faits et bien d’autres se racontent encore dans les réunions publiques et privées des Serbes. C’est sur les lieux que nous avons recueilli ces étranges récits de témoins dont la sincérité ne nous paraît pas douteuse.

Aux excès de la vie privée succédaient les tristes comédies de la vie politique. La nahia de Smederevo s’était insurgée en 1825 ; Miloch, ayant réprimé la révolte, détermina les kmètes de Kousodol, Selevane et autres villages de cette nahia, à venir, en supplians, à sa cour, reconnaître que, depuis cette fatale révolte contre leur père chéri, ils étaient maudits de Dieu, et que leurs champs ne produisaient plus rien. Ils conjurèrent publiquement le kniaze aimé du ciel d’obtenir leur pardon de l’être suprême en les bénissant de nouveau ; ce qu’il fit en présence du métropolite à Pachina-Palanka. Le reste de la nahia ayant imploré la même grace pour faire cesser les fléaux que le ciel, obéissant à une colère de prince, versait sur ces régions, Miloch, nouvel Osiris, descendit lentement la Morava dans une barque pavoisée d’emblèmes religieux. Toute la population de Smederevo et des districts environnans l’attendait au village d’Oseronitsa, où le prince aborda le 29 avril 1834. Sa barque, non encore amarrée au rivage, fut saisie par ceux qui avaient préparé cette honteuse scène et portée triomphalement sur leurs épaules jusqu’à l’église, à travers des prairies inondées, où ils enfonçaient jusqu’aux genoux. Des jeunes filles, dans leurs plus beaux atours, jetaient des fleurs sur les pas du kniaze, que précédait le métropolite Peter avec croix et bannières. Ce même prélat, après la messe, prononça un long sermon sur le droit divin des princes et sur le devoir d’obéir à leurs inévitables décrets. Puis, Miloch se leva et dit : Je vous pardonne à vous tous qui avez offensé et la patrie et moi ; désormais, aimons-nous comme des frères ! — Et tout le peuple de pleurer de joie et d’amour, dit la Gazette d’État.

La fête de la Transfiguration avait eu lieu sans que la Serbie se transfigurât, comme le kniaze l’avait promis. Toutes les questions de réformes étaient oubliées, les employés n’étaient plus occupés qu’à maintenir à tout prix le statu quo et à prêcher au peuple la patience et l’horreur des conspirations, que Dieu maudit d’une manière si évidente, en frappant de stérilité les champs des conspirateurs. Mais l’extinction successive des différentes branches de commerce sous le monopole universel du prince marchand rendait toujours plus difficile l’acquittement des impôts. Les murmures des victimes se changeaient en rugissemens ; Miloch commençait à craindre. Il défendit donc par oukase aux citoyens de porter désormais des armes en public, et le droit de vendre de la poudre ne fut plus accordé qu’à quelques négocians dont il était sûr. La colère du peuple aurait éclaté en dépit de ces faibles précautions, si elle n’avait fait place tout d’un coup à l’attendrissement. On venait d’apprendre la maladie de Milane, fils aîné de Miloch, et le seul de toute la famille princière qui eût obtenu par ses aimables qualités la sympathie générale. Ce jeune homme, reçu avec tant de joie, quelques mois auparavant, à son retour de Hongrie, avait rapporté des bals et des fêtes maghyars une maladie de poitrine qui menaçait ses jours ; le docteur Steitj fut appelé de Zemlin à Pojarevats pour le soigner, et, tant qu’on craignit pour sa vie, le peuple, dont il était la seule espérance, tint les mains levées au ciel, et resta pieusement sous le joug. Protégé par l’amour qu’inspirait son héritier présomptif, Miloch put, comme par le passé, s’abandonner à tous ses caprices, accabler de coups sa propre femme, déshonorer les filles de ses plus fidèles serviteurs, et faire jeter dans les rivières ceux de ses favoris dont il était las. Toutes ces atrocités n’empêchaient pas le despote serbe de prier Dieu chaque jour aussi long-temps qu’un prêtre.

L’héritier de la couronne ayant recouvré la santé, le peuple reprit son attitude menaçante ; on l’entendit encore parler de réformes, on voulait contraindre le vieux kniaze à donner les lois promises. Tous les Serbes influens se coalisèrent dans ce but. Le docteur Steitj, qui possédait la confiance des knèzes coalisés, les dissuada de recourir à la violence ; ils présentèrent donc au prince une pétition collective, qui fut rejetée avec dédain. Les knèzes, à qui cette démonstration patriotique pouvait coûter la vie, songèrent alors à prévenir leur ruine, et, quoiqu’on fût au milieu de l’hiver, ils se répandirent dans les nahias pour armer leurs familles et leurs cliens. Les citoyens d’Iagodina, au nombre de mille, coururent les premiers aux armes à la voix de leur knèze Mileta Radoïkovitj et du sénateur Avram Petronievitj. En même temps, Milosar Ressavats marchait avec une nombreuse division sur Kragouïevats, où tous les autres chefs, chacun de son côté, arrivèrent le même jour, 7 janvier 1835. Le lendemain à l’aurore, quinze mille citoyens armés et vainqueurs faisaient tranquillement leur entrée dans cette petite capitale, abandonnée par la cour et par Miloch, qui fuyait éperdu vers la Valachie. Un corps de troupes, expédié contre les rebelles, sous la conduite de Iovantché Spasitj, gouverneur de Smederevo, passa, en dépit de son commandant, sous le drapeau des patriotes. Voutchitj, qui, en sa qualité de ministre de la guerre, gardait le palais du prince et les caisses de l’état pour les préserver du pillage, se rendit le 9 janvier dans le camp du peuple, qui l’attendait pour le proclamer dictateur. Le capitaine des gardes du prince, Pierre Toutsakovitj, avec son artillerie et quinze cents soldats d’élite, voulut alors marcher contre Voutchitj ; mais ses canonniers eux-mêmes refusèrent de faire feu sur le peuple. Les deux partis conclurent donc un armistice, et la grande skoupchtina fut déclarée ouverte. La presque unanimité des voix demandait la déposition de Miloch. George Protitj, dans des discours furibonds, excitait même l’assemblée à expulser la famille entière des Obrenovitj ; mais les vieillards, qui savaient combien il en coûte pour fonder une dynastie, voulaient conserver celle qu’ils avaient si chèrement achetée.

Ce fut dans ces circonstances, et le 19 janvier, que le ministre Davidovitj quitta la résidence de Miloch, Pojarevats, pour se rendre au sein de l’assemblée. Arrivé au camp national, il présenta des lettres que Miloch assurait être venues de la Russie, et où le tsar exprimait son intention de soutenir le kniaze par une armée. Mais un acte que lut aussi le ministre garantissait aux Serbes une amnistie entière et toutes les libertés civiles demandées par les knèzes. Ces concessions du prince commencèrent à calmer les insurgés, et la crainte des Russes acheva de les déterminer au rappel de Miloch. Après avoir stipulé des garanties pour sa sûreté, le kniaze rentra, le 14 janvier, dans Kragouïevats, non pas triomphalement, comme l’annoncèrent les journaux d’Allemagne, mais l’oreille basse, sans canons et sans baïonnettes. Voutchitj, président de la diète, l’accueillit par d’amers reproches, auxquels Miloch répondait en sanglotant : « Frère, je sais bien que le peuple me déteste ; tâche donc de l’apaiser, et je ferai tout ce qu’il demandera. » Le peuple, attendri par tant de preuves de repentir, se borna à demander une charte, et déclara qu’il viendrait la chercher le 2 février prochain, puis il se dispersa. La gazette officielle rapporte que tant de milliers d’hommes ne commirent pas le plus petit désordre dans leur marche et leur retraite, quoiqu’ils fussent tous livrés à eux-mêmes, n’ayant pas d’autres chefs que ceux qu’ils s’imposaient. « Oui, nous disaient les paysans que nous interrogions sur cet évènement, nous avons campé dans les jardins, et n’avons pas pris un oignon, quoique nous fussions affamés et sans vivres. »

Il est curieux de voir comment la feuille officielle raconte cette victoire populaire. « Miloch, dit-elle, voulant se rendre aux désirs exprimés par le sultan, s’était embarqué sur le Danube pour aller visiter sa hautesse à Constantinople. Mais les staréchines, effrayés du départ de leur père, avaient assemblé le peuple et étaient accourus en tumulte à Kragouïevats, le 7 janvier, en criant : « Nous ne laisserons pas partir notre prince bien-aimé, il se doit à la patrie ! » Et le kniaze avait daigné assurer qu’il resterait pour présider la grande skoupchtina régénératrice. » C’est ainsi que les cours écrivent leur histoire. La relation de la Gazette d’Augsbourg, quoique également infidèle, était plus habilement conçue. À en croire ce journal, l’insurrection serbe aurait été l’œuvre des grands qui espéraient obtenir les priviléges des boyards valaques, en héritant de tous les droits féodaux des spahis, et qui, frustrés dans leurs prétentions aristocratiques, se révoltèrent pour arracher par la force ce qu’on ne leur accordait pas de plein gré ; mais le peuple prit le parti du prince ; après avoir subi de paternelles réprimandes, les magnats serbes prêtèrent de nouveau serment de fidélité au souverain, et tout fut oublié ; pas un cheveu ne tomba de ces têtes coupables. Osez encore blâmer Miloch !

Cependant la grande skoupchtina, ajournée au 2 février, s’était réunie de nouveau pour exiger du prince un acte qui garantît la vie et les propriétés de chacun. Au milieu de l’assemblée, réunie dans une vaste prairie, sous Kragouïevats, le métropolite et les évêques entonnèrent en slavon le Veni, sancte Spiritus, auquel dix mille voix répondirent ; et le kniaze, qui occupait avec sa cour un tchardak (pavillon élevé), ouvrit la séance par cette insidieuse harangue :

« Frères et seigneurs, je vous avais promis de vous réunir à la Saint-George en une grande assemblée, mais le manque de pâturages pour vos chevaux me contraignit de réduire les députés à un petit nombre ; puis vint la sécheresse de l’été et de l’automne qui nous priva de foin et d’eau, et restreignit encore le nombre des députés aux skoupchtinas suivantes. En outre, malgré nos efforts, nous ne pouvions venir à bout de rédiger les propositions de loi, ni mettre au clair le nombre des sujets, la quotité des dîmes et autres impôts. Pour toutes ces affaires, il faut du temps. L’état serbe ne fait que naître, et un état qui commence ne doit rien précipiter, ne pas laisser échapper devant le monde une seule syllabe dont il pourrait avoir à se repentir. Il a fallu des siècles à tous les états pour s’organiser comme ils le sont aujourd’hui. La nation serbe ne peut marcher ni plus vite ni autrement que les autres ; elle doit d’abord s’approprier la civilisation européenne, avant de prendre en Europe la place qui lui est due ; d’où je ne conclus nullement que le jour ne soit venu, frères, où vous devez enfin décréter votre organisation… Depuis une longue année, je travaille moi-même assiduement, de concert avec le grand tribunal, à la confection de nos lois. J’ai revu et corrigé notre code civil et criminel, qui soumettra désormais le Serbe accusé aux décrets invariables de la loi écrite, et non plus à l’arbitraire ni à la conscience du juge… Abolissant le haratch, le tchibouk, les taxes des mariages, des moulins, de l’eau-de-vie, de la cueillette de glands, les dîmes de koukourouts (maïs), d’avoine, de miel, de vin, et toutes les corvées, je crois pouvoir réduire l’impôt à la somme unique de trois thalers par tête pour chaque demi-année. Quant à la répartition de cet impôt, elle cesse d’être mon affaire et devient celle des staréchines de chaque localité. Ni mon gouvernement, ni qui que ce soit, n’aliéneront plus les forêts et pacages communaux, dont le peuple doit reprendre l’entière jouissance, puisqu’il en paie les impositions ; et nul village désormais n’interdira ses biens communaux aux frères d’un autre village… Pour assurer la liberté des personnes et l’inviolabilité des biens, pour régler les droits et devoirs du prince, les droits et devoirs des employés et ceux de chaque citoyen, je publie l’oustav (la charte), qui va vous être lu. Nous jurerons tous les uns aux autres, le kniaze aux employés et au peuple, le peuple aux employés et au kniaze, de maintenir cette charte aussi sacrée que si c’était le saint Évangile, et de ne laisser personne en altérer une syllabe sans le consentement de toute la nation rassemblée, devant laquelle mes ministres seront responsables de leurs actes. »

Après ce discours, Davidovitj se leva, le visage rayonnant, et déroula la charte serbe, ouvrage de ses mains et première implantation française dans les forêts de la Turquie. Cette constitution n’avait qu’un seul défaut, celui d’essayer une transaction impossible entre les formes gouvernementales de l’Europe moderne et le vieux génie de l’Orient. C’est le 3 février 1835 que la charte serbe fut souscrite par Ephrem Obrenovitj, au nom de l’altesse princière, qui ne sait pas écrire, puis par le soviet, les chefs du clergé et tous les députés de la skoupchtina. Miloch, les yeux tournés vers l’orient et la main sur la croix, jura, au nom de la sainte Trinité, d’obéir à la loi nouvelle et de respecter désormais la liberté des personnes et l’inviolabilité des biens. Tout le peuple, versant des larmes de joie et levant au ciel les trois doigts de la main, jura à son exemple fidélité à la constitution. Alors la diète, les évêques en tête, se rendit à l’église pour assister à une messe d’action de graces, durant laquelle l’oustav resta déposé sur le nalone (table des offrandes), au pied de la croix et de l’iconostase ; la charte était censée recevoir un sceau divin et sortir, comme la loi de Moïse, comme toute loi orientale, du fond du sanctuaire. Dans son sermon sur ce texte le passé est passé, tout va devenir nouveau, le métropolite Peter, habile flatteur des deux partis, célébra la Serbie changée par l’oustav dû au kniaze élu de Dieu, et montra l’église, qu’il confondait avec la patrie, guérie enfin de ses longues douleurs par une constitution telle que bien des nations civilisées l’envieraient.

Ce peuple qui quelques jours auparavant bondissait comme un lion échappé de l’arène, était redevenu doux comme un agneau. Le lendemain à l’aurore, toute la skoupchtina, précédée de la bannière nationale, alla porter au kniaze trois présens symboliques de la part des trois classes de la société : les agriculteurs et marchands, les prêtres et savans ou hommes de loi, les guerriers et employés de l’état. La première classe, correspondant à ce qu’on appelait en France le tiers ou le troisième état, était précédée d’un kmète portant un plat d’or sur un coussin blanc, avec le hleb-sol (pain et sel), emblème qui chez les Slaves désigne à la fois la soumission et l’hospitalité. Puis venait le sénateur Mileta Radoïkovitj, portant au nom des iounaks (braves), qui le suivaient, un magnifique sabre enrichi de brillans, du prix de 10,000 thalers, avec l’exergue : À son kniaze Miloch Ier la Serbie reconnaissante. Enfin le métropolite, entouré des évêques et de tout le clergé, s’avançait avec une superbe coupe d’or, symbole de la joie et du salut procurés par la charte ; derrière lui se pressaient dix mille députés, ivres de bonheur. En présence de ces manifestations chaleureuses, Miloch, attendri, pleura : il coupa une tranche du pain qui lui était offert, la plongea dans le sel et la mangea ; puis, prenant des mains du métropolite la coupe pleine d’un vin doré, il porta la santé de son peuple, et vida cette coupe d’un seul trait, la renversant en l’air pour n’en pas laisser échapper une goutte, comme s’il eût eu soif de ce breuvage, qui signifiait l’amour du peuple.

Ainsi la nation entière paraissait sortir du tombeau ; elle était appelée à revivre ; ses représentans, délivrés de la terreur, et par conséquent rendus à toutes les idées généreuses, ne craignaient plus les empereurs ; ils se sentaient capables de repousser la force par la force, et déjà parlaient de protéger les rayas de Turquie. Jamais la nationalité serbe ne s’était montrée si ardente et si fière. Mais l’homme qui l’avait ainsi réveillée, Davidovitj, devait bientôt porter la peine de son audace.

Né à Zemlin, Davidovitj avait, de 1810 à 1820, rédigé seul à Vienne la première de toutes les gazettes en langue serbe. Cette feuille, remplie de faits curieux sur l’état ancien et présent, littéraire et politique de la nation, était autorisée par le gouvernement autrichien, qui espérait alors obtenir par ses services le protectorat de la Serbie, aux dépens des Russes, encore faibles sur le Danube. À force de lire les journaux de Paris, le publiciste serbe était devenu tout français par ses sympathies et ses idées. Mal récompensé, après la guerre d’émancipation des énormes sacrifices d’argent qu’il avait dû faire à sa patrie, pour continuer la publication de cette gazette dont il envoyait les numéros en Slavonie et jusqu’en Turquie ; chargé de dettes, il dut s’enfuir d’Autriche comme banqueroutier, et, malgré l’ingratitude du gouvernement serbe, il vint lui offrir ses services. Pour le malheureux Davidovitj, il ne s’agissait plus de carrière littéraire ; il se devait à ses trois enfans et à leur mère, Grecque aimable et spirituelle dont l’affection avait plus d’une fois relevé son courage. Désormais il lui fallait exercer une profession pour vivre ; il se fit écrivain public à Belgrad. Le peu d’hommes instruits qui se trouvaient en Serbie ne tardèrent pas à reconnaître la supériorité de son esprit, et à le consulter en tout ; il devint l’oracle de la nation. Mais cet ardent réformateur n’osait pas toujours se raidir contre le despote. Davidovitj était époux et père ; il voulait assurer l’avenir de ses enfans. Cherchant à tenir le milieu entre Miloch et le peuple serbe, il travaillait à son émancipation, tout en ménageant le souverain. D’ailleurs son attitude austère et résignée imposait à Miloch, et mainte fois d’un de ses calmes regards il parvint à arrêter les emportemens du tyran. Pyrch, dans son voyage, remarque que tous les autres ministres habitaient le konak du prince comme s’ils n’eussent été que ses premiers domestiques ; Davidovitj seul avait sa demeure à lui ; seul, par l’ascendant de son caractère, il avait su gagner une position indépendante. Aussi, quand la nation, redevenue momentanément souveraine, voulut une constitution écrite, elle ne confia à nul autre qu’à ce loyal patriote le soin de la rédiger. Mais les agens russes de Stambol et de la Valachie comprirent bien vite la secrète pensée de l’homme qui avait écrit la charte serbe ; ils excitèrent Miloch à le maltraiter. De la présidence des ministres, Davidovitj tomba bientôt au rang de simple sénateur. Un jour que, pour assouvir sa rancune personnelle contre son ex-ministre George Protitj, le tyran lui faisait administrer, sans autre forme de procès, soixante-dix coups de bâton, Davidovitj, à la vue des lambeaux de chair arrachés des épaules de son collègue, apostropha le prince, présent à cette exécution, et lui rappela la charte qu’il avait jurée. Miloch, indigné, le fit mettre aux fers pour la troisième fois, et lorsqu’au bout de trois mois il sortit de son cachot, un oukase l’exclut du sénat et le relégua à Smederevo. Là, retiré dans une cabane qu’il éleva de ses mains, Davidovitj eut la douleur de voir Miloch détruire successivement toutes les libertés de la Serbie. Il avait constamment désiré faire un voyage en France, pour enrichir son pays des lumières qu’il y aurait pu recueillir. Cette consolation lui fut refusée. Dès-lors sa vie ne fut plus qu’une longue lutte contre la mort. Il forma encore le projet de s’enfuir au Montenegro ; mais l’argent manquait, même pour ce court voyage, à l’homme qui avait eu en main durant tant d’années toutes les caisses du gouvernement. Lorsqu’en 1838, la Russie se déclara enfin contre Miloch et en faveur du peuple, Davidovitj parut se ranimer : prévoyant qu’il allait en être de la Serbie comme des principautés moldo-valaques, il n’avait plus qu’un désir, c’était d’aller à Stambol et de parler à l’ambassadeur de France, pour lui découvrir le véritable état des choses. Il était trop tard, les souffrances morales avaient lentement détruit cette forte organisation. Dans son délire, Davidovitj prononçait encore d’une voix éteinte les noms de l’amiral Roussin et de Louis-Philippe qu’il mêlait à ceux de Boutenief et de Nicolas ; il mourut en avril 1838, à l’age de quarante-huit ans. Ayant poursuivi avec trop d’ardeur l’accomplissement de réformes prématurées pour son pays, il finit par se trouver écrasé sous le poids de sa tâche, et mourut de douleur, les yeux tournés vers cette France où tout lui paraissait si beau.

Un jeune homme, Jivanovitj, fils d’un pope de Syrmie, plein de talent, mais aussi d’ambition, avait supplanté Davidovitj. Devenu secrétaire intime du kniaze, il écrivit pour Miloch aux cours de Russie, de Constantinople et de Vienne, afin de leur prouver le danger moral qui les menaçait si elles laissaient subsister aux frontières de leurs états un volcan révolutionnaire, une petite France, à laquelle leurs sujets ne tarderaient pas à porter envie. Les cours se laissèrent aisément convaincre, et promirent aide à Miloch pour abolir la charte jurée. En vain le terrible Voutchitj menaçait-il le kniaze de la colère du peuple s’il ne tenait pas son serment. À peine six mois s’étaient écoulés depuis la diète constituante, que déjà les envoyés de Miloch parcouraient les villages, pour obliger les habitans à leur remettre tous les exemplaires imprimés de la constitution. De toutes parts, ces exemplaires étaient apportés au kniaze, qui les brûlait comme une œuvre des Latins ou des athées. On avait beau les enfouir, la police princière les poursuivait avec tant de persévérance, qu’on crut enfin avoir réduit en cendres jusqu’au dernier exemplaire.

Dès le commencement de l’année 1836, les chefs de l’opposition ne figuraient plus dans le sénat, on les avait remplacés par de pacifiques et dévoués courtisans. Jivanovitj, voulant enlever à son prédécesseur même sa gloire passée, se plaignait amèrement dans la Gazette de Belgrad de ce que les feuilles allemandes eussent regardé Davidovitj comme l’ame du gouvernement serbe. Il poussa ses outrages envers l’ancien ministre jusqu’à le forcer dans sa retraite à signer une lettre officielle où il exprimait au kniaze sa reconnaissance pour les généreux secours accordés par lui à sa famille, séparait sa cause de celle des rebelles de 1835, surtout de celle du Lelevel serbe, de George Protitj, dont il condamnait les plans destructeurs et l’audace républicaine. George Protitj venait alors de s’enfuir à Zemlin : tant qu’il n’avait eu à affronter que les coups de bâton des valets de Miloch, il avait tenu bon, espérant toujours faire triompher son idée. Mais Miloch, malgré l’amnistie jurée et le baiser de paix donné à tous les chefs de la dernière insurrection, ne cachait plus son dessein de les faire tous exterminer ; le bruit courait même qu’il avait fait distribuer 500,000 piastres dans le divan pour faire approuver cet attentat par le cabinet turc. Invité bientôt à venir se justifier à Pojatevats, Protitj craignit d’être fusillé sur la route dans le défilé de Grotska, le long du Danube, où les momkes apostés par le prince avaient déjà fait rouler dans la rivière, sous le feu de leurs carabines, plus d’un knèze suspect à l’hospodar. Se réservant donc de revoir la Serbie dans des temps plus heureux, il donna à tous les autres chefs le signal de l’émigration.

La nation était retombée dans le silence de l’esclavage ; cette année 1836 est lugubre pour elle. Le nom de la Serbie n’est pas même prononcé dans plus de la moitié des numéros du journal officiel. On ne fait mention du pays gouverné par Miloch que pour décrire des villes illuminées et des fêtes célébrées sur le passage du kniaze. Le prince de Metternich lui envoie des décorations de la part de Ferdinand ; c’est l’occasion de nouvelles réjouissances nationales. Puis six pièces de canon avec leur train, présent de la sublime Porte, arrivent par le Danube à Kladovo, et de là à Kragouïevats, où, accueillies par mille hourras, elles sont placées devant le konak du prince pour en défendre l’entrée. Tous les anciens abus reparaissaient. Miloch considérait l’état comme une grande ferme et le peuple comme un troupeau dont il était le berger et le propriétaire. Les millions que lui rapportait ce qu’on pourrait nommer la tonte annuelle de ses sujets étaient envoyés à la banque de Vienne, et placés à intérêt en son nom, comme si c’eût été son propre argent. Il tenait dans ses mains tout le commerce de transit, et avait le droit presque exclusif de l’exportation des bestiaux. Sans traitement réglé et révocables d’un jour à l’autre, les fonctionnaires étaient descendus au rang de simples domestiques. Miloch ne voyait dans ses dignitaires que des jouets de son caprice ; il nommait un jeune officier, Tsvetko Raïovitj, général en chef de l’artillerie, puis le destituait aussitôt en lui faisant donner vingt-cinq coups de bâton ; il transformait le colonel en juge, le simple soldat en aide-de-camp, le valet en capitaine, et le capitaine en valet. Il trouvait son plaisir à ces changemens subits de fortune. La même inconstance régnait dans ses amours. Sa favorite Stanka, qu’il aimait tant en 1835, que, chassé par le peuple, il l’eût emportée dans ses bras, disait-il, jusqu’aux extrémités du monde, cette rustique beauté n’était plus la reine du konak ; après l’avoir livrée à un marchand de Belgrad, Miloch l’avait remplacée par trois favorites qui régnaient à la fois sur son cœur. Celle des trois qu’il préférait était une superbe esclave qu’il venait d’acheter à Stambol, sous prétexte de la convertir au christianisme, et qui avait reçu avec le baptême le nom mystique de Danitsa (étoile du matin). Pour Miloch, c’était plutôt l’étoile du soir, car sa chute approchait.

La tentative du kniaze auprès de la Porte pour en obtenir un firman qui l’autorisât à châtier les rebelles de 1835, avait complètement échoué. M. de Boutenief, qui, seul de tous les ambassadeurs, connaissait le véritable état de la Serbie, et ne croyait pas possible de soutenir plus long-temps Miloch contre la haine de tout le peuple, força le divan de retirer à l’hospodar ses faveurs et de lui écrire une note menaçante où on le sommait de régner avec plus de justice Miloch se garda bien de publier ce nouveau firman, qui est encore inédit ; mais le bruit du mécontentement de la Porte se répandit parmi les Serbes, qui élevèrent plus hardiment la voix contre leur tyran. Toutefois ces plaintes ne passaient pas la frontière. Les marchands serbes allaient à Vienne, à Trieste, à Leipzig, sans dire un seul mot de Miloch. Ils craignaient sans doute l’intervention étrangère ; sans doute aussi chez ce peuple nouveau, qui brûlait de vivre de sa vie propre, on sentait le besoin de vider ses querelles en famille. La situation de Miloch n’en était pas moins critique. Les deux essais d’assassinat tentés dans les bois par ses momkes sur le sénateur Petronievitj avaient tourné à la honte du prince ; ses coups n’abattaient plus que des victimes obscures ; les plus redoutables vivaient, réfugiées en Turquie et à Constantinople. Lorsqu’il reconnut enfin son impuissance, le cœur faillit à Miloch, qui se mit à trembler comme une femme. Non content de faire veiller chaque nuit dans son antichambre deux momkes avec carabines chargées, il gardait constamment près de son lit le fidèle major Anastase. Souvent, malgré ces précautions, il était pris de terreurs paniques. On le voyait se lever en sursaut, et on l’entendait crier au secours.

Tel était le prince dont la plupart des Européens qui ont traversé la Serbie ont fait un grand homme. L’Allemagne aurait dû être mieux informée que l’Angleterre et la France. Cependant l’ingénieur Richter, dans une brochure intitulée Serbiens Zustande, défendait encore Miloch en 1839, tout en avouant que « c’est un caractère vindicatif et cruel ; que par des motifs de haine privée, il a fait périr des personnages héroïques, dévoués au bien général, chers à toute la nation, et dont il était jaloux ; qu’il n’a enfin acquis que très tard la douceur et les vertus de prince qui embellissent aujourd’hui son ame. » — « On a souvent peint Miloch comme un tyran, dit un autre Allemand, M. Possart, auteur d’un tableau géographique et statistique de la Serbie en 1835. Un tyran n’obtiendrait pas de son peuple des témoignages de confiance et d’amour tels que peu de souverains au monde peuvent se flatter d’en recevoir de semblables. La preuve de son patriotisme se trouve dans son administration économe, et la bonté avec laquelle il se préoccupe du moindre de ses sujets. Il est, on peut le dire, un des plus illustres et des plus grands monarques de notre époque. Heureux le peuple qui possède un tel père ! »

Ces rapports officieux étaient publiés sous les auspices de l’Autriche. Cependant le cabinet de Vienne répondait mal aux espérances de Miloch, qui avait compté obtenir de son nouvel allié la sanction de ses tyrannies. L’Autriche était trop faible, trop circonvenue par l’influence russe, pour disputer à Nicolas le protectorat des principautés gréco-slaves. De son côté, l’empereur russe, éclairé par ses agens, ne regardait plus la cause de Miloch comme digne de son appui, quelque zèle que le tyran affectât encore pour son protecteur du Nord. L’impuissance de l’Autriche une fois reconnue par Miloch, et la France lui étant particulièrement odieuse, il ne restait au kniaze d’autre refuge que l’Angleterre. La légation anglaise de Stambol fut donc priée d’envoyer un consul à Belgrad. Miloch désirait que ce fût un homme énergique, un homme d’épée, qui pût parler aux mutins le haut langage des canons britanniques. Le colonel Hodges fut chargé de cette mission. Ayant gagné ses épaulettes avec les terribles guerilleros d’Espagne, qu’étaient devant lui les pauvres rayas de la Serbie ? Marchant dans les rues avec ses pandours aux pistolets chargés, l’inviolable consul, représentant d’une nation constitutionnelle, essaya de mille manières de prouver aux Serbes qu’ils ne pouvaient être régis que militairement. Il leur parlait lui-même en toute circonstance comme à des esclaves. Un homme qui s’est acquis par ses travaux sur l’Orient une réputation légitime, M. Urquhart, revenant de Turquie vers cette époque, s’arrêta quelques mois à Belgrad. Il se fit fournir par M. Tirol, employé à la chancellerie de Kragouïevats, les renseignemens les plus détaillés sur les produits et ressources de la principauté, et envoya ces documens à lord Ponsonby, sans se douter de l’usage qu’en ferait la diplomatie anglaise, préoccupée là comme partout d’un intérêt d’argent. Armé de ses pièces, Hodges dressa les bases d’un traité de commerce qui devait être conclu avec le seul marchand libre de la Serbie, Miloch. Les métaux, les pelleteries, le charbon de terre, le bois de construction, tout allait être livré aux Anglais, qui paieraient avec des calicots, des indiennes, des draps de Birmingham, déposés dans des comptoirs sur le Danube et la Save. En retour, on assurait à Miloch la puissance la plus absolue sur ses sujets, même le droit de les ensevelir en foule dans les mines nouvellement ouvertes, sans autre salaire que leur ration de pain noir. Pour récompenser le zèle de son agent, le cabinet de Londres érigea le consulat de Serbie en consulat-général vers la fin de l’année 1837. Ce fut l’occasion d’une fête pour le gouvernement serbe. Le kniaze se rendit avec sa femme, ses enfans, son frère Ephrem, le métropolite Peter, l’avocat Hadchéitj, de Neusats, et une foule d’employés, à un grand banquet chez le consul-général. Mille toasts furent portés à l’absolutisme. — Surtout, point de lois, disait Hodges ; après le diable, rien n’est aussi funeste que les législateurs. Le kniaze ne pouvait cacher son orgueil et sa joie. Au festin succéda un bal magnifique, où, après quelques contredanses anglaises, on vit Miloch et les siens exécuter un sauvage kolo.

La Russie, qui, l’année précédente, avait aidé Miloch à détruire la charte serbe, et garanti au kniaze la complète possession de son pouvoir, venait d’adopter une nouvelle politique vis-à-vis des Serbes. Voyant leur prince invoquer l’Angleterre, et tout le peuple sur le point de s’insurger, elle abandonna le kniaze à la vengeance nationale. Devenu libéral par nécessité, le cabinet de Pétersbourg rejeta le statut organique que Miloch lui avait soumis. Tout, dans cet acte, était laissé à l’arbitraire ; on y définissait le sénat un corps exécuteur des volontés du kniaze, et le trésor de l’état une caisse où entraient tous les impôts pour couvrir les dépenses, dans la mesure, le temps et le mode fixés par le kniaze. La Russie rejetait soudain tous les plans qu’elle avait approuvés, un an auparavant, dans une dépêche secrète dont quelques employés de la chancellerie serbe avaient eu connaissance. Depuis que Miloch appelait les Anglais, on ne doutait plus à Pétersbourg que ce ne fût décidément un monstre indigne de pardon. Profitant de ces dispositions de la Russie et de la présence de Nicolas au camp de Vosnesensk, les chefs de l’opposition, Stoiane Simitj, Voutchitj, et avec eux une foule de knèzes appuyés par le frère même du prince, Ephrem, passèrent à Orchova, d’où ils envoyèrent leurs plaintes à l’empereur par l’intermédiaire de Protitj, réfugié alors à Boukarest. Nicolas n’eut garde de laisser échapper cette occasion d’augmenter son influence en Turquie ; il dépêcha anssitôt le prince Dolgorouki pour aller constater les griefs des Serbes. Le 13 octobre 1837, l’envoyé de Nicolas entrait à Kragouïevats, salué par l’artillerie. Le prince russe n’épargna point au kniaze les reproches sur son ingratitude envers le tsar, et le menaça de toute la colère impériale s’il continuait de refuser des lois justes à son pays. Ce diplomate était un trop haut personnage pour que Miloch ne fût pas devant lui souple jusqu’à la bassesse. Il lui fit les plus magnifiques promesses, lui accorda le retour et l’amnistie de tous les exilés et émigrés volontaires, publia le 16 octobre un oukase qui déclarait qu’à l’avenir les propriétés seraient inviolables, sans toutefois garantir cette inviolabilité autrement que par sa parole de prince. Deux jours après, dans un grand banquet, dans une réunion prétendue populaire, Miloch portait la santé de Nicolas, et Dolgorouki celle de Miloch. En même temps des hommes à gages remplissaient l’air de leurs cris en l’honneur du kniaze, qui se confondait en protestations d’amour pour la Russie. Convaincu que désormais Miloch gouvernerait mieux, c’est-à-dire qu’il serait plus dévoué au tsar, Dolgorouki repartit le 20 octobre pour Boukarest, avec l’intention d’engager son maître à laisser au kniaze la puissance suprême. Miloch l’escorta jusqu’à la frontière, en le comblant d’honneurs et en réitérant les assurances de sa complète conversion. Mais à peine s’étaient-ils donné, selon la coutume slave, le baiser d’adieu, que Miloch, se retournant vers ses favoris, se mit à rire à gorge déployée de la simplicité du bon Russe.

Miloch avait appelé à Belgrad, en février 1837, deux légistes serbes de Hongrie, Lazarevitj, bourguemestre de Zemlin, et l’avocat Hadchitj, de Neusats, gentilhomme riche et très aimé en Syrmie. Laissant intact le code criminel, emprunté aux lois autrichiennes, ils devaient refondre tout le code civil, rédigé par Davidovitj conformément à la procédure française, et qui avait été reconnu inapplicable à l’état social des Serbes. Miloch, qui, pour tranquilliser Nicolas, avait dû remettre à Dolgorouki un écrit signé où il s’engageait à donner à son pays une constitution avant trois mois, pensait qu’il trouverait dans les deux légistes des agens dociles, tout prêts à couvrir ses illégalités de leur nom. Il présenta donc à leur approbation un statut organique dressé par Jivanovitj. Après avoir lu cet oustav, qui faisait des sovietniks autant de valets du prince, Lazarevitj, absolutiste par principes, n’y trouva rien à changer ; mais son collègue Hadchitj refusa de le souscrire. La commission constituante, qui était formée de sept membres sous la présidence d’Ephrem, se scinda alors en deux partis, l’un qui voulait les amendemens proposés par Hadchitj, l’autre qui flétrissait ces amendemens comme démagogiques, et se contentait d’un semblant de constitution. Raditjevitj, citoyen estimé de tous, vint se jeter entre les deux partis, et proposa un oustav conciliateur, sur lequel la commission fut appelée à voter en février 1838. Tout à coup le consul Hodges, s’apercevant que les plans commerciaux de l’Angleterre allaient échouer, détermina Miloch, dont il était devenu le principal appui, à porter la question devant son suzerain Mahmoud. Ainsi la Russie fut jouée par l’Angleterre dans l’espérance qu’elle avait conçue de s’attribuer à elle seule la ratification du nouvel oustav serbe, sans l’intervention de la Porte. Miloch déclara la commission dissoute, et les différens projets de constitution furent tous envoyés à Stambol, du consentement même du consul russe Vachtchenko, qui s’était enfin installé le 10 février à Belgrad. En transportant le débat devant le cabinet de Stambol, sur lequel l’or a une action si sûre, Hodges et Miloch espéraient arriver plus aisément à leurs fins. Douze mille ducats furent, dit-on, offerts à Mahmoud pour qu’il voulût bien ratifier le choix des trois commissaires chargés d’exposer devant lui les désirs des Serbes ; mais le sultan, qui avait une confiance toute particulière dans Petronievitj, chef des réfugiés serbes, exigea qu’il fût du nombre des commissaires, et Miloch fut forcé de le nommer. Seulement, pour paralyser l’action du commissaire désigné par Mahmoud, il lui adjoignit Jivanovitj, homme de puissante intrigue et l’ame de son gouvernement. Le troisième député fut Spasitj, gouverneur de Smederevo, soldat grossier, qui, sentant sa nullité intellectuelle, riait lui-même fort librement avec Miloch de sa mission constituante.

Jivanovitj était parti en jurant à son cher maître et au consul Hodges qu’il leur rapporterait une charte telle qu’ils n’auraient pas à s’en plaindre. Les Serbes tremblaient, sachant combien l’or est puissant, et Miloch, avec un rire sardonique, disait aux siens :

« Frères, qu’y a-t-il besoin d’une charte ? nous avons déjà celle de 1835, que j’ai jurée. » Vainement la fureur du peuple montait comme une mer ; à chaque nouvelle pétition des knèzes, le prince montrait son poirier, grand arbre qui se trouvait devant son konak, sur la place de Kragouïevats, et aux branches duquel il faisait pendre les conspirateurs. Cet arbre, qu’on regardait comme le symbole du tyran était devenu le sujet de récits qui font frémir. Bientôt les branches de ce poirier, comme celles des chênes vénérés par les druides, revêtirent aux yeux du peuple un caractère prophétique ; dans le dessèchement progressif de l’arbre de Miloch, on vit comme une approbation céleste donnée aux projets d’émancipation. Enfin, durant l’automne de 1838, un ouragan terrible déracina l’arbre maudit. — Vive la patrie libre ! cria le peuple. Depuis long-temps l’insurrection se trouvait prête, mais Voutchitj la retint de sa main puissante. — Attendons encore, dit-il, l’issue des conférences de Stambol, — et les chefs patriotes, entourés de leurs iounaks armés, se préparèrent en silence au combat, jurant, si l’égoïste diplomatie de l’Europe soutenait encore Miloch, de le chasser par la force ou de périr. Toutefois, ils crurent prudent de recevoir dans leurs rangs le frère du prince, Ephrem, qui, s’abusant encore sur la haine si méritée dont il était l’objet, espérait pouvoir succéder au souverain détrôné. Ephrem, qui avait de nombreux griefs contre Miloch, signa même avec plusieurs autres chefs, le 12 novembre 1838, un acte secret où tous s’engageaient à unir leurs efforts pour l’expulsion du tyran. Depuis qu’il était soutenu par les luthériens d’Angleterre, le kniaze, aux yeux même du clergé, n’était plus qu’un impie. N’osant sortir de son konak, il faisait chaque nuit barricader les rues voisines par les soldats de sa garde. « Je meurs de peur, disait-il aux siens ; il faut qu’un tel état cesse, réconciliez-moi avec le pays, vidons en famille nos querelles de famille, reprenons sincèrement la charte de Davidovitj, qui m’avait tant fait chérir. » Il était trop tard ; l’exaspération populaire était au comble. Le consul Hodges lui-même tremblait d’être chassé ; il n’osait plus aller voir publiquement Miloch : le mépris que cet Anglais avait montré pour des barbares indignes, selon lui, d’être libres, lui avait enlevé toute sympathie et toute influence. Il n’avait plus qu’une espérance : Miloch, en se jetant dans les bras du sultan, en se refaisant raya, pouvait regagner le pouvoir et se dégager de l’influence du cabinet russe, qui appuyait le parti constitutionnel. Le seul homme que craignît Miloch dans le comité serbe de Stambol, Petronievitj, était gardé nuit et jour par ses deux collègues. Heureusement ce patriote avait l’affection de Mahmoud, qui voulut l’entretenir en secret. Petronievitj parle turc avec une grande élégance ; le sultan l’écouta long-temps, la vérité perça tout entière, et une nouvelle guerre civile fut épargnée à la Serbie. Jivanovitj, convaincu d’avoir distribué parmi les membres du divan cent mille ducats de la part de Miloch pour obtenir un oustav favorable, essaya en vain de plaider la cause de son maître. Dans cette lutte, où l’avenir de la Serbie était en jeu, Petronievitj fut décidément le vainqueur.

C’est sur ces entrefaites qu’à l’exemple du cabinet de Londres, le gouvernement français envoya un agent diplomatique en Serbie. M. Duclos, chargé de cette mission, reçut de l’amiral Roussin l’ordre de se déclarer pour Miloch, et de n’agir en tout que de concert avec le consul anglais. Lié ainsi par ses instructions, il se voyait dépouillé de toute influence avant même son arrivée en Serbie. Les commissaires serbes se préparant à quitter Constantinople, Petronievitj offrit à M. Duclos d’être son compagnon de voyage, et ils partirent ensemble pour Belgrad. La charte nouvelle les y avait précédés, avec le drapeau tricolore serbe, rouge, blanc et bleu. À la place du croissant, on avait brodé sur cet étendard national la couronne fermée et quatre étoiles. Obligé de se rendre à Belgrad pour y régler avec le consul russe et le visir ottoman le mode de publication de l’oustav, Miloch entra le 11 janvier 1839 dans cette ville toute remplie de ses ennemis, qui, rangés sur son passage, jouissaient de son humiliation et du silence réprobateur gardé par la foule. Quelques jours après, le dimanche de Saint-Théodore, patron des Obrenovitj, un feu d’artifice eut lieu sur la promenade du Kalemeïdan ; des réjouissances populaires célébraient l’abolition de la tyrannie. Miloch était fêté, mais à l’instar de ces taureaux antiques, auxquels on dorait les cornes, et que l’on parait de fleurs pour les mener à l’autel. On était à la veille de la skoupchtina que Miloch n’avait réunie que contraint par la nécessité. Le lendemain 10 février, dès l’aurore, les députés serbes traversaient en foule les rues de Belgrad. Le visir, à la tête des troupes ottomanes, sortit bientôt de la citadelle, apportant aux représentans de la Serbie la charte des deux tsars, décrétée vers le milieu de la lune de Chevala 1254 (décembre 1838). Miloch se prosterna devant le diplôme impérial, le baisa et le mit sur sa tête ; alors le bey envoyé de Mahmoud prit la charte, dont on fit lecture, d’abord en turc, puis en serbe :

« À mon visir Ioussouf-Moukhliss-Pacha (puisse-t-il être glorifié !) et au kniaze de la nation serbe (que sa fin soit heureuse !) — Considérant les droits et franchises accordés aux habitans de ma province de Serbie, en récompense de leur fidèle dévouement, et attendu que, d’après les hati-cherifs antérieurs, ils jouissent d’une régence séparée, j’ai trouvé nécessaire de leur octroyer encore une constitution nationale particulière, irrévocable tant que la Serbie observera ses devoirs d’obéissance à ma très haute Porte, et paiera les redevances convenues. J’envoie donc à la nation serbe le statut organique suivant :

« 1o La dignité de kniaze te reste à toi, Miloch, et à ta famille, à cause de ta fidélité, et par suite du bérat impérial que je t’avais précédemment accordé. 2o Tu dirigeras avec loyauté l’administration intérieure du pays, et quatre mille bourses devront couvrir chaque année ta dépense particulière. 3o Je te soumets la nomination aux divers emplois de la province, le mode d’exécution des lois, l’application des peines prononcées par les tribunaux ; je t’accorde le droit de grace, le commandement en chef des postes militaires, la police du pays, le soin de fixer et de prélever les taxes particulières et l’impôt général, dont tu déclareras auparavant la quotité aux représentans de la nation. 4o Comme tous ces droits te suffisent pour faire le bonheur de ton peuple, j’exige que tu te choisisses, pour gouverner ta province, trois ministres qui, placés sous toi, dirigeront l’intérieur, les finances et la justice. 5o La chancellerie privée, sous la surveillance de ton lieutenant ou procureur, n’aura qu’à délivrer les passeports et à veiller sur les relations de la principauté avec les puissances étrangères. 6o Le sénat national sera composé de staréchines les plus considérés du pays, au nombre de dix-sept, y compris le président. Pour être membre du sénat, il faut être Serbe de naissance ou naturalisé Serbe, avoir atteint l’âge de trente-cinq ans, et posséder des biens immeubles. Tu gardes le droit de choisir les sénateurs et leur président, pourvu que ton choix n’appelle que des citoyens généralement estimés par leur capacité, leur probité intègre et des services rendus au pays. Avant son entrée en fonctions, chacun d’eux, en présence du métropolite, prêtera serment de ne jamais agir contre les intérêts de la nation, les devoirs de sa charge, ou contre ma volonté impériale. L’unique tâche du sénat est de discuter les intérêts nationaux et de te prêter assistance. 7o Les sénateurs auront des appointemens convenables, que tu fixeras d’accord avec eux ; aucun règlement ne pourra être adopté, aucune nouvelle imposition prélevée sans leur approbation ; le cercle de leur activité embrassera les sujets suivans : décider en matière de justice, d’impôt et de législation du pays, fixer les rétributions de tous les employés, et créer de nouveaux emplois, si le besoin s’en fait sentir ; évaluer les dépenses annuelles de l’administration, et chercher la manière la plus avantageuse de répartir et de percevoir les contributions ; déterminer le nombre, la paie, le service des troupes de garnison chargées de maintenir la paix dans le pays ; exiger des trois ministres un compte annuel détaillé de leur administration ; enfin rédiger, adopter à la majorité des voix, et présenter à ta ratification toute ordonnance quelconque qui leur semblera utile, à condition qu’elle ne porte aucune atteinte aux droits de suzeraineté de ma Porte, à qui le pays appartient. 8o Les sénateurs ne pourront être destitués qu’en cas d’infraction aux lois du pays, et en vertu d’un jugement ratifié par ma Porte. Les trois hauts dignitaires du gouvernement et le directeur de la chancellerie princière font de droit partie du sénat. Un kapou-kihaia de la Serbie, envoyé par ses concitoyens, résidera en permanence auprès de ma resplendissante Porte, pour gérer les affaires de sa nation et mettre mes volontés souveraines d’accord avec les institutions et immunités de son pays… »

Miloch avait écouté, tête baissée, cette constitution décrétée par deux souverains absolus qui, républicains hors de chez eux, le dépouillaient de son autocratie et faisaient entrer le sénat dans la participation de ses droits. « Je ne serais plus Miloch, dit-il tout bas à ses favoris, si je souffrais un tel outrage ; nous verrons ! » Les émigrés, revenus en foule, serraient la main de Vachtchenko et s’embrassaient entre eux. Le peuple ne pouvait oublier cependant que cette charte lui venait des tsars étrangers, des oppresseurs de l’Orient ; il n’y avait pris aucune part, et il n’osait s’y fier. La présence de Vachtchenko à cette lecture n’avait-elle pas une menaçante signification ? Aussi, malgré les efforts du sénat pour convoquer tous les guerriers ou citoyens de la Serbie, et quoiqu’on eût écrit dans les dix-sept nahias que tout Serbe élu ou non élu par sa commune pouvait assister à la skoupchtina, il n’en était venu que deux ou trois mille. Réunis sur le vaste glacis du Kalémeïdan, les députés accueillirent la lecture de l’oustav par de sourds murmures. — Est-ce donc pour obtenir une charte turco-russe que nous avons combattu tant d’années ? Est-ce pour cette œuvre de l’étranger qu’en 1835 nous avons marché sur Kragouïevats, et que, depuis une année, nous aiguisons nos sabres ? Nous aurions bien su nous venger ; qu’était-il besoin d’invoquer Mahmoud ou Nicolas, et de faire venir un consul russe ? C’étaient nous seuls qu’il fallait appeler contre le tyran. — En même temps, leurs regards se tournaient pleins de mépris vers Miloch, qui avait attiré à son pays la honte d’une intervention étrangère ; le prince lui-même se sentait humilié, et la rage, plutôt que le repentir, lui arrachait des larmes.

Laissant le visir et les beys turcs sous leurs tentes aux brillantes couleurs, le peuple rentra dans Belgrad, s’attroupa spontanément autour de la cathédrale, et demanda qu’on mît la charte des tsars en délibération : lui, peuple indépendant, voulait s’assurer si sa conscience lui permettait de la ratifier. Ce fier langage effraya les knèzes, qui accoururent haranguer les paysans, s’efforçant de leur prouver combien la charte était libérale. Voulant s’en convaincre par lui-même, le peuple exigea qu’on lui en distribuât des exemplaires ; puis, se disséminant en divers groupes, il se fit relire toute la constitution, article par article, approuvant celui-ci, rejetant celui-là et demandant qu’il fût effacé. « Mais les tsars ! criaient les sénateurs. — Ils n’ont rien à faire ici, répondaient les généreux montagnards. Évidemment les sénateurs n’étaient pas à la hauteur d’un tel peuple : la plupart des sovietniks, vieillards ou riches propriétaires, lassés d’une lutte de tant d’années, ne demandaient plus qu’à mourir en paix, heureux de pouvoir léguer à leurs fils les espérances d’une plus complète émancipation. D’un autre côté, les représentans du peuple étaient en trop petit nombre pour l’emporter ; malgré leurs protestations, on regarda la charte comme approuvée, et les amis du sénat firent insérer dans la Gazette d’Augsbourg que l’âge d’or commençait en Serbie, que quinze mille Serbes armés avaient écouté et couvert d’applaudissemens la charte des empereurs, que la loi avait tout réglé, la quotité de l’impôt, les appointemens de chaque employé depuis le ministre jusqu’au dernier secrétaire, enfin que l’assemblée nationale reprenait ses droits méconnus, etc. Or rien de tout cela n’était vrai, la skoupchtina de quinze mille Serbes se composait en réalité de douze ou quinze cents hommes du peuple fort mécontens ; les appointemens des fonctionnaires restaient soumis à l’arbitraire des ministres, et la charte nouvelle ne prononçait pas même le nom d’assemblée nationale. Ainsi aux duperies officielles des absolutistes succédaient les mystifications du parti appelé constitutionnel.

Ephrem, pour calmer le peuple, se mêlait à la foule, et criait : « Amis, jurez de soutenir à jamais, vous et vos enfans, la constitution libératrice. » Mais le peuple, qui, avec son merveilleux instinct, voyait dans cet oustav le prélude de son asservissement à l’étranger, lui répondait : « Nous avons juré d’obéir à une autre charte, et nous tenons notre serment. Ce n’est pas à nous de jurer, c’est à vous autres de nous prouver que vous êtes fidèles. » L’idée encore vivace en Orient de l’infaillibilité du peuple, en ce qui touche ses intérêts civils, donnait ce jour-là à l’attitude des paysans serbes un caractère imposant. Les sénateurs et les nouveaux ministres allèrent donc en secret et sans pompe prêter dans l’église leur nouveau serment ; quant au peuple, il s’en tint à celui qu’il avait prêté en 1835.

La charte des tsars n’avait contenté ni Miloch, qu’elle humiliait devant l’Europe, ni la nation, qui s’indignait de voir des influences étrangères dominer le sénat. S’apercevant du mécontentement général, le consul anglais en concluait que le régime despotique était le seul qui convînt à la Serbie ; le consul russe au contraire en tirait cette conséquence, que le despote n’avait pas encore été assez abaissé. Pour les agens autrichiens, ils assuraient que la nationalité serbe était un vain rêve des slavistes. En réalité, ce qui empêchait la nation de se développer, c’étaient les intrigues de ces trois consuls, que le peuple aurait voulu embarquer sur le Danube, avec la race entière des Obrenovitj, pour se choisir une nouvelle dynastie et se donner des lois conformes à ses besoins ; il était surtout blessé de l’abolition de la skoupchtina. L’avocat Hadchitj, qui avait posé les bases du nouvel oustav, se plaignait hautement qu’on eût dénaturé son plan : on n’avait point opposé, comme il l’eût désiré, le pouvoir d’une chambre des députés à celui du sénat ; on n’avait point prévu le cas où le prince se refuserait à souscrire les lois votées par le sénat et les députés, cas dans lequel Hadchitj réclamait la convocation ipso facto de la grande skoupchtina. Cette diète populaire était une institution profondément nationale ; aucun des anciens rois n’avait osé l’abolir. Sous Tserni-George, elle était le fondement de l’état ; Miloch même, tout en éludant l’action de cette assemblée, en avait reconnu la légitimité. De quel droit donc les empereurs gardaient-ils sur cette vénérable institution un dédaigneux silence ? Alarmé de ces murmures, le consul Vachtchenko écrivit aux cours de l’Ermitage et du Bosphore ; on l’autorisa aussitôt à faire déclarer par le sénat au peuple serbe que l’intention des bons empereurs n’était pas de gêner en quoi que ce fût la liberté de la Serbie, que dans l’oustav ils n’avaient point parlé de skoupchtina, parce qu’évidemment une institution aussi antique ne pouvait être abolie. Un oukase fut même rédigé pour promettre vaguement au peuple qu’il conserverait ses assemblées, et qu’elles seraient convoquées quand le sénat le jugerait convenable. Cette singulière ordonnance du 18 avril 1839 n’avait d’autre signature que celle de George Protitj, ministre de l’intérieur.

Malgré la haine du peuple contre Ephrem, le consul russe avait insisté pour qu’il fût nommé président du sénat, et un oukase de Miloch du 14 février 1839 avait placé son cher frère au premier rang de l’état. En effet, bien que dans ce même oukase le prince déclarât encore les sénateurs soumis à sa suprématie directe, néanmoins, depuis la publication du nouvel oustav, cette suprématie était illusoire ; la force exécutive, aussi bien que législative, était réellement passée aux mains du sénat. Un homme supérieur à la tête de ce corps pouvait devenir tout puissant ; mais la nullité morale et le silence absolu d’Ephrem forcèrent ses collègues à choisir un vice-président qui dirigeât au moins les séances ; leur choix tomba sur Stoïane Simitj. Le premier acte que décrétèrent les sénateurs inamovibles fut la déclaration des droits que leur assurait le hati-cherif. Cet acte (oustroïenié sovieta), d’une haute importance, constate l’inviolabilité des sovietniks, qui, affranchis de la surveillance du prince, ne peuvent être accusés et jugés que par ordre du sultan. Ces knèzes, tout patriotes qu’ils sont, consentaient donc, en 1839, à remettre dans les mains de la Porte la défense de leurs droits qui, en 1830, avait été confiée à un chef de leur propre race ; mais ils obtenaient aussi du divan des garanties nouvelles. Le même acte, qui reconnaît au kniaze le droit de nommer aux places vacantes du sénat, met pour condition à l’exercice de ce droit, que le peuple confirmera par ses suffrages le choix du prince, et il ajoute : « C’est pourquoi tout candidat élevé par le prince au rang de sovietnik doit avoir été auparavant proposé ou approuvé par le soviet. » Ainsi le soviet et le peuple sont pris ici comme synonymes, ou plutôt l’un est à l’autre ce que la tête est au corps. « Comme le sénat, est-il dit plus loin, renferme les hommes les plus méritans de la nation, le kniaze ne peut choisir que parmi eux ses ministres. En outre il ne peut les forcer à déposer leurs portefeuilles, ni exiger d’eux la publication d’une ordonnance quelconque avant qu’elle ait été ratifiée par le sénat. Ce corps peut choisir qui bon lui semble pour rédiger les projets de lois jugées par lui nécessaires, et les met en délibération sans que le kniaze puisse s’y opposer. » N’accordant au prince que le seul pouvoir exécutif, le soviet pouvait donc lui interdire, comme contraire à la charte, toute tentative d’empiètement sur les attributions du pouvoir législatif, qui lui est entièrement étranger. Voilà ce que les diplomates russes autorisaient après avoir fait anéantir, comme trop républicaine, la charte de Davidovitj !

Miloch ne pouvait donc plus faire un acte de souveraineté sans avoir obtenu d’abord l’assentiment du sénat, son tuteur. Le sénat, il est vrai, ne pouvait publier aucune ordonnance qui eût force de loi sans la signature du kniaze. Armé de son veto, Miloch pouvait encore suspendre la marche du gouvernement ; il pouvait en appeler des arrêts du sénat aux deux cours protectrices. Le prince exploita largement son droit de protestation : pendant les premiers mois du nouveau gouvernement, il ne permit pas la publication d’un seul acte officiel ; de concert avec Jivanovitj, il soumit le corps législatif à une espèce de blocus. Enfin les sénateurs, sous prétexte que Kragouïevats manquait de logemens nécessaires pour tous les employés, quittèrent cette petite capitale créée par Miloch et toute dévouée à son fondateur. Le kniaze eut l’imprudence de les suivre à Belgrad avec toute sa cour. L’accueil que lui firent les habitans fut significatif : pas un citoyen ne se porta au-devant de lui pour le complimenter ; une trentaine de cavaliers sauvages, aux longs poignards, aux carabines chargées, aux vieux manteaux déchirés, environnaient le prince. Un sombre silence planait sur la foule et n’était interrompu que par le souffle des chevaux qui gravissaient la colline. C’était bien l’entrée d’un tyran.

Bientôt un grave incident ramena l’attention publique sur la question la plus importante du moment, la lutte du prince et des sénateurs. Le nouveau sénat, lors de son installation, avait trouvé le trésor de l’état presque vide ; il rendit Miloch responsable du déficit. Sommé de rendre ses comptes, le prince répondit qu’avant la publication de l’oustav il avait été le maître absolu de la Serbie, qu’il avait représenté le peuple, et qu’à ce titre il ne pouvait être accusé de concussion. Les sénateurs opposaient à cette justification de Miloch une dénégation formelle ; ils prouvaient que son usurpation n’avait jamais été sanctionnée par les libres suffrages du peuple. Voyant le sénat persister ainsi dans son projet d’enquête, Miloch vendit secrètement à ses amis une partie considérable des biens nationaux qu’il s’était appropriés ; le sénat fut instruit de la fraude et déclara ces ventes non valides. Il ne restait plus à Miloch qu’à accuser le sénat de rébellion ; c’est ce qu’il fit, et, ne voulant pas, disait-il, rester le prisonnier du soviet, il s’enfuit à Zemlin. Représentant d’une cour qui avait appuyé la dynastie des Obrenovitj, et tremblant que le peuple ne la déclarât déchue du trône, Vachtchenko se rendit alors près du prince fugitif et réussit, en prodiguant les promesses, à le ramener en Serbie. Revenu à Belgrad, Miloch se hâta d’exploiter les bonnes dispositions du consul russe. Il obtint de Vachtchenko qu’il appuyât un manifeste adressé à son souverain. Dans cette pièce, Miloch priait le tsar de lui accorder un asile en Russie, et soumettait à sa décision suprême le différend qui s’était élevé entre lui et le sénat. Nicolas, flatté de cette marque de confiance, répondit en invitant Miloch à venir à Pétersbourg. Aussitôt le kniaze fit entamer des négociations analogues auprès de la cour d’Autriche, et, dès qu’il les crut assez avancées, il repassa à Zemlin, annonçant qu’il allait se plaindre à Vienne. Par cette conduite habile, Miloch compromettait le consul russe, qui, après avoir décidé le tsar à protéger le kniaze, avait le plus grand intérêt à empêcher l’Autriche d’intervenir dans cette affaire. Vachtchenko visitait chaque jour le kniaze au lazaret ; Petronievitj et les autres sénateurs du parti national, tremblant que l’Autriche n’intervînt en faveur de Miloch, allaient jusqu’à deux fois par jour le supplier de revenir. Grace à l’ignorance où était l’Europe du véritable état des choses, Miloch avait pris tout d’un coup une position très forte. En Hongrie, on était près de le regarder comme un autre Louis XVI, qui veut échapper à ses bourreaux. En Serbie, beaucoup de patriotes penchaient à croire que le protectorat autrichien ne serait pas aussi écrasant que celui de l’empereur russe, et tendaient la main aux Serbes de Hongrie, tous favorables à Miloch, par suite des faux rapports publiés dans les feuilles allemandes. C’est alors que deux chefs du parti de Miloch, l’habile Jivanovitj et le médecin piémontais Cunibert, voyant leur maître ébranlé par les supplications du sénat, dont ils avaient personnellement à redouter la colère, s’évadèrent la nuit de Belgrad, et rejoignirent à Zemlin le prince fugitif, pour l’engager à persister dans ses refus. Mais la princesse Loubitsa arriva presque en même temps de Temesvar avec ses fils ; pour se rendre populaire, elle accabla de reproches son mari en présence des sénateurs et lui peignit la honte qui le suivrait dans les cours où il irait porter ses plaintes. Alors Miloch, versant des larmes, jura de régner désormais en kniaze citoyen, soumis à la constitution, ratifia la sentence d’exil perpétuel prononcée par le haut tribunal contre Cunibert et Jivanovitj ; puis, escorté par une députation du sénat, il rentra dans Belgrad.

Évidemment, malgré tout ce qu’a pu dire la presse européenne, la Russie n’avait plus qu’un bien faible intérêt à détrôner Miloch, car elle tenait en ses mains le sénat, qui était devenu le seul pouvoir effectif de la principauté. Aussi Vachtchenko mettait-il en œuvre toute son éloquence pour persuader au kniaze de se tenir en paix. Il lui vantait le bonheur d’un prince constitutionnel, qui n’a rien à faire qu’à savourer les joies du rang suprême, qui a toute puissance pour le bien et nulle puissance pour le mal, et qui recueille toute la gloire de la prospérité publique, sans qu’on puisse lui attribuer aucun des maux du pays. Ce langage ne faisait qu’indigner le vieux tyran, et le consul était mieux écouté quand il rappelait au prince les terribles effets de la colère du peuple. « Mon influence et la crainte qu’inspire le tsar te maintiendront malgré la nation, disait-il, tant que tu respecteras l’oustav ; mais si tu le foules aux pieds, tu te retrouveras seul en présence d’un peuple avide de vengeance. » Ces remontrances furent cependant vite oubliées : le sénat avait insisté pour que Miloch rendit compte de sa gestion des deniers publics depuis dix ans ; il exigeait qu’il restituât les biens confisqués et réparât tous les dommages causés par ses intendans aux particuliers. Il y avait là de quoi pousser à bout un avare moins endurci que Miloch ; plutôt que de rendre les millions demandés, il accepta la guerre civile. Sachant combien le peuple voyait de mauvais œil une charte imposée par les puissances étrangères, et dans laquelle il n’avait pu introduire aucune modification, Miloch tout à coup proclama l’abolition de l’oustav ; il envoya son frère Iovane dans le mont Roudnik, pour soulever les paysans de ses domaines, et invita les troupes régulières à venir briser les chaînes dont les sénateurs l’avaient chargé. Le malheureux ne se doutait pas que ces vieillards, objets de sa haine, étaient désormais ses seuls protecteurs, et qu’en brisant ce dernier appui, il se livrait lui-même sans défense à toute la colère du peuple.

L’armée, provoquée par les agens de Miloch et sans attendre que les paysans d’Iovane prissent les armes de leur côté, se souleva bientôt aux cris de : À bas la charte, vive le prince absolu ! Après avoir forcé l’arsenal, la garnison de Kragouïevats se joignit à celle de Tjoupria, et toutes ces troupes marchèrent sur Belgrad, entraînant garrottés leurs propres officiers qui refusaient de violer la charte, et ceux des employés qui n’avaient pas eu le temps de s’enfuir dans les forêts voisines. À cette nouvelle, les sénateurs, profondément surpris, forcèrent Miloch à les suivre chez le visir de la citadelle pour lui annoncer ce qui se passait. Ils voulaient le laisser comme otage aux mains des Turcs ; mais le visir et le consul russe se refusèrent également à prendre sur eux une telle responsabilité. Comme le prince protestait de sa complète innocence, on feignit d’y croire ; seulement on exigea de lui qu’il envoyât aux rebelles deux de ses aides-de-camp avec une lettre où il leur conseillait d’abandonner leur folle entreprise. Miloch dut céder à la force ; mais pour détruire l’effet de sa lettre, il fit donner secrètement aux siens l’ordre de n’écouter aucun avis, et de marcher toujours en avant jusqu’à ce qu’ils eussent arraché leur maître aux mains des constitutionnels. Conduits par un sous-officier nommé Taditj, les soldats révoltés poursuivirent donc leur marche, musique en tête, étendards déployés, excitant sur la route tous les paysans à les suivre contre les impies qui avaient incarcéré le kniaze et voulaient le tuer.

Réduit aux expédiens extrêmes, le sénat dut investir Voutchitj de la dictature militaire pour tout le temps que durerait l’insurrection ; déjà, en 1835, ce héros, l’idole du peuple, avait noblement soutenu le rôle difficile qu’on lui confiait de nouveau. À la tête des volontaires qui, au bout de quelques jours, s’élevèrent au nombre de quinze mille, le dictateur eut bientôt cerné les troupes du prince, les réduisit à se rendre prisonnières, dispersa les bandes que l’or de Miloch avait soulevées, et prit Kragouïevats. Alors réunissant sur la prairie de cette ville toute l’armée civique, il enjoignit à chaque capitaine de nahia, à chaque knèze de district de tenir dans sa tente registre ouvert, pour que tout membre de la nation pût y inscrire ses griefs et constater les dommages causés par Miloch, soit à sa personne, soit à ses biens. Il engagea en même temps les chefs serbes à lui exposer librement leurs vœux. Les guerriers de toutes les nahias s’accordaient pour demander une grande skoupchtina. Les sénateurs seuls s’y opposaient. — Le peuple imprévoyant, disaient-ils, chasserait la dynastie maudite ; alors la Russie, qui l’a appuyée de sa garantie, enverrait chez nous un plénipotentiaire ; son joug s’appesantirait sur la Serbie. Mieux vaut garder, en le contenant, un tyran national. Ces sénateurs avaient raison ; mais quel triste sort pour un peuple avide d’indépendance ! Aussi l’enthousiasme patriotique qui s’était d’abord réveillé avec tant d’éclat, faisait-il place à une froide résignation ; la plupart cependant persistaient encore à demander la skoupchtina. « Que sommes-nous, s’écriaient-ils, si nous ne pouvons rien faire sans la permission des tsars ? » Et les iounaks formaient dans la plaine de vastes groupes autour des plus ardens tribuns, qui les poussaient à des actes d’indépendance. Les staréchines aux cheveux blanchis contemplaient avec attendrissement ces nobles scènes, ils s’associaient à ces généreux élans. « Où est le temps qui nous a vus rayas ? s’écriaient-ils. Comme notre peuple a grandi en intelligence et en dignité ! » Et l’ardeur des jeunes gens se communiquait même à ces vieillards, qui refusaient de se retirer avant qu’on eût promis la skoupchtina. Voutchitj dut céder, et jura qu’elle aurait lieu, quoi qu’en pussent dire le sénat et la Russie.

Aussitôt l’armée des citoyens se dirigea sur Belgrad, où elle voulait tenir debout et en armes une assemblée générale. Elle s’arrêta à une demi-lieue de la ville, pour recevoir sur le Vratchar le salut du sénat, et le remercier, au nom de la patrie, du zèle qu’il avait déployé. Un homme d’une taille colossale et dont le vaste front pâle décelait un caractère inflexible, présidait ce conseil de vieillards : c’était l’ardent patriote Stoïane Simitj. On eût dit une vivante personnification de la fermeté, de l’énergie civiques. Tout le temps que dura la délibération, il conserva la même attitude, la même impassibilité. Enfin, les paysans demandèrent que le sénat déclarât la diète ouverte, et qu’elle fût appelée à juger son prince parjure. Le soviet, effrayé, allégua que Miloch ne pouvait être jugé que par les empereurs ; mais les citoyens s’emportèrent, et menacèrent, si on déclinait leur compétence, de prendre chacun une pierre pour aller de leurs mains lapider le tyran. Nikiphore, évêque d’Otijitsa, qui était venu remercier, au nom de l’église, les sauveurs de l’oustav, ne put les ramener à des dispositions plus calmes qu’en opposant à leurs plaintes toute l’autorité de sa parole évangélique. En même temps, Voutchitj, parcourant ces groupes en tumulte, s’efforçait de leur faire entendre un langage pacifique. « Frères, calmez-vous, criait-il ; il vous sera fait pleine justice, la charte vous en est garant. Mais songez que d’esclaves que vous étiez, la loi vous a rendus hommes ; qu’il y a maintenant une nation serbe dont il faut ménager l’avenir. Ne compromettez pas votre dignité de citoyens : que dirait l’Europe en apprenant que vous n’avez pu attendre le cours de la justice contre votre oppresseur, et que vous vous êtes vengés en rayas ? » Les kmètes ne répondirent à ces exhortations qu’en demandant de nouveau une instruction judiciaire. Les sénateurs cédèrent sur ce point, tout en faisant entendre qu’un tel procès exigeait du temps, et Stoïane Simitj pressa vivement les citoyens de retourner chez eux jusqu’à ce que la commission d’examen pût présenter son travail, promettant qu’alors on les convoquerait de nouveau. Mais les insurgés se refusèrent à quitter Belgrad avant que le violateur de l’oustav eût évacué le pays, et Voutchitj leur objectant que, sans la permission des empereurs qui l’avaient établi, on ne pouvait chasser Miloch, tous les kmètes s’élancèrent vers le dictateur en criant : « Sers notre cause, frère ancien ! ne nous demande pas une faiblesse. Nos droits sont désormais sacrés, les tsars eux-mêmes les ont solennellement reconnus ; qu’importe après cela leur blâme, si le bon droit et le ciel sont pour nous ? Quoi qu’il arrive, il faut que justice soit faite ; jusqu’alors nous resterons à Belgrad. » De tant d’orateurs rustiques qui prenaient successivement la parole, rarement l’un interrompait l’autre ; tous ces hommes qu’agitaient des passions si vives portaient dans l’expression de leurs griefs et de leurs vœux une logique et une netteté singulières. Cette naïve éloquence finit par l’emporter. Les sénateurs déclarèrent la skoupchtina ouverte, et ainsi constitué en diète souveraine, le peuple signifia au sénat qu’il avait à répondre devant lui de la personne du prince confié à sa surveillance. Une heure après cette déclaration, deux officiers de garde, envoyés par le sénat, croisaient leurs épées devant la porte de Miloch prisonnier.

Le triomphe du parti national était si complet, que le sénat, après avoir gratifié d’un ducat chacun des six cents soldats réguliers qui lui étaient restés fidèles, les licencia le jour même de leur entrée dans Belgrad. Cette entrée triomphale de tous les chefs du peuple avec Voutchitj à leur tête eut lieu par la porte de Stambol. Groupés sur les murailles, les Turcs voyaient avec stupéfaction la fête civique dont leurs anciens rayas étaient les héros. Faisant un peu tard une démonstration patriotique, les dames de la maison régnante s’étaient rassemblées au palais d’Ephrem, pour voir du balcon passer le cortége.

Cependant Miloch captif poussait des cris de rage, assurant qu’il était étranger à la révolte de ses troupes contre l’oustav. Il demandait qu’on fît venir le métropolite et les évêques pour qu’il pût, la main sur la sainte croix, protester de son innocence. Tant d’hypocrisie ne pouvait qu’exciter le dégoût dans les ames loyales des guerriers serbes, et confirmer le peuple dans sa résolution de mettre fin à un règne abhorré. Le consul Vachtchenko espérait encore détourner le sénat de céder au vœu de ce petit peuple qui, selon lui, voulait se donner des airs de grande nation. Tout ce qu’il put obtenir fut qu’on limiterait le nombre des membres de la diète, et que la masse du peuple ne serait point admise à prendre part aux délibérations. Quand l’assemblée sortit de Belgrad pour aller tenir en plein champ, sous des platanes, sa séance décisive, il fallut fermer les portes de la ville pour empêcher le reste du peuple de s’élancer à la suite de ses députés. Voutchitj, à leur tête, redevenu simple citoyen, traversait les rues obstruées par la foule, comme un dictateur romain après son abdication. Sa large tunique blanche, son caleçon turc, sa ceinture rouge garnie de pistolets, et surtout sa fière attitude, le faisaient distinguer sans peine au milieu des autres sénateurs. La séance commença par un discours du métropolite Peter, qui déclarait que le kniaze, chargé d’accusations auxquelles il ne pouvait pas répondre, avait résolu d’abdiquer et de se retirer pour le reste de ses jours dans ses biens de la Talachie. L’assemblée nationale accueillit par un long murmure cette déclaration inattendue. — Quoi ! s’écriait-on, sans restituer les sommes enlevées au pays, Miloch se retirerait dans les terres qui sont le fruit de ses brigandages ! Il irait jouir de sa colossale fortune, amassée en vingt années de meurtres et de rapines, et, tranquille à l’étranger, il emploierait une partie de ses richesses à soudoyer chez nous des espions et des traîtres ! Non, il ne doit pas nous échapper avant d’avoir rendu ses comptes. Il faut qu’il subisse son jugement, ou bien que, s’avouant lui-même par écrit coupable et digne de l’exil, il restitue l’or qu’il doit à ses concussions. — Quelques voix s’élevèrent faiblement pour demander qu’on laissât Miloch emporter ses trésors, à condition qu’il délivrerait à jamais la Serbie de sa présence ; mais ces timides propositions se perdirent au milieu de clameurs furieuses. Effrayés de ce tumulte, les vieux sénateurs, même ceux que Miloch avait le plus maltraités, protestèrent contre toute violence faite à la personne du kniaze ; ces vieillards en cheveux blancs voulaient descendre au tombeau en paix avec tout le monde.

Quelques partisans de Miloch, comme le colonel Raïovitj, profitèrent de ces dispositions du sénat pour inviter le peuple à la douceur ; personne ne daigna leur répondre. « Frères ! s’écria enfin Stoiane Simitj, le kniaze se reconnaît l’auteur de la révolte, il avoue ses tyrannies, il désire seulement qu’on lui en épargne l’aveu public, et qu’on le laisse se retirer en paix. Il se soumet d’avance à ce que décideront les tribunaux par rapport aux restitutions ; il rendra sur ses biens privés tout ce qu’il a, par violence, confisqué aux particuliers. — Restituer tout est impossible, répondirent les orateurs du peuple un peu calmés par ces aveux ; qu’il rende seulement ce qu’il a extorqué depuis le jour ou il jura, en 1835, la charte serbe. Depuis ce jour seulement nous avons des droits, et ce qu’on nous a enlevé nous est légitimement dû. Quant aux crimes antérieurs de Miloch, nous remettons à Dieu le soin de notre vengeance. » Reconnaissant la modération de ces demandes, Voutchitj les appuya contre ses collègues ; il fit remarquer aux sénateurs qu’étant seulement les représentans de la nation, ils ne pouvaient pas, sans le consentement de la nation même, délivrer le tyran de ses dettes, qu’il fallait en dresser un relevé exact et le présenter à la diète, seule compétente en ce qui concerne les aliénations de biens privés et publics. Le soviet céda sur tous ces points, et il fut convenu que Miloch rendrait ses comptes depuis 1835.

Pendant cette longue séance, le frère du prince, Ephrem, président du sénat, caché derrière les siéges de ses collègues et appuyé au tronc d’un acacia, avait feint d’abord une dédaigneuse indifférence. Jouant avec son chapelet turc, il se tournait en souriant vers un Français qui se trouvait près de lui chaque fois que les orateurs populaires commettaient quelque gaucherie. Mais quand il vit le sénat entraîné et l’assemblée nationale s’ériger décidément en jury, il commença à trembler de tous ses membres et sembla près de défaillir ; il fallut que ses momkes le transportassent sur son cheval pour le ramener en ville.

Le consul russe Vachtchenko apprit avec une surprise mêlée d’effroi les conclusions de la diète ; qu’allait dire l’empereur son maître, quand il connaîtrait les désordres qui se passaient dans un pays protégé par ses aigles ? Il se hâta d’appeler Voutchitj, lui reprocha les excès barbares qu’il autorisait par sa présence, lui rappela les égards que les nations civilisées vouent à leurs princes, et le pressa d’user de son influence pour obtenir une rétractation de la skoupchtina. Le généralissime était arrivé chez le consul escorté de toute une cour de brillans capitaines : d’un signe de tête, il pouvait chasser du pays et Vachtchenko et la dynastie qu’il défendait ; mais alors le temps des haïdouks serait revenu, il aurait fallu s’enfuir dans les montagnes, dormir au bois, la main sur la carabine, près d’un cheval toujours sellé. Voutchitj aimait trop sa patrie pour céder en un tel moment à ses passions ; il se montra donc prêt à faire ce que désirait Vachtchenko. Aussitôt on invita la princesse Loubitsa à venir chez le consul russe pour s’entendre avec Voutchitj sur les moyens d’effectuer l’évasion de son mari. La princesse, feignant d’être affaissée sous l’excès de sa douleur, se fit porter chez le consul, et à peine eut-elle aperçu Voutchitj qu’elle accabla d’injures cet ancien ennemi de sa famille. Déjà le général cédait comme un enfant au premier mouvement de sa colère, quand, voyant la princesse fondre en larmes, il jura de faire évader Miloch. En effet, déterminé par ses instances, le sénat se rendit, dès le lendemain matin, près du prince captif pour lui annoncer que, conformément aux désirs de Voutchitj et du consul russe, on voulait bien le laisser partir sans exiger de lui aucune restitution. Pendant ce temps, toute la diète, réunie autour de la cathédrale, après avoir entendu la messe de l’aurore, écoutait un pathétique discours du métropolite, qui exhortait l’assemblée au pardon et la suppliait de se contenter de l’abdication du prince en faveur de son fils aîné Milane. Long-temps les kmètes ne répondirent que par des refus obstinés : furieux de voir le tyran leur échapper sans avoir rien restitué à tant de malheureux plongés dans la misère, les députés exigeaient qu’au moins la dynastie fut abolie ; mais on leur rappela que le texte du bérat était formel : les empereurs avaient garanti l’ordre de succession. D’ailleurs l’héritier de Miloch était généralement aimé. Une députation de la diète avec les évêques, les juges, l’état-major de l’armée et les sénateurs, se rendit donc au konak pour recevoir des mains du prince l’acte de sa démission. À la deuxième heure du jour (dix heures du matin), Miloch descendit vers les députés jusqu’au bas de l’escalier, et leur remit, sous le titre d’otretchenié (abdication), l’acte que nous traduisons ici :

« Au sénat, aux différentes autorités, au clergé et à toute la nation serbe, je déclare que, ma santé détruite par les soucis de tant d’années consacrées au gouvernement de mon pays ne me permettant plus de prolonger mes travaux, j’ai résolu de me décharger volontairement de ma dignité de kniaze et des devoirs qui y sont attachés. C’est pourquoi j’abdique aujourd’hui solennellement et pour toujours en faveur de mon fils aîné Milane, mon héritier et successeur au pouvoir, d’après les termes même du hati-cherif concédé à la nation, et du bérat octroyé à ma personne par le très clément sultan. Le repos et la tranquillité m’étant devenus indispensables après de si pénibles années, je quitte la Serbie à jamais, et n’emporte dans mon cœur qu’une seule consolation, celle de laisser ma patrie libre, calme, unie et prospère à l’ombre d’une puissante protection. Ne sachant pas signer, j’ai fait souscrire par mon plus jeune fils Mikhaïl mon nom et prénom, et apposer mon sceau à cet acte, afin de prouver qu’il émane de mon libre et plein consentement.

« Donné à Belgrad, 1er juin 1839.

« Miloch Obrenovitj,
« Kniaze des Serbes. »

Un second acte, contenant la cession du pouvoir au naslednik (successeur) Milane, fut également lu à l’assemblée. Le prince y donnait à son fils toutes ses bénédictions, l’engageait à ne régner qu’avec clémence, à consacrer toute sa vie au bonheur de ses sujets ; par là seulement, ajoutait Miloch, il pourrait adoucir les souffrances et les regrets de son vieux père. Ces deux actes furent présentés à la diète, qui en accueillit la lecture par un morne silence ; les députés étaient sous la pénible impression de la résistance opposée au vœu populaire. Ils demandèrent seulement que Miloch partît sans délai, et son départ fut fixé au lendemain.

Toute la nuit, le prince fit entendre des lamentations déchirantes. « Ma chère Serbie, ma douce terre natale, je ne te verrai donc plus ! Je ne serai plus ton clément, ton fils béni ! » (le mot miloch en serbe a cette double signification.) N’avait-il pas ses raisons pour regretter cette patrie qui l’avait vu passer de l’état de valet de ferme, gagnant trois sous par jour, au rang de prince assez riche pour pouvoir mettre en sûreté, dans la banque de Vienne, un million six cent mille ducats ?

À neuf heures du matin, le sénat et les évêques escortèrent Miloch jusqu’à la Save, où l’attendaient une goëlette armée et deux barques remplies de soldats, chargés de le garder jusqu’à son arrivée en Valachie, pour l’empêcher de fuir en Autriche. Au milieu de la foule épaisse rassemblée sur les quais, Miloch était aisément reconnaissable à sa taille gigantesque, à sa tête énorme et à sa grosse loupe sur la joue gauche. Il marchait d’un pas ferme ; mais, sur le point d’entrer dans la goëlette, il s’attendrit de nouveau, pria tous ceux qu’il avait persécutés de lui pardonner ses violences, et s’avoua l’instigateur de la dernière révolte contre une charte qu’il croyait pernicieuse. Puis il jura un éternel amour à sa patrie, et rappela que, malgré ses fautes, il avait néanmoins fait beaucoup pour la régénération de la Serbie. Enfin, il embrassa les sénateurs, ses ennemis, leur souhaita une vieillesse plus tranquille que la sienne. « Quittons-nous sans haine, dit-il ; séparons-nous comme il convient à des hommes, à de vieux compagnons des guerres de la liberté. Au nom de la gloire de notre pays, sacrifions nos mutuelles inimitiés ; qu’il n’y ait point de scandales, que le reste de l’Europe ignore ce que fut mon règne ! Ne faites rien écrire dans les journaux contre moi ; que l’oubli me couvre désormais comme si j’étais dans la tombe. Dites que j’ai abdiqué de plein gré, et, puisque je ne peux plus vous nuire, laissez Dieu seul me juger : je retournerai bientôt à lui. Frères, adieu pour toujours ! Que le ciel soit avec vous ! »

Il y avait de la dignité dans un tel langage. Miloch avait durant vingt ans représenté un peuple, et l’ame la plus vulgaire s’élève dans l’exercice d’une telle mission. Les nations, que Dieu a créées toutes inviolables et saintes, impriment un caractère auguste au front qu’elles couvrent du diadème. C’est ce que sentirent les Serbes, et, quand leur prince monta dans son caïque, ils se précipitèrent pour lui baiser la main. Loubitsa, qui n’avait jamais reçu de son époux que des outrages, poussa des cris perçans en le voyant s’éloigner. Les employés allemands, toujours dévoués au pouvoir, furent cependant les seuls qui osèrent exprimer publiquement leurs regrets. L’un d’eux, Richter, dans une courte brochure publiée sur la Serbie[5], n’a pas craint de dire : « Miloch est digne de vénération pour ses magnifiques qualités. Comme il était plein d’amour ! Quelle prévenance envers les plus pauvres ! Avec quelle reconnaissance il se découvrait devant le salut du dernier de ses sujets ! Il ne succomba que dans une série d’intrigues dont son ame ouverte et franche ne sut point se défendre… » Les voyageurs français n’ont pas moins contribué que les Allemands à égarer l’opinion de l’Europe au sujet des Obrenovitj. Mais, quelque éloge qu’ils aient pu faire du caractère et des intentions de Miloch, il est un fait démontré aujourd’hui jusqu’à l’évidence : c’est que le prince serbe n’est pas tombé devant de lâches intrigues, mais devant la colère d’une nation appauvrie par ses rapines et révoltée de ses excès.

Depuis son abdication, Miloch a fait pour ressaisir le pouvoir plusieurs tentatives qui ont toutes échoué ; ses cabales n’ont abouti qu’à empoisonner les jours de ses deux fils, Milane et Mikhaïl, et à rendre impossible la franche réconciliation des Serbes avec sa postérité. Les règnes si courts des deux jeunes princes ont d’ailleurs été remplis de tant d’intrigues étrangères, qu’ils appartiennent moins à l’histoire de la Serbie qu’à celle de l’Orient même considéré dans ses rapports avec la diplomatie européenne. Ces règnes forment pour ainsi dire un drame à part qui n’est rien moins que terminé. En 1842, le peuple serbe a chassé les derniers restes de la famille Obrenovitj. Un fils de Tserni-George gouverne aujourd’hui la principauté. Toutefois, les Obrenovitj ne se tiennent pas pour battus, et peut-être ont-ils quelque raison de ne pas désespérer encore. En effet si, au commencement de 1843, le cabinet britannique, reniant la dynastie déchue, qu’il voit soutenue par la Russie, a pu entraîner notre diplomatie dans sa politique nouvelle ; si notre consul-général, M. Kodrika, poussé en avant par l’Angleterre comme une sentinelle perdue, a le premier de tous les consuls reconnu la légitimité du prince Alexandre Georgevitj, cette vague démonstration, que n’appuiera sans doute aucune mesure ultérieure, sera d’un bien faible poids dans les conseils de l’Europe, et l’Autriche et la Russie n’en demanderont pas avec moins d’instances l’éloignement volontaire ou forcé du fils de l’émancipateur. Il faut donc attendre encore avant de juger dans son ensemble une crise politique dont le dénouement intéresse non seulement les Serbes, mais l’Orient tout entier.

III.

Trois partis s’agitent dans la principauté serbe : il y a le parti national, composé d’hospodars à mœurs orientales, qui, appuyés sur la population des montagnes, conservent un culte pieux pour les antiques souvenirs et la vie de tribu. Il y a le parti allemand, que les relations commerciales de la Serbie avec l’Autriche ont formé dans les contrées qui bordent le Danube et la Save. Ce parti combat au nom de la civilisation européenne la tendance orientale de la nation. Enfin, il y a le parti mixte, composé des employés qui ne croient qu’à leur solde, soutenu par les cours protectrices, qui ne croient qu’à elles-mêmes, et la diplomatie européenne, qui approuve tout aveuglément. Cette dernière fraction politique n’a aucune chance de vitalité dans le pays ; elle ne pourrait se maintenir au pouvoir qu’en se reniant elle-même pour s’appuyer sur l’un ou l’autre des deux partis vraiment sérieux de la Serbie. La question reste ainsi entre ceux qui appellent l’organisation allemande, et ceux qui soutiennent et veulent régulariser les institutions orientales.

Il est clair, pour qui a étudié la race slave, que les institutions germaniques répugnent profondément à son génie ; à plus forte raison, cette race ne pourrait-elle accepter des institutions autrichiennes. Ce sont cependant les formes gouvernementales de l’Autriche que le parti allemand voudrait acclimater en Serbie ; par cette prétention même il est jugé.

Reste le parti des hospodars, le seul qui ait vraiment les sympathies de la nation. Ce parti, hostile à la monarchie absolue, appelle cependant de tous ses vœux un gouvernement fort et régulier ; seulement, il désire que le pouvoir s’appuie, non sur des protecteurs étrangers, mais sur les antiques institutions du pays. Ces institutions ont, comme les mœurs mêmes du peuple, un grand caractère de noblesse et de simplicité. Chaque village est régi par ses kmètes, ou anciens, qui, réunis en conseil, choisissent les knèzes, divisés en trois ordres : 1o les knèzes des bourgades (ceoski-knezovi), qui remplacent nos maires et nos juges de paix ; 2o les knèzes des districts, dont l’autorité, plus étendue, est quelquefois héréditaire ; 3o les knèzes des nahias, dont chacun est élu par toutes les communes du département et siége en leur nom auprès de l’ispravnik, lieutenant du prince, afin de contrôler ses actes. De son côté l’ispravnik, à l’aide de ses kapetani, distribués dans les différentes knéjines de son ressort, contrôle les actes du peuple ou des pères de famille, et s’attache à concilier les plans et les intérêts généraux de l’état avec ceux des communes et des nahias. Chaque localité administre elle-même ses biens ; chaque confrérie ou commune possède le sol de son territoire et peut affermer ou laisser en pacage ses terres, dont les revenus se versent à la caisse communale pour être employés aux travaux publics ou au soulagement des pauvres. La répartition des impôts devant toujours être discutée par les kmètes, le riche ne peut échapper aux charges publiques comme il arrive trop souvent dans les états dont les revenus sont perçus d’après les données si incomplètes du cadastre. En Serbie, nul ne peut cacher sa fortune réelle, toujours connue des voisins ; l’impôt n’écrase pas le pauvre à l’avantage du riche, et souvent même les lois de la solidarité orientale obligent le grand propriétaire à payer pour ses voisins ou parens ruinés.

Tel est le système pour lequel le parti national de la Serbie combat depuis trente ans contre la mauvaise volonté des princes. Les hospodars, qui, au temps de Tserni-George, n’avaient pensé qu’à se liguer entre eux pour former une faction aristocratique, sont entrés depuis très long-temps dans une voie plus libérale. Éclairés sur les tendances de leur pays, ces hospodars, que les journaux d’Allemagne, fidèlement copiés par les journaux de France, appellent si ridiculement les boyards serbes, sont en réalité les plus sincères amis du peuple, les pères des tribus qui les ont choisis comme leurs représentans ; c’est à ce seul titre qu’ils conservent de l’influence.

Les Obrenovitj voulurent neutraliser au profit de leur despotisme ces institutions des ancêtres ; ils avaient établi une administration centrale, ou plutôt une servile bureaucratie, dans un pays où chaque village aspire à se gouverner lui-même, et, les nationaux ne sachant pas lire, ils avaient dû confier l’administration à des étrangers, la plupart pleins de mépris pour le culte et les usages du pays. La charte des empereurs, malgré ses restrictions tyranniques, eut au moins pour résultat d’abaisser cette naissante aristocratie d’hommes de plume devant les knèzes, qui sont les vrais représentans du pays. Chacun des dix-sept membres du corps législatif ne pouvant être choisi, d’après la nouvelle charte, que dans les rangs des knèzes et par leur concours, ils se retrouvèrent ainsi associés au pouvoir souverain. Le kniaze ou prince ne fut plus que le président de ces chefs nationaux. Les journaux d’Occident ont donc prétendu à tort que les deux cours auxquelles est due cette charte imposèrent les formes constitutionnelles à un peuple encore trop ignorant pour les comprendre. Cette constitution est loin sans doute de satisfaire aux légitimes exigences des Serbes, mais on y chercherait vainement des analogies avec la charte française ; on ne lui trouve de terme de comparaison que dans le système administratif des anciens Grecs, dont l’Orient conserve encore la précieuse tradition. L’Europe devrait s’apercevoir enfin que les peuples gréco-slaves aspirent surtout à des institutions démocratiques ; seulement ils comprennent la liberté autrement et plus profondément peut-être que les Occidentaux. La seule force des baïonnettes pourrait imposer à des peuples animés encore de l’esprit de tribu cette centralisation, ce despotisme de la majorité, qui caractérisent la démocratie française.

Parmi les innovations européennes introduites par Miloch pour soutenir son despotisme, il faut signaler l’installation d’une police princière dans les communes rurales, qui avaient eu jusqu’alors la surveillance exclusive et la responsabilité des actes de leurs habitans. Foulant aux pieds ces traditions de solidarité orientale, Miloch établit, et ses successeurs ont laissé subsister, des bureaux d’enquête placés dans chaque nahia sous la direction immédiate du natchalnik (gouverneur militaire), et chargés de surveiller la conduite des citoyens. Ces chefs de police et ces gouverneurs ont pour conseillers des secrétaires instruits en Europe dans l’art d’opprimer au nom de la loi. Ce sont ces serviles agens qui prétendent civiliser les Serbes, et qui, étonnés de soulever la défiance des populations, écrivent aux journaux d’Europe pour décrier le pays où ils ont reçu l’hospitalité. À les en croire, les dix-sept paysans qu’on appelle sénateurs devraient être envoyés comme écoliers en Allemagne, pour y étudier l’administration. Heureusement ces simples vieillards ont sous leurs yeux l’exemple des ridicules effets d’une importation prématurée des lois occidentales en Serbie : Davidovitj avait fait rédiger le code serbe en le modelant sur le code Napoléon. Après douze années de constans efforts, les traducteurs avaient terminé leur tâche, et le nouveau code put être enfin communiqué au sénat et à la diète. Ces pieux enfans de la nature furent indignés des articles relatifs aux cultes, au mariage, à la dot des femmes, à l’organisation des familles ; ils s’effrayèrent des germes d’aristocratie cachés dans les titres et les attributions dévolus à la propriété, et ils n’en crurent pas leurs oreilles lorsqu’ils entendirent mentionner, parmi les obligations imposées aux possesseurs de maisons, celle des servitudes. — Quoi ! s’écrièrent ces naïfs vieillards, même à Paris, chez la nation la plus libre du monde, encore tant de servitude ! — Beaucoup de travail avait été fait en vain ; il demeura prouvé que le code français resterait long-temps encore incompréhensible aux Serbes. En effet la politique, science purement expérimentale, doit toujours procéder des élémens simples aux élémens complexes ; la France, quand elle s’élança du chaos féodal, n’arriva pas du premier bond à la centralisation monarchique ; elle dut traverser lentement la période des grands vassaux et des grandes communes, dont chacune était comme une république à part dans l’état. Les tribus serbes actuelles aspirent au même genre de liberté que nos pères du XIIIe siècle. Il faut savoir concilier l’établissement d’un pouvoir unitaire avec leur légitime besoin d’une large existence municipale. Bien des germes d’une organisation factice ont déjà été implantés dans ce pays ; il faut qu’il sache s’en délivrer, ou qu’il craigne pour sa vie propre. Si la Serbie ne peut, à l’exemple de la Grèce, secouer l’influence occidentale, la sève de sa nationalité se retirera dans les montagnes, en Hertsegovine et au Monténégro. Déjà ce dernier pays se trouve dans une voie de développement bien plus normale, bien plus réellement serbe, que la principauté danubienne.

L’organisation militaire de la Serbie ne présente pas moins d’anomalies que son état civil. En se contentant d’exercer la jeunesse dans les villages, sans l’arracher de ses foyers en temps de paix, ce peuple fournirait aisément soixante mille hommes bien disciplinés ; mais il s’obstine à créer, au moyen de la conscription, une armée permanente à l’européenne, une garde du prince, au lieu d’une garde nationale, et le gouvernement n’a pu jusqu’ici obtenir plus de trois mille hommes de troupes régulières. Les soldats font l’exercice à la russe, portent l’uniforme vert à paremens rouges, et reçoivent chacun 5 francs de gratification par mois. Quelque restreinte que soit cette conscription, et quoique le temps de service n’excède pas six années, le gouvernement n’ose lever lui-même les recrues ; il se décharge de cette tâche sur les knèzes : chaque knéjine, suivant les usages orientaux, choisit elle-même ses conscrits, ou leur achète à volonté des remplaçans. Une autre mesure non moins conforme au génie oriental est l’élection des officiers par les soldats, qui, rassemblés périodiquement, présentent leurs candidats à la ratification de l’état-major. Parmi les troupes d’élite, il faut signaler la cavalerie, qui, montée sur ses petits chevaux slaves, manœuvre admirablement. Quant à l’artillerie, elle ne se compose que d’une trentaine de pièces mal servies. Les soldats employés comme musiciens reçoivent leur congé au bout de trois ans, et, en quittant le drapeau, emportent leur instrument, afin de répandre dans les campagnes le goût de la musique européenne. Dans le cas d’une levée en masse des citoyens, chaque knèze marche à la tête des gens de son district, et les grades civils deviennent des grades militaires. Cette levée de la masse a lieu spontanément chaque fois que la patrie est en danger ; mais, dans aucun cas, elle ne pourrait être destinée à soutenir le sultan. Le seul et dernier signe de dépendance qui rattache, depuis 1833, les Serbes à la Porte, est le tribut annuel de 2,300,000 piastres, formant à peu près le quart du budget total de la principauté.

Le commerce entre ce pays et la Turquie est entièrement libre ; les Serbes n’ont pas un centime à payer pour écouler leurs produits dans l’empire, tandis qu’au contraire les objets importés de Turquie chez eux paient un droit à la frontière, comme les marchandises européennes. Aussi la douane seule de Belgrad rapporte-t-elle plus d’un demi-million de francs par année ; ses tarifs, décrétés par le premier oukase de Miloch, du 20 décembre 1833, établissent que le bois envoyé de Serbie à Césaria (Vienne) doit payer 20 paras par toise, que les produits d’Europe destinés à la Romélie paient par chaque teskéré (bolette et plombage) 10 paras, et autant pour l’emmagasinage, droit élevé à deux piastres pour les marchandises qui vont directement et sans plus rien payer jusqu’à Constantinople. Ces dispositions si favorables au développement du commerce indigène, se complètent par la défense faite à tout étranger d’acquérir en son nom des biens immeubles dans le pays avant d’avoir reçu l’indigénat. Des consuls serbes sont déjà accrédités à Boukarest, à Constantinople, Vienne et dans d’autres villes allemandes, pour y veiller aux intérêts commerciaux de leur pays.

Quant aux agens diplomatiques des quatre grandes puissances, anglaise, russe, française et autrichienne en Serbie, ils se tiennent tous, excepté le consul moscovite, tellement en dehors du mouvement social des Serbes, que la plupart gèrent de la ville hongroise de Zemlin leur consulat de Serbie. C’est ainsi qu’on abandonne aux sourdes intrigues de ses ennemis une population généreuse et intelligente. Heureusement pour la Serbie, l’égoïste indifférence des grands états ne l’a pas encore ruinée sans retour. Sa position internationale est forte ; l’Autriche, qui fera tout au monde pour empêcher la Russie de s’incorporer ce pays, n’oserait de son côté y toucher elle-même par crainte de la Russie. On peut dire que la plus sûre garantie de l’indépendance des Serbes se trouve dans la jalousie mutuelle des empires autrichien et russe. La nature a d’ailleurs assuré aux Autrichiens, maîtres de la Hongrie, une action puissante sur tous les pays traversés par le Danube, où leurs bateaux à vapeur versent sans cesse l’excédant de leurs fabriques. Aussi longtemps qu’un tel débouché leur sera garanti, ils ne convoiteront que médiocrement la Serbie. Il faut, disent les diplomates autrichiens, qu’un peuple aussi turbulent que les Serbes reste démembré : nous en avons déjà la moitié sous nos lois ; si le reste nous arrivait, tous réunis nous donneraient trop à faire ; sous un même sceptre, ils s’émanciperaient, ils deviendraient forts et menaçans. Laissons-les donc se diviser de plus en plus comme les Polonais ; soutenons chez eux les prétendans ; que Mikhaïl ou Alexandre règnent, comme Poniatovski régnait à Varsovie, en attendant le dernier partage. Divide et impera.

S’il y a en Europe une puissance à qui ces partages de peuples soient odieux, elle peut agir ; la Serbie est encore un champ ouvert à tous ; quiconque voudra y conquérir de l’influence n’a qu’à s’assurer par des services réels l’amitié des chefs les plus populaires. Si le cabinet français craint d’agir publiquement, pourquoi n’essaierait-il pas au moins de provoquer par la presse les sympathies de l’Europe pour cinq millions d’hommes qui ne méritent pas sans doute un moindre intérêt que la petite peuplade des Maronites ? Au cas d’une rupture de la paix en Orient, les Serbes joueraient, après les Grecs, le rôle le plus important dans le grand drame du Bosphore. En intéressant l’opinion européenne au sort de ce peuple, notre cabinet se préparerait une intervention aisée pour le jour où l’Angleterre et la Russie voudront enfin se partager ce vieux monde oriental qu’elles couvent depuis si long-temps. Il est vrai que, pour intervenir avec autorité, il faut connaître la cause qu’on veut défendre, et la France, préoccupée d’autres soins, a trouvé commode jusqu’à ce jour d’adopter sans discussion, dans tous les débats gréco-slaves, l’opinion de l’Angleterre ! Par suite de leurs instructions, nos consuls en Serbie ont dû constamment soutenir le parti anti-national, ce qui les a nécessairement placés en état d’hostilité vis-à-vis des indigènes. Ces diplomates auraient un plus beau rôle à jouer, ils pourraient reprendre, en la modifiant, l’œuvre de Davidovitj, et enlever à l’agent du tsar la dictature civile qu’il prétend exercer en Serbie. Mais pour se faire les organes du peuple serbe vis-à-vis de l’Orient et de l’Europe, pour protester contre les envahissemens russes dans un pays auquel des traités solennels reconnaissent le droit de se régir librement, il faudrait que nos agens connussent la langue des indigènes, qu’ils eussent pénétré par leurs études et une longue expérience dans ce qu’on pourrait appeler le mystère organique de ces peuples : à cette condition seulement ils pourraient s’aventurer dans le dédale politique du monde gréco-slave, sans craindre d’en heurter les tendances, sûrs au contraire d’obtenir des populations un concours efficace.

Pour n’avoir point agi ainsi, on a laissé les diplomates russes, autrichiens et anglais, plonger la Serbie dans un triste chaos. Grace à notre ignorance, ces agens ont pu entraîner dans une voie de faiblesse et de ruine une nation qui marchait rapidement à sa régénération. Ainsi nous laissons briser peu à peu en Orient tout ce qui se relève, tout ce qui pourrait contribuer à sauver l’Europe des envahissemens de la Russie, en opposant une digue à ses interventions multipliées. La Russie ne reculera en effet que devant des intérêts indigènes fortement organisés, et elle se réjouit de voir l’Occident ne songer qu’à l’exploitation commerciale de ces peuples dont elle devient peu à peu la seule protectrice politique.


Cyprien Robert.
  1. Voyez les livraisons des 1er février, 1er juin, 1er août et 15 décembre 1842.
  2. Nous écrivons ces noms et tous les mots serbes comme ils sont écrits par les indigènes, sans nous conformer à l’orthographe vicieuse adoptée par nos journaux et nos voyageurs.
  3. M. Blanqui, que nous citons ici, paraît confondre la vallée du Pek avec celle d’Ipek, croyant rectifier ainsi une erreur des géographes.
  4. Serbske novine, 1834.
  5. Serbiens Zustände, 1840.