Le Monde comme volonté et comme représentation/Suppléments au premier livre/Chapitre XIII

Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 265-267).


CHAPITRE XIII
À PROPOS DE LA MÉTHODOLOGIE DES MATHÉMATIQUES[1]

La méthode de démonstration d’Euclide a produit sa propre parodie, la caricature la meilleure qu’on en puisse faire, dans la célèbre discussion sur la théorie des parallèles et dans les vains essais, renouvelés chaque année, de démontrer le onzième axiome. Cet axiome énonce, en effet, et rend visible à l’aide d’une troisième droite sécante, que deux droites qui tendent l’une vers l’autre (car c’est cette position qu’exprime la formule « être plus petit que deux droits » ), si elles sont suffisamment prolongées, finiront par se rencontrer : cette vérité paraît trop compliquée aux mathématiciens pour qu’ils l’acceptent comme évidente par elle-méme, et c’est pourquoi ils en cherchent une démonstration ; mais cette démonstration ils ne réussissent jamais à la trouver, précisément parce que la vérité en question est d’une certitude on ne peut plus immédiate. Ce scrupule de conscience me remet en mémoire la question de droit si plaisamment formulée par Schiller.

« Depuis des années déjà je me sers de mon nez pour flairer ;
Mais puis-je établir que j’ai sur lui un droit réel ? »

Il me semble même que, dans ces tentatives de démonstration, la méthode logique atteint le comble de la niaiserie. Mais au moins ces discussions et les vains essais qu’on fait pour représenter ce qui est certain immédiatement comme l’étant seulement médiatement, ont l’avantage de marquer entre l’indépendance et la clarté de l’évidence intuitive d’une part, et d’autre part l’inutilité et la difficulté de la démonstration logique, un contraste aussi instructif qu’amusant. Car si, dans la question qui nous occupe, les mathématiciens ne se contentent pas de la certitude immédiate, c’est parce qu’elle n’est pas purement logique, qu’elle ne découle pas du concept, c’est-à-dire ne repose pas uniquement sur le rapport de l’attribut au sujet, en vertu du principe de contradiction. Or cet axiome est un jugement synthétique a priori, et comme tel porte en lui la garantie de l’intuition pure, non empirique, laquelle est aussi immédiate et aussi certaine que le principe de contradiction luimême, dont toute démonstration emprunte sa certitude. Ce que nous venons de dire est vrai au fond de tout théorème géométrique, et il est fort délicat en cette matière de marquer la limite qui sépare ce qui est immédiatement certain de ce qui a besoin d’être démontré. — Je m’étonne plutôt qu’on n’attaque pas le huitième axiome : « Deux figures qui coïncident sont égales. » Car, ou la coïncidence n’est qu’une simple tautologie, ou elle est quelque chose de complètement empirique, qui ne relève pas de l’intuition pure, mais de l’expérience sensible. La coïncidence suppose en effet la mobilité des figures : mais il n’y a que la matière qui soit mobile dans l’espace. Par conséquent, s’appuyer sur la coïncidence, c’est quitter le domaine de l’espace pur, seul élément de la géométrie, pour passer au matériel et à l’empirique.

Les mathématiciens sont très fiers de l’inscription que Platon passe pour avoir placée à l’entrée de son école Ἀγεωμέτρητος μηδεὶς εἰσίτω : il est probable que si Platon exigeait de ses disciples la connaissance des figures géométriques, c’est uniquement parce qu’il les considérait comme des essences intermédiaires entre les idées éternelles et les objets particuliers, ainsi qu’Aristote le fait remarquer à plusieurs reprises dans sa Métaphysique (principalement I, ch. VI, pp. 887,998 et Scholia, p. 827, éd. de Berlin). De plus, ces figures présentaient à ses yeux l’avantage de rendre plus facilement sensible le contraste entre les formes éternelles, ou Idées, existant en soi, et les objets particuliers éphémères, et de pouvoir devenir ainsi la base de la doctrine des Idées, centre de la philosophie de Platon, bien plus, seul dogme théorique sérieux qu’il ait énoncé : aussi dans son exposition de cette doctrine partait-il de la géométrie. C’est dans le même sens qu’il faut entendre ces paroles du scholiaste d’Aristote (pp. 12,15), suivant lesquelles Platon considérait la géométrie comme un exercice préparatoire, habituant les élèves à s’occuper d’objets immatériels, alors que dans la vie pratique ils n’avaient eu affaire jusque-là qu’à des choses corporelles. Voilà donc comment Platon entendait recommander la géométrie aux philosophes : on n’est pas autorisé à donner à cette recommandation une importance plus considérable. Je conseillerai même à ceux qui veulent se renseigner au sujet de l’influence des mathématiques sur nos facultés intellectuelles et de leur utilité pour la culture scientifique générale, de lire une dissertation très approfondie et très érudite parue sous la forme d’un compte rendu d’un livre de Whewell, dans la Edinburgh Review de janvier 1836 : l’orateur, W. Hamilton, professeur de logique et de métaphysique en Écosse, l’a publiée plus tard sous son nom avec quelques autres dissertations. Cette étude a d’ailleurs trouvé un traducteur allemand et a été éditée à part sous le titre : Über den Wert und Unwert der Mathematik, 1836 (De la valeur et de la non-valeur des mathématiques). Elle aboutit à cette conclusion que la valeur des mathématiques n’est que médiate, c’est-à-dire qu’on peut utilement les appliquer à des fins qu’il n’est possible d’atteindre que par elles, mais qu’en elles-mêmes les mathématiques laissent l’esprit où elles l’ont trouvé, et en entravent plutôt qu’elles n’en favorisent le développement et la culture générale. Cette conclusion est fortement motivée non seulement par un examen critique approfondi de l’activité d’esprit en mathématiques, mais encore par une foule d’exemples et d’autorités bien choisies. La seule utilité immédiate que l’auteur reconnaisse aux mathématiques, c’est de fixer l’attention d’esprits frivoles et inconstants. — Descartes même, qui fut célèbre comme mathématicien, a porté sur les mathématiques le même jugement. Dans la Vie de Descartes, par Baillet, il est dit, au livre II, ch. VI, p. 54 : « Sa propre expérience l’avait convaincu du peu d’utilité des mathématiques, surtout lorsqu’on ne les cultive que pour elles-mêmes… Il ne voyait rien de moins solide, que de s’occuper de nombres tout simples et de figures imaginaires, etc. »



  1. Ce chapitre correspond au § 15 du premier volume.