Le Monde comme volonté et comme représentation/Suppléments au premier livre/Chapitre XII

Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 254-264).


CHAPITRE XII
THÉORIE DE LA SCIENCE[1]

De l’analyse, donnée dans les chapitres précédents, des diverses fonctions de notre intellect, il résulte que pour en faire, soit à un point de vue théorique, soit à un point de vue pratique, un usage conforme aux règles, il faut satisfaire aux conditions suivantes : 1° aperception nette et intuitive des objets réels pris en considération, de leurs qualités essentielles et de leurs rapports, en un mot des données ; 2° formation par le moyen de ces données de concepts exacts, c’est-à-dire subsomption de ces qualités sous des idées abstraites qui leur conviennent, et qui deviendront la matière du travail de pensée ultérieur ; 3° comparaison de ces concepts tant avec l’intuition, qu’entre eux-mêmes, ainsi qu’avec le reste de nos concepts, de sorte qu’on puisse en tirer des jugements exacts, se rapportant à la question, qui l’embrassent entièrement et l’épuisent ; en un mot appréciation exacte de la question ; 4° coordination de ces jugements, qui les combine en prémisses de raisonnements ; cette combinaison peut différer selon le choix et la disposition des jugements, et pourtant c’est d’elle que dépend avant tout le véritable résultat de l’opération tout entière.

Ce qui importe en l’espèce, c’est que, parmi tant de combinaisons possibles des jugements ayant rapport à l’objet en question, la libre réflexion trouve à propos la combinaison efficace et décisive. — Si dans la première de ces opérations, c’est-à-dire dans l’intuition des objets et des rapports, quelque point a échappé à notre attention, toutes les opérations consécutives de l’esprit, si régulières et si justes qu’elles puissent être, n’empêcheront pas le résultat d’être faux : c’est dans l’intuition, en effet, que sont déposées les données, c’est-à-dire la matière de tout le travail intellectuel. Faute d’être certain d’avoir réuni toutes les données et de les avoir exactement établies, il faut s’abstenir, dans toute question importante, d’un jugement définitif.

Un concept est juste ; un jugement vrai ; un corps réel ; un rapport évident. — Une proposition d’une certitude immédiate est un axiome. Seuls les principes de la logique, ainsi que les principes intuitivement obtenus de la mathématique et la loi de causalité, possèdent une certitude immédiate. — Une proposition d’une certitude médiate est un théorème ; la démonstration est ce par quoi s’établit la certitude médiate. — Si on accorde la certitude immédiate à une proposition qui en réalité ne l’a pas, on commet une pétition de principe. — Une proposition, qui s’appuie immédiatement sur l’intuition empirique, est une assertion : pour confronter l’assertion avec la réalité, il faut du jugement. L’intuition empirique ne peut fonder que des vérités particulières, non des vérités générales : il est vrai que par la fréquence de la répétition, les vérités empiriques acquièrent une certaine généralité, mais une généralité relative seulement et précaire, puisqu’elle est toujours sujette à caution. — Si, au contraire, une proposition a une valeur générale absolue, l’intuition sur laquelle elle s’appuie n’est plus empirique, mais a priori. Par conséquent, la logique et les mathématiques sont les seules sciences qui possèdent une certitude parfaite ; aussi bien ne nous enseignent-elles que ce que nous savions déjà antérieurement, car elles ne font que préciser et développer ce que nous connaissons a priori, je veux dire les formes de notre propre connaissance, la forme pensante et la forme intuitive. Ces sciences sont entièrement tirées de nous-mêmes Tout autre savoir est empirique.

Une démonstration en démontre trop, lorsqu’elle s’étend à des objets ou des cas, auxquels la chose à démontrer n’est manifestement pas applicable ; alors elle est réfutée par eux apagogiquement. — La deductio ad absurdum consiste à prendre comme majeure l’assertion fausse énoncée, à y adjoindre une mineure exacte pour aboutir à une conclusion qui contredise des faits d’expérience ou des vérités évidentes. Une telle réfutation détournée doit être possible pour toute théorie fausse, si toutefois ceux qui en sont partisans reconnaissent et accordent au moins une vérité : car, en ce cas, les conséquences tirées de l’assertion fausse et, d’autre part, les conséquences de la vérité en question, pourront être poussées assez loin pour qu’il se produise deux propositions diamétralement contradictoires. Platon offre de brillants échantillons de ce procédé de véritable dialectique.

Une hypothèse juste n’est autre chose que l’expression vraie et complète du fait qui est devant nous, et que l’auteur de l’hypothèse a saisi intuitivement dans son être propre et sa connexion intime. Elle ne nous dit que ce qui se passe réellement.

L’opposition de la méthode analytique et de la méthode synthétique est déjà indiquée chez Aristote, elle n’est expressément développée pour la première fois que par Proclus, qui dit fort justement : Μέθοδοι δὲ παπαδίδονται· ϰαλλίστη μὲν ἡ διά τῆς άναλύσεως ἐπ’ἄρχην ὁμολογουμένην ἀναγούσα τὸ ζητούμενον • ἓν ϰαὶ Πλάτων, ὤς φάσι, Λαοδάμαντι παρέδωϰεν. ϰ. τ. λ. [Methodi traduntur sequentes : pulcherrima quidem ea, quæ per analysin quæsitum refert ad principium, de quo jam convenit ; quam etiam Plato Laodamanti tradidisse dicitur]. (Inprimum Euclidis librum, I. III). La méthode analytique consiste à ramener ce qui est à démontrer à un principe accordé, la méthode synthétique à déduire d’un tel principe ce qui est à démontrer. Ces deux procédés ont donc quelque analogie avec l’ἐπαγώγη et l’άπαγώγη dont nous avons parlé au ch. ix, sauf que cette dernière ne vise jamais à établir, mais bien à réfuter des propositions. La méthode analytique va des faits, du particulier, aux principes, au général ; l’autre procède d’une manière inverse. Aussi serait-il plus juste de les désigner sous le nom de méthodes inductive et déductive, car les qualifications usitées sont impropres et expriment mal la chose.

Si un philosophe voulait commencer par élaborer la méthode suivant laquelle il philosophera, il aurait l’air d’un poète qui composerait tout d’abord une esthétique pour y conformer ensuite son inspiration ; tous deux ressembleraient à un homme qui commencerait par se fredonner à lui-même un air et qui danserait ensuite. L’esprit pensant doit trouver sa voie par une impulsion naturelle : la règle et l’application, la méthode et la doctrine doivent se présenter ensemble, inséparablement unies comme la matière et la forme. Mais une fois que l’on sera arrivé, il sera bon de jeter un regard en arrière sur le chemin parcouru. L’esthétique et la méthodologie sont, en vertu même de leur nature, postérieures à la poésie et à la philosophie, de même que la grammaire est née après le langage, la basse continue après la musique et la logique après la pensée.

Qu’on me permette de faire ici une remarque qui arrêtera peut-être à temps les progrès d’un mal dont nous sommes envahis. — Le latin a cessé d’être la langue de toutes les recherches scientifiques, et cela est regrettable, car l’Europe ne possède maintenant que des littératures scientifiques nationales et non plus une littérature scientifique commune, et de la sorte chaque savant ne s’adresse plus qu’à un public restreint, soumis à toutes les petitesses et à tous les préjugés nationaux. De plus, le savant devra étudier maintenant à côté du latin et du grec les quatre langues principales de l’Europe. Cette étude sera considérablement facilitée par ce fait, que les termes techniques des diverses sciences, à l’exception de la minéralogie, sont des mots grecs et latins que nos aïeux nous ont transmis. Aussi toutes les nations les conservent-elles prudemment. Seuls, les Allemands ont eu la malheureuse idée de germaniser ces termes techniques. Ce qui présente deux grands inconvénients. Tout d’abord, le savant étranger et aussi le savant allemand sont obligés d’apprendre deux fois les termes techniques de leur science, travail fort long et pénible, surtout quand ces termes sont aussi nombreux qu’en anatomie, par exemple. Si les autres nations n’étaient pas plus sages à cet égard que les Allemands, il nous faudrait apprendre cinq fois chaque terme technique. Si les Allemands continuent à germaniser de cette façon, les savants étrangers finiront par ne plus lire leurs ouvrages, d’autant que nos savants écrivent dans un style négligé, prolixe, souvent même affecté et sans goût, et n’ont nul égard au lecteur et à ses commodités. — En second lieu, ces traductions allemandes des termes techniques sort presque toujours des mots longs, rapiécés, maladroitement choisis, traînants et sonnant mal ; ne tranchant pas fortement sur le reste de la langue, ils ne se gravent pas facilement dans la mémoire, tandis que les expressions latines et grecques, choisies par les immortels créateurs des diverses sciences, ont toutes les qualités opposées, et grâce à leur son harmonieux s’impriment facilement dans la mémoire. Stickstoff lieu d’azote, n’est-ce pas là un mot hideux et cacophonique ? Les mots de « verbe, substantif, adjectif » se retiennent et se distinguent plus facilement que les termes allemands correspondants Zeitwort, Nennwort, Beiwort. J’en dirai autant du mot Umstandwort qui sert à désigner l’adverbe. Cette manie est tout à fait insupportable en anatomie, sans compter qu’elle est commune et triviale. Déjà Pulsader et Blutader sont plus faciles à confondre au premier coup d’œil que les mots artère et veine ; mais ce qui est la confusion même, ce sont des expressions comme Fruchtälter, Fruchtgang, Fruchleiter, au lieu de uterus, vagina, tuba Faloppii, que chaque médecin doit connaître, qui sont communes à toutes les langues européennes ; de même Speiche et Ellenbogenröhe, au lieu de radius et ulna que toute l’Europe connaît depuis des siècles ; pourquoi alors ces germanismes maladroits, confus, traînants et insipides ? Non moins répugnante est la traduction des termes techniques en logique, où nos sublimes professeurs de philosophie ont créé une terminologie nouvelle, chacun ayant la sienne propre. Chez G.-E. Schulze, par exemple, le sujet s’appelle Grundbegriff (concept fondamental), l’attribut Beilegungsbegriff (concept d’attribution) ; nous trouvons chez lui des Beilegungsschlüsse (raisonnements d’attribution), des Voraussetzungsschlüsse (raisonnements de supposition) et des Entgegensetzungsschlüsse (raisonnements de contradiction) ; les jugements, au lieu d’avoir une quantité, une qualité, une relation et une modalité, ont Grösse, Beschaffenheit, Verhältnis, Zuverlässigkeit. Cette teutomanie produit dans toutes les sciences la même impression répugnante. En outre, les expressions latines et grecques ont l’avantage de marquer le concept scientifique d’une empreinte propre, de le mettre ainsi en dehors des mots d’usage commun et des associations d’idées qui s’attachent à ces derniers. Au contraire, quand on dit « Speisebrei » (bouillie d’aliments) au lieu de chyme, on a l’air de parler de la nourriture des petits enfants ; et Lungensack (sac des poumons) au lieu de pleura, Herzbeutel (bourse du cœur) au lieu de pericardium sembleraient plutôt appartenir à la langue des bouchers qu’à celle des anatomistes. Enfin, l’usage des anciens termes techniques entraînait nécessairement l’étude des langues anciennes, étude que l’emploi des langues vivantes dans les recherches scientifiques tend de plus en plus à supprimer. Mais si on en arrive là, si l’esprit des anciens, qui est intimement lié à leur langue, disparaît de l’enseignement, une platitude vulgaire et brutale s’emparera de toute la littérature. Car les œuvres des anciens sont l’étoile polaire qui doit nous guider dans nos aspirations artistiques et littéraires qu’elle disparaisse de l’horizon, et nous sommes perdus. Déjà, aujourd’hui, on reconnaît au style piteux et inepte de la plupart des écrivassiers qu’ils n’ont jamais écrit en latin[2]. C’est à bon droit qu’on a appelé du nom d’ « humanités » le commerce avec les auteurs de l’antiquité, car c’est grâce à eux que l’écolier devient homme, en entrant dans un monde pur encore de toutes les contorsions et de toutes les grimaces du moyen âge et du romantisme ; ces perversions se sont tellement emparées du monde européen, qu’aujourd’hui encore nous les apportons avec nous en naissant, et qu’il faut nous en débarrasser avant tout pour redevenir purement et simplement des hommes. Ne croyez pas que votre sagesse moderne puisse remplacer l’antiquité à cet égard et nous donner le sceau de l’humanité ; vous n’êtes pas, comme les Grecs et les Romains, des êtres libres de naissance, des enfants de la nature que n’a point souillés le préjugé. Vous êtes les fils et les héritiers du moyen âge barbare et de son esprit inepte, des inventions honteuses des prêtres, de la vanité brutale de la chevalerie. Sans doute, l’esprit clérical et l’esprit chevaleresque touchent à leur fin, mais il vous est encore impossible de vous développer à l’aide de vos seules forces. Votre littérature, si elle n’est formée à l’école des anciens, dégénérera en un bavardage vulgaire et prud’hommesque.

— Pour toutes ces raisons, je donne à nos savants ce conseil d’ami, de mettre fin le plus tôt possible à leur teutomanie.

Puisque l’occasion s’en présente, qu’il me soit permis de critiquer les abus inouïs dont l’orthographe allemande est victime depuis quelque temps. Les écrivains de toute catégorie ont entendu parler de brièveté de l’expression, mais sans savoir que cette brièveté consiste à omettre soigneusement tout ce qui est superflu, leurs propres écrits par exemple ; ils croient atteindre à cette qualité, en rognant les mots, comme les filous rognent les monnaies, et en escamotant sans plus toute syllabe qui leur paraît superflue, parce qu’ils n’en comprennent pas la valeur. Ainsi nos prédécesseurs ont dit, avec un fin discernement des nuances, Beweis et Verweis (preuve, réprimande), tandis qu’eux disent Nachweisung[3] (renvoi) : la différence, fort délicate, analogue à celle qui existe entre Versuch et Versuchung (essai, tentation), entre Betracht et Betrachtung (rapport, considération), n’a pu entrer dans ces oreilles barbares, dans ces crânes obtus, et alors ils ont inventé le mot Nachweis (même sens que Nachweisung) qui est aussitôt devenu d’un usage général ; car pour qu’une idée nouvelle devienne populaire, il suffit qu’elle soit lourde, pour qu’un solécisme entre dans le domaine commun, il suffit qu’il soit grossier. Beaucoup de mots ont été victimes d’une amputation analogue au lieu de « Untersuchung (recherche), on écrit Untersuch ; au lieu de allmälig (peu à peu), mälig ; au lieu de beinahe (presque), nahe », etc. Si un Français se hasardait à écrire près pour presque, un Anglais most pour almost, on rirait de lui comme d’un fou en Allemagne, au contraire, une folie de ce genre vous vaut la réputation d’un esprit original. Plusieurs chimistes emploient déjà löslich et unlöslich (soluble, insoluble) au lieu de unauflöslich ; et si les grammairiens ne leur donnent pas sur les doigts, ils priveront ainsi la langue d’un mot précieux. Ce qui est löslich (qui peut être défait), c’est un nœud, un cordon de souliers, ce qui est auflöslich (soluble), c’est tout ce qui disparaît entièrement dans un liquide, comme le sel dans l’eau. Auflösen est le terminus ad hoc, qui exprime ce rapport et rien autre, isolant ainsi un concept déterminé c’est ce concept que nos subtils transformateurs de la langue veulent faire entrer dans le moule lösen ; pour être conséquents, ils devraient dès lors, au lieu de ablösen, auslösen, einlösen (relever une sentinelle, racheter, acquitter), dire toujours et partout lösen », et ôter ainsi à la langue toutes ses expressions précises. Or, appauvrir la langue d’un mot, c’est appauvrir la pensée de la nation d’un concept. Et voilà pourtant où tendent les efforts combinés de presque tous nos écrivains depuis quelque vingt ans : car les exemples que j’ai donnés ici pourraient se multiplier par centaines, et ce misérable abatage de syllabes sévit comme un fléau. Ces gens supputent les syllabes et ne se font aucun scrupule d’estropier un mot, ou d’en employer un dans une acception fausse, pourvu qu’ils puissent faire une économie de deux lettres seulement. Quand on n’est pas capable d’avoir des pensées neuves, on veut du moins mettre en circulation des mots nouveaux, et chaque barbouilleur d’encre se croit appelé à perfectionner la langue. Les plus impudents de tous sont les journalistes, et comme leurs feuilles, grâce à la trivialité de leur contenu, ont le public le plus nombreux et un public qui ne lit guère que le journal, la langue est ainsi menacée d’un grand danger ; aussi émettrai-je très sérieusement l’idée de les soumettre à une censure orthographique, ou de leur faire payer une amende pour tout mot mutilé ou qui ne sera pas usuel : car y a-t-il quelque chose de plus indigne, que de voir des changements dans la langue émaner de la forme la plus basse de la littérature ? La langue, surtout quand elle est presque primitive comme la langue allemande, est l’héritage le plus précieux de la nation ; elle est en outre une œuvre d’art d’une complexité extrême qu’il est facile de gâter, qu’il est impossible de refaire, aussi noli me tangere. D’autres peuples l’ont compris : ils ont montré un grand respect, une sorte de piété, à l’égard de leur langue, bien qu’elle fût relativement plus imparfaite ; aussi la langue de Pétrarque et de Dante ne diffère-t-elle pas sensiblement de la langue italienne contemporaine ; aussi Montaigne est-il facile à lire ainsi que Shakespeare dans ses plus anciennes éditions. — Il est même bon pour l’Allemand d’avoir des mots longs ; comme il pense lentement, ils lui laissent du temps pour réfléchir. — Cette économie dans le langage, qui est en vogue aujourd’hui, se manifeste encore dans plusieurs phénomènes caractéristiques : ainsi nos modernes emploient, en dépit de la logique et de la grammaire, l’imparfait au lieu du parfait et du plus-que-parfait ; ils mettent souvent le verbe auxiliaire dans leur poche ; ils emploient l’ablatif au lieu du génitif ; pour économiser quelques particules logiques, ils font des périodes si entortillées qu’il faut s’y prendre à quatre fois pour en saisir le sens : car ils économisent uniquement le papier et non le temps du lecteur ; pour les noms propres ils procèdent comme les Hottentots et n’indiquent le cas ni par la flexion, ni par l’article que le lecteur devine. Ils aiment surtout à escamoter les voyelles doubles et l’h d’allongement, ces lettres sacrées à la prosodie ; procéder ainsi, c’est comme si on voulait bannir du grec l’η et l’ω et les remplacer par l’ε et l’ο. Ceux qui écrivent Scham, Mürchen, Mass, Spass[4], devraient écrire aussi Lon, San, Stat, Sat, Jar, Al, etc.[5]. Mais nos descendants croiront, puisque l’écriture est l’image de la prononciation, qu’on doit prononcer aussi comme on écrit, et il ne restera de la langue allemande qu’un bruit sourd et rude de consonnes ; toute prosodie sera perdue. L’orthographe Literatur au lieu de Litteratur, est très employée aussi, toujours par raison d’économie. Pour défendre cette suppression, on donne comme étymologie de ce mot le participe du verbe linere. Or linere signifie enduire, barbouiller : aussi l’orthographe usitée aujourd’hui me paraît-elle convenir admirablement à la plus grande partie des livres allemands contemporains, de telle sorte qu’on peut en effet distinguer une très grande Literatur (barbouillage) et une Litteratur (littérature) très restreinte. — Si l’on veut arriver à la brièveté du style, qu’on l’anoblisse et qu’on évite de bavarder et de ressasser inutilement : on n’aura pas besoin alors, pour cause de cherté du papier, d’escamoter lettres et syllabes. Mais écrire tant de pages et de livres inutiles, pour rattraper cette dépense exagérée de temps et de papier sur des syllabes et des lettres qui n’en peuvent mais, en vérité c’est le comble de ce qu’en anglais on appelle être pennywise and pound foolish[6]). — Il est regrettable qu’il n’y ait pas d’Académie allemande pour défendre la langue contre ces sans-culottes littéraires, surtout en un temps où ceux qui ignorent les langues anciennes occupent la presse de leur nom. Dans mes Parerga, t. II, § 23, j’ai parlé plus longuement de ces scandales impardonnables contre la langue.

Je donnerai ici un court échantillon, sujet d’ailleurs à être remanié et complété, de la classification dernière des sciences, d’après la forme du principe de raison qui y domine, classification que j’ai proposée dans ma dissertation sur le Principe de raison, § 51, et que j’ai effleurée en passant dans le premier tome de cet ouvrage, § 7 et 15.

I. Sciences pures a priori :

1. Doctrine de la raison de l’être ; a. dans l’espace géométrie ; b. dans le temps arithmétique, algèbre.

2. Doctrine de la raison de la connaissance logique.

II. Sciences empiriques ou a posteriori.
Toutes fondées sur la raison du devenir, c’est-à-dire sur les trois modes de la loi de causalité.

1. Doctrine des causes ; a causes générales : mécanique, hydrodynamique, physique, chimie ; b causes particulières : astronomie, minéralogie, géologie, technologie, pharmacie.

2. Doctrines des excitations ; a générales : physiologie des plantes et des animaux, ainsi que l’anatomie, science auxiliaire de la précédente ; b particulières : botanique, zoologie, zootomie, physiologie comparée, pathologie, thérapeutique.

3. Doctrine des motifs ; a généraux : morale, psychologie ; b particuliers : droit, histoire.

La philosophie ou métaphysique, comme théorie de la conscience et de son contenu ou du tout de l’expérience en tant que telle, ne se place pas sur le même rang que les sciences précédentes, parce qu’elle ne se livre pas immédiatement à l’étude sous la direction du principe de raison, mais fait d’abord de ce principe même l’objet de ses recherches. Elle doit être considérée comme la base fondamentale de toutes les sciences, mais est d’essence supérieure à celles-ci et parente autant de l’art que de la science. — De même qu’en musique chaque période particulière doit répondre au ton où la base fondamentale est arrivée, ainsi tout écrivain, en proportion bien entendu de la nature de ses occupations, portera la marque de la philosophie de son temps. — De plus, chaque science a sa philosophie spéciale aussi parle-t-on d’une philosophie de la botanique, de la zoologie, de l’histoire, etc. Par ces expressions il ne faut entendre raisonnablement rien d’autre que les résultats principaux de chaque science, considérés du point de vue le plus haut, c’est-à-dire le plus général qui soit possible dans les limites de cette science même. Ces résultats généraux se rattachent immédiatement à la philosophie générale, car ils lui fournissent des données importantes et la dispensent de les rechercher dans les matériaux des sciences spéciales que la réflexion philosophique n’a pas élaborés. Les philosophies spéciales sont donc en quelque sorte des intermédiaires entre leurs sciences spéciales respectives et la philosophie proprement dite. Car comme celle-ci doit aboutir aux vues les plus générales sur l’ensemble des choses, de telles vues doivent pouvoir être appliquées aussi au détail de chacun des modes de cet ensemble. Cependant la philosophie de chaque science particulière naît indépendamment de la philosophie générale, à savoir des données propres de cette science aussi n’a-t-elle pas besoin d’attendre que la philosophie générale ait été enfin trouvée : même élaborée d’avance, elle s’accordera certainement avec la vraie philosophie générale. Celle-ci au contraire a besoin d’être confirmée et éclaircie par les philosophies des sciences particulières : car la vérité la plus générale doit toujours pouvoir se justifier par des vérités plus spéciales. Un bel exemple de philosophie de la zoologie a été fourni par Gœthe dans ses réflexions sur les squelettes des rongeurs de Dalton et Pander (Hefte zur Morphologie, 1824). Kiëlmayer, Lamarck, Geoffroy-Saint-Hilaire, Cuvier et autres ont bien mérité de cette même philosophie spéciale, en ce sens que tous ont mis en relief l’analogie constante, la parenté intime, le type permanent et les rapports naturels des formes animales. Les sciences empiriques, cultivées pour elles-mêmes sans tendance philosophique, ressemblent à un visage sans yeux. Toujours est-il qu’elles sont une occupation excellente pour des gens de talent, mais auxquels manquent les facultés les plus hautes, facultés qui seraient d’ailleurs gênantes pour les recherches minutieuses de cette sorte. De telles gens concentrent toute leur force et tout leur savoir sur un domaine unique délimité, ils y peuvent atteindre à une connaissance à peu près complète, à condition d’ignorer entièrement les autres champs du savoir humain : le philosophe, au contraire, doit parcourir tous ces champs, connaître familièrement tous ces domaines ; aussi manquera-t-il nécessairement de cette perfection qui n’est possible que dans l’étude du détail. Les savants spéciaux peuvent être comparés à ces ouvriers de Genève, dont l’un fait exclusivement des rouages, l’autre des dents, le troisième des chaînettes ; le philosophe au contraire ressemble à l’horloger qui de tous ces matériaux forme un tout qui se meut, qui a un sens. Je rapprocherai volontiers encore les savants des musiciens d’un orchestre : chacun d’eux est maître de son instrument ; le philosophe sera le chef d’orchestre, qui doit connaître la nature et le maniement de chaque instrument, sans savoir jouer de tous ni même jouer à la perfection d’un quelconque. Scot Erigène comprend toutes les sciences sous le nom de « Scientia », en opposition avec la philosophie qu’il appelle « Sapientia ». Les Pythagoriciens avaient déjà fait la même distinction, comme on peut le voir dans Stobée (Florilegium, vol. I, p. 20), où elle est formulée avec beaucoup de clarté et d’élégance. Mais il est une comparaison fort heureuse et piquante, pour caractériser le rapport de ces deux tendances d’esprit, que les anciens ont répétée si souvent qu’on ne sait plus de qui elle émane. Diogène Laërce (II, 79) l’attribue à Aristippe, Stobée (Floril. tit. IV, 110) à Ariston de Chios, le scholiaste d’Aristote l’attribue à ce dernier (p. 8, de l’éd. de Berlin), et Plutarque (De puer. educ., c. 10) à Bion : « qui agebat, sicut Penelopes proci, quum non possent cum Penelope concumbere, rem cum ejus ancillis habuissent ; ita qui philosophiam nequeunt apprehendere, eos in aliis nullius pretii disciplinis sese conterere ». À notre époque si foncièrement historique et empirique, il n’est pas mauvais de rappeler ces paroles.


  1. Ce chapitre correspond au § 14 du Ier du volume.
  2. Le plus important service que nous rende l’étude des anciens, c’est de nous préserver de la prolixité ; les anciens s’efforcent toujours d’être concis et exacts, tandis que la prolixité est le défaut de presque tous les écrivains modernes, défaut que quelques-uns d’entre eux cherchent à atténuer en supprimant des syllabes et des lettres. Aussi faut-il poursuivre toute la vie durant l’étude des anciens, en n’y consacrant, bien entendu, qu’un temps limité. Les anciens savaient qu’on ne doit pas écrire comme on parle ; nos contemporains, au contraire, poussent l’impudence jusqu’à faire imprimer des conférences dont la forme est improvisée. (N. de l’auteur.)
  3. Les deux premiers mots sont simplement formés du radical d’un verbe, tandis que le troisième est constitué par l’adjonction du suffixe ung au radical verbal. (N. du trad.)
  4. Ces mots s’écrivaient du temps de Schopenhauer, le premier, le troisième et le quatrième par deux a, le second avec une h après l’a. Aujourd’hui l’orthographe qu’il combat est généralement adoptée. (N. du trad.)
  5. Ces mots, par une inconséquence de l’orthographe, s’écrivent aujourd’hui encore « Lohn, Sohn, Staat, Saat, Jahr, Aal ». (N. du trad.)
  6. « Liardeur de sous, prodigue de livres sterling. »