LE MONDE
GRÉCO-SLAVE.

LES MONTÉNÉGRINS.[1]

I.

Le Montenegro ou Tsernogore forme depuis près d’un siècle un état indépendant, très faible en apparence, mais en réalité presque invincible, grace à la sympathie de plusieurs millions de rayas serbes auxquels son territoire offre un champ d’asile toujours ouvert. Dominant la Dalmatie, l’Hertsegovine et tout le nord de l’Albanie, cette longue montagne du Tsernogore se déroule en face de l’Italie comme le rempart extérieur du peuple serbe. C’est par elle qu’il communique avec l’Europe, c’est autour de ces glorieux sommets que tous les rebelles gréco-slaves se rallient. Les luttes héroïques dont elle est constamment le théâtre exaltent tout un peuple qui, resté indomptable, bien que vaincu et démembré, croit entendre enfin sonner pour lui l’heure du réveil.

Le Tsernogore, que les diplomates laissent dans un si profond oubli, pourrait rendre à l’Occident, et surtout à la France, de notables services. Débouchant sur le magnifique golfe de Kataro, il nous présenterait au besoin une tête de pont en Orient ; nos vaisseaux ne peuvent en effet communiquer directement avec la nation serbe que par ce seul point, car c’est par Tsetinié que l’action de la France peut s’exercer sur les Serbes, de même que l’influence russe a son centre naturel dans Belgrad.

Napoléon avait bien compris de quelle importance il serait pour lui de s’assurer la sympathie des guerriers tsernogortses[2] ; dans ce but, il les avait fait visiter par le colonel Vialla de Sommières. Gouverneur de la province de Kataro de 1807 à 1813, Vialla était censé connaître à fond ces contrées. Plus tard, il publia son voyage[3], qui a été jusqu’à ce jour ce qu’on a pu lire en France de plus complet sur les Monténégrins. Toutefois le gouverneur français de Kataro avait si légèrement observé les Slaves, qu’il prit constamment ceux du Tsernogore pour des hellènes, et vit dans leur langue un dialecte du grec. Malgré ses étranges erreurs sur l’histoire politique de ce peuple, ses exagérations et ses contes sur les mœurs locales, l’ouvrage du colonel Vialla n’est pas entièrement dénué d’intérêt, surtout quand il décrit la cour du vladika, ses relations avec ce prince et avec le gouverneur civil de la montagne, qu’il appelle Bogdane, tandis que tous les documens serbes et les chants populaires le nomment Luka Radonitj. Quant aux données statistiques du voyageur, elles ne peuvent servir qu’à égarer par l’audace même avec laquelle il précise les faits les plus importans. Ainsi il donne au Tsernogore, dont il n’a pu visiter que quelques parties, une étendue de 418 milles carrés, et une population de 53,168 individus, tandis que les Tsernogortses eux-mêmes n’ont jamais su l’étendue réelle de leur pays. Quand on les questionne à ce sujet, ils répondent qu’il faut trois jours pour traverser le Tsernogore à peu près en tous sens. Il est encore moins aisé de déterminer le chiffre exact de la population, car ces montagnards, s’inquiétant peu des femmes et des infirmes, ne comptent leurs hommes que par le nombre des fusils qu’ils peuvent mettre en joue devant l’ennemi.

Au XVIIe siècle, d’après les relations vénitiennes, ce petit peuple ne se composait guère que de 20 à 30,000 ames. Il en comptait environ 50,000 quand il commença sa lutte contre les Français, maîtres de la Dalmatie. Vingt ans plus tard, les statistiques élevaient déjà ce chiffre à 75,000 ; enfin la Grlitsa, calendrier officiel de Tsetinié, déclara en 1835 que le pays renfermait 100,000 habitans. En tenant compte des accroissemens territoriaux du Tsernogore, on peut sans exagération fixer à 120,000 ames le minimum actuel de cette population libre. On connaît avec plus de certitude le nombre de ses guerriers : le contingent des quatre nahias (départemens tsernogortses) est fixé à 9,000 fusils ou combattans, dont 3,500 pour la Katounska, 2,000 pour la Rietchka, 1,000 pour la Liechanska, et 2,500 pour la Tsernitsa-Nahia. Au contingent de ces quatre départemens, il faut ajouter celui des Berda. On nomme ainsi les sept montagnes qui environnent le territoire monténégrin. Ces montagnes ne font point partie du Tsernogore, mais les tribus qui les habitent sont confédérées avec cette république. La population réunie des sept berda est peut-être aussi forte que celle des quatre nahias ensemble. Aussi, quoique la Grlitsa de 1835 ne comptât que 15,000 combattans, la Gazette dalmate de Zara, en décembre 1838, évaluant les forces du Tsernogore, ne craint pas de les élever à 19,500 guerriers bien exercés. C’est trop peu, dira-t-on, pour défendre un pays ! Mais qu’on frappe d’une seule balle les rochers de la frontière, et il en sortira de tous côtés des bras et des carabines : vieillards, enfans, les femmes même, tout se lèvera contre vous ; vous aurez autant d’ennemis acharnés qu’il y a d’ames dans la montagne. Le Tsernogore n’est pas un peuple régulièrement constitué, c’est un camp d’insurgés qui cherche sa vie dans la guerre et ses joies dans la vengeance. Ce pays est resté jusqu’ici tellement en dehors de toutes les conditions de la société civile en Orient, que le droit de cité, au grand scandale des autres Serbes, y est indifféremment décerné aux hommes de toutes les religions. Les catholiques latins y sont très nombreux, et l’on y reçoit même des Turcs, qui ont formé une tribu à part, et combattent en frères avec les chrétiens, tout en continuant de croire au Koran et d’avoir leur mosquée.

Les voisins occidentaux des Tsernogortses leur attribuent cependant les plus grossières superstitions ; le Monténégrin se croit, disent-ils, tout permis, pourvu qu’il donne la dîme aux moines et qu’il partage avec les monastères le butin des tchetas. Chez les chrétiens d’Orient, au contraire, il passe et avec raison pour un esprit fort. En effet, absorbés dans la vie politique, tout entiers à leurs projets de guerres et de conquêtes terrestres, les républicains du Tsernogore ne s’occupent guère du ciel. Leurs couvens sont beaucoup plus pauvres que ceux du reste de la Turquie ; et tandis que chez les autres Serbes un homme qui ne communierait pas au moins une fois l’an serait signalé comme un giaour, chez les Tsernogortses le nombre de ceux qui ne communient jamais dépasse de beaucoup celui des chrétiens fervens. Les montagnards sont loin toutefois de mépriser les saints mystères ; s’ils s’abstiennent de certaines pratiques religieuses, c’est pour obéir à l’église, qui interdit les sacremens à tout montagnard possédé d’un sentiment de haine, et qui impose l’expiation publique dès que la haine est assouvie. Ainsi la communion est interdite ici au meurtrier durant vingt années. Le Tsernogortse finit par trouver cet état de pénitent assez commode pour sa vie d’aventures, il le préfère à la vie moins libre et moins facile des vrais fidèles : la plupart de ces guerriers oublient enfin jusqu’à l’oraison dominicale, et de tout le christianisme ne connaissent plus guère que les jeûnes et le signe de la croix ; mais, à mesure que s’accroît leur ignorance religieuse, ils grandissent dans l’intelligence de la vie militaire et politique.

Cependant chaque tribu a une église et quelquefois plusieurs ; il y a en outre quatre ou cinq monastères, dont les principaux sont ceux d’Ostrog et de Moratcha. Le Tsernogore tout entier ne renferme pas plus de quinze à vingt moines, aidés par deux cents popes environ ; le couvent même de Tsetinié n’est occupé que par un seul prêtre. Ces religieux mènent une vie très austère, et ne se distinguent des caloyers grecs que par leur coiffure, qui est le fez rouge, entouré d’un mouchoir de soie en forme de turban. Le vladika lui-même, chef religieux et politique du pays, s’habille comme les autres moines ; aussi est-il appelé en Turquie le noir caloyer.

Sur aucun point du globe, l’égalité n’existe peut-être aussi complète que dans le Tsernogore ; mais le principe d’égalité, tel qu’il est compris et pratiqué par les Slaves, ne menace point les droits et l’existence de la famille, comme les théories qu’on a basées en France sur ce même principe. Chaque Serbe, en jouissant de son indépendance, continue d’être dévoué aux intérêts de tous ; il ne se sépare presque jamais de ses parens. C’est pourquoi les familles sont si nombreuses, qu’une seule suffit souvent pour former un village de plusieurs centaines de maisons, où les habitans, tous alliés et du même nom, ne se distinguent entre eux que par leur prénom baptismal. Chaque famille a un chef qu’elle s’est choisi et qui la dirige. Cette vie patriarcale crée entre les parens la solidarité la plus étroite, et l’un d’eux ne peut être lésé sans que tous les autres ne prennent aussitôt sa défense. De là des vengeances héréditaires, des guerres entre familles, conséquences exagérées d’un principe éminemment conservateur. Le mal produit par ces guerres n’a heureusement pas été sans compensation ; elles ont fortifié chez le Tsernogortse le sentiment de sa dignité personnelle ; elles lui ont appris à regarder comme un grand malheur toute querelle avec ses compatriotes ; dans le feu de sa colère, on l’entend s’écrier : Ne ou krv, bog ti i sveti Iovan ! au nom de Dieu et de saint Jean, ne nous frappons pas ! — Une loi rendue par le défunt vladika peint la fierté de ces hommes : un Tsernogortse, dit cette loi, qui frappe un de ses concitoyens avec le pied ou avec le tchibouk, peut être tué par l’offensé sans qu’il y ait à cela plus de mal qu’à tuer un voleur pris sur le fait. Si l’offensé contient sa colère, l’offenseur devra lui payer cinquante ducats d’amende et autant aux staréchines du tribunal.

Il est peut-être superflu de dire qu’il n’y a point de mendians au Tsernogore. Dans les cas de disette, qui ne sont que trop fréquens, les indigens vont fièrement chez les riches demander à emprunter soit du pain, soit de l’argent, promettant de le rendre à époque fixe, ou bien ils mettent en gage leurs belles armes. Les boutiques de Boudva et de Kataro sont pleines d’armes qui, ainsi déposées, n’ont point été reprises.

La guerre contre les musulmans est pour ces montagnards presque une tâche quotidienne ; vieillards et enfans, tous y courent avec enthousiasme comme au martyre. Les estropiés eux-mêmes se font porter à la redoute ; couchés derrière un roc, ils chargent les armes et tirent sur l’ennemi. Cette guerre est tellement meurtrière, qu’elle finit toujours par moissonner le plus grand nombre de ceux qui y prennent part. La mort qu’on ne rencontre pas sur les champs de bataille est regardée par ces braves comme le plus grand des malheurs ; les parens disent d’un malade enlevé de mort naturelle qu’il a été tué par Dieu, le vieux meurtrier ; — od boga, starog krvnika. La plus grande insulte qu’on puisse adresser à un Monténégrin se trouve exprimée dans ces simples mots : « Je connais les tiens, tous tes aïeux sont morts dans leur lit. »

Les moines même vont armés, combattent, et soutiennent dans leurs monastères les assauts des musulmans. Encore plus sécularisés que les moines, les popes ont rejeté la longue barbe et la toque noire qu’ils doivent porter dans les autres pays serbes ; ils se rasent, comme les guerriers, le menton et la moitié du crâne, et ne se distinguent pas de leurs ouailles par un costume particulier. Présens à tous les combats, ils prennent part même aux faïdas entre familles ; mais, comme l’église défend à ses ministres de verser le sang, ils préfèrent, comme nos anciens évêques féodaux, exciter les combattans ou assommer l’ennemi, au lieu de le frapper avec des armes tranchantes. En guerre, chacun emporte avec soi les vivres et les munitions qu’il s’est achetées lui-même. Les magasins de poudre que le vladika tient en réserve ne s’ouvrent au peuple que dans les cas de besoin pressant. On accuse les tsernogortses d’être poussés aux combats par le seul amour du pillage. Sans doute les pauvres font souvent la tcheta en pays turc pour se procurer des troupeaux et de l’argent ; mais en revanche les hommes riches font leurs expéditions sans autre but que celui d’acquérir de la gloire en servant leur pays.

Les mœurs des femmes se ressentent fortement de l’état social où elles vivent. Compagnes assidues des guerriers, elles prétendent se reconnaître dans le portrait que trace la chanson suivante :

LA TSERNOGORTSE.

« Un haïdouk se lamente et crie sur la montagne : Pauvre Stanicha, malheur à moi qui t’ai laissé tomber sans rançon[4] ! Du fond de la vallée de Tsousi, l’épouse de Stanicha entend ces cris et comprend que son époux vient de périr. Aussitôt, un fusil à la main, elle s’élance, l’ardente chrétienne, et gravit les verts sentiers que descendaient les meurtriers de son mari, quinze Turcs, conduits par Tchenghitj-aga. Dès qu’elle aperçoit Tchenghitj-aga, elle le met en joue et l’abat raide mort. Les autres Turcs, effrayés de l’audace de cette femme héroïque, s’enfuient et la laissent couper la tête de leur chef, qu’elle emporte dans son village. Bientôt Fati, veuve de Tchenghitj, écrit une lettre à la veuve de Stanicha : « Épouse chrétienne, tu m’as arraché les deux yeux en tuant mon Tchenghitj-aga ; si donc tu es une vraie Tsernogortse, tu viendras demain seule à la frontière, comme moi j’y viendrai seule, pour que nous mesurions nos forces, et voyions qui de nous deux fut la meilleure épouse. » La chrétienne quitte ses habits de femme, revêt le costume et les armes enlevés à Tchenghitj, prend son iatagan, ses deux pistolets et sa brillante dcheferdane (carabine), monte le beau coursier de l’aga et se met en route à travers les sentiers de Tsousi, en criant devant chaque rocher : — S’il se trouve ici caché un frère tsernogortse, qu’il ne me tue pas, me prenant pour un Turc, car je suis enfant du Tsernogore. — Mais, en arrivant à la frontière, elle vit que la boula[5] déloyale avait amené avec elle son djever (parrain), qui, montant un grand cheval noir, s’élança furieux sur la veuve chrétienne. Celle-ci l’attend sans s’effrayer ; d’une balle bien dirigée, elle le frappe au cœur, puis lui coupe la tête ; alors, atteignant la boula dans sa fuite, elle l’amena liée à Tsousi, où elle en fit sa servante, l’obligeant à chanter pour endormir dans leur berceau les orphelins de Stanicha. Et après l’avoir eue ainsi à son service durant quinze années, elle renvoya la boula libre parmi les siens. »

L’étonnante énergie dont sont douées les femmes tsernogortses n’est pour leurs belliqueux époux qu’une raison de plus de les accabler de travaux. On les voit, portant des fardeaux énormes, cheminer lestement au bord des précipices ; souvent, comme si elles ne sentaient pas le poids qui les charge, elles tiennent à la main leurs fuseaux, et, tout en filant, causent entre elles. S’il passe un glavar (chef de famille) ou quelque personne distinguée de leur propre sexe, elles ne manquent jamais de lui baiser la main, en s’inclinant très bas. Malgré cet état d’humiliation, la femme n’est point moralement le jouet de l’homme au Tsernogore, comme elle l’est trop souvent dans les pays civilisés. Ici elle est vraiment inviolable : c’est pourquoi elle se confie sans crainte même à l’inconnu, certaine qu’elle n’a à craindre de lui aucune action déloyale ; et, en effet, s’il osait tenter sa pudeur, la mort de l’un ou de l’autre s’ensuivrait certainement. Une belle Tsernogortse ne conçoit point l’amour sans le mariage, ou sans le meurtre du séducteur. Les chansons populaires attestent qu’autrefois les guerriers de ce pays se faisaient un honneur de baptiser et d’épouser des femmes turques ; il n’en est plus ainsi : un Tsernogortse regarde une musulmane, même convertie, comme trop dégradée pour devenir sa compagne. Néanmoins, au milieu de la plus grande exaspération des partis, les femmes des deux peuples demeurent hors de cause et peuvent sans danger passer d’un pays à l’autre.

Après la femme, l’être le plus sacré pour les Tsernogortses, c’est le voyageur. Dans tout le pays, l’hospitalité s’exerce avec une exquise cordialité.

Demandez-vous un verre d’eau en passant à cheval devant la cour d’un paysan, il s’empressera de vous satisfaire et vous apportera même du vin s’il en a. Il est vrai qu’au seuil des cabanes, les gros et terribles molosses qui effrayaient il y a trente ans le colonel Vialla n’ont rien perdu de leur vigilance acharnée ; mais pénétrez dans la chaumière, on s’y disputera l’honneur de vous servir ; les coussins, quand votre hôte en possède, seront étendus pour vous sur le banc de bois qui entoure le foyer ; le maître de la cabane, assis devant vous sur une pierre, vous présentera lui-même le café, les œufs durs, la castradina[6] et le vin indigène, le tout sur un plateau de bois servant de table. Si, après les premières zdravitsa (toasts), il vous tend la main, c’est un signe qu’il jure de vous défendre désormais jusqu’à la mort, fût-ce contre une armée. À votre départ, la seule récompense qu’il désire est une décharge de vos armes, une salve d’adieu en son honneur, qui indique publiquement que vous êtes content de lui.

Les Tsernogortses, comme tous les Orientaux, ont conservé l’antique et barbare usage de planter sur des lances les têtes de leurs ennemis. De même que les pachas récompensent tout soldat qui leur apporte une tête coupée, de même aussi les voïevodes serbes distribuent dans ce cas des décorations à leurs iounaks. Les vieux chants populaires mentionnent souvent les tchelenkas, plumes argentées flottant au bonnet du guerrier, et dont le nombre indiquait celui des ennemis qu’il avait décapités. Dans la petite guerre qu’ils ont faite à l’Autriche, il y a quatre ans, les Tsernogortses ont encore planté aux poteaux de Tsetinié les têtes coupées des Allemands, comme ils y plantaient, au temps de l’empire, les têtes des grenadiers français, pour se consoler des déroutes que nos soldats leur faisaient subir.

Le Slave de la montagne Noire n’est pas moins habile diplomate qu’intrépide guerrier. Voyez-le dans un hane albanais ou bosniaque, le soir d’une tcheta, faisant de la propagande, entretenant ses frères rayas des avantages, de la nécessité même d’une alliance avec son saint vladika : à la douceur mielleuse de ses paroles, il semble que cet homme terrible possède tous les secrets de séduction d’une femme. La dignité, l’abnégation d’un martyr rayonnent sur son visage, et on l’écoute comme un prophète. Au fond, le Tsernogortse est doué de la plus grande bonhomie ; on admire l’humeur sereine avec laquelle il essuie tous les quolibets de ses voisins, le silence résigné ou la prestesse habile qu’il oppose, sans jamais se fâcher, aux plus mordantes plaisanteries. On vante l’adresse des Tsernogortses dans les transactions industrielles ; leur commerce deviendrait, sans nul doute, florissant s’ils pouvaient jamais entrer en possession des bouches de Kataro, et se dérober aux nécessités de position qui les enchaînent à la vie guerrière. Parmi ces combattans il y a déjà un nombre considérable de laboureurs ; au milieu de ces solitudes semées de pierres et d’ossemens humains, on trouve plus d’une riante oasis. Là où le Tsernogortse a pu conquérir sur le roc un petit champ cultivable, il l’ensemence et lui prodigue ses sueurs. Ce peuple, il est vrai, n’exerce aucune profession mécanique ; s’il fait lui-même ses ustensiles de cuisine, de belles pipes en bois, et jusqu’à des tabatières du travail le plus élégant, c’est pour son amusement et sans désir d’en tirer profit. Les Tsernogortses aiment beaucoup la chasse, la pêche, et ils ne sont pas moins habiles à abattre le gibier qu’à couper les têtes turques. Fanatiquement attachés au sol natal, on les entend proclamer, même devant les délicieuses rives du Bosphore, que leurs arides rochers sont la plus belle partie de la terre.

On pourrait signaler plus d’un rapport entre les mœurs des Tsernogortses et celles de la chevalerie. Au temps où le commissaire vénitien Bolizza visitait ces guerriers[7], ils se servaient encore de boucliers et de lances ; leurs exercices favoris étaient des joûtes pareilles à nos tournois, comme la lutte du dcherid, où l’on s’attaquait à cheval avec le javelot. Encore aujourd’hui, leurs fusils, leurs pistolets, leurs poignards, ressemblent à ceux qui conservent dans nos arsenaux le souvenir des derniers chevaliers. L’enthousiasme des rayas pour les Tsernogortses rappelle l’admiration que le peuple vouait aux preux de notre histoire. Quand un de ces braves traverse en voyageur les contrées voisines et même les provinces autrichiennes, les habitans accourent pour saluer le héros de la montagne, pour contempler l’un de ces hommes merveilleux dont les exploits font l’entretien de tous les Slaves.

L’analogie qui existe entre la position des Tsernogortses et celle des montagnards castillans combattant les Maures a dû développer chez eux plusieurs traits du caractère espagnol. Cette ressemblance se révèle même dans le costume, dans la large strouka, manteau en poil flottant sur l’épaule, dans l’opanka, sandale élastique et légère, commode surtout pour escalader les monts et sauter d’un roc à l’autre. Une blouse de laine blanche qui laisse nus le cou et la poitrine, et recouvre une culotte courte orientale, pour coiffure le fez rouge entouré d’un épais mouchoir qui rappelle le turban et dessine une physionomie toujours énergique, parfois remarquablement belle, tel est le costume du Tsernogortse, le chevalier gréco-slave.

Il n’est point impossible qu’un jour le Tsernogore, s’il parvient à s’emparer d’un port de mer et à opérer la réunion des Albanais à la race serbe, ne devienne un des principaux foyers politiques de la grande péninsule. Il importe donc de connaître le pays qu’habite un peuple animé d’une ambition si active. Deux routes bien différentes conduisent le voyageur dans la montagne Noire : si vous venez de Kataro et de l’Occident, vous ne rencontrerez que le désert, traversé de précipices où roulent les pierres que détache chacun de vos pas, et au bord desquels se penche quelque chèvre décharnée pour saisir les rares graminées suspendues aux roches grisâtres, le désert, où tout est lugubre, excepté l’homme qui vous sourit dans sa misère, confiant et bon parce qu’il est libre. Si au contraire vous venez de Novi-Bazar et de l’Orient, vous entrez dans le Tsernogore à travers les plus ravissans paysages, par des vallées que fécondent mille ruisseaux et que dominent de superbes forêts. Par quelque point du reste qu’on aborde la montagne, on peut y voyager, la nuit comme le jour, avec moins de danger que dans certains pays civilisés de L’Europe, à la condition expresse toutefois d’être accompagné d’un indigène. Ne fût-il conduit que par une femme, le voyageur peut marcher sans crainte ; il n’en sera même que mieux défendu contre l’attaque des haïdouks, à cause du respect porté au sexe faible par ces chevaliers de l’Orient. Aussi arrive-t-il souvent que les étrangers se trouvent subitement remis par leur guide aux mains de quelque belle parente qui doit les escorter jusqu’à un endroit convenu. Stieglits, auteur allemand d’une relation de voyage au Monténégro[8], reçut ainsi pour conductrice, il y a quelques années, une jeune cousine du vladika.

La montagne Noire est, comme toute terre orientale, tellement identifiée avec ses habitans, qu’elle ne porte pas d’autres noms que ceux des plèmes ou tribus maîtresses de ses différens plateaux ; si ces tribus disparaissaient, on ne saurait plus comment désigner les lieux qu’elles auraient évacués, et le pays redeviendrait, comme avant l’apparition des ouskoks[9], un vaste désert sans nom. Autrefois compris dans le duché et la province de Zenta (appellation qui ne désigne plus de nos jours que la vallée de la Moratcha, de Jabliak à Podgoritsa), le pays maintenant appelé Tsernagora est situé entre l’Albanie, la Bosnie, l’Hertsegovine et la Dalmatie autrichienne. La Moratcha et la Paskola, qui tombent dans le lac de Skadar, lui servent de frontière orientale. À l’occident, sa limite naturelle serait la côte de l’Adriatique, d’Antivari à Raguse ; mais le congrès de Vienne en a disposé autrement, et les Tsernogortses, qui de plusieurs points de leurs frontières pourraient presque lancer des pierres dans la mer, n’ont pas un seul débouché maritime.

Les remparts naturels du pays sont, à l’ouest, les contreforts du Sella-Gora, hauts de cinq à six mille pieds, à l’est et au nord la chaîne de l’Ostrog, au sud le Sutorman. De ces cimes se détachent des chaînons qui traversent en mille sens l’intérieur du pays. Les chansons nationales racontent que le Dieu du ciel, en parcourant la terre pour y semer les montagnes, laissa par mégarde tomber sur le Tsernogore le sac où il tenait sa provision de rochers ; les blocs de granit contenus dans le sac roulèrent de tous côtés et couvrirent le pays. On n’y trouve qu’une seule plaine, celle de Tsetinié, large seulement d’une demi-lieue sur quatre lieues de longueur, et qui, entourée d’une ceinture de rocs, fut naguère le lit d’un lac. La seule grande rivière du pays est le Tsernoïevitj, qui, descendant des monts Maratovitj, au-dessus de Dobro, se rend par Tsetinié dans le lac de Skadar ; un marché se tient chaque semaine dans un étroit bazar, à l’endroit où les bateaux qui remontent le Tsernoïevitj cessent de pouvoir naviguer. Ce bazar est très fréquenté, même par les Serbes d’Autriche et de Turquie. Le Tsernoïevitj, dans son cours très inégal, tantôt s’étend sur de belles livadas (prairies), tantôt se perd sous les roseaux ou se resserre entre des roches pendantes, qui semblent vouloir lui barrer le passage. Sur ses bords s’élevait la forte citadelle de Rieka, devant laquelle échoua une armée ottomane, et dont il reste à peine des vestiges. Les ruines d’Obod, situées sur un mont près de l’embouchure de la rivière, ont été mieux conservées. Au bas de ce donjon détruit s’ouvre, dans le rocher, une vaste et mystérieuse caverne ; l’héroïque Ivo, le père des Tsernogortses, y dort, suivant la tradition, couché sur le sein des vilas[10], qui le gardent et le réveilleront un jour, quand Dieu aura résolu de rendre Kataro et la mer Bleue à ses chers Monténégrins. Alors le héros immortel marchera de nouveau à la tête de son peuple, pour chasser les schwabi (les muets Germains) des côtes usurpées sur les Slaves.

Outre la Tsernoïevitja-Rieka, il y a au Tsernogore une autre rivière, la Tsernitsa, que l’on remonte en bateau jusqu’au village de Vibra, où se trouve un bazar très ancien. C’est sur ce point qu’éclata la première insurrection des rayas de la montagne contre les Turcs, qui venaient recueillir la dîme du blé de maïs, et prétendaient que les boisseaux de mesure étaient trop petits. Les rayas indignés brisèrent ces boisseaux sur la tête des Turcs, en s’écriant : Voilà comment les Tsernogortses mesureront désormais leurs dîmes. La température de ces vallées est si douce, que les anciens Slaves appelaient toute cette région Joupa, terre sans neige ou terre du soleil, et ses habitans avaient le titre de joupanes, seigneurs du Sud. Mais un chaud climat est souvent fatal. Plusieurs districts manquent de sources, et les femmes de certains villages sont forcées de marcher toute une journée pour se procurer en été l’eau nécessaire aux travaux du ménage. On voit au Tsernogore, comme en Arabie, des tribus se battre pour la possession d’une source. Sur plusieurs points, les pâtres sont réduits à conduire leurs troupeaux jusqu’aux hautes cimes, où la neige se conserve dans le creux des rochers ; en faisant fondre chaque jour une certaine quantité de cette neige, ils parviennent à désaltérer leurs bestiaux. Tandis que le pâtre allume ainsi du feu sur les glaciers, à quelques lieues au-dessous de lui l’olive, la figue, la grenade, croissent dans des vallées qui ne connaissent point l’hiver.

Le Tsernogore ne renferme ni villes ni forteresses ; à peine a-t-il des villages, car ce qu’on appelle de ce nom au Tsernogore n’est que le terrain souvent très variable occupé par une confrérie (bratstvo), c’est-à-dire la réunion des différens ménages composant une communauté dont tous les membres se regardent comme parens. Les Tsernogortses bâtissent le plus souvent en pierre, à l’opposé des Serbes danubiens, qui construisent leurs huttes en bois ou en planches. Loin d’éparpiller, comme les autres Serbes leurs demeures sur un grand espace, les Tsernogortses les groupent le plus possible sur des rocs escarpés, et ne laissent entre les maisons que la distance d’un étroit sentier. Ces maisons sont presque toutes garnies de meurtrières ; dans les koulas, tours avec un étage, le rez-de-chaussée sert pour abriter les bestiaux. La montagne Noire est riche en troupeaux de chèvres et de moutons ; mais les bœufs, et surtout les chevaux, y sont rares. Certaines vallées produisent un vin qui serait excellent sans le goût âcre qu’il prend dans les outres où on le renferme. Des troncs d’arbres creusés par les indigènes offrent un asile à d’innombrables essaims d’abeilles qui produisent dans ces ruches de forme primitive un miel excellent. Les montagnards se nourrissent surtout de végétaux, de lait, de farine de maïs et d’orge, et de pommes de terre, dont la culture, maintenant générale, fut une des innovations du dernier vladika. Le pays n’a aucune voie de communication qui mérite le nom de route. Vainement Napoléon, maître de la Dalmatie, fit proposer aux Tsernogortses, par le maréchal Marmont, de leur construire à ses frais un grand chemin de Kataro à Nikchitja : ils refusèrent constamment, et non sans de bonnes raisons, les offres impériales.

Le Tsernogore proprement dit se divise en quatre nahias ou départemens, nommés Tsernitsa ou Tsermnitsa, Liechanska, Rietchka, et Katounska-Nahia. Ce dernier département, qui s’étend du mont Lovtchen, près Kataro, jusqu’à Nikchitja, forme à lui seul presque la moitié du Tsernogore. Autrefois inhabitée, la Katounska-Nahia a tiré son nom du mot albanais katoun (tente de pasteur dressée pour l’été). Maintenant elle renferme neuf plèmes ou tribus, réparties sur autant de districts. Les Allemands appellent ces districts des comtés, et désignent également par le nom de comtes les knézes ou chefs, le plus souvent héréditaires, qui président les conseils des tribus. Les neuf plèmes de la Katounska-Nahia sont les Niégouchi, les Tsetini, les Bielitses, les Tjeklitj, les Komani, les Plechiotses, les Tsousi, les Ozrinitj et les Zagartchanes. Comme ces tribus habitent les plus pauvres et les plus arides districts du Tsernogore, elles sont très portées au pillage, et les plus terribles brigands de la Turquie sortent encore aujourd’hui de leur territoire. C’est dans ce département qu’on trouve la forteresse de Tsetinié, qui domine une vaste plaine et sert de forum à ce peuple de pasteurs et de soldats ; pendant que les diètes nationales ont lieu sur la prairie, le sénat siége sur la montagne auprès du saint vladika. À peu de distance de Tsetinié est Niégouchi (Gnegost), seul village de tout ce pays qui ait l’apparence d’une cité européenne, et où résident les plus illustres familles de la république, celle des Petrovitj, frères, oncles et cousins du vladika, celles des Bogdanovitj, des Iakchitj, des Prorokovitj, dont le chef actuel, le féroce Lazo, neveu d’un pope du même nom fusillé en 1809 par les Français, se fait redouter au loin par les Turcs. Niégouchi est le Moscou de cette Russie en miniature : l’humble demeure des pères de la dynastie y est conservée avec respect, comme la maisons des premiers Romanov sur les bords de la Moskva. La maison des Petrovitj n’a qu’un étage, et ressemblerait complètement à celles des autres habitans si elle n’était un peu plus grande. Un autre konak avait été construit dans les mêmes proportions ; cet édifice, dont il ne reste plus que l’emplacement, était habité encore, il y a quelques années, par la famille du gouverneur civil, qui disputa pendant plus d’un siècle le pouvoir temporel au vladika. Dépouillée de tous ses biens, cette famille est maintenant sans feu ni lieu.

Les gros villages de Tchevo, Tsousi, Velestovo, illustrés par les chants populaires, sont assis dans des vallées rebelles à toute culture. Le petit bassin de Stanievitj, qui entoure le couvent de Saint-Michel-Archange, ci-devant résidence du vladika, et où se recueillent des fruits et du vin exquis, est la seule partie fertile de la Katounska-Nahia. La nahia voisine, celle de Tsernitsa, qui, longeant le lac de Skadar, descend vers Boudva et Antivari, est au contraire la plus riche partie du Tsernogore. Dans quelques vallées, la culture est arrivée à un degré de perfectionnement qui serait remarqué même en France ; des jardins délicieux s’élèvent en terrasse sur les montagnes, et des vignobles alternent avec les plants d’oliviers, de figuiers, de grenadiers. Ces bosquets ne sont entretenus que par des hommes armés jusqu’aux dents. La Tsernitsa-Nahia renferme sept tribus : les Podgores, les Glouhides, les Bertchels, les Bolievitj, les Limliani, les Sotonitj et les Doupili. — La nahia de Gloubotine ou Rietchka-Nahia, partie centrale du Tsernogore, compte cinq tribus : les Loubotines, les Kozieri, les Tseklines, les Dobarski, les Gradjani. Cette nahia n’a d’autre richesse que sa rivière, le Tsernoïevitj, où abondent les truites et autres poissons qui, séchés et fumés, sont expédiés vers la Dalmatie et l’Italie. On y pêche aussi périodiquement un poisson nommé en serbe ouklieva, en italien scoranza, qui est de l’espèce du mulet et de la grosseur d’une sardine. Aux approches de l’hiver, les ouklievas descendent vers le lac de Skadar en masses si compactes, que la surface de l’eau se teint sur leur passage d’une couleur particulière. Ces poissons habitent surtout les endroits du lac appelés okos, tourbillons circulaires formés par des sources qui jaillissent du fond du lac, et dont la température, plus chaude que celle des eaux supérieures, attire les ouklievas : on les y trouve parfois en telle quantité, qu’une rame enfoncée au milieu d’un de ces bancs de poissons reste debout. Les plèmes des bords du lac ont la propriété presque exclusive de ces okos, où en automne il leur suffit de jeter le filet pour le retirer aussitôt tout rempli d’ouklievas. Les plus petits sont conservés et parqués avec des claies dans les parties les plus basses et les plus herbeuses du lac, où on les entasse tellement, qu’ils ne peuvent presque se mouvoir : c’est ainsi qu’on les engraisse et qu’on fait rapidement grossir leurs ovaires, avec lesquels se compose une poutargue peu inférieure à celle de Prévésa. — Beaucoup plus aride que la Rietchka-Nahia, le quatrième et dernier département, celui de Liechanska ou Lieskopolié, s’étend le long de la Moratcha, en face de Podgoritsa. Bien moins grand que les autres, il ne renferme que trois tribus, les Drajovines, les Bouroni, les Gradats, qui complètent les vingt-quatre plèmes dont se compose le peuple tsernogortse proprement dit.

Cette république comprend en outre un grand nombre de districts confédérés, et par des adjonctions successives augmente d’année en année le nombre de ses alliés. La longue vallée de Koutchi est unie au Tsernogore depuis 1831 ; le vaste territoire de Grahovo est depuis 1840 presque entièrement séparé de la Turquie, et ce n’est pas seulement l’Hertsegovine, c’est aussi le pachalik de Skadar que le Tsernogore pourra s’incorporer totalement dans un avenir plus ou moins prochain.

II.

L’histoire de la montagne Noire forme une longue épopée commencée depuis trois siècles, et à laquelle chaque guerre nouvelle ajoute une page glorieuse. Cette épopée, encore informe, mais dont l’intérêt va croissant, n’est autre que l’ensemble des piesmas, chants populaires du Tsernogore. Ces chants, pareils à ceux des anciens rapsodes et composés souvent par les héros mêmes qu’ils célèbrent, ne sont unis entre eux par aucun lien. Ce n’est pas de la poésie dans le sens que nous donnons aujourd’hui à ce mot, c’est un monument historique, c’est le tableau fidèle d’un état social dont aucun autre pays de l’Europe ne peut donner l’idée ; et, ne fût-ce qu’à ce seul titre, ces chants grossiers méritent une analyse approfondie.

Un jour peut-être, si elles s’animent sous la main d’un grand poète, les piesmas tsernogortses deviendront à la fois une Iliade et une Énéide, car elles célèbrent tout ensemble et les triomphes d’une race de héros vraiment égale par ses exploits aux races primitives, et les efforts de ces guerriers pour reconstruire une cité détruite, un empire effacé. Pareils aux compagnons d’Énée, qui, fuyant Troie en flammes, cherchaient partout à rebâtir Ilion, les proscrits serbes échappés du carnage de Kossovo[11] élevèrent une cité-refuge ; seulement, plus heureux que les Troyens, ils ne furent pas forcés d’aller en jeter les fondemens sur un sol étranger ; ils ne durent pas quitter leur terre natale. Les plus étonnans rapports existent d’ailleurs entre l’état des citoyens du Tsernogore et celui des premiers républicains de Rome. L’une et l’autre cité est composée de brigands, d’enfans de la louve, au cœur dur, aux appétits violens ; mais ces brigands ou haïdouks, sur le Kataro comme sur le Tibre, se sont élevés à l’état d’ouskoks. L’ouskok offre un des types sociaux les plus anciennement gravés dans l’histoire ; c’est l’exilé qui a retrouvé une patrie, le vaincu ou le condamné qui, séparé des siens, poursuivi par les maîtres de l’épée, a franchi d’un bond le fossé du champ d’asile, et se retrouve libre parmi des frères[12]. Les fondateurs de Rome nous offrent le premier type bien saisissable de l’ouskok dans l’antiquité. Romulus ne fut donc pas poussé par une sévérité puérile à punir de mort son frère Rémus, qui avait sauté, par-dessus le fossé, en dehors de la ville naissante ; car ce délit signifiait qu’il était passé à l’ennemi, à la société établie et prétendue légitime, par laquelle les vaincus révoltés ont toujours été regardés comme des ouskoks et des noirs. C’est ainsi que l’histoire moderne du Monténégro éclaire le vieux mythe des origines de Rome. Comme l’esclave ou le sujet dans l’antique Étrurie fuyait vers Rome, ainsi le raya poursuivi par ses tyrans fuit de roc en roc jusqu’au Tsernogore, qui est le plus sûr asile pour tous les proscrits de la presqu’île gréco-slave et même de l’Autriche méridionale. Il n’est pas jusqu’aux Turcs persécutés qui ne se réfugient au Monténégro, comme le prouvent certains chants albanais. On a vu même des jeunes gens de notre brillante Europe passer à la montagne Noire ; lassés de l’esclavage qu’impose à ses enfans une civilisation déviée de son but, ils s’en vont là vivre en hommes libres, n’obéissant qu’au pouvoir de leur choix, sans autres lois que le sentiment qu’ils ont de la justice. Les vengeances héréditaires entre familles peuplent aussi le Tsernogore de Dalmates poursuivis par l’Autriche. Quoique réputés brigands, la plupart d’entre eux sont des hommes très honnêtes, que le seul attachement aux mœurs de leurs pères, réprouvées par leurs nouveaux maîtres, force à émigrer, s’ils ne veulent vivre dans leurs forêts sans toit, comme les bêtes.

Ainsi s’est avec le temps formé le peuple tsernogortse. Les seuls élémens de son histoire sont, nous l’avons dit, les piesmas. Nous analyserons ces curieux documens à l’aide du recueil général que le vladika fit paraître en 1837, et de la Grlitsa, où de nouvelles piesmas ont été insérées depuis ce temps.

L’époque primitive de l’histoire du Tsernogore s’étend de 1500 à 1750. Les piesmas et les traditions qui nous sont restées de cette époque indiquent qu’au XVe siècle le Tsernogore manquait encore d’une population permanente, et n’était visité par les pâtres serbes que durant la belle saison. Les braves échappés de Kossovo, et Strachimir Ivo, dit Tsernoï (le Noir), c’est-à-dire le proscrit, le rebelle, vinrent peupler ces rochers déserts. De même que les Francs nommèrent France le pays où ils croyaient avoir été introduits par Francus, de même les Tsernogortses se disent les descendans de cet Ivo Tsernoï, et ont nommé Tsernogore la montagne sauvée par ce héros du joug des conquérans. Le fleuve qui traverse le pays des noirs libres, et qui s’appelait auparavant Obod, reçut de même le nom de Tsernoïevitj.

Voulant resserrer encore les nombreux liens de famille qui unissaient déjà les albanais latins avec les Gréco-Serbes, Ivo avait épousé en secondes noces Marie, fille de Jean Kastriote, père de Skanderbeg. Allié aux plus hautes familles albanaises, il combattit bientôt les Osmanlis de concert avec ses parens. Déjà, dans les défilés de sa montagne, il avait fait subir au terrible Mahomet II une déroute complète à la fameuse journée de Keinovska (1450), où son frère et collègue George était mort au sein de la victoire. Enfin, en 1478, Mahomet II, brûlant de venger sa honte, reparut au pied de la montagne Noire, et pressa par sa présence le siége de Skadar, que défendaient les Vénitiens sous Antoine Lorédan. Alors Ivo-Tsernoï rendit à Venise des services signalés par ses diversions en Albanie. Le croissant toutefois l’emporta ; les Turcs, ayant conquis l’Hertsegovine, serrèrent le noir Ivo de plus près. Accablé par le nombre de ses ennemis et par leurs assauts de plus en plus en plus acharnés, le vieillard alla à Venise demander du secours. Cette république venait de conclure un traité de paix et de commerce avec le sultan Bajazet ; elle ne put donner que de vaines consolations au héros, et le Noir retourna dans sa montagne pour s’y ensevelir avec les braves qui l’avaient mis à leur tête. À peine arrivé, il incendia lui-même la citadelle de Jabliak, qu’il avait reconquise péniblement sur les Turcs, en transporta les moines et les reliques à Tsetinié, et là, dans une position fortifiée par la nature, éleva l’église et la forteresse qui sert encore aujourd’hui de capitale au pays. Enfin une assemblée générale de ces guerriers décidés à mourir établit à l’unanimité que tout homme qui abandonnerait sans un ordre formel le poste confié à sa bravoure serait dépouillé de ses armes, revêtu d’habits de fille, et livré aux mains des femmes, qui le promèneraient dérisoirement dans tout le pays, avec des fuseaux et une quenouille au côté. La crainte d’une telle humiliation rendit chez ces hommes libres toute trahison impossible : le Tsernogore devint puissant, et la gloire du peuple monténégrin s’étendit au loin. Ivo maria ses deux filles à des princes célèbres, l’une à l’hospodar valaque Radoul, l’autre au despote George Brankovitj. Cette dernière princesse, sous le nom de Maïka Andjelka (la mère Angelia), est aujourd’hui vénérée comme sainte par les Serbes.

La grande Venise avait recherché l’alliance d’Ivo ; depuis ce moment, les Tsernogortses ne cessèrent pas de servir à toute l’Italie septentrionale d’égide contre les Turcs, qui, maîtres de la Bosnie et de l’Albanie depuis la chute de Skanderbeg, auraient certainement mis fin à la république de Saint-Marc, sans la ceinture de corsaires et de haïdouks slaves dont se borda la côte orientale de l’Adriatique.

Le souvenir d’Ivo-le-Noir, plus connu sous le nom turc d’Ivan-Beg, s’est perpétué dans la montagne aussi vif que s’il venait d’achever sa carrière. Des sources, des ruines, des cavernes, s’appellent, de son nom, Ivan Begova, et l’on espère qu’il reparaîtra un jour comme un libérateur céleste, un messie politique. L’amour du peuple se reporta sur ce grand homme avec d’autant plus d’élan, que ses successeurs se montrèrent moins dignes de lui. Les chefs du Tsernogore finirent par accepter des palais et des dignités à Venise, et ne furent plus capables de commander une race indomptée. Le vieil Ivo lui-même avait hâté à son insu cette prompte décadence, en mariant son fils unique avec une Latine ; attentat aux mœurs orientales que le ciel, suivant la tradition, punit d’une manière terrible. Le livre d’or de Saint-Marc, où le puissant Ivo s’était vu en 1474 inscrit parmi les grands de Venise, consigna également, quelques années après, le mariage du fils unique d’Ivo avec une Vénitienne qu’il déclare appartenir à la famille d’Erizzo, tandis que les Serbes la disent fille du brave Mocenigo. Ce dernier, après avoir délivré, avec l’aide d’Ivo-le-Noir, Skadar assiégée par les Turcs, était devenu doge, et aurait voulu contracter une alliance de famille avec son allié politique. Les piesmas appellent le fils d’Ivo indifféremment George, Maxime ou Stanicha. Nous reproduirons ici quelques fragmens de ces chants historiques :

« Le Tsernoïevitj Ivo écrit une lettre au doge de la grande Venise : « Écoute-moi, doge ! comme on dit que tu as chez toi la plus belle des roses, de même il y a chez moi le plus beau des œillets. Doge, unissons la rose avec l’œillet. » Le doge vénitien répond d’un ton flatteur ; Ivo se rend à sa cour, emportant trois charges d’or, pour courtiser au nom de son fils la belle Latine. Quand il eut prodigué tout son or, les Latins convinrent avec lui que les noces auraient lieu aux vendanges prochaines. Ivo, qui était sage, proféra en partant des paroles insensées : — Ami et doge, dit-il, tu me reverras bientôt avec six cents convives d’élite, et s’il y en a parmi eux un seul qui soit plus beau que mon fils Stanicha, ne me donne ni dot ni fiancée. Le doge réjoui lui serre la main et lui présente la pomme d’or[13] ; Ivo retourne dans ses états.

« Il approchait de son château de Jabliak, quand du haut de la koula aux élégans balcons, et dont le soleil couchant faisait étinceler les vitres, sa fidèle compagne l’aperçoit. Aussitôt elle s’élance à sa rencontre sur la Livada, couvre de baisers le bord de son manteau, presse sur son cœur ses armes terribles, les porte de ses propres mains dans la tour, et fait présenter au héros un fauteuil d’argent. L’hiver se passa joyeusement ; mais le printemps fit éclater chez Stanicha la petite vérole, qui lui laboura en tous sens le visage. Quand, aux approches de l’automne, le vieillard eut rassemblé ses six cents svati (convives), il lui fut, hélas ! facile de trouver parmi eux un iounak plus beau que son fils. Alors son front se couvre de sombres rides, les noires moustaches qui atteignaient ses épaules s’affaissent. Sa compagne, instruite du sujet de sa douleur, lui reproche l’orgueil qui l’a poussé à vouloir s’allier aux superbes Latins. Ivo, blessé de ces reproches, s’emporte comme un feu vivant ; il ne veut plus entendre parler de fiançailles, et congédie les svati. Plusieurs années s’écoulèrent, tout à coup arrive un navire avec un message du doge. La lettre tomba sur les genoux d’Ivo, elle disait : « Lorsque tu enclos de haies une prairie, tu la fauches ou tu l’abandonnes à un autre, afin que les neiges d’hiver n’en gâtent pas l’herbe fleurie. Quand on demande en mariage une belle et qu’on l’obtient, il faut venir la chercher, ou lui écrire qu’elle est libre de prendre un nouvel engagement. »

« Jaloux de tenir sa parole, Ivo se décide enfin à aller à Venise ; il réunit tous ses nobles frères d’armes de Dulcigno et d’Antivari, les Drekalovitj, les Koutchi et les Bratonojitj, les faucons de Podgoritsa et de Bielopavlitj, les Vassoïevitj et toute la jeunesse jusqu’à la verte Lim. Il veille à ce que les iounaks viennent chacun avec le costume particulier de sa tribu, et que tous soient parés le plus somptueusement possible. Il veut, dit-il, que les Latins tombent en extase quand ils verront la magnificence des Serbes. — Ils possèdent bien des choses, ces nobles Latins ! ils savent travailler avec art les métaux, tisser de précieuses étoffes, mais ce qu’il y a de plus digne d’envie leur manque, ils n’ont point le front haut, le regard souverain des Tsernogortses.

« Voyant les six cents svati rassemblés, Ivo leur raconte l’imprudente promesse qu’il avait faite au doge, et la punition céleste qui l’avait frappé dans la personne de son fils atteint de la petite vérole, et il ajouta : — Voulez-vous, frères, que nous mettions pendant le voyage un de vous à la place de Stanicha, et que nous lui laissions en retour la moitié des présens qui lui seront offerts comme au véritable fiancé ? Tous les svati applaudirent à cette ruse, et le jeune voïevode de Dulcigno, Obrenovo Djouro, ayant été reconnu le plus beau de l’assemblée, fut prié d’accepter le travestissement. Djouro s’y refusa longtemps ; il fallut, pour l’y faire consentir, le combler des plus riches dons. Alors les svati, couronnés de fleurs, s’embarquèrent ; ils furent à leur départ salués par toute l’artillerie de la montagne Noire et par les deux énormes canons appelés Kernio et Selenko, qui n’ont point leurs pareils dans les sept royaumes francs ni chez les Turcs. Le seul bruit de ces pièces fait fléchir le genou aux coursiers, et renverse plus d’un héros.

« Arrivés à Venise, les Tsernogortses descendent au palais ducal. La noce dure toute une semaine, au bout de laquelle Ivo s’écrie : — Ami doge, nos montagnes nous rappellent. Le doge, se levant alors, demande aux conviés où est le fiancé Stanicha ; tous lui montrent Djouro. Le doge donne donc à Djouro le baiser et la pomme d’or de l’hymen. Les deux fils du doge s’approchent ensuite, apportant deux fusils rayés de la valeur de mille ducats ; ils s’enquièrent où est Stanicha, tous les svati montrent Djouro. Les deux Vénitiens l’embrassent comme leur beau-frère, et lui remettent leurs présens. Après eux viennent les deux belles-sœurs du doge, apportant deux chemises du plus fin lin, toutes tissues d’or ; elles demandent où est le fiancé, tous les svati montrent du doigt Djouro. Satisfaits de leur ruse, Ivo et les Tsernogortses reprirent le chemin de la patrie. »

Les piesmas ne s’accordent pas sur la dernière partie de cette histoire. Les chants du Tsernogore rapportent que Stanicha, après avoir reçu sa fiancée, demanda au voïevode d’Albanie sa part convenue dans les présens, et que l’orgueilleux Djouro se refusa obstinément à tenir la promesse donnée. Les chants du Danube, au contraire, sont dirigés contre Stanicha, en faveur du Slave d’Albanie qu’ils appellent Miloch. Ces piesmas, chantées par des Serbes moins belliqueux, et par conséquent moins durs pour les femmes, s’étendent davantage sur la fiancée. Elles montrent la vierge latine priant Stanicha d’exiger de Djouro la restitution totale des présens.

« Je ne puis, crie-t-elle à Stanicha en pleurant de dépit, je ne puis céder cette merveilleuse tunique d’or tissue de mes mains, sous laquelle je rêvais de caresser mon époux, et qui m’a presque coûté les deux yeux, à force d’y travailler nuit et jour pendant trois années. Dussent mille tronçons de lances devenir ton cercueil, mon Stanicha, il faut que tu combattes pour la recouvrer, ou, si tu ne l’oses, je retourne la bride de mon coursier, et je le pousse jusqu’au rivage de la mer. Là je cueillerai une feuille d’aloès, avec ses épines je déchirerai mon visage, et, tirant du sang de mes joues, avec ce sang j’écrirai une lettre que mon faucon portera rapidement à la grande Venise, d’où mes fidèles Latins s’élanceront pour me venger. À ces mots de la fille de Venise, Stanicha ne se maîtrise plus, de son fouet à triple lanière il frappe son coursier noir, qui bondit comme un tigre, et, ayant atteint Djouro, le Tsernogortse le frappe d’un coup de javelot au milieu du front. Le beau voïevode tombe mort au pied de la montagne.

« Glacés d’horreur, tous les svati s’entre-regardèrent quelque temps ; enfin leur sang commença à bouillonner, et ils se donnèrent des gages, gages terribles qui n’étaient plus ceux de l’amitié, mais ceux de la fureur et de la mort. Tout le jour, les chefs de tribus combattirent les uns contre les autres, jusqu’à ce que leurs munitions fussent épuisées et que la nuit fût venue joindre ses ténèbres aux vapeurs sanglantes du champ de bataille. Les rares survivans marchent jusqu’aux genoux dans les flots de sang des morts. Voyez avec quelle peine un vieillard s’avance. Ce héros méconnaissable est le Tsernoïevitj Ivo ; dans sa douleur sans remède, il invoque le Seigneur : — Envoie-moi un vent de la montagne, et dissipe cet horrible brouillard, pour que je voie qui des miens a survécu. Touché de cette prière, Dieu envoya un coup de vent qui balaya l’air, et Ivo put voir au loin toute la plaine couverte de chevaux et de cavaliers hachés en pièces. D’un monceau de morts à l’autre, le vieillard allait cherchant partout son fils.

« Un des neveux d’Ivo, Ioane, qui gisait expirant, le voit passer ; il rassemble ses forces, se soulève sur le coude et s’écrie — Holà ! oncle Ivo ; tu passes bien fièrement, sans demander à ton neveu si elles sont profondes, les blessures qu’il a reçues pour toi ! Qui te rend à ce point dédaigneux ? Sont-ce les présens de la belle Latine ? — Ivo, à ces mots, se retourne, et, fondant en larmes, demande au Tsernogortse Ioane comment son fils Stanicha a péri. — Il vit, répond Ioane ; il fuit vers Jabliak sur son coursier rapide, et la fille de Venise répudiée s’en retourne vierge chez son père. »

Toutes les piesmas rapportent que Stanicha, après avoir tué son rival, se fit musulman pour échapper à la vengeance des Slaves d’Albanie. Le beg de Dulcigno, Obren-Vouk, parent et vengeur du beau voïevode, craignant les coups du renégat, embrassa également l’islamisme, afin de conserver par là l’héritage de ses pères. Les deux chefs servirent pendant sept années le sultan, qui en récompense donna à chacun d’eux un pachalik héréditaire. Obren-Beg reçut celui de Doukagine, près d’Ipek, où ses descendans, les Mahmoud-Bougovitj, sont toujours demeurés puissans ; Stanicha fut installé à Skadar, où sa postérité n’a pas cessé de régner jusqu’en 1833, époque où fut exilé par la Porte le rebelle Moustapha, dernier pacha de cette famille, connue sous le nom de Bouchatli. Ce nom avait été donné aux descendans de Stanicha en souvenir de Bouchati, village où ils se réfugièrent après une déroute que leur firent éprouver, près de Liechkopolié, les chrétiens de la montagne, qu’ils voulaient subjuguer. Encore aujourd’hui, les habitans de Skadar et les Monténégrins ne sont point réconciliés, et ils se demandent des têtes en souvenir du beau Djouro. La conduite d’lvo et de Stanicha a été la cause première de toutes les catastrophes qui ont affligé depuis ce temps le Tsernogore. L’histoire de cette montagne repose tout entière sur un principe essentiellement oriental et antique, la solidarité. Ce principe établit que chaque race est naturellement immortelle et souveraine, et qu’elle ne peut déchoir que par la faute de renégats infidèles aux devoirs héréditaires. Ainsi la race élue et privilégiée des Tsernogortses se scinda en deux comme Israël par l’apostasie : le Tsernogore resta l’asile des héros fidèles aux lois de la famille ; Skadar, la Samarie de ce peuple, reçut le fils d’un nouveau David, qui aussitôt tourna ses armes contre sa propre race. Il est vrai que, selon la croyance orientale, les héros étant des demi-dieux et ne pouvant mourir, les guerriers du Tsernogore résisteront victorieusement aux renégats d’Albanie ; mais la solidarité du sang les accable, leur glorieuse immortalité n’est pour eux qu’un incessant martyre : ils ont à expier chaque jour la faute de leur père adoptif, du Tsernoïevitj Ivo et les noces fatales de Stanicha avec une Latine. Dans les idées du sensuel Orient, un prince souverain ne peut choisir de femme hors de sa nation, car une dynastie doit rester le plus pur sang, et comme l’essence même de la nationalité, qu’elle est censée résumer en elle, de même que les enfans se résument dans leur père. Épouser une étrangère, c’est donc forfaire aux lois d’une société patriarcale ; aussi les sultans actuels, comme les anciens rois de Perse, comme les anciens tsars russes et les derniers krals serbes, aïeux des Tsernoïevitj, n’épousent-ils que des filles choisies dans leur empire.

La dynastie d’Ivo-le-Noir survécut peu de temps à l’apostasie de Stanicha ; son dernier représentant, George, ayant épousé de nouveau une Vénitienne, cette princesse inspira au chef montagnard le dégoût de sa barbare patrie. George quitta le Tsernogore pour aller vivre tranquille au milieu du luxe et des jouissances de Venise, et la montagne Noire, déchirée par des discordes intestines, n’ayant à opposer aux envahisseurs que les anathèmes de son évêque ou vladika, nommé German, tomba sous le joug musulman. Les compagnons renégats de Stanicha, rentrant dans la montagne, y conquirent la forteresse d’Obod, et s’emparèrent des débouchés commerciaux de leurs frères chrétiens, qui vécurent ainsi en rayas jusqu’à l’entrée du XVIIIe siècle. Les Tsernogortses se rappellent encore avec indignation l’époque où leur pays acquittait vis-à-vis de la Porte un haratch qui n’était destiné qu’à couvrir les frais de pantoufles de la sultane. Lorsqu’en 1604 ils s’insurgèrent contre le pacha de Skadar, Ali-Beg, qu’ils battirent et renvoyèrent blessé hors de leurs défilés, cette victoire n’aboutit qu’à leur procurer une existence moins précaire, le droit de rester en armes, au nombre de 8,027 guerriers, pour défendre leurs 93 villages, et de relever directement du sultan, qui reconnaissait leur chef militaire sous le nom de spahi, et leur chef ecclésiastique sous le nom de vladika. Ce fut dans cet état que les trouva, en 1606, Mariano Bolizza, patricien de Kataro, chargé de fixer les frontières entre la Turquie et la seigneurie de Venise.

Enfin les Vénitiens, étant entrés en guerre avec la Porte, soulevèrent les Tsernogortses contre leurs communs ennemis ; Vissarion, septième vladika depuis German, se flatta d’avoir acquis à sa montagne une alliée fidèle dans la fière république, qui dès-lors commença ses conquêtes continentales sur les Turcs, puissamment secondée par les diversions des Tsernogortses. C’est ainsi qu’en 1627 ceux-ci battirent les musulmans qui allaient secourir Castel-Novo, et forcèrent cette ville assiégée de se rendre aux Vénitiens. Cependant, sur leur propre territoire, les montagnards n’avaient plus que les forêts pour asile ; le pacha de Skadar, Soliman, avait forcé leurs défilés, incendié leurs villages et détruit Tsetinié. Bien qu’en revenant à Skadar il eût été atteint sous Podgoritsa et mis en pleine déroute par les Klementi et les Koutchi, alors maîtres du fort de Spouje, une grande partie de son armée, restée au Tsernogore, s’y maintint dans les défilés. Appuyées par les Bouchatlis, ces garnisons continuèrent à lever le haratch jusqu’à la fameuse année 1700, où commence l’hégire des Tsernogortses. Le vladika Danilo-Petrovitj-Niégouchi, qui revenait de la Hongrie, où le patriarche serbe Arsénius III l’avait sacré métropolite, détermina ses compatriotes à faire dans la même nuit main basse sur tous les musulmans de leur montagne qui refuseraient le baptême : ce plan fut exécuté ponctuellement. Le chant populaire qui en perpétue le souvenir mérite d’être connu, ne fût-ce qu’à cause des motifs qu’il invoque pour excuser cet atroce évènement ; il est intitulé Sve-Oslobod (entièrement affranchi).

« Les rayas du Zenta ont, à force de présens, obtenu du pacha de la sanglante Skadar la permission de bâtir une église. Le petit édifice terminé, le pope Iove se présente aux anciens des tribus réunis en sobor, et leur dit : — Notre église est bâtie, mais ce n’est qu’une profane caverne tant qu’on ne l’aura pas bénie ; obtenons donc par de l’argent du pacha un sauf-conduit pour que l’évêque tsernogortse vienne la consacrer. Le pacha délivre le sauf-conduit pour le noir caloyer, et les députés du Zenta vont en hâte le porter au vladika de Tsetinié. Danilo-Petravitj, en lisant cet écrit, secoue la tête et dit : — Il n’y a point de promesse sacrée parmi ces Turcs ; mais, pour l’amour de notre sainte foi, j’irai, dussé-je ne pas revenir. Il fait seller son meilleur cheval et part. Les perfides musulmans le laissèrent bénir l’église, puis ils le saisirent et le menèrent, les mains liées derrière le dos, à Podgoritsa. À cette nouvelle, tout le Zenta, plaine et montagne, se leva et vint dans la maudite Skadar implorer Oramer-Pacha, qui fixa la rançon de l’évêque à 3,000 ducats d’or. Pour compléter cette somme, de concert avec les tribus du Zenta, les Tsernogortses durent vendre tous les vases sacrés de Tsetinié.

« Le vladika est élargi : en voyant revenir leur éclatant soleil, les montagnards ne purent retenir leurs transports de joie ; mais Danilo, qu’affligeaient depuis long-temps les conquêtes spirituelles des Turcs cantonnés dans le Tsernogore, et qui prévoyait l’apostasie de son peuple, demande en ce moment aux tribus rassemblées de convenir entre elles d’un jour où les Turcs seront dans tout le pays attaqués et massacrés. À cette proposition, la plupart des glavars se taisent ; les cinq frères Martinovitj s’offrent seuls pour exécuter le complot. La nuit de Noël est choisie pour être la nuit du massacre, qui aura lieu en souvenir des victimes de Kossovo.

« L’époque fixée pour la sainte veille arrive, les frères Martinovitj allument leurs cierges sacrés, ils prient avec ferveur le Dieu nouveau-né, boivent chacun une coupe de vin à la gloire du Christ, et, saisissant leurs massues bénies, ils s’élancent à travers les ténèbres. Partout où il y a des Turcs, les cinq exécuteurs apparaissent ; tous ceux qui refusent le baptême sont massacrés sans pitié, ceux qui embrassent la croix sont présentés comme frères au vladika. Le peuple réuni à Tsetinié salua l’aurore de Noël par des chants d’allégresse ; pour la première fois depuis le jour de Kossovo, il pouvait s’écrier : Le Tsernogore est libre[14] ! »

Ainsi furent rendues à l’indépendance les tribus de la Katounska-Nahia. Il restait à délivrer les districts voisins encore asservis. Alors commença cette guerre audacieuse, prolongée jusqu’à nos jours, et dans laquelle on a vu mainte fois les prisonniers turcs échangés par mépris contre des pourceaux. Le Tsernogore se constituait peu à peu sur des bases plus solides que celles qui l’avaient d’abord soutenu. La vie patriarcale remplaçait l’existence isolée des pâtres nomades. Les pirates serbes que l’Autriche avait, pendant le XVIe siècle, opposés avec tant de succès à la république de Venise, et qui se sont immortalisés sous le nom d’ouskoks, venaient d’être enfin complètement défaits par le doge Jean Bembo ; ils avaient dû chercher un asile sous l’abri de la montagne Noire, à Nikchitja et à Piperi. Drobniak avait également reçu en 1696 d’autres ouskoks refoulés par les Turcs d’Albanie. Tous ces réfugiés s’organisaient en villages ou confréries et en plèmes ou tribus, sous la présidence d’une plème supérieure, celle des Niégouchi, Serbes du mont Niégoch en Hertsegovine, qui, ayant émigré en masse, n’avaient point cessé de former une grande famille gouvernée par des lois particulières. Le patriarche militaire qui la dirigeait, de concert avec l’évêque ou le vladika, commandait à une tribu beaucoup plus considérable que toutes les autres ; aussi exerça-t-il bientôt de fait le pouvoir suprême dans la petite république. Ce pouvoir émancipateur grandit et se fortifia sans sortir de la famille des Niégouchi, mais en subissant à certains égards les lois de l’élection. Ainsi le chef des Niégouchi pouvait, d’accord avec les anciens de sa tribu, choisir pour successeur celui de ses proches parens qui lui était désigné par son mérite, sans consulter l’ordre de la primogéniture.

La nuit de Noël de l’année 1703 avait affranchi le Tsernogore ; cependant le résultat de cette lugubre nuit restait inconnu de l’Europe. Ce fut Pierre-le-Grand qui, ayant déclaré en 1711 la guerre au sultan, révéla au monde l’existence de ce nouveau peuple. Pierre avait cherché à soulever contre les Turcs tous les chrétiens de l’Orient : les seuls Tsernogortses répondirent à son appel. Un chant historique retrace avec énergie l’enthousiasme qui accueillit dans le Tsernogore cette insurrection populaire. Le chant s’ouvre par la lettre du tsar, que l’envoyé moscovite, Milo-Radovitj, lit à Tsetinié, dans un grand sobor de tous les glavars de la montagne. L’empereur russe, après avoir raconté ses victoires remportées sur le roi de Suède, la journée de Pultava, la trahison et la mort de Mazeppa, finit en disant :

« Maintenant le Turc m’attaque avec toutes ses forces pour venger Charles XII et pour complaire aux potentats de l’Europe ; mais j’espère dans le Dieu tout puissant et je me fie à la nation serbe, surtout aux bras des iounaks tsernogortses, qui certainement m’aideront à délivrer le monde chrétien, à relever les temples orthodoxes et à illustrer le nom des Slaves. Guerriers de la montagne Noire, vous êtes du même sang que les Russes, de la même foi, de la même langue, et d’ailleurs n’êtes-vous pas, comme les Russes, des hommes sans peur ? Il importe donc peu que vous parliez la même langue pour combattre avec eux. Levez-vous tels que vous êtes, héros dignes des temps anciens, et restez ce peuple terrible qui n’a jamais de paix avec les Turcs.

« À ces paroles du tsar slave, du grand empereur chrétien, tous brandissent leurs sabres et courent à leurs fusils. Il n’y a qu’une voix : Marchons contre les Turcs, et plus vite ce sera, plus nous en aurons de joie… en Bosnie et en Hertsegovine, les Turcs sont défaits et bloqués dans leurs forteresses. Partout villes et villages musulmans sont brûlés ; il n’est pas une rivière, pas un ruisseau qui ne se teigne du sang infidèle. Mais ces réjouissances ne durèrent que deux mois ; elles se changèrent pour les Serbes en calamités, à la suite de la paix subite et forcée que le tsar Pierre dut conclure avec la Porte. Les Tsernogortses furent pris d’un grand désespoir. Toutefois ils restèrent en campagne, se montrant déjà alors ce qu’ils sont aujourd’hui, buvant le vin et combattant le Turc. Et tant qu’un d’eux restera en vie, ils se défendront contre qui que ce soit, Turc ou autres. Oh ! elle n’est pas une ombre, la liberté tsernogortse. Nul autre que Dieu ne pourrait la dompter, et, dans cette entreprise, qui sait si Dieu même ne se lasserait pas ?

Une autre piesma complète en ces mots le récit de la guerre :

« Victorieuse des Moscovites, Stambol se livrait à la joie, quand tout à coup arrive dans ses murs un guerrier turc du grad sanglant d’Onogochto. Il raconte en pleurant au divan impérial les affronts qu’a subis la fière Bosnie attaquée par les noirs du Tsernogore, l’incendie des villes, le pillage des campagnes, la désolation qui règne partout. Ému de ces tableaux, le sultan confie cinquante mille hommes à son plus habile seraskier, Akhmet-Pacha, et le charge d’aller exterminer les rebelles. Le traité conclu sur le Pruth vient de mettre le tsar turc en paix avec toute l’Europe ; il n’a plus d’ennemis que les Tsernogortses : comment résisteront-ils seuls contre le grand empire ?

« Arrivé avec ses cinquante mille soldats dans la plaine de Podgoritsa, le seraskier impérial écrit au vladika Danilo : « Envoie-moi un petit haratch, et pour otages les trois iounaks Popovitj de Tchevo, Merval de Velestovo, et le faucon Mandouchitj. Si tu ne le fais, je mettrai à feu tout le pays de la Moratcha au lac salé (l’Adriatique) ; je te prendrai vivant et je t’arracherai la vie dans les tortures. » En lisant cette lettre, le vladika pleura amèrement ; il se hâta d’écrire à tous les chefs de la rude montagne et les convoqua à Tsetinié. La diète étant rassemblée, les uns disaient : « Donnons le haratch ! » les autres : « Donnons plutôt des pierres ! — Compagnons, donnez ce qu’il vous plaira, cria Mitjounovitj ; pour moi, je ne livrerai point mes frères comme otages, à moins qu’ils ne partent en emportant ma tête. » Enfin, la diète décida qu’il fallait périr jusqu’au dernier pour la sainte foi et la douce liberté plutôt que de se rendre aux tyrans. Tous alors jurèrent ensemble de ne jamais envoyer aux Turcs d’autre impôt que le feu vivant de leurs carabines.

« Pendant ce temps, le vladika invoquait la vila propice du mont Koumo. — Génie de nos montagnes, lui criait l’évêque, apprends-moi comment nous vaincrons tant d’ennemis ! — Et la bonne vila lui révélait les moyens de détruire l’armée infidèle. Trois Tsernogortses furent choisis pour aller à la frontière reconnaître l’ennemi ; c’étaient les Iourachkovitj Ianko et Bogdane, et le grand Raslaptchevitj Vouko. Les trois braves, la carabine sur l’épaule, descendirent la vallée de Tsetinié, traversèrent rapidement deux nahias, et, au coucher du soleil, atteignirent Kokota. Là ils s’arrêtèrent pour manger leur pain ; puis, franchissant à la nage la Moratcha au milieu des ténèbres, ils entrèrent dans le camp du pacha. Tant que dura la nuit, ils marchèrent à travers le camp sans en trouver les limites. — Combien y a-t-il donc de Turcs à cette frontière ? demanda enfin Vouko. Ceux qui le savaient ne voulurent pas le dire, et ceux qui l’auraient dit ne le savaient pas. Il y en avait bien cent mille, y compris les levées irrégulières de paysans de toutes les provinces voisines jusqu’en Bulgarie. Vouko dit alors à ses deux compagnons : Retournez apprendre à nos chefs ce que vous avez vu, et, quant à ma personne, n’en ayez point souci ; je reste ici pour vous servir.

Les Iourachkovitj retournèrent à Tsetinié. — Nous avons trouvé, dirent-ils aux knèzes, les ennemis en si grand nombre, qu’eussions-nous été tous trois changés en sel, nous n’aurions pu suffire pour leur saler la soupe. — Mais ils ajoutèrent, pour tromper les ames timides sur la grandeur du danger : Cette armée est un ramassis de boiteux, de manchots et d’estropiés. — Rassurés par ce rapport, les guerriers de toutes les plèmes, réunis à Tsetinié, entendirent pieusement la messe, reçurent la bénédiction de leur cher vladika, et, aspergés d’eau bénite, ils partirent en trois corps sous trois voïevodes. Le premier corps devait attirer les Turcs par sa fuite simulée, le second fondrait sur eux du haut des montagnes ; le troisième, formant le corps de bataille, les attendrait de pied ferme dans la vallée. Ces divers corps, postés sur les rives de la Vlahinia, y restèrent durant trois jours : au coucher du troisième soleil, les Osmanlis parurent au-dessous de Vrania. Le prétendu transfuge, Vouko, guidait leurs bandes innombrables ; tout à coup il se mit à chanter : Héros turcs, reposez-vous ici ; lâchez vos coursiers le long de la Vlahinia, dressez votre camp pour la nuit, car vous ne trouverez plus d’eau fraîche d’ici jusqu’à Tsetinié. — L’armée turque s’arrête, pose ses sentinelles et s’endort.

« Soudain un nuage épais de guerriers noirs tombe des montagnes sur ce camp endormi, où il fait pleuvoir la mort. Abandonnant leurs riches tentes, les begs se mettent à fuir par les sentiers, mais ils les trouvent garnis d’embuscades tsernogortses. On fait un horrible carnage des fuyards ; au-dessus des précipices du mont Perjnik, le feu vivant des Tsernogortses dévore tout ce que l’abîme n’engloutit pas. Pendant trois jours entiers, la superbe armée des maîtres est poursuivie sans relâche par des rebelles, par de vils haïdouks. Qu’il était beau de voir comment étincelaient les sabres serbes, comment ils fendaient les têtes ennemies, et comment les rochers même, quand il s’en trouvait sur leur passage, volaient en éclats ! C’est ainsi qu’en juillet 1712 le Tsernogore se couvrait de gloire et se remplissait des plus riches dépouilles. Ô frères serbes ! et vous tous qui portez des cœurs libres, réjouissez-vous, car l’antique liberté ne périra pas, tant que nous aurons notre petite montagne Noire. »

Les vainqueurs nommèrent Tsarev-Laz (descente de l’empereur) le lieu où l’armée du seraskier avait été détruite. Par suite de cette bataille, beaucoup de villages et des districts entiers furent enlevés aux Turcs, et la forteresse de Rieka, qu’ils assiégeaient, resta aux mains des Tsernogortses. Furieux de ces revers, le tsar pur (le sultan) prépara avec ardeur une nouvelle expédition, et, deux ans après, cent vingt mille guerriers, conduits par Douman Kiouprili, marchaient vers le Tsernogore. Joignant la ruse à la force, Douman offrit la paix la plus honorable aux montagnards, qui, trompés par ses promesses, envoyèrent dans son camp trente-sept de leurs principaux glavars. À peine arrivés, les glavars furent saisis et pendus, et aussitôt après l’assaut fut donné à la montagne, privée par le perfide pacha de ses chefs les plus intelligens.

« Pour venger, dit la piesma nationale qui raconte cet évènement, pour venger le seraskier et les cinquante mille Turcs détruits dans les forêts et les défilés serbes, et pour guérir les blessures faites au cœur du sultan, Kiouprili ne laissa pas dans tout le Tsernogore un seul autel, une seule maison debout. Surpris sans munitions, quand la poudre leur manqua, les iounaks durent céder. Les plus jeunes se retranchèrent au haut des monts, les autres s’enfuirent vers Kataro, sur le territoire de Venise, convaincus que le doge, auquel leur longue guerre avait été si utile, ne les livrerait pas aux Turcs. Vain espoir ! les Vénitiens laissèrent l’Osmanli envahir leur territoire pour y sabrer les vaincus. Mais quelle fut la récompense du doge, devenu l’ami des Turcs ? Il se vit enlever par eux toutes ses provinces orientales. Tel fut le prix qu’obtint Venise pour avoir livré les Serbes. »

Les derniers vers du chant tsernogortse retracent, en la résumant, une triste période de l’histoire de Venise, qui, plongée dans ses calculs mercantiles, apprit alors ce qu’une nation gagne à l’abandon de ses alliés. Libre dans ses mouvemens par la possession de la montagne Noire, le Turc parcourut sans résistance toutes les provinces vénitiennes de la presqu’île gréco-slave, depuis la Bosnie jusqu’à l’isthme de Corinthe. La reine de l’Adriatique comprit un peu tard que sa prospérité dépendait de son intime union avec les Serbes maritimes, et elle se mit à soutenir de nouveau les Tsernogortses, qui, restés maîtres des parties les plus inaccessibles de leur montagne, fondaient chaque jour comme des aigles sur les Turcs des vallées. En 1716, ils parvinrent même à expulser du pays les deux pachas d’Hertsegovine et de Bosnie, qui l’avaient envahi avec leurs armées. Il est vrai qu’ils déshonorèrent leur victoire en immolant soixante-dix-sept prisonniers aux mânes des trente-sept chefs traîtreusement exécutés par Kiouprili. En 1718, les Tsernogortses, au nombre de cinq mille cinq cents, marchèrent au secours des Vénitiens bloqués dans Antivari et Dulcigno et les délivrèrent en battant le visir d’Albanie. Une lettre de remerciemens, du sénat de Venise au vladika Danilo, conserve le souvenir de ce haut fait des guerriers noirs. En 1727, ils remportèrent une nouvelle et éclatante victoire sur Tchenghitj-bekir, qui ne leur échappa avec peine que pour aller se faire tuer quelques années plus tard par d’autres Slaves, à la bataille d’Otchakov.

Néanmoins la trace des affreux ravages commis par Kiouprili n’était point encore effacée. Plusieurs grandes tribus se trouvaient réduites presque à rien. Celle des Ozrinitj, suivant la piesma intitulée la Vengeance de Tchevo, était réduite à quarante hommes, quand son voïevode, Nicolas Tomache, se vit cerné dans Tchevo par des milliers de Turcs que conduisaient le beg Loubovitj et le gouverneur du fort de Klobouk. Le vaillant voïevode soutint les assauts des Turcs et donna le temps à l’armée tsernogortse de venir le délivrer.

« Pendant que la mêlée avait lieu dans la plaine, que le feu des fusils remplissait l’air de la terre au ciel, Tomache et les siens, du haut du rocher de Tchevo, priaient Dieu d’écarter d’un coup de vent ces nuages de fumée pour qu’ils pussent découvrir laquelle des deux armées l’emportait. Enfin ils voient monter vers eux leurs frères tsernogortses qui venaient de couper la tête à plus de mille Turcs, et qui amenaient un nombre non moins grand de prisonniers enchaînés. — Ô Dieu ! s’écria Tomache, graces te soient rendues de ce que nous vengeons si bien nos pères massacrés par Kiouprili ! Et puisses-tu donner dans ton ciel, à ceux qui meurent pour défendre le Tsernogore, les joies d’un triomphe sans fin ! »

III.

L’existence jusque-là si précaire des Tsernogortses commençait à se consolider : la lutte, qui se continuait entre la montagne Noire et la Porte, attirait les regards de l’Europe civilisée ; les héroïques montagnards étaient comblés de bénédictions par leurs voisins chrétiens, et la seconde moitié du XVIIIe siècle ne devait plus être pour eux qu’une longue série de victoires. Ils eurent cependant à traverser une dernière période d’angoisses. Huit pachas, sous le visir Mehmet Begovitj, firent subir à la montagne Noire un blocus qui dura sept ans à partir de 1739. Toutefois, par de courageuses sorties contre les nombreux camps retranchés qui les bloquaient, les Tsernogortses affaiblirent peu à peu leurs ennemis et les mirent enfin en pleine déroute. Exaltés par l’ivresse sauvage de leur triomphe, ils brûlèrent vifs, dans une écurie, soixante-dix de leurs plus illustres prisonniers. Ce triste exploit n’a inspiré aucune chanson. Un plus noble souvenir se rattache à la journée du 25 novembre 1756. Un chant plein d’audace, de pureté et de fraîcheur, retrace les évènemens de cette journée avec l’exactitude du plus fidèle bulletin militaire[15].

« Le visir de Bosnie écrit une lettre au noir caloyer, Vassili-Petrovitj ; il le salue et lui dit : « Moine noir, envoie-moi le haratch de la montagne avec le tribut de douze jeunes filles des plus belles, toutes âgées de douze à quinze ans, sinon je jure par le Dieu unique de ravager ton pays et d’en emmener tous les mâles jeunes et vieux en esclavage. » Le vladika communique cette lettre aux glavars des tribus, et leur déclare que, s’ils se soumettent, il se séparera d’eux comme de gens déshonorés. La réponse des glavars fut : Nous perdrons tous la tête plutôt que de vivre dans la honte, quand même la servitude devrait prolonger d’un siècle notre existence. — Fort de l’unanimité des siens, le vladika répond au visir de Bosnie : « Comment peux-tu, renégat, mangeur de prunes de l’Hertsegovine, demander le haratch aux enfans de la montagne libre ? Le tribut que nous t’enverrons, ce sera une pierre de notre sol, et au lieu de douze vierges tu recevras douze queues de pourceau dont tu pourras orner ton turban, afin de te faire ressouvenir qu’au Tsernogore les jeunes filles ne croissent ni pour les Turcs ni pour les renégats, et que, plutôt que d’en livrer une seule, nous aimerions mieux mourir tous perclus, aveugles et sans mains. Si tu veux nous attaquer, viens… Nous espérons que tu laisseras chez nous ta tête, et qu’elle roulera dans nos vallons, déjà jonchés de tant de crânes turcs. »

« En recevant cette réponse, le pacha furieux battit des pieds la terre, se prit la barbe dans ses mains et appela à grands cris tous ses capitaines. Ils accoururent avec quarante-cinq mille soldats, et, conduits par le kiaya (lieutenant) du visir, ils s’avancèrent pour mettre à feu et à sang la montagne Noire. Les Tsernogortses les attendaient, retranchés dans le défilé de Brod, sous la blanche forteresse d’Onogochto. Là les deux armées se saluèrent de leurs fusillades sans interruption durant quatorze jours.

Tout à coup nos jeunes héros se lamentent ; ils n’ont plus ni plomb, ni poudre. Passant au pied de leurs retranchemens, qui ne vomissent plus la foudre, les hordes turques s’en vont brûler les villages. Mais Dieu nous envoya un secours inattendu : malgré les sévères défenses du doge de Venise, un étranger compatissant nous apporta et nous vendit en une nuit plusieurs milliers de cartouches. Ravis à cette vue, les fils du Tsernogore se mirent à danser de joie, en chantant des airs de triomphe. Dès que l’aurore eut paru, ils firent le signe de la croix et s’élancèrent sur le camp des Turcs, comme des loups sur un blanc troupeau. Ils les mirent en déroute et les poursuivirent jusqu’à la nuit à travers monts et vallées. Le kiaya lui-même, blessé, s’enfuit hors d’haleine vers son visir pour lui apprendre combien il amenait de belles Tsernogortses. »

Quoiqu’appartenant à l’église latine, Venise avait toujours joui dans le Tsernogore d’une grande influence, lorsqu’en 1767 les Russes succédèrent aux Vénitiens dans les sympathies de la montagne Noire. Un aventurier slave, regardé par quelques-uns comme un déserteur autrichien, s’étant mis, sous le nom d’Étienne Mali (le petit), au service d’un montagnard de Maïni, près Boudva, parvint à faire croire à son maître qu’il n’était autre que le tsar Pierre III en personne. Bientôt Étienne passa au Tsernogore, où il se fit des partisans, grace à l’indolence du vladika Sava, qui, après avoir étudié à Pétersbourg, était venu remplacer l’intrépide Vassili. Enfin, les Tsernogortses se laissèrent séduire au point de choisir le prétendu tsar pour leur chef politique. Le patriarche serbe d’Ipek lui fit offrir ses services, et lui envoya un très beau cheval. Il est vrai qu’à cette nouvelle, les Turcs chassèrent le prélat, qui dut se rendre près de son souverain adoptif ; mais les rayas n’en montrèrent que plus de sympathie pour l’imposteur, et jusque sur le territoire vénitien il y eut en sa faveur des rixes tumultueuses et sanglantes, notamment à Risano. Les troupes du doge, au nombre de plusieurs milliers d’hommes, étant venues bloquer cette petite ville, furent battues par les habitans, et durent se retirer, laissant plusieurs centaines de morts. Venise adressa, dit-on, des sollicitations à la cour de Russie pour qu’elle désabusât les Tsernogortses sur le compte du faux tsar. Le prince Dolgorouki fut donc envoyé dans ce but à la montagne Noire, où il déclara à tous les glavars réunis en sobor à Tsetinié que le véritable Pierre III était mort, et qu’on voyait en Russie son tombeau. Le petit Étienne fut alors arrêté par ordre du vladika Sava et livré à l’escorte de Dolgorouki ; mais, l’envoyé russe ayant enfermé son captif dans une chambre placée au-dessus de la sienne, le rusé Étienne cria aux Tsernogortses : « Vous voyez que le prince lui-même me reconnaît pour son supérieur, puisqu’il n’ose pas me loger au-dessous de lui. » Convaincus par ce raisonnement, les Tsernogortses s’élancèrent pour délivrer leur cher prisonnier, et Dolgorouki dut évacuer le pays plus précipitamment qu’il n’y était entré.

Alors les Turcs se mirent en campagne, poussés, à ce qu’on croit, par les Vénitiens. Trois armées, commandées par les trois visirs d’Albanie, de Bosnie et de Macédoine, envahirent en même temps le Tsernogore par Glouhido, Nikchitja et Podgoritsa. Les luttes furent partielles, mais acharnées. Au bout de deux mois de combats journaliers, les Tsernogortses avaient épuisé toutes leurs munitions sans pouvoir s’en procurer de nouvelles, car l’ingrate Venise, désormais intéressée à les voir périr, et voulant étendre son commerce sur leur ruine, avait bordé toute sa frontière d’un cordon de troupes, et ne laissait pénétrer ni vivres ni poudre dans la montagne. Les Osmanlis parvinrent ainsi à ravager plusieurs vallées et à incendier un grand nombre de villages. Ils ne purent toutefois pénétrer jusqu’à Tsetinié, malgré les forces considérables qu’ils avaient réunies, et aux approches de l’hiver ils durent battre en retraite. Une piesma intitulée Bogovanié (œuvre de Dieu) raconte cette glorieuse campagne de 1768 :

« Le doge vénitien écrit au tsar de la blanche Stambol ; il le salue amicalement et lui dit : « Pur sultan, tu sais que sur ces rochers du Tsernogore, au seul nom de l’empereur russe, tout le peuple s’émeut, comme feraient des enfans pour leur père. Détruisons de concert ces rebelles, et qu’il n’en reste plus trace. Je lèverai mes Dalmates et mes braves volontaires croates, Et je les posterai sur la frontière, pour que les bandes échappées à ton cimeterre n’échappent pas à mon épée. » Aussitôt le tsar osmanli rassemble ses Albanais, ses Bosniaques et ses Roméliotes, en tout cent vingt mille fantassins et cavaliers, qui, leurs visirs en tête, marchent vers la montagne Noire et l’envahissent de trois côtés à la fois, pendant que les Vénitiens couvrent de troupes leur frontière.

« Cernés de toutes parts, les Tsernogortses invoquent le Dieu d’en haut, et dans une assemblée générale décident qu’il ne faut pas songer à la vie, mais à mourir glorieusement pour la foi et la chère liberté ; puis, au nombre de dix mille contre cent vingt mille ennemis, ils partent en différens corps pour les divers points attaqués. Les Turcs marchaient entourés de l’incendie, et pénétrèrent très avant dans le pays ; mais la mort les y attendait, car ils ne savent pas, comme nos guerriers, se cacher derrière des rochers et des arbres. Vainement ils criaient aux nôtres : Ames de souris, Tsernogortses, levez-vous, que nous vous voyions en plaine ! Où fuyez-vous comme des rats à travers les broussailles ? Du sein des broussailles, les coups de fusil n’en partaient pas moins et frappaient l’ennemi à l’improviste.

« Cependant le Turc se bat durant neuf semaines, et nos pauvres haïdouks n’ont plus ni poudre ni plomb. Ils vont périr, quand arrive la fortune tsernogortse, la bonne fortune envoyée de Dieu : le 1er  novembre, une pluie abondante tombe des nuages et dure jusqu’au lendemain, accompagnée d’éclairs et de tonnerres, qui ravagent près de Boudva le camp du doge de Venise, et mettent en pièces les tentes du pacha de Skadar. Au milieu de ce désordre, les montagnards accourent et s’emparent des munitions mal gardées. Désormais bien pourvus, ils défient les trois visirs, qui, désespérant de se maintenir durant l’hiver dans la montagne, l’évacuent en semant de cadavres tous les sentiers. C’est ainsi que le vrai Dieu aide ceux qui le prient : crois donc au Christ, cher pobratim, crois au Dieu que les Tsernogortses adorent, au Dieu dont ils reçoivent joie, courage et santé. »

« Le petit Étienne, pour qui les montagnards avaient remporté cette glorieuse victoire, ne joua qu’un rôle insignifiant durant la guerre ; cette attitude purement passive lui enleva tout son crédit. Cependant il avait gouverné le Tsernogore pendant quatre années avec un tel empire, qu’il avait pu faire fusiller deux montagnards pour vol, ce que le vladika lui-même ne se fût pas permis, et il avait laissé exposés durant plusieurs semaines, sur un rocher de la route de Kataro, une bourse et un pistolet plaqué d’argent, sans que personne osât y toucher. Devenu aveugle par suite d’une explosion de poudre, le petit Étienne se retira dans un monastère, où il fut, dit-on, assassiné pendant son sommeil par un espion du pacha de Skadar. Cette singulière apparition eut du moins pour résultat d’exalter à un haut degré les espérances des Tsernogortses ; persuadés qu’un empereur banni avait voulu se faire leur concitoyen, ils s’affermirent dans l’idée qu’ils étaient dignes de fonder un empire. La fin du XVIIIe siècle les révéla au monde gréco-slave comme des conquérans, ou plutôt comme des émancipateurs ; grace à leur secours, une partie de l’Hertsegovine et les districts albanais du nord-est purent s’affranchir du haratch. Cette révolution amena des complications politiques et des mêlées sanglantes.

Les grands états de l’Europe s’étaient enfin aperçus que la montagne Noire valait la peine qu’on s’occupât d’elle. Dès-lors, sous le spécieux prétexte de lui prêter appui, ils ne cherchèrent plus qu’à l’absorber. Cette politique fut surtout celle de l’Autriche et de la Russie ; mais le vladika qui gouvernait alors les Tsernogortses, Pierre Petrovitj, sut tirer parti de la rivalité qui existait déjà entre les deux cours impériales : il se fit en 1777 sacrer métropolite sous l’égide des Autrichiens, à Karlovitj en Syrmie ; puis il se rendit à la cour du tsar, qui le fit membre honoraire du grand synode de Russie. Ainsi, caressant alternativement les deux empires protecteurs, le vladika Pierre donnait l’exemple de cette politique habile que ses successeurs ont suivie jusqu’à nos jours.

Pierre sut profiter de l’anarchie qui dévorait les provinces ottomanes pour séparer du pachalik de Skadar un grand nombre de districts qui, sous le nom de berda, sont depuis confédérés avec le Monténégro ; mais ce résultat fut acheté par de sanglantes batailles, dont la dernière, celle de Kroussa, délivra pour long-temps le Tsernogore des invasions albanaises. La conduite du vladika dans cette journée fut admirable, et long-temps après, les pieux vieillards de Tsetinié appliquaient à cette journée le verset de la Bible sur les Madianites, qui, vaincus par Gédéon, ne relevèrent plus la tête, et laissèrent vivre en paix durant quarante ans le peuple d’Israël, jusqu’à la mort de son libérateur. Le Gédéon de la montagne Noire fit embaumer la tête de son rival, le visir d’Albanie, qui fut exposée dans sa salle d’audience à Stanievitj, d’où on la transporta plus tard à Tsetinié. Comme la tête qui à Rome servait de fondement au temple de Jupiter, cette tête du Bouchatli devint, pour ainsi dire, la base du Capitole tsernogortse. L’éclatante victoire de Kroussa ouvrit une ère nouvelle pour les Monténégrins, dont l’indépendance fut constatée dès-lors aux yeux de l’Europe, et reconnue par le sultan même, qui, depuis cette époque, ne leur a plus fait demander le haratch.

IV.

La république française, après ses victoires remportées sur les Turcs d’Égypte, avait été saluée avec enthousiasme par tous les Gréco-Slaves ; mais quand Napoléon en vint jusqu’à faire alliance avec le sultan, tout changea de face ; il fut dès-lors aisé à la Russie de faire du Tsernogore un foyer d’intrigues et de réaction contre la domination française dans les provinces ci-devant vénitiennes. Une longue guerre s’engagea dans ces provinces entre nos garnisons et les Tsernogortses, qui, le plus souvent défaits, ne cédèrent jamais sans avoir vaillamment combattu. Quoiqu’elle ne leur ait procuré aucun des brillans résultats qu’ils en attendaient, ces montagnards trouvèrent néanmoins, dans une lutte à armes si inégales avec les vétérans des campagnes d’Italie, l’avantage de répandre leur nom à travers l’Europe. Bien que vaincus, ils sentirent se développer en eux, par la résistance qu’ils opposaient à de tels vainqueurs, un plus haut sentiment de leur force et de leurs destinées. La mise en scène de ce long drame, telle que nous l’offrent les piesmas nationales, mérite d’être connue : la Chute de Venise est le premier de ces chants militaires.

« Deux hommes puissans se querellent pour la couronne du doge de Venise ; l’un est le césar de Vienne, l’autre est le kral Bonaparte. Le jeune kral écrit au césar : Si tu ne veux pas me céder Venise, j’irai avec mes Français brûler tous tes villages, prendre tes châteaux et ta blanche capitale ; j’entrerai à cheval dans ton propre divan, et changerai ton palais en hôpital. Je te chasserai de la terre germanique ; Prague la dorée et ta ville de Milan deviendront ma proie ; je t’enlèverai l’Istrie, la Dalmatie et Kataro, et je reviendrai prendre mon repos royal dans Venise.

« Le césar, ayant reçu cette lettre, assemble ses seigneurs et la leur communique : tous sont consternés, tous parlent de soumission, les seuls archiducs protestent, et on se décide pour la résistance. À cette nouvelle, le kral Bonaparte s’écrie : — Pauvre césar de Vienne ! tu oses donc entrer en lutte avec la France ; eh bien ! soit ! — Et il part avec ses Français, brûle villes et villages, et traverse toutes les provinces, en dépit du puissant Kutuzov, accouru de Moskovie au secours du césar des Germains. Et ni le césar, ni Kutuzov, n’osèrent barrer le passage à Bonaparte, qui entra sans coup férir dans Vienne, où il fit mille railleries sur le pauvre césar. Puis il s’élança vers Milan, qui, défendue par un général slave, Philippe Voukassovitj, ne se rendit qu’au bout de trois jours ; maître de Milan, il promena ses armes par toute l’Italie, et vint, comme il l’avait promis, prendre son repos royal dans Venise. »

« Alors, dit dans un article officiel la Grlitsa[16], les Français, par le traité de Campo-Formio, livrèrent les bouches de Kataro à l’empire d’Autriche, oubliant que, lorsqu’en 1410 Kataro se donna volontairement aux Vénitiens, cette ville posa pour condition que, si un jour Venise n’était plus en état de les protéger, les habitans des bouches reprendraient leur première liberté, sans pouvoir être légitimement cédés à aucune autre puissance. Ce ne fut donc pas sans douleur qu’ils se virent, contre toute justice, adjugés à l’empereur romain, et leurs principaux knèzes résolurent d’envoyer une députation au vladika des Tsernogortses pour lui demander conseil et secours. »

Depuis ce moment, le vladika fut regardé par une grande partie des Serbes maritimes comme leur protecteur naturel, et son influence parmi eux s’agrandit en raison de la décadence croissante de Raguse. Cette république célèbre était, avant l’invasion des Français, tellement vénérée dans toute la péninsule, que les Slaves de Turquie eux-mêmes venaient faire juger leurs querelles à ses tribunaux. Son aristocratie, toute civile, uniquement occupée de débats parlementaires, ne comprenant que l’ordre légal, étrangère à toutes les prétentions féodales et militaires, était la plus paternelle de l’Europe. Ce petit état, toujours en repos, offrait la plus complète antithèse avec la remuante et belliqueuse république tsernogortse. À Raguse, quand les Français y entrèrent, il n’y avait point eu depuis vingt-cinq ans de peine capitale prononcée contre personne. Lorsqu’on se voyait forcé de rendre une sentence de mort, la république prenait le deuil ; on faisait venir de la Turquie un bourreau, qu’on payait en le renvoyant aussitôt après l’exécution, sans lui permettre de passer même le reste du jour dans cette ville de la paix. Les tchetas tsernogortses et les vengeances que les Serbes latins se voyaient obligés d’en tirer troublaient seules le calme profond du pays.

Avec les Français, une nouvelle ère commença pour les Serbes latins : les saines maximes des vieilles républiques firent place aux idées démagogiques venues de Paris ; plus d’une piesma déplore les excès auxquels se livrèrent alors les jacobins serbes. Ceux de Kataro sont représentés dans un de ces chants écrivant à Bonaparte :

« Ô toi qui es notre père et notre mère, accours vite, si tu ne veux pas que les schwabi nous livrent au Russe ou à l’Anglais ; nous t’attendons. »

Cependant l’influence française ne devait pas s’établir à Kataro sans lutte et sans efforts ; d’autres iounaks écrivaient en même temps à l’amiral Seniavine dans la blanche Corfou :

« Voilà déjà quatre siècles que les Serbes ont perdu leur tsar à Kossovo ; depuis lors, tout ce qu’il y avait de familles illustres dans notre nation a vécu en Primorée[17], sous l’ombre du doge de Venise, qui nous traitait à merveille ; un père ne saurait être plus doux pour ses enfans. Nous avons été ensuite misérablement vendus à ce dur César de Vienne, qui nous a opprimés neuf ans, et maintenant les jacobins voudraient nous revendre à leur ami Bonaparte. Mais toi, glorieux Seniavine, viens ici nous protéger ; tu seras le père de nos fils. »

Les chants populaires ajoutent que l’amiral russe, ayant lu cette lettre, partit avec sa flotte et qu’il s’empara des bouches de Kataro. L’histoire officielle s’accorde à peu près avec les chants populaires ; elle raconte que Kataro devait, en vertu du traité de Presbourg, être remis à la France, mais que les habitans, de connivence avec les Autrichiens, rendirent la place aux croiseurs russes de Corfou, les considérant comme des maîtres moins à craindre que les Français d’Italie, grace à la distance qui sépare la Russie de Kataro. C’est alors que les Tsernogortses, aidés d’un corps moscovite, ouvrirent leur campagne de 1806 ; ils commencèrent par attaquer le général Lauriston et les Français de Raguse. Au nombre de vingt mille, ils assiégèrent à la fois Raguse et Kataro ; ils réclamaient cette dernière ville comme ayant appartenu au royaume serbe jusqu’en 1343, et comme étant un des apanages les plus anciens de leur vladika. Quant à Raguse, ils prétendaient l’obtenir comme étant les plus forts. La flotte russe, qui bombardait la place par mer, avait débarqué trois mille hommes pour aider les montagnards ; aussi pressaient-ils le siége avec fureur, quand le général Molitor, parti de Zara avec seize cents braves, les seuls Français restés disponibles en Dalmatie, arriva sous Raguse, que cernaient treize mille assiégeans. Il chargea à la baïonnette les plèmes dispersées des Tsernogortses et les culbuta sur les Russes, qui plièrent à leur tour. Abandonnant leur artillerie et leur camp, les fuyards s’entassèrent sur la flotte et s’éloignèrent à force de voiles. Cette victoire, qui semble fabuleuse, affermit la domination française autour des bouches de Kataro. Réduits à ne faire qu’une guerre de brigands, les montagnards se vengèrent de leurs revers par des tchetas isolées ; dans l’une de ces expéditions, ils décapitèrent le général Delgorgues, tombé vivant entre leurs mains ; un adjudant de Marmont, nommé Gaiet, partagea le sort du général. Enfin, à l’affaire de Castel-Novo, en 1807, ils laissèrent tant de morts, qu’ils ne purent plus tenir la campagne et conclurent avec les Français, auxquels le traité de Tilsitt avait donné Kataro, une paix sincèrement désirée, et qui ne fut plus troublée jusqu’en 1813. À cette époque, les Tsernogortses redemandèrent leur ville de Kataro, et, ne l’obtenant pas, ils marchèrent pour la reconquérir. Une longue piesma raconte cette campagne ; nous n’en reproduirons que les traits principaux.

« Le vladika Pierre écrit à Niégouchi, au gouvernadour[18] Vouk Radonitj : « Holà ? écoute-moi, gouvernadour Vouk, rassemble tes Niégouchi, et avec eux tous les Tseklitj, et marche avec eux sur Kataro pour y assiéger les braves Français, en barrant les chemins et les escaliers de cette citadelle, de telle sorte que personne désormais n’y puisse pénétrer. Moi, pendant ce temps, j’irai de Tsetinié à Maïna, et je m’emparerai avec les miens de la ville de Boudva. » Quand Vouk eut lu cette lettre aux fins caractères, il en bondit de joie, réunit une forte bande, monta à cheval et s’en alla vers Kataro. Arrivé au torrent de Gorajda, il dresse sa tente sur la rive, et, faisant occuper les hauteurs, il sépare Kataro du fort de Troïtsa. De son côté, le vladika descend avec les siens vers Maïna, où tous les Primortsi (Serbes maritines) accourent se joindre à lui, et proclament l’adjonction libre de leur province avec la montagne Noire.

« Le lendemain à l’aurore, le vladika se lève, convoque tous ses frères tsernogortses et primortses, et leur demande si quelqu’un ne connaîtrait pas le moyen de délivrer Boudva, en épargnant le sang des Serbes et ceux des braves Francais. À ces mots, Pierre Djourachkovitj se dresse sur les pieds, baise la main du vladika, et lui dit d’une voix soumise : Mon hospodar, voici le moyen de verser le moins possible de sang pour nous emparer de Boudva. Cette ville renferme autant de pandours serbes que de soldats français ; écrivons au chef de ces pandours, au kerstitjevitj Vouko, qu’il engage une querelle avec la garnison étrangère, et pendant qu’ils se querelleront, nous nous approcherons des remparts dégarnis. Le vladika suit ce conseil, et écrit au chef des pandours, en lui promettant une grande récompense de la part de la Russie.

« Le kerstitjevitj rassemble ses frères, et leur lit la lettre qu’il vient de recevoir. Les pandours lui répondent : Il serait mal à nous de trahir les seigneurs français, de livrer le poste confié à notre bonne foi. Ils refusent de prendre part au projet de leur chef ; mais celui-ci reste ferme : Étant tous Serbes, dit-il, nous devons tous agir d’accord avec notre saint vladika. Le chef finit par entraîner une partie de ses soldats ; ils se débarrassent d’abord de ceux de leurs compatriotes qui sont le plus attachés à la France ; puis, se jetant sur les Français, ils tuent ceux qui refusent de se rendre, saisissent et lient les autres deux à deux, et ouvrent, au lever du jour, les portes de la blanche Boudva. Monté sur son grand cheval, et léger comme un faucon gris, le vladika entra dans la place et rendit grace à Dieu.

« De son côté, le gouvernadour Vouk, campé sur la Gorajda, apprenant la prise de Boudva, dit aux siens : Nous ne pouvons pas vivre de honte ; levons-nous à l’aurore, et allons donner l’assaut au fort de Troïtsa. Du haut des remparts de Kataro, le puissant général français aperçoit le mouvement des bandes serbes, et s’écrie : Gloire à l’Être suprême, qui nous permet enfin de voir comment les chèvres du Tsernogore escaladent les forteresses impériales ! Et se tournant vers son état-major : N’y a-t-il parmi vous personne qui veuille aller secourir Troïtsa ? Le capitaine Campaniole lui répond : Mon général, donne-moi trois cents soldats, et j’irai là-haut allumer la queue de tous ces rats de montagne, dont vingt seront réservés pour t’être amenés vivans.

« Campaniole part avec ses braves, mais pendant que l’aigle gravit vers Troïtsa, les Tsernogortses se glissent par derrière pour lui couper la retraite, se répandent sur ses flancs, à l’abri des rochers, et l’enveloppent entièrement. Le héros, cerné, s’agite comme un lion ; enfin il forme un bataillon carré et redescend la montagne. Il arrivait à Vernets, quand une balle étendit sur l’herbe cet aigle terrible. Une autre balle atteint le knèze Chaliar, qui suivait les Français ; une troisième frappe le porte-étendard ; la terre ne le reçoit pas vivant. Cent grenadiers tombent en braves ; les autres rentrèrent dans Kataro, couverts de blessures et poursuivis par les rats de la montagne jusqu’au pied des remparts. À cette vue, les cinquante Français qui défendaient Troïtsa se rendirent, et les vainqueurs détruisirent ce fort, après en avoir enlevé les quatre canons verts, les beaux canons français, qui servirent à donner des salves joyeuses au vladika, quand il vint joindre son armée à celle du gouvernadour Vouk. »

Le bulletin officiel[19] sur la prise de Boudva et de Troïtsa ajoute quelques détails à ceux de la piesma. Il fixe au 11 septembre la conquête de Boudva, où cinquante-sept Français furent faits prisonniers, et au 12 du même mois l’assaut et la prise de Troïtsa, après une sortie inutile de la garnison de Kataro, qui fut rejetée dans la ville, laissant, outre ses morts, trente-six hommes aux mains des Tsernogortses ; mais ce bulletin avoue que le fort de Troïtsa, miné par les Français, sauta en l’air une heure après l’assaut des montagnards. Quant à Kataro, le général Gautier y soutint le siége plusieurs mois, et ne se rendit qu’en décembre aux Anglais. Ceux-ci, en vertu d’un traité passé avec le vladika, remirent Kataro aux Tsernogortses, qui firent de cette ville leur capitale. Au printemps de l’année suivante (1814), cette précieuse conquête leur échappa par la cession solennelle qu’en fit l’empereur Alexandre aux Autrichiens. Un ordre du césar de Vienne fit partir de Raguse le général Miloutinovitj chargé d’expulser le vladika des bouches de Kataro. Les chants populaires gardent sur ce triste évènement un morne silence ; en retour, les Serbes latins de Raguse ont composé de longues et moqueuses relations de la déroute du saint vladika et de l’évacuation de Kataro. Ils reconnaissent toutefois la bravoure avec laquelle les guerriers noirs défendirent cette place contre les Autrichiens de Miloutinovitj, en brûlant, avant de se retirer, jusqu’à leur dernière cartouche.

Revenu tristement dans sa montagne, le vladika Pierre soigna en paix les blessures de son peuple jusqu’en 1820, année où le cruel Dchelaloudin, visir de Bosnie, descendit la Moratcha avec une forte armée pour subjuguer les Tsernogortses. Ceux-ci l’attirèrent dans leurs défilés, et par un complet triomphe prouvèrent à la Porte que, s’ils avaient dû fléchir devant la stratégie européenne, ils gardaient toute leur supériorité en face des bandes irrégulières de l’islamisme. La déroute du visir bosniaque, qui peu de temps après se tua lui-même de honte, réduisit les musulmans à ne soutenir contre la montagne Noire qu’une guerre d’escarmouches, sans résultats historiques.

Le 18 octobre 1830, mourut à l’âge de quatre-vingts ans, après un règne d’un demi-siècle, le grand vladika Pierre, qu’on pourrait presque nommer le Louis XIV du Tsernogore. Cet obscur antagoniste de Napoléon sur la mer Adriatique avait plus qu’aucun de ses prédécesseurs contribué à constituer son pays. Sa bravoure et l’invincible énergie de sa volonté n’excluaient en rien la douceur, qui chez lui était extraordinaire ; il avait le don de la persuasion et de l’éloquence à un degré tel, qu’il suffisait d’un mot de lui pour obtenir des Tsernogortses les plus grands sacrifices ; son pouvoir était illimité, et il commandait même au gouvernadour, quoique celui-ci fût censé son égal et siégeât en face de lui, Sa vie, d’une simplicité toute primitive, était si austère, que durant sa dernière maladie il n’avait pas même de feu dans sa chambre à coucher, ou plutôt dans sa pauvre cellule. Dès que ce chef d’un peuple héroïque eut expiré, toutes les plèmes accoururent pour lui baiser une dernière fois les mains. Comme il l’avait demandé dans son testament, un armistice de six mois fut juré sur sa tombe avec tous les ennemis du dedans et du dehors, et la belliqueuse montagne ne fit plus que gémir et prier, en invoquant celui qui toute sa vie s’était montré un bon prêtre et un parfait citoyen. Quatre ans plus tard, à l’ouverture du cercueil de Pierre Ier, les habitans de Tsetinié, ayant trouvé son corps intact, crièrent au miracle. Le grand homme fut déclaré saint ; ses os furent mis sur un autel, qui est visité depuis ce temps par de nombreux pèlerins de toutes les provinces serbes.

Dès le lendemain de la mort de Pierre Ier, celui de ses neveux qu’il avait désigné pour son successeur, quoiqu’il n’eût encore que dix-huit ans, dut prendre en main la crosse du défunt, fut conduit sur l’aire du Tsernoïevitj Ivo, et fut salué vladika par tout le peuple sous le nom de Pierre II. Pierre n’était pas même encore diacre : le dernier pacha Bouchatli, Moustapha, fils du fameux Kara-Mahmoud, permit à l’évêque de Prisren de se rendre dans la montagne pour donner la prêtrise au nouveau régent, qui n’alla qu’en 1833 recevoir à Pétersbourg la consécration épiscopale. Jusqu’à cette époque, Pierre fut retenu dans sa patrie, dont l’indépendance était gravement menacée ; le grand-visir Mehmet-Rechid, qui venait de forcer dans Skadar le rebelle Moustapha à capituler, songeait à conquérir le Tsernogore, comme il avait conquis l’Albanie, en y semant la discorde ; mais il ignorait qu’au Tsernogore chacun obéit à la volonté de tous, que les citoyens y oublient leurs haines au premier coup de feu de l’ennemi étranger, pour voler au secours de leurs frères attaqués. Vainement il prodigua l’or ; vainement il promit au vladika, de la part du sultan, un bérat d’hérédité pareil à celui du prince de Serbie, Miloch. Le vladika, qui se sentait déjà dans une position préférable à celle des princes protégés et tributaires du Danube, répondit qu’il n’avait pas besoin de bérat, tant que ses concitoyens voudraient le défendre ; que, quand ils ne le voudraient plus, tout bérat lui devenait inutile. Cette réponse sublime dans un chef de dynastie exalta les Tsernogortses. La famille des Petrovitj, qui, depuis ses sanglantes vêpres de l’an 1703 jusqu’en 1832, n’avait pas cessé de produire des prêtres héroïques, apôtres à la fois de la patrie et de la religion ; cette famille de nouveaux Macchabées se trouva investie par le peuple d’une confiance qui n’avait plus de bornes. Ce fut sous de pareils auspices que Pierre II, devenu dictateur à vingt ans, attendit l’armée du grand-visir, disciplinée à l’européenne et aguerrie par ses nombreuses victoires sur les insurgés d’Albanie. Malgré la supériorité de ses forces, le grand-visir n’était pas sans crainte, et il lança d’abord, pour sonder le terrain, son avant-garde, composée de sept mille jeunes taktiki, et commandée par le nouveau pacha de Skadar, Namik-Halil. Ce corps sut cacher si habilement sa marche, qu’il arriva sans y être attendu à la frontière ennemie, et surprit sans défense le défilé de Martinitj. Une piesma raconte de la manière suivante ce combat livré en avril 1832, qui se termina par la déroute du nizam impérial.

« À la frontière, la jeune popadia du beau village de Martinitj, l’aiglone du pope Radovitj, a fait un rêve ; elle a vu en songe un nuage épais arriver du côté de la sanglante Skadar, passer sur Podgoritsa et Spouje, et décharger sur le celo de Martinitj la foudre au long fracas, dont les brillans éclairs lui ont brûlé les yeux, à elle et à ses huit belles-sœurs. Mais de l’église sur la montagne un vent violent a soufflé, puis un autre vent a soufflé de Joupina, et un troisième de Slatina, et tous les trois ensemble ont repoussé le sombre nuage jusque dans la plaine de Spouje. Elle raconte ce rêve à son époux qui, prévoyant aussitôt une attaque prochaine des musulmans de Spouje, se lève et apprête sa carabine luisante.

« La nuit durait encore quand les Turcs s’élancèrent, avec des torches à la main, dans le malheureux village. Pour couvrir la fuite précipitée des femmes, le pope Radovitj combat à la tête de ses paroissiens ; il lutte jusqu’à ce qu’enfin des boulets enchaînés l’un à l’autre l’étendent brisé et mourant : — À moi ! s’écrie l’époux de la rêveuse popadia ; où êtes-vous, mes deux neveux, Stepho et Gabriel ? En défendant nos foyers contre les incendiaires, des blessures m’ont atteint, blessures terribles et sans remède ; mais je n’ai pas regret de mourir, car je me suis bien racheté. Toutefois, ô mes pauvres neveux, enlevez mon corps, de peur que les Turcs ne coupent et ne profanent ma tête, et faites annoncer l’invasion ennemie à toute notre chevalerie[20], afin qu’elle ne soit pas exterminée. Stepho et Gabriel accoururent avec trente bergers qui, surprenant les Turcs dispersés, leur coupèrent trente têtes et les chassèrent du village vers le pacha Namik-Halil.

« Cependant Namik range en bataille trois mille taktiki, et commence à battre avec son artillerie les koulas de Martinitj. Mais l’alarme a été donnée, et les renforts arrivent : c’est le capitaine de Bernitsa, Radovan-Pouliev, avec ses hommes ; ce sont les Berdjani de Pipera et de Bielopavlitj qui, au nombre de huit cents, attaquent de front les trois mille taktiki et tout le reste de l’armée turque. Namik-Halil ne fut pas heureux, car il fut foulé aux pieds des chevaux, et poursuivi jusqu’aux portes de Spouje qui seules mirent sa vie en sûreté. Cent soixante-quatre Turcs étaient tombés morts, et trois cents avaient été blessés. Maintenant il peut aller, le pacha Namik-Halil, faire sa cour au tsar pur de Stambol, qui lui avait confié son beau nizam pour changer des veaux en lions. Faucons serbes, comme vous savez, à coups de carabines, remettre en droit chemin les pachas impériaux, de peur qu’ils ne s’égarent, qu’ils ne se perdent avec leurs gens dans les forêts profondes ! Comme vous savez leur faire recueillir un haratch abondant, jusqu’à ce que, lassés de leurs visites trop fréquentes, vous leur coupiez la tête : ce qui, grace à Dieu, arrivera toujours tant qu’il y aura des fusils et des hommes de cœur dans la montagne Noire et libre ! »

Le grand-visir se préparait à venger la déroute du nizam en marchant en personne contre les Tsernogortses, quand le sultan le rappela pour l’envoyer en Syrie contre le fils du vice-roi d’Égypte. Dès que la paix fut rétablie, le vladika se hâta de mettre à profit la popularité qu’il venait d’acquérir, pour consolider sa puissance. Il eut l’audace de faire mettre en jugement le gouvernadour Radonitj, en l’accusant de tenir pour une puissance ennemie du Tsernogore, pour l’Autriche, et d’aspirer de concert avec elle au pouvoir absolu. Déclaré traître à la patrie, ce vieillard de soixante ans fut condamné au bannissement avec toute sa famille, eut tous ses biens confisqués, vit réduire en cendres à Niégouchi la maison de ses pères, et partit pour Kataro, où l’Autriche n’a pas cessé, même depuis que le chef des Radonitj est mort, de subvenir par des pensions à l’entretien de la famille proscrite. La place de gouverneur civil resta inoccupée ; un instant avait suffi pour décider l’exécution de cette grande mesure, facilitée, il est vrai, par l’assassinat du plus héroïque et du plus aimé des Radonitj. Si ce frère cadet du gouverneur eût continué de vivre, le vladika n’eût pas aisément triomphé. Tranquille enfin sur la réussite de ses projets, Pierre II partit pour Vienne, où M. de Metternich le reçut assez mal ; ce qui le détermina à aller demander au saint synode de Russie sa consécration épiscopale.

Le parti du gouverneur civil, profitant de l’absence de Pierre II pour se réorganiser, jeta les yeux sur la famille des Voukotitj de Tchevo, dont les Radonitj avaient hérité ou acheté leur charge. Le dernier représentant des Voukotitj, natif de Podgoritsa, mais établi a Kataro, avait été envoyé en Russie, par le précédent vladika, pour réclamer l’héritage considérable de son parent, le général Ivo Podgoritsanine, héros serbe chanté dans les piesmas. Voukotitj, après avoir plaidé devant les tribunaux russes et obtenu l’héritage, se contenta de s’en assurer les revenus sans emporter le capital, et revint au Tsernogore, où il se donna comme envoyé par la Russie pour réfomer les lois du pays. Le sénat ébloui lui décerna la présidence, et nomma vice-président son neveu et compagnon de voyage, Voukitjevitj, qui fut aussitôt fiancé à une sœur du vladika. Mais ce jeune homme, étant retourné en Russie bientôt après, s’y éprit d’une belle Moscovite, l’épousa et l’amena à Kataro, ce qui indigna tellement les Tsernogortses, qu’ils chassèrent avec mépris de leur territoire le fiancé parjure. Le vladika, revenu sur ces entrefaites, fit rejaillir jusque sur l’oncle la disgrace encourue par le neveu, et en 1834 les deux russophiles durent évacuer le pays et s’en retourner là où ils avaient laissé leurs trésors.

Ce fut alors que Pierre II commença réellement à régner. Il n’avait pas jusqu’alors osé se montrer comme réformateur ; pour assurer un accueil favorable à ses plans de régénération, il ne les présentait qu’en invoquant le nom du vladika défunt, comme celui du bon génie de la patrie, dont il fallait exécuter religieusement les volontés sacrées. Enfin, saisissant hardiment le timon de l’état, il ne gouverna plus qu’en son propre nom, et s’investit d’un pouvoir auquel nul vladika avant lui n’avait osé aspirer. Pour faire comprendre quelle puissante influence avait rapidement acquise Pierre II, il suffit d’indiquer ici comment il empêcha, en 1835, une guerre nouvelle avec le sultan. Une bande de hardis iounaks de la Tsernitsa-Nahia, ayant surpris de nuit la forteresse de Spouje, avait massacré une partie des soldats turcs et en avait ramené une pièce de canon. Quelques mois après, sous prétexte de venger l’incendie de leurs moissons de maïs brûlées par les Turcs, des bandes de koutchi, ayant surpris la citadelle de Jabliak, y avaient planté leurs étendards au nom de son premier possesseur, le Tsernoïevitj Ivo, et avaient pris des mesures pour ne plus en sortir. Une longue piesma, publiée dans la Grlitsa de 1836, célèbre avec énergie cet audacieux exploit.

L’importance de Jabliak, son excellente position sur le lac de Skadar, semblaient commander impérieusement aux montagnards de ne plus s’en dessaisir. Pierre II en jugea autrement ; il menaça ses compatriotes de l’excommunication s’ils s’obstinaient à garder leur conquête, et Jabliak fut évacuée. Le vladika conclut alors avec le pacha de Podgoritsa une paix éternelle ; mais, avant que l’année fût écoulée, la guerre s’était déjà rouverte par une tcheta nouvelle des Turcs de cette ville contre les habitans des Berda, auxquels ils tuèrent quinze bergers et enlevèrent plusieurs milliers de brebis. Une lutte s’engagea aussitôt entre les tribus dépouillées et les tribus spoliatrices. Le vladika parut ignorer ces représailles, qui ne furent considérées que comme des faïdas privés, auxquels les deux gouvernemens respectifs de Tsetinié et de Stambol devaient rester étrangers. En se mettant ainsi en dehors des querelles de tribus, et en cachant sa faiblesse réelle sous le voile de la neutralité, le gouvernement du Tsernogore accoutumait peu à peu les Turcs à le regarder comme une puissance légitime.

Cette politique, applicable en Orient, ne saurait convenir vis-à-vis d’un état européen. Aussi le vladika dut-il forcément sortir de son sanctuaire, lorsqu’en août 1838 ses compatriotes voulurent recommencer contre les Autrichiens la lutte déjà soutenue contre les Français de l’empire, pour s’emparer d’un point maritime injustement refusé au Tsernogore par le congrès de Vienne. Parmi les districts qui jadis dépendaient de la montagne, et qui s’appellent aujourd’hui l’Albanie autrichienne, on distingue le Maïni, le Pachtrovitj, et la presqu’île de Loustitsa, dont les salines, qui appartenaient aux anciens chefs du Tsernogore, furent détruites par les Vénitiens en 1650, et remplacées par celles de Risano, où s’approvisionnent maintenant les montagnards, qui dépendent ainsi de l’Autriche pour une branche essentielle de leur alimentation. Le canton de Pachtrovitj, où se trouve le couvent de Lastva, dans une plaine admirablement cultivée et renommée pour ses olives et ses fruits exquis, occupe presque tout le littoral de Boudva jusqu’à Antivari. Ses habitans avaient, comme marins, acquis de la célébrité et de grandes richesses ; alliés militaires de Venise, ils ne lui payaient aucun impôt, choisissaient librement leurs chefs tant pour la paix que pour la guerre, et avaient au château de Saint-Stephane, dans une petite île, leur gouvernement, formé de douze vlastels ou plénipotentiaires et de six staréchines. Très choyés par les Vénitiens, ces fiers alliés pouvaient, en vertu d’une loi spéciale, comme jadis les Francs dans l’empire romain, épouser les filles des premières familles de la république. Quand les révolutions et la guerre donnèrent aux états d’Europe les arbitraires limites qu’ils ont aujourd’hui, l’Autriche obtint cette noble tribu qui, décimée et réduite à trois mille ames, reste encore divisée en douze familles, et conserve sur la côte ses trente-sept villages. Cependant la misère qui les presse les a portés, depuis quelques années, à vendre aux Tsernogortses de nombreux pâturages, que ceux-ci ont transformés en champs cultivés, où ils ont bâti des demeures et introduit leur genre de vie. Pour mettre fin aux désordres sanglans qui en résultaient, les Autrichiens voulurent chasser, en les indemnisant, les Tsernogortses des terres du Pachtrovitj, dont ils étaient devenus possesseurs. Des négociations s’ouvrirent, et amenèrent le vladika à accepter l’expropriation ; mais quand les ingénieurs autrichiens eurent commencé leurs travaux pour fixer la nouvelle frontière, les Tsernogortses, voyant l’étranger mesurer leurs champs, poussèrent des cris d’indignation. C’est à cette cause seule qu’il faut attribuer la guerre, et non pas, comme l’ont écrit certains journaux allemands, à l’enthousiasme excité chez les montagnards par la visite que le roi de Saxe leur avait faite à Tsetinié quelques mois auparavant.

L’attaque commença le 2 août par l’expulsion des arpenteurs autrichiens, qui durent abandonner précipitamment le plateau de Troïtsa. Les montagnards livrèrent ensuite un assaut à la tour fortifiée de Gomila, où le capitaine Spanner tint ferme avec sa compagnie de chasseurs. Le lendemain, quatre à cinq mille guerriers de la Tsernitsa-Nahia étaient réunis, et débouchant par le défilé d’Outerg, qui est la porte de la montagne vis-à-vis de l’Autriche, ils attaquèrent avec rage la koula et le poste impérial de Vidrak qu’ils avaient juré d’incendier. Se voyant repoussés à chaque assaut, ils imaginèrent enfin, pour protéger leur marche, de placer une femme en tête de leurs rangs. La femme est pour les Serbes un être sacré contre lequel ils n’oseraient en aucun cas décharger leurs fusils. Mais les schwabi, que ne retient point ce respect fanatique de la femme, abattirent l’infortunée. Ce meurtre excita une telle horreur parmi les assaillans, que tous pour la venger s’élancèrent en furieux, et ne cessèrent pas pendant vingt-huit heures de se ruer contre le retranchement. Un renfort autrichien, qui venait pour débloquer la koula, fut repoussé avec perte. La garnison, quoiqu’elle ne comptât que vingt-sept hommes, n’en continua pas moins d’opposer aux montagnards une résistance désespérée. Enfin plusieurs compagnies impériales, arrivant de divers points, fondirent toutes à la fois sur l’armée tsernogortse, qui dut quitter la koula pour tenir tête à ses nouveaux ennemis. La mêlée fut terrible, et le succès resta long-temps douteux ; du haut des monts, les enfans et les vieillards lançaient sur l’ennemi des quartiers de roches qui atteignaient le but marqué avec la précision d’une bombe habilement dirigée. La nuit seule sépara les deux armées ; les Autrichiens avaient combattu en héros ; la compagnie du lieutenant Roszbach, vétéran qui avait perdu un œil à la bataille d’Aspern, s’était principalement signalée par ses audacieuses charges à la baïonnette, contre les montagnards.

Les deux partis se préparèrent les jours suivans à un combat général ; l’affaire s’engagea le 6 août. Un millier de paysans dalmates, plus accoutumés que la troupe de ligne à cette guerre de montagnes, fut adjoint aux corps impériaux, et les guida dans les défilés du Pachtrovitj, d’où l’armée tsernogortse s’éloigna comme pour rentrer dans ses foyers, mais avec l’intention d’attirer les Autrichiens dans des gorges plus redoutables. L’ennemi se laissa prendre au piége, et bientôt, assailli de tous côtés par les montagnards qui poussaient d’affreux hurlemens, il dut se retirer en désordre. Les Tsernogortses poursuivirent les Autrichiens jusqu’au point d’où ils étaient partis. C’est alors que la division autrichienne de Gomila vint toute fraîche assaillir les vainqueurs déjà fatigués de la poursuite. Les Tsernogortses se virent forcés de regagner leurs positions escarpées, non toutefois sans avoir soutenu un combat de plusieurs heures contre les nouvelles troupes. Quelque chaude qu’eût été cette journée, les Autrichiens prétendent n’y avoir perdu que huit soldats et un officier, et n’avoir eu que quatorze blessés ; ce qui paraît impossible, vu la durée et l’acharnement de l’action. La perte des Tsernogortses resta inconnue, parce qu’ils arrachèrent avec un courage fanatique tous leurs morts aux mains de l’ennemi.

Cependant le vladika, effrayé des suites que pouvait avoir cette lutte engagée par son peuple, seul et sans alliés, contre toutes les forces de l’Autriche, se hâta de lancer l’excommunication sur ceux qui continueraient la guerre, et les pieux montagnards cessèrent à l’instant les hostilités, non cependant sans emporter avec eux à Tsetinié les têtes coupées des grenadiers autrichiens, qu’ils firent sécher au soleil sur les poteaux de la palanke, où on les voit encore.

La tâche des guerriers était accomplie ; celle des poètes commençait ; ils rendirent justice au brillant courage du lieutenant Roszbach, qu’ils appelèrent le grand voïevode borgne, et à ses chasseurs, loups intrépides qui mériteraient de combattre avec les braves du tsernogore. « Toutefois, mort à leurs chefs ! ajoutaient-ils ; mort à ces impies qui, niant tous les droits humains, veulent dépouiller le voisin de son héritage, de la maison où ses enfans sont nés, et que Dieu lui a ordonné de défendre comme le berceau futur des enfans de ses enfans ! Heureusement les fusillades, qui la nuit pleuvaient de nos montagnes comme des nuées d’étoiles filantes, et le rapide mouvement de nos sabres, ont fait reculer ces violateurs de femmes, ces maîtres des châteaux de la côte verte et de la mer, qu’ils ont enlevée aux fils du Tsernoïevitj Ivo. » Le seul regret des iounaks était de ne pouvoir continuer en Dalmatie, d’intelligence avec leurs frères maritimes les Morlaques, une guerre de haïdouks contre l’Autriche. Ils pensaient que cette puissance finirait par se lasser et leur concéderait ces quelques lieues de côte au sud de Boudva, dont elle ne tire aucun profit, et qui suffiraient pour donner au Tsernogore une existence européenne.

Loin de songer à de pareilles concessions, le cabinet de Vienne profita des dispositions pacifiques de Pierre II pour traiter avec lui de l’achat de ses couvens de Staniévitj et de Podmaïni, propriétés privées du vladika, qui, sans l’aveu du peuple, furent vendues avec toutes leurs dépendances en mai 1839. Staniévitj, qui n’est qu’à deux lieues de Boudva, avait servi pendant près d’un siècle de résidence aux vladikas, et Pierre Ier ne l’avait évacué qu’au temps de sa lutte avec les troupes françaises, dans la crainte d’être fait prisonnier par la garnison de Boudva et mené en France. Forte de ses acquisitions nouvelles, l’Autriche demanda une délimitation solennelle des frontières : la Russie, qui a intérêt à défendre les petits peuples gréco-slaves, pourvu qu’ils ne s’agrandissent pas, fut acceptée comme arbitre par les deux états belligérans. M. Tchefkine, consul russe d’Orchova, partit en mars 1840 pour le Tsernogore, afin d’y régler les vraies limites entre ce pays et la Dalmatie. Après de longs débats, un traité de paix fut signé, traité d’une haute importance diplomatique, puisqu’il introduisait le Tsernogore dans le droit commun de l’Europe, mais qui souleva de violens murmures parmi les montagnards lésés par cette convention. Depuis cette époque, l’Autriche, peu rassurée malgré son succès, a dû munir les garnisons de cette côte de raquettes à la Congrève, destinées à atteindre de loin l’ennemi caché derrière ses rochers ; moyen d’attaque peu loyal, mais regardé comme le seul que ce peuple terrible ne soutiendrait pas. Convaincus enfin de l’avantage d’une réconciliation au moins apparente avec les schwabi, les Tsernogortses laissèrent leur vladika ériger en face de Boudva une potence où devait être pendu quiconque se permettrait désormais des brigandages sur le sol autrichien[21]. La Russie elle-même, pour cimenter cette réconciliation, désavoua son agent secret au Tsernogore, le capitaine du génie Kovalevski, et le somma de venir se justifier à Vienne de la part qu’il avait prise aux tchetas des montagnards. Obligé de quitter la montagne, qui était devenue pour lui une seconde patrie, le slavophile jura à ses compagnons d’armes un dévouement inaltérable, et partit pour aller plaider leur cause parmi les siens.

Décidé pour le moment à ne plus tenter de conquêtes que sur les Turcs, le vladika tourna contre l’Hertsegovine et l’Albanie toute l’énergie guerrière de son peuple. L’émancipation de ces deux provinces, pour laquelle les guerriers noirs combattent depuis trois siècles, sembla près de se réaliser enfin en 1841, à la suite des triomphes remportés pendant deux années consécutives sur le fameux visir de l’Hertsegovine, Ali. Kovalevski, de retour au Monténégro, dressait alors les plans de campagne des montagnards, et leurs manœuvres n’avaient jamais offert tant d’ensemble. Kolachine, Boroslavtse, Klobouk, le fort de Jabliak, réparé par les Turcs, soutenaient des assauts quotidiens. La ville de Podgoritsa, boulevart de l’Albanie, était surtout l’objet d’attaques acharnées. Toujours repoussés de cette place, les Tsernogortses y avaient enfin envoyé quelques-uns des leurs, qui s’étaient introduits comme transfuges, pour la miner secrètement et la faire sauter avec toute sa garnison ; mais, leurs sacs de poudre ayant été découverts par les Turcs, ce complot n’avait abouti qu’au supplice des transfuges. Les montagnards, impatiens de laver leur affront, parurent aussitôt sous Podgoritsa au nombre de trois mille, battirent partout leurs ennemis, dévastèrent les campagnes au-delà de la Moratcha, et forcèrent ceux des Mirdites de Hoti, qui avaient jusqu’alors joui d’une existence indépendante, à se confédérer avec eux. Une partie des Klementi catholiques refusa seule de se confédérer, et encore aujourd’hui c’est cette fraction dissidente qui empêche les chrétiens libres d’Albanie de demander leur union avec la montagne Noire.

Quant aux Albanais musulmans, ils perdent chaque année du terrain. La guerre contre eux se fait sans aucune pitié ; les prisonniers même sont massacrés, jusque dans Tsetinié, malgré le veto du vladika, et les poètes ne craignent pas de célébrer ces cruautés :

« Le beg Hassan-Lekitj, dit un chant populaire, est en tcheta avec quarante compagnons, il franchit la frontière tsernogortse ; mais voilà qu’il passe au pied d’un rocher sur lequel Voutchetitj Marco était posté avec trois braves. Marco ajuste le beg Hassan, qui tombe sans mouvement sur l’herbe : — Jetez vos armes et mettez les mains derrière le dos, ou vous êtes tous morts ! crie aux Turcs consternés le terrible Marco. Les Turcs obéissent ; et, descendant de son embuscade, Marco les lie tous, prend la carabine du pauvre Hassan, et pousse devant lui, comme du bétail, ses quarante prisonniers jusqu’au village de Tsernitsa. Là, dédaignant une énorme rançon que ses captifs lui promettent, il les décapite tous dans la cour du tribunal de sa tribu, et orne de leurs têtes la koula du serdar. Que Dieu donne à Marco bonheur et santé ! »

De pareils exploits méritent peu d’être encouragés, au moins dans leurs résultats : aussi le vladika, qui avait cru jusqu’en 1840 pouvoir distribuer des médailles russes à ses braves, reçut-il de Pétersbourg d’amers reproches, et on l’invita à s’en abstenir désormais. Alors il fit fondre hardiment des croix d’honneur tsernogortses, qu’il décerne aujourd’hui, au nom du sénat et du peuple, à ceux qui ont bien mérité de la patrie. Les tchetas contre l’Albanie continuent, et les hommes clairvoyants du gouvernement turc comprennent de plus en plus l’impossibilité de garder Skadar. Le grand lac qui baigne les murs de cette ville n’est presque plus accessible aux barques musulmanes. Outre les îles antérieurement conquises de Saint-Nicolas, Stavena et Morakovitj, les Tsernogortses ont envahi en 1838 une île longue de plusieurs lieues où est le village de Vranina ; en 1840, ils se sont retranchés dans un îlot de rochers encore plus rapproché de Skadar, et qui leur sert aujourd’hui de poste d’observation. La montagne Noire peut à bon droit regarder ce beau lac, où aboutissent tous ses torrens, comme son complément naturel. La mission de la force est ici, comme partout, de faire triompher la nature.

V.

Le Tsernogore traverse en ce moment l’époque la plus critique de son histoire, l’époque constituante. Il est arrivé à un point de maturité et de force qui lui permet d’espérer qu’on ne lui contestera plus du dehors sa propre indépendance. Il doit seulement chercher à se procurer la tranquillité au dedans. Une organisation sur le pied de paix serait assurément très désirable, si elle pouvait s’accomplir sans mettre en danger l’existence même du Tsernogore, sans lui enlever sa raison d’être. Malheureusement, le jour où la montagne Noire cessera d’être plus libre que les états voisins, elle sera perdue ; un peuple si faible et si peu nombreux n’est invincible depuis si longtemps que par les élans de courage qu’inspire aux citoyens l’amour de l’indépendance. Quelque dévoué qu’il soit à sa patrie, le vladika actuel pourrait donc bien en amener la chute par ses réformes. Qu’il ne se laisse pas éblouir par ses succès civiques et par les trophées militaires dont il a rempli son capitole. Plutôt que d’abdiquer leur liberté native, les Tsernogortses en viendraient à s’unir avec leurs voisins turcs. Tant que les citadelles de Nikchitj et de Podgoritsa seront debout, disent-ils, nous ne craignons l’oppression ni de notre sénat, ni d’aucun d’entre nos chefs.

En effet, dans cette presqu’île gréco-slave, dans cette terre d’esclaves toujours révoltés, le Tsernogore est un pays d’ouskoks, un champ d’asile ; il ne pourrait renoncer à ce précieux privilége sans perdre en même temps tous ses avantages. Cet amour de la civilisation qui anime maintenant les chefs tsernogortses pourrait devenir funeste à leur patrie, s’il les portait à introduire la police franque, et toutes les restrictions aux droits individuels appelées en Europe moyens de gouvernement, dans un pays qui, par les exigences de son état social, exclut presque entièrement l’emploi de ces moyens. Une administration plus régulière que celle qui a existé jusqu’à présent est sans doute nécessaire au Tsernogore. Le vladika précédent l’avait déjà senti ; dès l’année 1821, il avait introduit dans les nahias une espèce de gendarmerie appelée du nom turc de koulouk, et érigé un tribunal suprême, composé des principaux habitans ; mais aucune peine ne pouvait encore être prononcée contre ceux qui résistaient à ses décisions judiciaires ; la douceur de Pierre II l’empêchait d’ailleurs de recourir à la force pour réaliser ses plans, et il dut remettre en mourant à son neveu, le vladika actuel, le soin d’achever la réforme qu’il n’avait pu qu’ébaucher. Le nouveau souverain avait été pâtre dans son enfance, long-temps sa nature rêveuse l’avait fait passer pour un fainéant. Envoyé plus tard à Pétersbourg, il y avait revu une éducation très soignée, et son esprit supérieur s’était ouvert aux connaissances les plus variées. Parmi les langues qu’il possède, c’est la française qu’il semble préférer ; il ne parle que cette langue avec les étrangers. Son ancien maître de français était encore ces dernières années auprès de lui, et jouissait d’un grand crédit. Pierre II s’intéresse vivement à ce qui se passe dans nos capitales. Plus instruit qu’aucun de ses prédécesseurs, il consacre parfois aux muses ses courts loisirs ; il a publié un volume de poésies intitulé l’Ermite de Tsetinié, et imprimé dans le pays même. Quelque opinion qu’on ait de ses actes comme régent, on ne peut s’empêcher d’admirer cet homme qui se condamne à vivre avec des barbares, après avoir connu les mœurs brillantes de l’aristocratie européenne. C’est afin d’être plus complètement l’illuminateur de sa race, que Pierre consent à mener l’austère et monotone genre de vie de ses aïeux, tout en acceptant l’immense responsabilité d’une révolution jugée indispensable, et en bravant tous les dégoûts, tous les périls qui entourent nécessairement le réformateur d’une société trop éprise de ses vieilles mœurs.

On s’étonne qu’en moins de dix années Pierre II ait adouci la férocité de ses compatriotes, et leur ait fait aimer la vie civile, au point de pouvoir abolir le droit de krvina ou les vengeances héréditaires, punir le vol et restreindre l’usage païen de l’otmitsa (enlèvement des jeunes filles), qui ne sera bientôt plus qu’un fait ancien, comme le dit le vladika lui-même, dont les pieux sermons contre cet usage ont trouvé partout des échos. On le blâme d’agir moins en prêtre qu’en chef impitoyable, et de pousser la rigueur jusqu’à faire exécuter les coupables en sa présence ; mais sait-on s’il pourrait autrement assurer le respect des lois chez une race tellement endurcie ?

Avant le règne de ce hardi réformateur, les procès se vidaient dans la montagne par le sabre ou par des juges choisis au gré des parties. La seule condition requise pour pouvoir juger était une loyauté reconnue ; souvent on ne craignait pas de choisir ses juges même dans la tribu du parti contraire. Quant aux affaires publiques, elles étaient débattues dans les assemblées générales du peuple, auxquelles on soumettait le résultat des assemblées préparatoires qui s’étaient tenues dans chaque nahia, après avoir eu lieu d’abord dans chaque tribu. Bien que soumises à des restrictions de plus en plus nombreuses, ces assemblées ne sont point encore abolies, leur vote est toujours reconnu comme la loi suprême ; le plus pauvre citoyen y peut siéger et dire hardiment au plus riche : Ce que tu veux, je ne le veux pas ; et si cet homme obscur a de l’éloquence, son opinion pourra triompher même de celle du vladika tant est grande chez ce peuple la puissance de l’art oratoire. Mallheureusement il s’était introduit dans ces assemblées quelque chose du liberum veto des anciennes diètes slaves. Pour prévenir les désordres que pouvait entraîner un tel morcellement de la souveraineté nationale, le vladika actuel a établi, dès l’année 1831, sous le nom de sénat, un corps législatif suprême, composé d’un président et de douze membres, qui formèrent en même temps le tribunal de dernière instance. Mais cette espèce de cour des pairs du Tsernogore, habitant le palais du vladilka, et formant avec lui un seul pouvoir politique, n’a pu prendre une place si haute dans l’état que la ratification du peuple ne soit pas nécessaire pour les lois fondamentales. Ce parlement est présidé, en l’absence du vladika, par son frère aîné George Petrovitj, habile officier qui a appris l’art de la guerre dans les armées de l’empereur Nicolas, et qui est revenu, en 1837, décoré de plusieurs ordres russes. Son ambition militaire donne quelque ombrage à son frère l’évêque ; il est l’objet d’une active surveillance dans le vieux couvent dont la plus belle moitié lui a été assignée pour palais, et où des appointemens considérables, qu’il tire des caisses de l’état, lui permettent de vivre en prince. Tant d’avantages retiennent dans une soumission, du moins apparente, ce remuant personnage, au moyen duquel plus d’un cabinet se flatte d’introduire la division au Tsernogore. Mais le seul changement que l’Europe pourrait opérer serait de favoriser les vœux secrets du peuple en rétablissant dans la personne de cet habile militaire la dignité de gouvernadour, et en concentrant ainsi dans la même famille régnante les deux pouvoirs politique et religieux.

La cour siége au nouveau monastère que le vladika actuel a fait lui-même bâtir. C’est là que veillent les trente perianitj, guerriers à plumets, l’élite des jeunes gens de la montagne. Quatre canons enlevés aux Turcs défendent l’entrée de cette demeure, à la fois guerrière et monastique ; la poudrière s’élève près du clocher, l’imprimerie avoisine la salle des armures. Au-dessus de la riznitsa (salle épiscopale), qui renferme les costumes, les calices et les ornemens sacerdotaux, on conserve les trophées des batailles, et parmi les dépouilles opimes la tête embaumée du noir Mahmoud. À cinquante pas de cet édifice s’élève une construction oblongue en pierres, mais recouverte en chaume : c’est le soviet (maison du sénat). Dans les hangars extérieurs sont attachés les ânes et les mulets qui servent de montures aux sénateurs. La vaste chambre consacrée aux délibérations n’a d’autres meubles qu’une rangée de tapis et un long banc de pierre qui s’étend autour d’un âtre creusé dans la terre, et où l’on fait du feu pendant l’hiver : c’est là que les chefs, après avoir suspendu leurs armes à la muraille, s’asseoient, le tchibouk aux lèvres, autour de leur archevêque, assis comme eux sur le banc de pierre, avec un coussin pour unique distinction. Le résultat des débats est constaté sur place par le secrétaire du soviet, qui écrit à la turque sur ses genoux. C’est le peuple qui est censé élire les sovietniks (sénateurs), mais c’est au vladika seul qu’il appartient de confirmer l’élection. Ces fonctionnaires sont logés et nourris aux frais de l’état, et reçoivent un traitement annuel de 200 francs par tête. La modicité de cette somme ne s’explique que par la pauvreté du pays et l’extrême bas prix des denrées. Tous les oukases qui régissent le Tsernogore doivent être élaborés et consentis par ce corps législatif, et ne sont promulgués par le vladika qu’avec la formule toute romaine : au nom du sénat et du peuple tsernogortses.

Habituellement le vladika préside en personne les séances du soviet ; puis le soir, après le souper, les capitaines venus de la frontière pour rendre leurs comptes, les serdars, les vieux knèzes, et même les poètes aveugles, viennent se ranger autour de l’hospodar, qui s’entretient avec eux, écoute leurs récits de guerre, adresse des complimens aux plus dignes, ou fait chanter devant lui quelques rapsodies héroïques ; les plus beaux de ces chants sont ensuite publiés dans la Grlitsa. Telles sont les veillées du château des Tsernogortses. Que Pierre II aime à se produire au dehors sous des formes européennes, qu’il prenne vis-à-vis de l’étranger les titres de prince et d’altesse sérénissime, il n’y a rien là que d’inoffensif, car ces titres sont de nulle valeur vis-à-vis de son peuple, qui ne l’appelle que saint père ou maître saint (sveti vladiko). Son titre réel est archevêque du Tsernogore et des Berda ; les actes ecclésiastiques ajoutent : et de Skadar et de toute la Primorée. Il a pour armoirie l’aigle double, que le Tsernoïevitj Ivo portait sur son bouclier. C’est à Ivo que les évêques tsernogortses doivent les fermes qui, sous le nom d’Ivan begovina, forment leur principal revenu, évalué à 130,000 francs de rente au plus. Le vladika reçoit, il est vrai, assez souvent des dons libres de ceux qui reviennent de la tcheta chargés de butin, il a en outre sa part dans les pêches qui se font sur le lac de Skadar ; mais tout cela ensemble ne suffit pas pour faire de lui un prince opulent : aussi observe-t-il dans toutes ses dépenses la plus stricte économie.

Pour réaliser ses réformes, Pierre II avait besoin d’un bras et d’une plume infatigables ; il a trouvé l’un et l’autre dans l’habile Milakovitj, dont il a fait son premier ministre. Toutefois la sagesse du ministre n’a pu préserver le maître des angoisses que lui ont causées les révoltes de 1833, 35 et 41, révoltes qui n’ont pu être domptées sans effusion de sang, et dans lesquelles les rebelles ont constamment protesté contre le pouvoir dictatorial de Pierre II, et réclamé le rétablissement de la charge de gouverneur civil. Pour se maintenir contre cette faction acharnée, le vladika a créé, sous le nom de guardia, une gendarmerie mobile, composée d’abord de cent trente cinq hommes, dont il a ensuite élevé le nombre à quatre cent vingt. Ces pandours parcourent sans cesse les nahias, préviennent les soulèvemens, arrêtent les voleurs, et empêchent les guerres privées ; mais de toutes leurs attributions, la plus périlleuse à exercer est l’arrestation des meurtriers. Comme en Orient le foyer est inviolable, ils ne peuvent légalement pénétrer chez un particulier, s’il leur ferme sa porte. Devant cette difficulté, le vladika s’y est pris comme Alexandre en face du nœud gordien ; il fait mettre le feu à la maison du coupable, que les flammes obligent de s’échapper. Mort civilement, dépouillé de ses terres et de son bétail, qui sont remis aux parens de sa victime, le meurtrier s’enfuit avec ses armes, seul bien qui lui reste, et va chercher asile chez les Turcs, à moins qu’il ne soit reçu par quelque tribu d’ouskoks confédérés. Cette justice peu humaine, puisqu’elle dépouille de tous leurs biens les enfans du coupable, est, il faut le dire, d’une application exceptionnelle, elle ne frappe que les meurtriers puissans, qui, aidés de leurs nombreux serviteurs, espèrent pouvoir affronter le blocus des pandours. Pour les criminels vulgaires, qui s’enfuient ordinairement dans les forêts, leurs biens sont épargnés. Lorsque le sénat a condamné l’un d’eux à mort, on prend dans chaque tribu un ou deux guerriers, et tous ensemble tirent sur le condamné, qui se présente au feu sans aucune chaîne, à une distance de quarante pas. S’il tombe, sa tribu ignore qui l’a tué, et ne sait contre qui exercer la vengeance du sang. S’il n’est que blessé, comme il a cependant subi la sentence fatale, il est gracié. Enfin, s’il n’est pas atteint, il s’échappe et passe libre chez les ouskoks. Quelque faible qu’elle soit encore, cette justice publique servira cependant à hâter l’abolition de la justice privée et du droit de krvina.

Une autre mesure, bien plus favorable à l’établissement d’un gouvernement régulier, a été l’acceptation de l’impôt. Ce n’était pas une difficulté médiocre que d’asservir à ce point un peuple accoutumé à lever depuis des siècles l’impôt sur ses ennemis, sans en payer jamais aucun à ses chefs. Les vladikas précédens n’avaient élevé si haut, parmi les Gréco-Slaves, la réputation de la montagne Noire, qu’en maintenant cette liberté plénière. — Nous nous battons contre les Turcs pour être exempts du haratch ; autant redevenir rayas, s’il nous faut payer un impôt, — disaient les Tsernogortses entre eux. Mais les hommes du saint vladika parcoururent le pays ; chaque maison ou famille fut taxée à cinq francs seulement par année ; on garantit au peuple le droit de surveiller l’emploi de ses deniers, et il paya. Deux knèzes, qui refusaient l’impôt, ayant été, dit-on, fusillés pour l’exemple, en 1840, il n’y a, depuis ce temps, plus de résistance.

Il serait difficile à l’étranger d’avoir une opinion arrêtée pour ou contre ces réformes, qui touchent trop directement aux intérêts les plus intimes du pays pour être jugées du dehors. On doit désirer seulement que l’existence individuelle des tribus ne soit pas trop brusquement brisée. Ce n’est que par une gradation naturelle, c’est à-dire très lente, que le Tsernogore pourra s’élever à la civilisation sans perdre les riches élémens de liberté et de patriotisme qui l’ont soutenu jusqu’à ce jour. Parmi les moyens de régénération, le plus fécond, sans doute, serait d’établir dans les villages des écoles élémentaires, pareilles à celle que Pierre II a fondée à Tsetinié, pour que la jeunesse d’élite pût au moins apprendre à lire et à écrire. Les seules écoles du pays sont les presbytères des popes, qui prennent ordinairement un ou deux élèves, dont ils se servent comme de valets, et auxquels ils enseignent à déchiffrer les vieux missels slavons. Des écoles serviraient, plus sûrement que les gendarmes, à effacer les préjugés barbares ; mais il faudrait que l’enseignement y fût dégagé de toute influence européenne, qu’il ne reposât que sur les idées et la tradition nationales. Ceux qui voudraient envoyer des jeunes gens du peuple se former à l’étranger courent le risque d’introduire dans leur pays, avec ces jeunes civilisés, les modes d’Europe, et des goûts de luxe et de jouissances incompatibles avec la pauvreté et la vie militaire des Tsernogortses. L’expérience prouve déjà que ceux qui ont été élevés ainsi se dégoûtent tous de la patrie ; ils aiment mieux être commis de boutique à Kataro que vivre librement dans la montagne.

Mais, demandera-t-on, le Tsernogore a-t-il donc de l’avenir ? Que répondre à cette question ? L’Europe orientale a déjà eu plusieurs républiques célèbres formées, comme le Tsernogore, d’une réunion d’ouskoks, et toutes ont disparu, depuis celle des Zaporogues de l’Oukraine, immolés par Catherine-la-Grande, jusqu’aux Souliotes d’Albanie, que notre époque a vus si glorieusement succomber. Les ouskoks du Tsernogore auront-ils la même fin que leurs devanciers ? Plusieurs raisons nous portent à espérer pour eux un meilleur sort. Ils s’appuient sur une nation nombreuse, qui a tout intérêt à les soutenir, au moins jusqu’à ce qu’elle soit elle-même réhabilitée. L’antique Sparte n’était-elle pas aussi un nid de brigands organisé au sein du monde classique ? N’était-ce pas aussi le Tsernogore de la Grèce ? Et pourtant cette montagne Noire des Hellènes fut le dernier état grec qui resta debout, et qui se défendait encore quand tous les autres n’étaient plus. Jaloux de toute gloire slave, les publicistes allemands conspirent pour signaler à l’Europe le Tsernogore comme une colonie russe, et son vladika comme un natchalnik impérial. Ils citent comme une irrécusable preuve de cette assertion la pension de 85,000 francs que le consul russe de Raguse fait passer annuellement à Pierre II. Mais cette pension, que touchait déjà Pierre Ier, date de l’époque où ce vladika se ligua avec les Russes contre les Français de la Dalmatie ; c’est une indemnité stipulée pour les pertes pécuniaires que l’archevêque tsernogortse, ou plutôt son siége, éprouva quand le gouvernement français retrancha de son domaine spirituel les succursales ecclésiastiques dalmates qui avaient jusqu’alors relevé de Tsetinié. Cette pension est donc une dette contractée par la Russie, et qu’elle devrait acquitter même dans le cas où son créancier lui deviendrait hostile.

Que le vladika Pierre Ier ait recommandé au peuple dans son testament de ne jamais manquer de reconnaissance envers la Russie, que Pierre II ait envoyé en 1840 ses deux neveux étudier à Pétersbourg, que des chargemens de blé russe soient fréquemment envoyés d’Odessa à la montagne Noire, et que les icones et vases sacrés de Tsetinié soient des présens du tsar, tout cela ne prouve rien contre le patriotisme des Tsernogortses. Un homme raisonnable peut-il même leur reprocher d’aimer le tsar, quand ce monarque est le seul qui les aide ? Faites-leur du bien, et ils vous aimeront comme ils aiment leur bienfaiteur du Nord. Des bienfaits, répondra-t-on, ne nous gagneraient pas la sympathie de schismatiques qui ne savent aimer que leurs coreligionnaires. Cette assertion, devenue banale, est contredite par l’histoire. Le dévouement qu’ils ont aujourd’hui pour le tsar schismatique, ils l’avaient auparavant pour le catholique césar de Vienne, quand c’était l’Autriche et non la Russie qui jouissait de l’initiative en Orient. Alors l’Autriche n’avait qu’un signe à faire pour provoquer l’insurrection des rayas serbes, qui émigraient en assez grand nombre pour former, entre la Turquie et la Hongrie, un royaume entier, la Slavonie. La république latine de Venise avait également possédé toute l’amitié des Tsernogortses, qui prouvaient ainsi au monde qu’on accuse à tort ces guerriers de faire prévaloir la religion sur les intérêts politiques. Malgré l’antipathie naturelle de son peuple pour les Allemands, le vladika actuel voulait se faire sacrer à Vienne et contracter alliance avec l’Autriche ; mais le cabinet impérial, par son extrême circonspection et sa froideur dédaigneuse, déconcerta Pierre II, qui partit pour Pétersbourg, où il obtint les plus grands honneurs et toutes les garanties demandées inutilement à Vienne.

Non content de soutenir les Serbes chez eux, le tsar cherche encore à les attirer dans ses armées, et c’est surtout aux Tsernogortses qu’il s’adresse. Le bruit s’était même répandu en Serbie l’année dernière que, désespérant de trouver dans les steppes de son empire une race d’hommes capables de lutter contre les Tcherkesses, il s’était tourné vers la montagne Noire. Mille familles, par conséquent plusieurs milliers de guerriers, avaient consenti, moyennant une solde considérable, à émigrer dans le Caucase. Nul doute que ces montagnards ne fussent pour les Tcherkesses de bien plus terribles rivaux que les Kosaques ; ils ont d’ailleurs, avec les héros caucasiens, plus d’un trait de ressemblance : on retrouve chez eux la taille élancée, le regard fixe et ardent, la démarche audacieuse, les passions implacables, mais franches, des montagnards circassiens. Malheureusement, ils n’ont pas plus que les Tcherkesses les habitudes régulières du soldat européen. Renfermé dans le cercle étroit de la vie de caserne et de l’obéissancee passive, le Tsernogortse cesse d’être un héros et n’a plus d’énergie que pour déserter ; au milieu des riches cités de l’Asie, il rêve à son troupeau, à sa cabane ; toujours étranger en Russie, il chante, perdu dans la steppe immense, sa petite montagne Noire (do goritsi tsernoï), et, s’il ne peut retourner vers sa patrie, une mort prématurée l’atteint. Il en est de lui comme de tous les Gréco-Slaves de la péninsule ; la Russie produit sur eux l’effet du climat des tropiques sur les autres Européens. On a constaté qu’un cinquième des Gréco-Slaves qui émigrent dans le grand empire meurt durant les six premières années de leur expatriation.

Si le cabinet russe soutient le Tsernogore et la Serbie avec persévérance, ce n’est pas qu’il espère en amener les habitans à se ranger volontairement sous son obéissance ; c’est que, même libres, les Monténégrins lui sont très utiles. Occupât-elle Constantinople, la Russie ne peut prétendre à posséder toute la Turquie d’Europe jusqu’à l’Adriatique ; elle aura donc toujours le plus grand intérêt à ce qu’il existe sur cette mer un état indépendant qui paralyse les mouvemens de l’Autriche et arrête la race allemande prête à déborder dans la péninsule. La seule existence des Tsernogortses, quand même ils n’aimeraient pas la Russie, est encore avantageuse pour cette puissance par la diversion qu’elle opère au milieu de ses rivaux naturels ; c’est pourquoi le tsar doit s’opposer à ce qu’on détruise l’état tsernogortse. Cet état serait d’ailleurs très difficile à attaquer, même pour une armée européenne ; elle n’y trouverait ni gîte, ni nourriture, ni fourrage ; dans la plupart des vallons, tout lui manquerait, jusqu’à l’eau ; son artillerie la plus légère, celle même portée à dos de cheval, l’arrêterait à chaque pas. Il n’y a, du reste, que l’Autriche et la Grande-Bretagne qui seraient intéressées à faire une telle guerre, le cabinet anglais à cause de ses prétentions sur les Albanies, qu’il regarde comme des succursales de Corfou, le cabinet de Vienne à cause de l’influence contagieuse que la montagne libre exerce sur les Serbes dalmates et croates.

L’Autriche craint sans cesse pour Kataro, que les Tsernogortses réclament comme l’héritage de leurs ancêtres, quoiqu’ils aient perdu cette place depuis 1443. Il est certain que voir de tous côtés la mer battre le pied de sa montagne sans pouvoir en approcher doit causer quelque irritation à ce petit peuple, surtout s’il se souvient que la mer dont il entend les houles mugir est cette riche Adriatique dont le littoral délicieux produit à la fois la figue et l’orange, la vigne et l’olive. Ces admirables bouches de Kataro, dont les trois vastes bassins communiquent entre eux par des passes d’une défense facile, ces bouches si profondes que les plus grands vaisseaux de ligne les franchissent près des rives, se couvriraient de bâtimens de commerce entre les mains d’un peuple indépendant ; elles offriraient à des flottes nombreuses un abri sûr en tout temps contre les fréquens orages d’une mer turbulente, justement surnommée la mer du Diable par les marins anglais. Quand cette position maritime, la plus heureuse qu’offrent les pays gréco-slaves, après le golfe de Lépante et le Bosphore, était exploitée par Raguse, cette république aurait pu aisément contrebalancer Venise ; il ne lui aurait fallu, pour atteindre ce but, que le concours des intrépides populations du Tsernogore et de l’Hertsegovine ; mais Raguse était latine et ne pouvait, comme telle, posséder la confiance des Serbes orientaux. Quand l’Autriche hérita de ces bouches de Kataro, si ardemment convoitées par Napoléon, on put croire que le cabinet de Vienne allait profiter de cette bonne fortune pour se donner une marine militaire qui aurait mis ses sujets en état de disputer aux maîtres de Corfou une partie du commerce des côtes nord et nord-est de la Méditerranée. Loin de là l’Autriche, dont presque tout le corps est slave, s’obstina à garder une tête allemande ; elle fut amenée ainsi à sacrifier Raguse et Kataro au port si peu sûr de Trieste, et plusieurs de ses plus belles provinces restèrent inexploitées. Si l’on suit la sinueuse frontière qui trace, à force de détours, le long de la Turquie, une ligne de deux cent trente lieues, tandis que la ligne droite n’en aurait pas quatre vingt-dix, on gémit de voir les peuples parqués ainsi comme des troupeaux. Près de Kataro, le pays tsernogortse n’est qu’à une portée de fusil de la mer, mais une longue et sévère quarantaine met entre ces deux points si rapprochés plusieurs centaines de lieues. Cependant la mer est le seul débouché commercial de la montagne. On conçoit, nous le répétons, que ces montagnards ne voient pas sans colère un tel ordre de choses, et que, pour s’en affranchir, ils soient presque aussi portés à attaquer les Autrichiens que les Turcs. Aussi, avant que Pierre II fût nommé vladika, dirigeaient-ils fréquemment leurs tchetas contre les petites villes dalmates ; la plupart des péninsules de cette côte voient encore s’élever sur leur isthme des koulas bâties pour les protéger contre les Tsernogortses. Faut-il s’étonner que l’Autriche surveille d’un œil jaloux ce peuple qui, maître d’un point maritime quelconque, deviendrait aussitôt redoutable pour le commerce de Trieste ?

L’Angleterre ne peut pas non plus être satisfaite du rapprochement qui s’opère entre les Tsernogortses et les Mirdites des Dibres et de la Mattia. Elle craint naturellement pour sa marine ionienne les corsaires slaves de la Kraïna albanaise[22] ; elle sait que plusieurs chefs tsernogortses ont déjà des navires à eux dans l’Adriatique. Montés sur leurs bichettes, leurs faucons, leurs hirondelles, barques rapides, comme les animaux dont elles portent les noms, et qu’aucun bas-fond n’arrête, ces ouskoks de la mer, frères dévoués des ouskoks montagnards, n’auraient qu’à se mettre au service d’une grande puissance pour arrêter dans son développement le commerce de Trieste ; les armateurs même de Corfou ne pourraient plus alors se hasarder vers l’Albanie. Ainsi, pour l’Angleterre comme pour l’Autriche, le Tsernogore est un obstacle.

Quant à la France, quelle crainte ce petit pays pourrait-il lui inspirer ? Depuis que la France a perdu la place de Kataro, sans espoir bien fondé de la reconquérir, elle est devenue, autant que la Russie, l’amie naturelle du Tsernogore ; elle a même plus d’intérêt que la Russie à le voir s’agrandir, puisqu’il ne deviendrait puissant qu’aux dépens des rivaux de la France. Les raisons commerciales qui pourraient attirer les Français vers la montagne Noire sont à la vérité minimes ; cependant le commerce d’importation qui s’y fait consiste surtout en eaux-de-vie et vins de France, puis en aiguilles et en provision de poudre. Il est étrange que la poudre, si nécessaire aux guerriers, ne se fasse pas dans la montagne même ; la tribu des Rovtsi en fabrique, mais trop peu pour suffire aux besoins de ses alliés. Les transports se font à dos de mulet, et plus souvent, hélas ! à dos de femmes ; ces malheureuses reçoivent à peu près un centime par livre pour tout ce qu’elles colportent ainsi entre Kataro et Niégouchi, deux centimes quand les deux termes de la course sont Kataro et Tsetinié. Parmi les branches d’exportation, il faut citer une espèce de bois de campêche de couleur jaune, appelé en serbe radjevina, en italien scotano. C’est un arbrisseau à feuilles arrondies qu’on emploie dans la teinture et la préparation des cuirs. Tiré des montagnes de l’est, il s’apporte journellement en petits paquets aux marchés de la côte, et se charge sur des navires pour Trieste et Venise, d’où on le dirige sur Marseille. Il s’exporte aussi une quantité considérable de poissons nommés scoranze, de caviar fait avec les ovaires de ces poissons, et de castradina. Les autres objets de trafic sont des tortues, du lard, du miel, de la cire, du suif, du bois à brûler, des pelleteries, de la laine de brebis, du gibier. En entrant dans les enceintes autrichiennes où se vendent ces produits, l’habitant de la montagne Noire doit déposer ses armes dans les huttes des garde-frontières, qui les lui remettent au retour. Cette mesure de prudence est appliquée même aux paysans dalmates, qui ne peuvent entrer armés dans les forteresses du littoral, sans être accompagnés de soldats. Sur certains points, comme à Raguse, le transit a lieu sans quarantaine ; sur d’autres points, à Kataro, par exemple, on exige au contraire, la quarantaine avec rigueur, moins par crainte de la peste que pour des motifs politiques.

Malgré ces mesures hostiles de l’Autriche, les Tsernogortses n’ont jamais eu une position aussi belle que depuis 1840. La mort du terrible Ali, visir d’Hertsegovine, qui seul savait repousser leurs tchetas, et l’adjonction de plusieurs tribus voisines, ont doublé leur courage. Ils commencent à organiser quelques-unes de leurs bandes à l’européenne, et se sont procuré même de l’artillerie, ce qui ne les empêche pas de rester sagement fidèles à leur premier système de guerre, le seul qui les rende invincibles. Il serait temps que la France s’intéressât au sort de ces hommes intrépides, dont l’amitié pourrait lui être si utile dans le cas où elle aurait une guerre avec l’Allemagne. Aidée par leurs diversions, elle tiendrait en haleine toutes les provinces slaves du midi de l’Autriche, où les Serbes, tant de Hongrie que de Turquie, se hâteraient de réaliser leur antique rêve d’une vaste confédération de peuples et d’états libres, unissant le Danube à l’Adriatique. Ces populations, toutes républicaines, sont naturellement plus portées vers la France que vers tout autre pays. Cependant, lorsque notre diplomatie trouvera le temps venu d’agir enfin sérieusement, elle ne devra s’approcher des Tsernogortses qu’avec de grandes précautions ; qu’elle n’oublie pas qu’ils refusèrent de recevoir le consul que leur envoyait Napoléon, dans la crainte que sa présence au milieu de leurs assemblées ne gênât l’indépendance des délibérations. Quoique plus avancés qu’en 1810, ils en sont encore à redouter dans un consul soit un espion, soit un dominateur ; la Russie elle-même n’oserait risquer sa popularité en accréditant un pareil agent à Tsetinié. Libre de tout joug étranger, cette petite république n’a donc à craindre que des agitateurs nés dans son propre sein. Depuis la mort du vladika Pierre Ier, qui, dans son admiration naïve pour le droit public de l’Europe, avait si ardemment réclamé en faveur de sa montagne l’intervention des grands empires, aucune théorie apportée d’Occident n’est venue égarer ce peuple à la fois primitif et chrétien. Les Tsernogortses sauveront-ils de toute atteinte cette fière indépendance ? C’est à eux de nous répondre en conciliant de plus en plus dans une féconde alliance le culte de la civilisation avec les exigences du caractère national.


Cyprien Robert.
  1. Voyez les livraisons du 1er  février, du 1er  juin et du 1er  août 1842.
  2. Nous emploierons les mots indigènes Tsernogore et Tsernogortses de préférence aux dénominations purement italiennes de Monténégro et Monténégrins.
  3. Voyage historique et politique au Monténégro, contenant l’origine des Monténégrins, peuple autocthone ou aborigène et très peu connu. 2 vol. in-8o. Paris, 1820.
  4. C’est-à-dire sans vengeance.
  5. Femme musulmane.
  6. Viande de chèvre et de mouton fumée qui se prépare avec une adresse toute particulière dans la tribu tsernogortse des Niégouchi.
  7. Son rapport existe manuscrit à la bibliothèque de Saint-Marc, sous ce titre : Relazione e Descrizione del sangiacato di Scutari, 1614. 44 feuilles in-4o, classe 6e, code 176.
  8. Ein besuch auf Montenegro. Stuttgard, 1841.
  9. Proscrits serbes dont les émigrations ont peuplé cette montagne.
  10. Nymphes chrétiennes qui figurent dans les légendes serbes.
  11. Grande bataille où l’empire serbe a été détruit par le sultan Amurat.
  12. De là le mot d’ouskok, littéralement celui qui a sauté dedans.
  13. La pomme est encore pour les peuples slavo-grecs, comme au temps d’Hélène et du berger Pâris, le symbole de l’hymen et de la beauté.
  14. Cette piesma se chante encore aujourd’hui dans la famille des Martinovitj.
  15. Tome IIe de la Grlitsa, 1836.
  16. Tome IIe, 1836.
  17. Ce mot désigne tous les pays maritimes où l’on parle serbe.
  18. Gouverneur civil et dépositaire du pouvoir exécutif de la république.
  19. Grlitsa, tome {{rom-maj|IV}{e, 1838
  20. Littéralement iounakerie, la réunion de tous ceux qui vivent en hommes de courage et d’honneur.
  21. Cette paix, qui consacrait une spoliation, ne pouvait être solide. Aussi vient-elle d’être rompue par les montagnards, qui recommencent leurs irruptions sur les territoires en litige.
  22. Le nom de Kraïna, qui signifie littéralement frontière, désigne toute colonie fondée par des Slaves.