Le Monde comme volonté et comme représentation/Suppléments au premier livre/Chapitre IV

Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 168-189).


CHAPITRE IV
SUR LA CONNAISSANCE À PRIORI

De ce fait que nous pouvons tirer de nous-mêmes et déterminer les lois des rapports dans l’espace, sans recourir à l’expérience, Platon concluait que toute science n’est qu’un souvenir ; Kant, au contraire, que l’espace est une condition subjective et une simple forme de notre faculté de connaître. Le point de vue de Kant est bien plus élevé que celui de Platon.

Cogito, ergo sum est un jugement analytique : Parménide le considérait comme une proposition identique το γαρ αυτο νοειν εστι τε και ειναι ; « nam intelligere et esse idem est ».(Clément d’Alexandrie, Stromates, VI, 2, § 23). Mais comme tel, ou comme purement analytique, il ne peut nous apprendre quelque chose de bien particulier, pas même si, l’étudiant de plus près, on voulait le tirer, comme conclusion, de la prémisse non-entis nulla sunt prædicata. Mais Descartes a proprement voulu exprimer par là cette grande vérité, que la certitude immédiate n’appartient qu’à la conscience, c’est-à-dire au subjectif ; quant à l’objectif, c’est-à-dire tout le reste, il n’a qu’une certitude médiate, puisqu’il n’existe que par l’intermédiaire du premier ; c’est une connaissance de seconde main, et l’on doit par conséquent la considérer comme problématique. C’est là-dessus que repose toute la valeur de la fameuse proposition. Nous pouvons lui opposer cette autre, dans le sens de la philosophie kantienne Cogito, ergo est, — c’est-à-dire comme je pense dans les choses certains rapports (les mathématiques), je dois les retrouver toujours exactement dans toute expérience possible ; c’était là un aperçu important, profond et tardif, qui se présentait sous le couvert du problème de la possibilité des jugements synthétiques à priori, et qui a préparé réellement une vue profonde des choses. Ce problème est le mot d’ordre de la philosophie de Kant, comme la première proposition est celui de la philosophie de Descartes, et il montre (grec) (une brebis sur le troupeau).

Kant a bien raison de commencer par des considérations sur l’espace et le temps. Car pour un esprit spéculatif les premières questions qui s’imposent, c’est : Qu’est-ce que le temps ? Qu’est-ce que cet être qui ne consiste qu’en mouvement, sans rien qui le meuve lui-même ? — Qu’est-ce que l’espace, ce néant omniprésent en dehors duquel rien ne peut exister sans cesser d’être ?

Que l’espace et le temps dépendent du sujet, et ne soient que les manières dont s’accomplit dans le cerveau le processus de l’aperception objective, c’est ce que démontre déjà suffisamment l’impossibilité absolue pour la pensée de s’abstraire de l’espace ou du temps, tandis qu’il est très facile de négliger tout ce qu’on se représente d’eux. La main peut tout laisser échapper excepté elle-même. Cependant je vais éclaircir ici par des exemples et des considérations les dernières preuves données par Kant à l’appui de cette vérité, non pas pour répondre à de sottes objections, mais pour l’utilité de ceux qui plus tard auront à enseigner la doctrine de Kant.

« Un triangle rectangle dont les côtés sont égaux », ne renferme aucune contradiction logique car isolément, les prédicats ne détruisent pas le sujet, et ne sont point inconciliables l’un avec l’autre. C’est seulement quand on veut construire ce triangle dans l’intuition pure, qu’on s’aperçoit de l’incompatibilité des éléments. On ne doit pas, pour cela, y voir de contradiction : sans quoi toute impossibilité physique, même révélée seulement après des siècles, en serait une aussi, par exemple un métal composé d’éléments, ou un mammifère ayant plus ou moins de sept vertèbres cervicales, ou des cornes et des incisives chez le même animal[1]. Seule, l’impossibilité logique constitue une contradiction ; il n’en est pas de même de l’impossibilité physique et de la mathématique ; équilatéral et rectangle ne se contredisent pas (dans le carré ces deux éléments sont réunis), et aucun d’eux n’est en contradiction avec le triangle. C’est pourquoi l’incompatibilité des concepts cités plus haut ne peut jamais être reconnue par un acte pur et simple de la pensée, mais elle ressort uniquement de l’intuition, et cette intuition se passe de l’expérience et de tout objet réel elle est purement mentale. C’est là-dessus encore que se fonde cette proposition de Giordano Bruno, proposition qu’on peut trouver aussi chez Aristote : « Un corps infiniment grand est nécessairement immuable ». Elle n’a pas besoin de s’appuyer sur l’expérience, ni sur le principe de contradiction, puisqu’il s’agit d’une chose qui ne peut être donnée dans aucune expérience, et que les concepts infiniment grand et mobile ne se contredisent nullement l’un l’autre. Seule l’intuition pure montre que le mouvement exige un espace en dehors du corps, et que la grandeur infinie n’en laisse aucun. Veut-on réfuter maintenant le premier exemple tiré des mathématiques ? on ne peut dire qu’une chose : c’est que les notions de celui qui juge du triangle sont plus ou moins complètes ; si elles l’étaient parfaitement, son jugement contiendrait l’impossibilité pour un triangle, d’être à la fois rectangle et équilatéral. — À cela je répondrai : J’admets que la notion du triangle ne soit pas complète chez lui ; mais sans recourir à l’expérience, il peut étendre cette notion, par une simple construction du triangle dans sa tête, et se convaincre pour l’éternité de l’impossibilité d’unir les deux concepts de « rectangle » et d’ « équilatéral » ; mais cette façon de procéder est un jugement synthétique à priori, c’est-à-dire un de ceux qui nous servent à former et à compléter nos concepts, sans recourir à l’expérience, et qui valent pour toute expérience possible. En général, un jugement est analytique ou synthétique, dans un cas donné, suivant que la notion du sujet est plus ou moins complète dans la tête de celui qui juge : la notion « chat » est beaucoup plus riche dans la tête de Cuvier que dans celle de son domestique. C’est pourquoi les mêmes jugements sur ce sujet sont chez l’un synthétiques, et chez l’autre, simplement analytiques. Veut-on maintenant prendre les concepts objectivement, et voir si le jugement donné est analytique ou synthétique ? on doit substituer à l’attribut son opposé contradictoire et l’adjoindre sans copule au sujet ; s’il en résulte une contradiction « in adjecto », le jugement était analytique autrement il était synthétique.

L’arithmétique repose sur l’intuition pure du temps ; mais ce fondement n’est pas aussi manifeste que celui de la géométrie, qui est l’intuition pure de l’espace. On peut cependant le prouver de la manière suivante. Compter n’est pas autre chose que répéter l’unité : c’est uniquement pour ne pas oublier combien de fois déjà nous l’avons répétée, que nous la désignons chaque fois par un autre mot ; ce sont les noms de nombre. Mais la répétition n’est possible que par la succession ; celle-ci, c’est-à-dire la marche de l’un après l’autre, repose immédiatement sur l’intuition du temps, et n’est un concept complet que grâce à lui ; il n’est donc possible de compter que dans le temps. Ce fait que la numération repose sur le temps se trahit par cet autre, que dans toutes les langues, la multiplication est désignée par le mot « fois », c’est-à-dire par un concept de temps sexiès, εξακις, six fois, six times. Mais maintenant la simple numération est déjà une multiplication par un ; aussi, dans l’Institut de Pestalozzi, les enfants devaient multiplier ainsi « Deux fois deux font quatre fois un ». Aristote lui aussi avait déjà reconnu et exposé cette étroite alliance du nombre et du temps, dans le xive chapitre du IIe livre de la Physique. Le temps, suivant sa définition, est « le nombre du mouvement (ο χρονος αριθμος εστι κινησεως). Il se pose la question profonde de savoir si le temps existerait encore, en l’absence de l’âme, et il conclut à la négative.

Bien que le temps, comme l’espace, soit la forme de connaissance du sujet, il nous est donné cependant — de même que l’espace — comme indépendant du sujet et absolument objectif. Malgré notre volonté, ou sans elle, il court ou se ralentit. On demande l’heure, on s’occupe du temps, comme de choses entièrement objectives. Et qu’est-ce que cet objectif ? Ce n’est pas la marche des astres, ou celle des pendules, qui ne servent qu’à mesurer la marche même du temps ; c’est quelque chose qui diffère de toutes les choses, et qui cependant, comme elle, est indépendant de notre volonté et de notre savoir. Il n’existe que dans les têtes des êtres pensants ; mais la régularité de la marche, et son indépendance de la volonté, lui donnent des droits à l’objectivité.

Le temps est surtout la forme du sens intime. Anticipant ici sur le second livre, je remarque que l’objet un et identique du sens intime est la volonté propre du sujet connaissant. Le temps est par conséquent la forme, grâce à laquelle la volonté individuelle, qui est originellement inconsciente, peut se connaître elle-même. C’est en lui que son être, simple et identique en soi, apparaît comme développé dans le cours d’une existence. Mais à cause de la simplicité et de l’identité originelles de la volonté se représentant ainsi, son caractère reste toujours le même. C’est pourquoi la vie d’un individu dans son ensemble conserve toujours le même ton fondamental : les événements multiples et les scènes de la vie ne sont au fond que des variations sur un même thème.

Le caractère à priori du principe de causalité ou n’a pas été vu, ou n’a été bien compris des Anglais et des Français. Aussi quelques-uns d’entre eux ont-ils poursuivi les anciennes recherches, pour lui trouver une origine empirique. Maine de Biran voit cette origine dans ce fait d’expérience, que l’acte volontaire comme cause est suivi d’un mouvement matériel comme effet. Mais ce fait lui-même est faux. Nous ne reconnaissons nullement l’action immédiate particulière de la volonté comme différente de l’action du corps, et nous ne voyons pas de lien causal entre l’une et l’autre ; toutes deux nous apparaissent comme une seule et même chose il est impossible de les séparer. Il n’y a entre elles aucune succession ; elles sont simultanées. C’est une seule et même chose perçue de deux façons différentes ; car ce qui nous est donné dans la perception intime (la conscience) comme un acte réel de la volonté, nous apparaît dans l’intuition externe, où le corps est objectivé, comme un acte de ce même corps. Que l’action des nerfs précède physiologiquement l’action des muscles, c’est ce dont nous n’avons pas à tenir compte ici ; car cela ne tombe pas sous la conscience, et il n’est pas ici question des rapports des muscles et des nerfs, mais de ceux du corps et de la volonté. Or ce rapport ne nous apparaît pas sous la forme d’un lien causal. Si ces deux faits se présentaient à nous comme cause et comme effet, leur lien ne nous paraîtrait pas aussi insaisissable qu’il l’est en réalité : car ce que nous comprenons comme cause d’un effet, nous ne le comprenons en général qu’autant qu’il nous fait comprendre les choses, qu’il nous en donne l’explication. Or le mouvement du corps obéissant à un acte pur et simple de la volonté, est au contraire pour nous une merveille si habituelle, que nous ne la remarquons plus ; mais si nous y appliquons notre attention, nous comprenons tout de suite et très vivement ce qu’il y a de mystérieux dans ce fait, précisément parce que nous sommes en présence de quelque chose qui ne nous apparaît pas comme l’effet d’une cause. Cette perception ne pourrait donc jamais nous conduire à la notion de causalité, car elle ne la contient pas. Maine de Biran lui-même reconnaît la complète simultanéité de l’acte volontaire et du mouvement corporel (Nouvelles considérations sur les rapports du physique au moral, pp. 378-8). En Angleterre, Th. Reid (On the first principles of contingent truths. VI, c. V), a déjà formulé ce principe que la connaissance du rapport causal a son fondement dans l’essence même de notre faculté de connaître. Plus récemment Th. Brown a professé la même opinion dans son livre si prolixe : Inquiry in to the relation of cause and effect (4e édit., 1835), à savoir que cette connaissance résulte d’une conviction innée, intuitive, instinctive : il est donc, à peu près, dans la bonne voie. Cependant, par une ignorance impardonnable 130 pages de son gros volume, qui en compte 476, sont consacrées à la réfutation de Hume, alors qu’il n’est pas fait la moindre mention de Kant, qui, il y a soixante-dix ans déjà, a complètement élucidé la question. Si le latin était resté la langue scientifique par excellence, cela ne serait point arrivé. Malgré les explications, exactes dans leur ensemble, qu’a données Brown, une modification de la doctrine de Maine de Biran sur l’origine empirique de la loi de causalité s’est introduite en Angleterre, parce qu’elle n’est pas sans quelque vraisemblance c’est que nous abstrayons la loi de causalité de l’impression tout empirique qu’exerce notre propre corps sur des corps étrangers. Hume a déjà réfuté cette théorie, et moi j’ai montré son peu de solidité dans mon écrit sur la Volonté dans la nature (p. 75 de la 2° édition), en partant du principe que, pour percevoir mon propre corps objectivement dans une intuition d’espace, je dois avoir préalablement la notion de cause, attendu qu’elle est la condition d’une telle intuition. Au vrai, c’est donc la nécessité de passer de la sensation purement empirique à la cause de cette sensation pour arriver à l’intuition du monde extérieur, qui est la seule et véritable preuve que nous cherchons, à savoir que le principe de causalité préexiste à toute expérience. C’est pourquoi j’ai substitué cette preuve à celle de Kant, après avoir montré que celle-ci est inexacte. L’exposé détaillé et complet de l’importante question que nous ne faisons qu’effleurer ici, c’est-à-dire du caractère à priori de la loi de causalité, et de l’intellectualité de l’intuition empirique, se trouve dans la seconde édition de mon traité sur le principe de Raison, § 21 : j’y renvoie, pour ne pas répéter ici ce que j’ai dit dans cet ouvrage. Là, j’ai distingué aussi nettement que possible la simple sensation de l’intuition d’un monde objectif, et j’ai découvert l’abîme qu’il y a entre les deux ; on ne peut le franchir qu’à l’aide du principe de causalité. Encore son emploi suppose-t-il celui de deux formes, qui lui sont étroitement unies, l’espace et le temps. C’est seulement la réunion de ces trois formes qui donne la représentation objective. Que la sensation — c’est-à-dire ce qui est pour nous le point de départ de la perception — résulte de la résistance que rencontre le développement de notre force musculaire, ou qu’elle provienne d’une impression lumineuse sur la rétine, d’une impression sonore sur le nerf acoustique, en somme c’est tout un : la sensation n’est jamais qu’une donnée pour l’entendement, et l’entendement ne peut la percevoir que comme l’effet d’une cause différente d’elle. Cette cause, m’envisage comme quelque chose d’extérieur, c’est-à-dire qu’il la situe dans une forme inhérente à l’intellect avant toute expérience, dans l’espace, comme quelque chose qui occupe et qui remplit cet espace. Sans cette opération intellectuelle, dont les formes sont toutes prêtes en chacune de nous, nous ne pourrions jamais avec une simple sensation qui affecte notre périphérie, construire l’intuition du monde extérieur. Comment supposer en effet que le simple sentiment d’un obstacle enrayant un mouvement volontaire (fait qui se produit d’ailleurs dans la paralysie) nous permettrait d’y arriver ? Ajoutons encore, que, pour que nous cherchions à agir sur les objets extérieurs, ceux-ci doivent nécessairement avoir préalablement agi sur nous comme motifs. D’après la théorie en question, ainsi que je l’ai déjà fait remarquer dans l’ouvrage cité, un individu né sans jambes et sans bras n’aurait aucune notion du principe de causalité, et par conséquent du monde extérieur. Or il n’en est pas ainsi, et c’est ce que prouve un fait rapporté dans les Frorieps Notizen (1838 juin-novembre, 133) ; c’est une dissertation très complète avec gravure, sur une jeune Esthonienne, Eva Lauk, alors âgée de quatorze ans, et qui était née sans jambes et sans bras. L’opuscule se termine par ces mots : « D’après le témoignage de la mère, le développement intellectuel a été aussi prompt chez elle que chez ses sœurs ; elle a appris à juger aussi bien qu’elles de la grandeur et de l’éloignement des objets visibles, sans pouvoir pour cela se servir des mains. » (Dorpat, 1er  mars 1838, Dr  A. Hueck.)

La doctrine de Hume, qui professe que le principe de causalité résulte simplement de l’habitude de voir deux objets en succession constante, est réfutée matériellement par la plus ancienne de toutes les successions, celle du jour et de la nuit, que personne n’a jamais regardés comme étant cause et effet l’un de l’autre. Cette même succession réfute aussi l’assertion fausse de Kant, qui voudrait que la réalité objective de la succession ne fût connue qu’autant qu’on perçoit les deux phénomènes successifs en rapport de cause à effet l’un avec l’autre. De cette théorie de Kant, c’est tout justement le contraire qui est vrai, c’est-à-dire que nous ne voyons qu’à leur succession, d’une façon tout empirique, lequel des deux phénomènes est cause, et lequel effet. D’autre part, il faut rejeter l’absurde opinion de certains professeurs de philosophie de nos jours qui soutiennent que la cause et l’effet sont simultanés : là contre, il suffit d’invoquer ce fait que, dans les cas où la succession ne peut être perçue à cause de sa rapidité, nous la supposons cependant, en toute sécurité, et avec elle, l’écoulement d’un certain laps de temps : par exemple, nous savons qu’entre la pression de la gachette et la sortie de la balle un certain temps doit s’écouler, bien que nous ne puissions l’apprécier, et que ce même temps doit être partagé entre plusieurs phénomènes se succédant dans un espace très restreint, c’est-à-dire la pression de la gachette, l’étincelle, l’allumage de la poudre le développement de la flamme, l’explosion, et la poussée de la balle. Jamais cette succession de phénomènes n’a pu être perçue mais comme nous savons celui des deux qui agit sur l’autre, nous savons par le fait même celui des deux qui doit précéder l’autre dans le temps, et conséquemment que pendant le cours de toute la série un certain laps de temps s’écoule, bien qu’il échappe à l’appréciation empirique. Car personne ne soutiendra que la sortie de la balle et la pression de la gachette soient réellement simultanées. Ainsi donc, ce n’est pas seulement la loi de causalité, mais son rapport avec le temps, et la nécessité de la succession de cause à effet, qui nous est connue a priori. Si nous savons distinguer, entre deux phénomènes, la cause et l’effet, nous savons aussi distinguer l’antécédent et le conséquent ; mais si au contraire nous ignorons quel est le phénomène cause, et le phénomène effet, tout en sachant qu’il existe entre eux un lien causal, alors nous cherchons empiriquement à découvrir la succession et à déterminer par là lequel des deux est la cause, et lequel est l’effet. La fausseté de l’opinion qui fait de la cause et de l’effet deux phénomènes simultanés, ressort nettement encore des considérations suivantes : une chaîne ininterrompue de causes et d’effets remplit la totalité du temps (car si elle était interrompue, le monde s’arrêterait, ou bien il faudrait, pour le remettre en mouvement, admettre un effet sans cause) ; si maintenant tout effet était contemporain de sa cause, il faudrait, dans le temps, rejeter l’effet sur sa cause, et alors une chaîne aussi longue qu’on voudra de causes et d’effets ne saurait remplir un moment de la durée, à plus forte raison une durée infinie : la totalité des causes et des effets tiendrait en un instant. Ainsi donc, si l’on suppose que l’effet et la cause sont simultanés, il faut réduire le cours du monde à un simple moment. On démontre de même qu’une feuille de papier doit avoir une épaisseur, autrement le livre, qui en est formé, n’en aurait aucune. Préciser l’instant où la cause cesse et où l’effet commence, est dans presque tous les cas une chose difficile, et souvent impossible. Car les modifications (c’est-à-dire la succession des phénomènes) constituent un continuum, comme le temps qu’elles remplissent, et sont, comme lui, divisibles à l’infini ; mais leur série est aussi nécessairement déterminée et aussi reconnaissable que les instants de la durée eux-mêmes, et chacune d’elles s’appelle effet par rapport à la précédente et cause par rapport à la suivante.

Un changement ne peut se produire dans le monde matériel, qu’autant qu’il est immédiatement précédé d’un autre : tel est le véritable contenu de la loi de causalité. Mais il n’y a aucun concept dont on ait plus abusé en philosophie que celui de la cause, et cela grâce au stratagème ordinaire, ou à l’erreur, qui consiste à en accroître l’extension par la pensée abstraite, à en étendre la généralité. Depuis la scolastique, et plus exactement depuis Platon et Aristote, la philosophie n’a été en grande partie qu’un long abus des concepts généraux, comme par exemple la substance, le principe, la cause, le bien, la perfection, la nécessité, etc. Cette tendance des esprits à opérer avec des concepts aussi abstraits et d’une extension aussi démesurée, se retrouve toutes les époques : peut-être provient-elle d’une certaine paresse de l’intelligence, qui trouve trop pénible de contrôler perpétuellement la pensée par l’intuition. Peu à peu ces concepts trop étendus sont employés à peu près comme des signes algébriques, et, comme eux, introduits partout à tort et à travers ; d’où vient que la philosophie n’est plus qu’un art de combiner, une manière de calcul qui, comme toute opération numérique, n’occupe et n’exige que des facultés inférieures. Que dis-je ? Elle dégénère en une véritable hâblerie ; nous en avons eu le plus détestable modèle dans cette Hégélerie abrutissante, qui n’a pas reculé devant la pure insanité. Mais la scolastique, elle aussi, est souvent tombée dans la hâblerie. Même les Topiques d’Aristote, — recueil des principes très généraux, très abstraits, qu’on peut employer pour disputer le pour ou le contre, dans les cas les plus différents, et qu’on a toujours à sa disposition, — ce livre lui-même résulte d’un abus des idées générales. On voit par d’innombrables exemples empruntés à leurs écrits combien les scolastiques se sont servis de l’abstraction, principalement Thomas d’Aquin. Jusqu’à Locke et à Kant, la philosophie s’est engagée sur la route frayée par ces scolastiques, et elle y a persévéré ; ce sont ces deux philosophes qui s’avisèrent enfin de rechercher l’origine des concepts ; mais Kant lui-même dans ses premiers écrits est encore engagé sur cette voie, par exemple, dans ses Preuves de l’existence de Dieu (p. 19,2e vol. de l’édit. de Rosenkranz), où les concepts de substance, de principe, de réalité sont employés comme ils n’auraient jamais dû l’être, si l’on était remonté à leur origine et au contenu déterminé par cette origine : car on aurait trouvé que la matière était le point de départ et le contenu du concept de substance, que la cause remplissait celui de principe (appliqué aux choses du monde réel), la cause c’est-à-dire la première modification qui détermine la dernière, et ainsi de suite. Sans doute on ne serait pas arrivé par là à la solution cherchée ; mais toujours, comme dans le cas qui nous occupe, c’est pour avoir fait entrer, sous des concepts trop étendus, beaucoup plus que leur contenu réel, qu’on a raisonné faux, et que de ces raisonnements sont sortis de faux systèmes. Spinoza lui aussi a fait reposer toute sa méthode de démonstration sur des concepts de cette nature, mal analysés et trop étendus. Le grand service qu’a rendu Locke ç’a été au contraire de réagir contre tout ce néant dogmatique, en nous obligeant à examiner l’origine des concepts, ce qui était revenir à l’intuition et à l’expérience. Avant lui Bacon avait agi dans le même sens, en visant toutefois plutôt la physique que la métaphysique. Kant suivit la voie tracée par Locke, mais avec un esprit plus large, et il alla plus loin, comme nous l’avons déjà montré. Les philosophes de l’apparence, qui réussirent à attirer sur eux l’attention du public aux dépens de Kant, devaient être gênés par les résultats de sa philosophie comme par ceux de la philosophie de Locke ; mais, en pareil cas, ils savent ignorer les vivants comme les morts. Ils abandonnèrent donc, sans façon, la juste voie trouvée enfin par ces sages ; ils se mirent à philosopher de droite et de gauche, avec des concepts pris je ne sais où, sans se préoccuper de leur origine et de leur contenu, si bien que la fausse sagesse de Hegel en arriva à soutenir que les concepts n’ont pas d’origine, et sont au contraire l’origine de toutes choses. — Cependant Kant s’est trompé, en ravalant trop l’intuition empirique au-dessous de l’intuition pure, — point que j’ai traité tout au long dans ma critique de sa philosophie. Chez moi, l’intuition surtout est la source de toute connaissance. De bonne heure, j’ai reconnu ce qu’il y a de séduisant et d’insidieux dans les abstractions, et, dès 1813, j’ai montré, dans mon Traité sur le principe de raison, la différence des rapports, qui sont pensés sous ces concepts. C’est dans les idées générales que la philosophie dépose ses connaissances, mais ce n’est pas d’elles qu’elle les tire, c’est le terminus ad quem, et non pas a quo. En un mot, la philosophie n’est pas, comme Kant la définit, une science de concepts (aus Begriffen), mais une science en concepts (in Begriffen). Le concept de causalité, dont il est ici question, a lui aussi toujours été pris dans un sens trop large par les philosophes, au grand avantage de leur dogmatisme, si bien qu’on a fini par y faire entrer ce qui n’y est pas du tout. De là sont sorties des propositions comme celles-ci : « Tout ce qui existe a sa cause ; » — « L’effet ne peut contenir plus que la cause, c’est-à-dire rien qui ne soit déjà dans celle-ci ; » — « causa est nobilior suo effectu, » et beaucoup d’autres aussi fausses. Proclus, cet insipide bavard, nous en donne un riche et magnifique exemple dans la ratiocination suivante (Institutio theologica, 76) Παν το απο ακινητου γιγνομενον αιτιας, αμεταϐλητον εχει την υπαρξιν. Παν το απο κινουμενης, μεταϐλητην. Ει γαρ ακινητον εστι παντη το ποιουν, ου δια κινησεως, αλλ’αυτω τω ειναι παραγει το δευτερον αφ’εαυτου. (Quidquid ab immobili causa manat, immutabilem habet essentiam [substantiam]. Quidquid vero a mobili causa manat, essentiam habet mutabilem. Si enim illud, quod aliquid facit, est prorsus immobile, non per motum, sed per ipsum esse producit ipsum secundum ex se ipso.) — Très bien ! mais montrez-nous une cause immobile : vous ne le pourrez pas. Ici, comme dans tant de cas, l’abstraction a écarté toutes les déterminations, sauf une qu’elle veut conserver sans prendre garde que celle-ci ne peut exister en l’absence des autres. — La seule expression exacte pour la loi de causalité est la suivante : Tout changement a sa cause dans un autre, qui le précède immédiatement. Si quelque chose arrive, c’est-à-dire si un nouveau phénomène se produit, c’est-à-dire si quelque chose change, un changement analogue doit s’être produit auparavant ; un autre a dû précéder ce dernier, et ainsi de suite à l’infini car une cause première est aussi impossible à penser qu’un commencement dans le temps ou une limite dans l’espace. La loi de causalité n’affirme rien de plus que ce que nous avons dit, c’est-à-dire qu’elle ne prétend pas dépasser les simples modifications. Tant qu’un changement ne s’est pas produit, il n’y a pas à demander une cause ; car on n’est pas fondé a priori à conclure de l’existence des choses données, c’est-à-dire des phénomènes de la matière, de leur non-existence antérieure, et de cette non-existence à leur production, c’est-à-dire à une modification. Aussi l’existence d’une chose n’autorise-t-elle nullement à conclure qu’elle ait une cause. Mais il peut y avoir un fondement a posteriori, c’est-à-dire tiré de l’expérience, à supposer que le phénomène en question n’a pas toujours existé, qu’il ne s’est produit qu’à la suite d’un autre, c’est-à-dire par un changement, dont il faut trouver la cause, puis la cause de celle-ci : nous voilà engagés dans la régression infinie, à laquelle conduit toujours l’emploi du principe de causalité. Nous avons dit plus haut : « Les choses, c’est-à-dire les phénomènes de la matière, car une modification et une cause ne peuvent se rapporter qu’à des phénomènes. Ce sont ces phénomènes que l’on comprend sous le nom de formes, dans un sens plus large : seules les formes se modifient, la matière est fixe. C’est pourquoi la forme seule est soumise au principe de causalité. Mais d’autre part c’est aussi la forme qui fait les choses, c’est-à-dire qu’elle est le fondement de la diversité, tandis que la matière ne peut être pensée que comme un homogène absolu. Aussi les scholastiques disaient-ils « forma dat esse rei » il serait plus juste de dire « forma dat rei essentiam, materia existentiam ». C’est pourquoi la question de cause ne concerne que la forme de l’objet, son phénomène, sa manière d’être et non sa matière, et encore faut-il considérer cette manière d’être non pas comme quelque chose d’éternel, mais comme le résultat d’un changement. La réunion de la forme et de la matière, ou de l’essence avec l’existence, donne le concret, qui est toujours particulier, c’est-à-dire une chose et ce sont les formes, dont l’alliance avec la matière, c’est-à-dire dont l’entrée en elle, au moyen d’une modification, est soumise au principe de causalité. Une trop grande extension in abstracto du concept de causalité a conduit à étendre la cause jusqu’à l’objet pris absolument, puis à son essence entière, à son existence, et enfin à la matière, si bien qu’en fin de compte on s’est trouvé autorisé à demander une cause du monde : et c’est de là qu’est sortie la preuve cosmologique. Elle consiste à conclure, sans y être nullement autorisé, de l’existence du monde à sa non-existence antérieure ; puis à la fin à supprimer cette loi de causalité, dont elle tire toute sa force, en s’arrêtant à un premier principe, sans vouloir remonter plus haut ; ce qui est finir par un véritable parricide, à la façon des abeilles qui tuent les bourdons quand ils ont rendu leurs services. C’est sur une preuve cosmologique aussi impudente et aussi bien déguisée, que repose toute la phraséologie de l’absolu, qui, depuis soixante ans, malgré la critique de la Raison pure, passe en Allemagne pour de la philosophie. Qu’est-ce donc que l’absolu ? — C’est quelque chose qui existe, mais dont on ne peut savoir (sous peine d’amende) d’où il vient et pourquoi il existe : c’est une pièce de cabinet pour professeurs de philosophie — Quand on expose franchement la preuve cosmologique, et qu’on suppose une cause première, c’est-à-dire un premier commencement dans un temps infini, il suffit de se demander : « Mais pourquoi pas plus tôt ? pourquoi ce commencement recule-t-il sans cesse, et si haut, qu’il est impossible en. partant de lui d’arriver au présent, et qu’on s’étonne toujours de ce que le présent n’ait pas eu lieu il y a des millions d’années ? » Ainsi, en général, la loi de causalité peut être appliquée à tous les objets de l’univers, mais non pas à l’univers lui-même, car elle est immanente au monde et non pas transcendante ; elle est donnée avec lui avec lui elle disparaît ; et cela parce qu’elle est une pure forme de notre entendement, et qu’elle est conditionnée par lui comme tout le reste du monde, qui pour ce motif n’est qu’un simple phénomène. Ainsi donc la loi de causalité est applicable, sans exception, à tous les objets existants (au point de vue formel, cela va sans dire) et aux vicissitudes de ces formes, c’est-à-dire à leurs modifications. Elle est valable pour l’action de l’homme, comme pour le choc de la pierre, mais toujours, comme nous l’avons dit, par rapport a des événements, à des changements. Si maintenant nous laissons de côté son origine dans l’entendement, et si nous la considérons d’une façon purement objective, elle repose en dernière analyse sur ce fait, que tout être agissant agit en vertu de sa force originelle, c’est-à-dire éternelle, en dehors du temps, et que par conséquent son action actuelle aurait dû se produire infiniment plus tôt, avant tout temps imaginable, si la condition de temps ne lui avait pas manqué pour cela : elle est l’occasion, c’est-à-dire la cause en vertu de laquelle cette action se produit seulement maintenant, mais d’une façon nécessaire ; elle lui assigne sa place dans le temps.

C’est pour avoir donné, comme nous l’avons fait voir, une extension trop large au concept de cause, dans la pensée abstraite, que l’on a confondu avec lui le concept de force : celle-ci, quoique différant absolument de la cause, est cependant ce qui procure à chaque cause sa causalité, c’est-à-dire sa possibilité d’agir, ainsi que je l’ai exposé tout au long dans le 2e livre du 1er  vol., plus tard dans la Volonté dans la nature, et enfin dans la 2e édition de mon Traité sur le principe de raison, 20, p. 44. Cette confusion éclate de la façon la plus grossière dans l’ouvrage de Maine de Biran dont j’ai parlé (pour plus de détails, cf. le dernier passage cité) ; mais elle est fréquente partout, comme par exemple lorsqu’on demande la cause de quelque force primitive, comme la pesanteur. Kant lui-même (Sur la seule preuve possible, VII, p. 211 et 215, édit. de Rosenkranz) nomme les forces naturelles des causes agissantes, et dit que « la pesanteur est une cause ». Il est pourtant impossible de voir clair dans notre propre pensée, tant qu’on ne distingue pas d’une façon expresse et absolue la force d’avec la cause. Mais l’emploi de concepts abstraits conduit très facilement à cette confusion, quand on cesse de considérer leur origine. On laisse de côté la connaissance toujours intuitive — reposant sur la forme de l’entendement — des causes et des effets, pour s’en tenir au terme abstrait de cause ; cela a suffi pour que le concept de causalité, quoique très simple, fût souvent mal interprété. Aussi voyons-nous chez Aristote lui-même (Métaphys., IV, 2) une division des causes en quatre classes, qui est radicalement fausse, et même tout à fait grossière. Que l’on compare avec cela ma classification des causes, telle que je l’ai dressée une première fois dans mon traité sur la Vue et les couleurs, ch. i ; j’ai ensuite brièvement touché cette question dans le chapitre vi de mon premier volume puis je l’ai exposée tout au long dans mon mémoire sur la Liberté du vouloir, pp. 30, 33. Deux êtres seuls, dans toute la nature, restent en dehors de la série des causes, qui est infinie d’un côté comme de l’autre, c’est la matière et l’ensemble des forces naturelles, car ces deux essences sont les conditions de la causalité, tandis que tout le reste est conditionné par elle. L’une en effet (la matière) est le lieu où se produisent les phénomènes et leurs modifications les autres (les forces naturelles) sont ce par quoi seul les phénomènes peuvent se produire. Que l’on se rappelle ici que dans le second livre, et aussi dans la Volonté dans la nature, mais d’une façon plus complète, nous avons montré l’identité des forces naturelles et de la volonté nous y avons présenté la matière comme la simple visibilité de la volonté, si bien qu’en dernière analyse, et dans un certain sens, elle peut être considérée comme identique avec la volonté.

D’autre part, il n’en reste pas moins vrai, comme nous l’avons déduit dans le chap. iv du premier volume, et mieux encore dans la seconde édition de notre traité sur le principe de raison à la fin du ch. xxi, que la matière est la causalité même prise objectivement, car toute son essence consiste en général dans l’agir ; elle-même est l’activité (ενεργεια = réalité) des choses, l’abstraction, pour ainsi dire, de leurs différents modes d’activité. Puis donc que l’être de la matière (essentia) consiste surtout dans l’agir, et que la réalité des choses (existentia) consiste dans leur matérialité, on peut affirmer de la matière, qu’en elle l’essence et l’existence coïncident et ne font qu’un car elle n’a pas d’autre attribut que l’existence elle-même en général, indépendamment de toute autre détermination. En revanche, toute matière empiriquement donnée (c’est-à-dire ce que nos matérialistes ignorants d’aujourd’hui confondent avec la matière) est déjà entrée dans le moule des formes, et ne se manifeste que par leurs qualités et leurs accidents ; parce que dans l’expérience tout acte nous apparaît d’une façon particulière et déterminée, et non pas simplement comme un acte général. C’est pourquoi la matière pure n’est qu’un objet de la pensée, et non pas de l’intuition et c’est ce qui a amené Plotin (Ennéade II, liv. IV, c. viii et ix) et Giordano Bruno (Della causa, dial. 4) à soutenir l’opinion paradoxale que la matière n’a pas d’étendue, puisque celle-ci est inséparable de la forme, et que par conséquent elle est incorporelle. Cependant Aristote avait déjà montré qu’elle n’est pas un corps, quoique corporelle : σῶμα μέν οὐϰ ἂν εἴη, σωματιϰὴ δέ (Stob. Ecl. lib. II c. xii, § 5). En réalité, nous pensons la matière pure comme une simple activité, in abstracto, indépendamment du genre de cette activité, c’est-à-dire comme la causalité pure elle-même ; et comme telle elle n’est pas objet, mais condition d’expérience, comme l’espace et le temps. Voilà pourquoi, dans la table que nous donnons ici de nos connaissances pures a priori, la matière a pu prendre la place de la causalité, et figure, à côté de l’espace et du temps, comme la troisième forme pure, inhérente à notre intellect.

Cette table contient l’ensemble des vérités fondamentales, qui ont leur racines dans notre connaissance intuitive a priori, envisagées comme des principes premiers, indépendants les uns des autres ; j’y laisse de côté les éléments spéciaux, qui constituent le contenu de l’arithmétique et de la géométrie, et tout ce qui résulte seulement de la combinaison et de l’emploi de ces connaissances formelles, comme ce qui constitue les Éléments métaphysiques de la nature exposés par Kant, — ouvrage auquel cette table peut en quelque façon servir de propédeutique et d’introduction, auquel elle se rattache par conséquent d’une manière immédiate. J’ai eu surtout en vue dans cette table l’étonnant parallélisme qu’il y a entre nos connaissances a priori, ce fondement premier de toute expérience, et particulièrement le fait que la matière (de même que la causalité), — et c’est ce que j’ai démontré dans le ch. iv du 1er  volume, — doit être considérée comme une synthèse, ou, si l’on veut, comme une combinaison de l’espace et du temps. Et en effet nous trouvons que la philosophie de Kant est pour l’intuition pure de l’espace et du temps réunis, ce que la géométrie est pour l’intuition pure de l’espace, et ce que l’arithmétique est pour celle du temps : car la matière est avant tout ce qui est immobile dans l’espace. Le point mathématique ne peut être conçu comme quelque chose de mobile, ainsi qu’Aristote l’a déjà fait voir (Phys., VI, 10). Ce philosophe lui-même nous a déjà transmis un premier modèle d’une science de ce genre, en déterminant dans le Ve et le VIe livre de la Physique les lois du repos et du mouvement.

Maintenant on peut considérer cette table à la façon qu’on voudra, ou bien comme un recueil des lois éternelles du monde, et partant comme la base d’une ontologie ; ou bien comme un chapitre de la physiologie du cerveau, suivant qu’on se place au point de vue réaliste ou au point de vue idéaliste ; notons cependant qu’en dernière instance, c’est celui-ci qui est le vrai. Je me suis déjà expliqué là-dessus dans le premier chapitre, mais je veux éclaircir encore ce point par un exemple spécial. Le livre d’Aristote de Xenophane, commence par ces mots importants du même Xénophane : Αιδιον ειναι φησιν, ει τι εστιν, ειπερ μη ενδεχεται γενεσθαι μηδεν εκ μηδενος (Æternum esse inquit quidquid est, siquidem fieri non potest, ut ex nihilo quipiam existat). Ici Xénophane prononce un jugement sur l’origine possible des choses il ne peut là-dessus se référer à l’expérience, pas même par analogie : aussi n’en fait-il intervenir aucune, mais juge-t-il d’une manière apodictique, c’est-à-dire a priori. Comment le peut-il, lui qui regarde du dehors et en étranger un monde donné purement objectif, c’est-à-dire indépendant de la pensée ? Comment peut-il, lui un éphémère fugitif, qui ne peut jeter qu’un coup d’œil rapide sur ce monde, prononcer au préalable, sans aucune expérience, un jugement apodictique sur le monde et sur la possibilité de son existence et de son origine ? Le mot de cette énigme est qu’ici l’homme n’a affaire qu’à ses propres représentations, qui, comme telles, sont l’œuvre de son cerveau, dont la loi n’est que la manière dont ses fonctions cérébrales peuvent s’accomplir, c’est-à-dire la forme de sa représentation. Il ne se prononce donc que sur un phénomène du cerveau qui lui appartient en propre, et il se borne à formuler ce qui entre ou n’entre pas dans ses formes, l’espace, le temps et la cause là, il est parfaitement chez lui et parle d’une manière apodictique. C’est dans le même sens qu’il faut prendre la table suivante des Prædicabilia a priori du temps, de l’espace, et de la matière.


REMARQUES SUR LE TABLEAU QUI SUIT (Pages 184,185).

Sur le § 4 de la Matière. — L’essence de la matière consiste dans l’agir : elle est l’agir in abstracto, partant l’agir en général, indépendamment de toute diversité du mode d’action. Elle est absolument cause. C’est pourquoi, dans son existence même, elle n’est pas soumise au principe de causalité, elle est sans commencement ni un autrement ce serait la loi de causalité s’appliquant à elle-même. Comme nous avons a priori la notion de causalité, le concept de la matière, à titre de fondement indestructible de toute existence, peut prendre place parmi nos connaissances a priori, en tant qu’il n’est que la réalisation d’une forme de connaissance, qui nous est également donnée a priori. Car pour nous toute activité se représente ex ipso comme matérielle, et inversement, toute matière comme nécessairement active : ce sont en effet des concepts réciproques. Aussi employons-nous en allemand le mot réel (Wirklich, agissant), comme synonyme de matériel ; de même, en grec, ϰατ’ένεργείαν par opposition à ϰατὰ δύναμιν trahit la même origine, puisque ένεργεία signifie l’agir en général. De même enfin l’anglais actual employé pour réel (wirklich). Ce que l’on appelle « remplir l’espace » ou être impénétrable, et ce que l’on regarde comme le caractère essentiel du corps (c’est-à-dire du matériel), n’est pas autre chose que ce mode d’activité, qui appartient à tous les corps en général, c’est-à-dire l’activité mécanique. La généralité, en vertu de laquelle ce mode d’action fait partie du concept d’un corps, et résulte a priori du concept de ce corps, par conséquent n’en peut être séparé sans supprimer le corps lui-même, cette généralité le distingue des autres modes d’activité, soit électrique, soit chimique, lumineuse ou calorifique. Dans ce fait de remplir l’espace, ou activité mécanique, Kant a très justement distingué la force attractive et la force répulsive, comme on décompose en deux une force mécanique donnée, au moyen du parallélogramme des forces. Mais ce n’est au fond qu’une analyse raisonnée du phénomène, dans ses éléments constitutifs. Ce sont les deux forces réunies, qui maintiennent le corps dans ses limites, c’est-à-dire dans un volume déterminé. Séparées, l’une dilaterait le corps à l’infini, tandis que l’autre le ramasserait tout en un point. Malgré ce balancement ou cette neutralisation, le corps exerce cependant une action répulsive sur les autres corps en vertu de la première force, et une action attractive en vertu de la seconde, dans la gravitation. De cette façon les deux forces ne se détruisent pas dans le corps, leur produit, comme deux forces impulsives agissant dans une direction opposée ou bien comme la formule + ee, ou enfin comme l’oxygène et




PRÆDICABILIA A PRIORI


Le tableau en trois colonnes n'étant pas lisible dans la présentation en ligne, il a été réénoncé en paragraphes suivant les mêmes numéros.

T.Du Temps

E.De l'Espace

M.De la Matière


1.

T. — Il n’y a qu’un temps et tous les temps particuliers ne sont que des parties de celui-là.

E. — Il n’y a qu’un espace et tous les espaces particuliers ne sont que des parties de celui-là.

M. — Il n’y a qu’une matière et toutes les matières particulières ne sont que des états différents de celle-là à laquelle on donne le nom général de substance.

2.

T. — Les temps différents ne sont point simultanés ; ils sont successifs.

E. — Les espaces différents ne sont point successifs ; ils sont simultanés.

M. — Les différents états de la matière ne sont point différents par la substance, mais par les accidents.

3.

T. — On ne peut supprimer le temps par la pensée ; pourtant on peut supprimer tout ce qui sort de lui.

E. — On ne peut supprimer l’espace par la pensée ; pourtant on peut supprimer tout ce qui sort de lui.

M. — La négation de la matière est chose impensable, pourtant on peut concevoir la négation de toutes ses formes et de toutes ses qualités.

4.

T. — Le temps se divise en trois, le passé, le présent et le futur : ce sont comme deux directions contraires séparées par un point zéro.

E. — L’espace a trois dimensions, profondeur, largeur et longueur.

M. — La matière existe, c’est-à-dire agit, suivant les dimensions de l’espace et dans toute la longueur du temps ; par suite elle unit l’un et l’autre et les remplit tous deux, c’est en cela que consiste son essence ; elle est donc tout entière causalité.

5.

T. — Le temps est divisible à l’infini.

E. — L’espace est divisible à l’infini.

M. — La matière est divisible à l’infini.

6.

T. — Le temps est homogène et continu, autrement dit aucune de ses parties n’est différente d’une autre et on ne pourrait les séparer entre elles qu’à condition de supprimer le temps.

E. — L’espace est continu, autrement dit, aucune de ses parties n’est différente d’une autre et on ne pourrait les séparer entre elles qu’à condition de supprimer l’espace.

M. — La matière est homogène et continue, autrement dit, elle ne se compose pas de parties originairement diverses, les homéoméries, ni originairement séparées, les atomes ; par suite elle n’est point un agrégat de parties séparées essentiellement entre elles par quelque chose d’étranger à la matière.

7.

T. — Le temps n’a ni commencement ni fin : tout commencement et toute fin sont en lui.

E. — L’espace n’a ni commencement ni fin : tout commencement et toute fin sont en lui.

M. — La matière ne naît ni ne meurt : toute naissance et toute mort sont en elles.

8.

T. — C’est au moyen du temps que nous comptons (zahlen).

E. — C’est au moyen de l’espace que nous mesurons (messen).

8. – C’est au moyen de la matière que nous pesons (wagen).

9.

T. — Le rythme est uniquement dans le temps.

E. — La symétrie est uniquement dans l’espace.

M. — L’équilibre est uniquement dans la matière.

10.

T. — Nous connaissons a priori les lois du temps.

E. — Nous connaissons a priori les lois de l’espace.

M. — Nous connaissons a priori les lois de la substance de tous les accidents.

11.

T. — Le temps peut être représenté intuitivement a priori, sous la simple forme d’une ligne.

E. — L’espace peut être représenté intuitivement a priori d’une manière directe.

M. — A priori, on ne peut que penser la matière

12.

T. — Le temps n’a aucune consistance : dès qu’il est, il passe.

E. — L’espace ne peut point passer ; au contraire il subsiste toujours.

M. — Les accidents changent, la substance demeure.

13.

T. — Le temps n’a point d’arrêt.

E. — L’espace est immuable.

M. — La matière est indifférente au repos ou au mouvement, autrement dit elle n’est originairement portée ni vers l’un ni vers l’autre.

14.

T. — Tout ce qui est dans le temps a une durée.

E. — Tout ce qui est dans l’espace a un lieu.

M. — Tout ce qui est matériel a une activité.

15.

T. — Le temps n’a point de durée, mais toute durée est en lui : toute durée est la persistance de ce qui demeure en opposition avec la course sans trêve du temps.

E. — L’espace n’a point de mouvement, mais tout mouvement est en lui ; tout mouvement est un changement de lieu subi par un mobile, en opposition avec le repos inébranlable de l’espace.

M. — La matière est ce qui demeure dans le temps, ce qui se meut dans l’espace : c’est par la comparaison de ce qui est en repos et de ce qui est en mouvement que nous mesurons la matière.

16.

T. — Aucun mouvement n’est possible sans le temps.

E. — Aucun mouvement n’est possible sans l’espace.

M. — Aucun mouvement n’est possible sans la matière.

17.

T. — La vitesse est, à espace égal, en raison inverse du temps.

E. — La vitesse est, à temps égal, en raison directe de l’espace.

M. — La quantité du mouvement est, à vitesse égale, en raison géométrique directe de la matière, c’est-à-dire de la masse.

18.

T. — Le temps, en lui-même, n’est point directement mesurable ; il ne l’est qu’indirectement grâce au mouvement, lequel est à la fois dans l’espace et dans le temps : c’est ainsi que le mouvement du soleil et celui de l’horloge mesurent le temps.

E. — L’espace est en soi directement mesurable ; mais on peut le mesurer indirectement par le mouvement, lequel est à la fois dans le temps et dans l’espace : Ex. l’expression une heure de chemin ; la distance des étoiles fixes exprimée par le nombre d’années que met leur lumière pour venir jusqu’à nous.

M. — Pour mesurer la matière considérée comme telle, c’est-à-dire la masse, autrement dit pour en déterminer la quantité, on ne peut procéder qu’indirectement, c’est-à-dire en évaluant la quantité de mouvement qu’elle reçoit et celle qu’elle donne, lorsqu’elle choque un corps ou lorsqu’elle l’attire.

19.

T. — Le temps est présent en tout lieu : chaque partie du temps est partout, c’est-à-dire simultanément dans la totalité de l’espace.

E. — L’espace est éternel ; chacune de ses parties existe en tout temps.

M. — La matière est absolue, autrement dit elle ne peut ni naître ni périr ; sa quantité ne peut être ni augmentée ni diminuée.

20. 21.

T. — 20. S’il n’y avait que le temps, les choses ne pourraient exister que successivement.

T. — 21. C’est le temps qui rend possible le changement des accidents.

E. — 20. S’il n’y avait que l’espace, les choses ne pourraient exister que simultanément.

E. — 21. C’est l’espace qui rend possible la permanence de la substance.

M. — 20. 21. La matière unit la fuite inconstante du temps et la rigoureuse immobilité de l’espace ; par suite elle est la substance qui demeure sous les accidents qui passent. Pour chaque lieu et en chaque temps le changement des accidents est déterminé par la causalité, laquelle par le fait unit le temps et l’espace et constitue toute l’essence de la matière.

22.

T. — Chaque partie du temps contient toutes les parties de la matière.

E. — Aucune partie de l’espace ne contient, en même temps qu’une autre, une même partie de matière.

M. — En effet la matière est aussi permanente qu’impénétrable.

23.

T. — Le temps est le principe d’individuation.

E. — L’espace est le principe d’individuation.

M. — Les individus sont matériels.

24.

T. — Le présent est sans durée.

E. — L’atome est sans étendue.

M. — L’atome est sans réalité.

25.

T. — Le temps en soi est vide et indéterminé.

E. — L’espace en soi est vide et indéterminé.

M. — La matière en soi est sans forme et sans qualité, de plus elle est inerte, c’est-à-dire, indifférente au repos ou au mouvement ; en résumé elle est indéterminée.

26.

T. — Tout instant est conditionné par celui qui précède, et il n’existe que dans la mesure où celui-ci a cessé d’être dans le temps. (Voir mon traité sur le Principe de raison).

E. — Si, dans l’espace, on pose une limite par rapport à une autre quelconque, la situation de cette nouvelle limite à l’égard de toute autre limite possible se trouve par là même rigoureusement déterminée. (Principe de raison d’être dans l’espace).

M. — Aucun changement ne peut être introduit dans la matière, si ce n’est en vertu d’un autre changement ; et par suite un premier changement, et par suite un premier état de la matière, est chose aussi inconcevable qu’un commencement du temps ou qu’une limite de l’espace. (Principe du devenir)

27.

T. — Le temps rend l’arithmétique possible.

E. — L’espace rend la géométrie possible.

M. — La matière, considérée comme mobile dans l’espace, rend la phoronomie possible.

28.

T. — La notion simple (Das Einfache) de l’arithmétique est l’unité.

E. — La notion simple de la géométrie est le point.

M. — La notion simple de la phoronomie est l’atome.




l’hydrogène dans l’eau. Ce qui prouve que l’impénétrabilité et la pesanteur sont étroitement unies, c’est qu’il est impossible de les séparer empiriquement, bien qu’on le puisse par la pensée ; car jamais l’une ne se présente sans l’autre.

Je dois dire cependant que cette doctrine de Kant, qui se retrouve dans l’idée fondamentale de la seconde division de ses Éléments métaphysiques de la science de la nature, c’est-à-dire dans sa dynamique, avait déjà été nettement exposée et en détail, avant Kant, par Priestley, dans son excellent ouvrage Disquisitions on matter and spirit (sect. 1. et 2). Ce livre parut en 1777, et il eut une seconde édition en 1782, tandis que les Éléments métaphysiques sont de 1786. On peut supposer des réminiscences inconscientes, quand il s’agit d’idées secondaires, ou simplement d’allusions spirituelles, de comparaisons, etc., mais non pas, quand il s’agit d’une pensée capitale, fondamentale. Faut-il croire que Kant se soit approprié, sans le dire, une idée étrangère aussi importante ? L’a-t-il prise dans un livre, qui était alors encore tout nouveau ? Ou bien supposerons-nous que ce livre lui était inconnu, et qu’une même idée a jailli presque simultanément dans deux têtes différentes ? On peut trouver aussi dans la Théorie de la génération de Gaspar Frédéric Wollf (Berlin, 1764, p. 132) l’explication que donne Kant de la différence propre de la fixité et de la mobilité dans les Éléments métaphysiques de la science de la nature (première édition, p. 88, édit. de Rosenkranz). Mais qu’allons-nous dire, en trouvant la théorie kantienne, si capitale et si brillante, de l’idéalité de l’espace, et de l’existence purement phénoménale du monde des corps, exprimée déjà trente ans auparavant par Maupertuis ? (Voir Lettres de Frauenstœdt sur ma philosophie, Lettre XIV). Maupertuis exposa cette théorie paradoxale, d’une façon si catégorique, sans toutefois y adjoindre de preuve, qu’on peut le soupçonner de l’avoir prise ailleurs. Il serait à désirer qu’on éclaircît davantage ce mystère, et comme la question exige de longues et pénibles recherches, une de nos académies allemandes devrait bien la mettre au concours. Laplace est à Kant ce que celui-ci est à Priestley, peut-être à Gaspar Wollf et à Maupertuis, ou à son prédécesseur : sa théorie si juste et si admirable sur l’origine du système planétaire, développée dans l’Exposition du système du monde (Liv. V, c. u), se trouve déjà, pour l’essentiel, dans l’Histoire de la nature et la Théorie du ciel, de Kant, qui parut environ cinquante ans auparavant, en 1755. En 1763, dans sa Seule preuve possible de l’existence de Dieu, ch. vii, il en a donné une exposition plus parfaite. Et comme il nous laisse entendre, dans ce dernier écrit, que Lambert, dans ses Lettres cosmologiques (1761), lui a emprunté sans gêne cette théorie ; et que d’autre part ces lettres parurent en français vers le même temps (Lettres cosmologiques sur l’univers), nous devons supposer que Laplace a connu la théorie de Kant. Sans doute, avec sa science profonde de l’astronomie, il expose la théorie d’une façon plus profonde, plus frappante, et plus complète que Kant ; mais au fond, elle est déjà nettement traitée chez ce dernier, et par sa haute importance, elle suffirait seule à immortaliser son nom. Voilà une chose bien faite pour nous troubler ! Des esprits supérieurs capables d’être soupçonnés d’une indélicatesse, qui, même pour des esprits inférieurs, serait une chose honteuse ! car nous sentons bien que le vol est moins pardonnable encore chez un riche que chez un pauvre. Mais nous ne devons pas nous en taire ; nous sommes ici la postérité, et nous devons être justes comme nous espérons bien que nos descendants le seront pour nous. Aussi je veux ajouter à tous ces cas un troisième exemple, c’est que l’idée fondamentale de la Métamorphose des Plantes de Goëthe, est déjà dans la Théorie de la génération, de Gaspard Frédéric Wollf, qui date de 1764. Que dis-je ? N’en est-il pas de même du système de la gravitation ? Et cependant toute l’Europe continentale en attribue la découverte à Newton, tandis qu’en Angleterre les savants du moins savent parfaitement qu’elle appartient à Robert Hooke, qui l’exposa dès 1666, dans une communication à la Société Royale, à titre de simple hypothèse, et sans preuves, mais d’une façon très explicite. La partie essentielle en est reproduite dans Dugald Stewart (Philosophy of human mind, vol. II, p. 434) ; c’est vraisemblablement un emprunt fait aux Œuvres posthumes de R. Hooke. Sur l’origine de la question, sur la manière dont la difficulté se présente à Newton, on trouve aussi des renseignements dans la Biographie universelle, article Newton. Dans une courte histoire de l’astronomie, publiée par la Quarterly Review, août 1828, le droit de priorité de Hooke est considéré comme un fait incontestable. Pour plus de renseignements sur cette matière, je renvoie à mes Parerga, vol. II, § 86 2° édit. § 88. Quant à l’histoire de la chute de la pomme, c’est un conte fort populaire, mais dénué de fondement et d’autorité.

Sur le § 18 de la Matière. La quantité de mouvement (déjà chez Descartes, quantitas motus) est le produit de la masse par la vitesse.

Sur cette loi ne se fonde point seulement en mécanique la théorie du choc, mais aussi en statique la théorie de l’équilibre. D’après la force du choc produit par deux corps à vitesse égale, on peut déterminer le rapport de leurs masses ; ainsi, étant donnés deux marteaux qui frappent également vite, celui qui a la plus grande masse enfonce le clou plus avant dans la muraille ou fait entrer le piquet plus profondément en terre. Par exemple un marteau dont le poids est de six livres, doit avec une vitesse = 6, faire autant de travail qu’un marteau de trois livres avec une vitesse = 12 ; en effet dans l’un et l’autre cas la quantité du mouvement = 36. Étant données deux billes qui roulent avec une égale vitesse, celle qui a la plus grande masse devra par son choc pousser plus loin une troisième bille en état de repos ; celle au contraire qui a la plus petite masse devra la pousser moins loin ; c’est qu’en effet la masse de la première, multipliée par la vitesse commune aux deux billes, donne une quantité de mouvement plus grande. Le canon porte plus loin que le fusil, parce qu’à vitesse égale il opère sur une masse beaucoup plus considérable, il donne une quantité de mouvement beaucoup plus grande, laquelle résiste beaucoup plus longtemps à l’action opposée de la pesanteur. C’est pour la même raison que le même bras jettera plus loin une bille de plomb qu’une bille de bois de même grosseur, et une grosse pierre plus loin qu’une petite. Toujours pour la même raison, la portée de la mitraille n’est pas aussi longue que celle du boulet.

C’est la même loi qui sert de fondement à la théorie du levier et de la balance ; car là aussi la plus petite masse, située sur le plus long bras du levier ou du fléau, animée d’une vitesse plus grande et qui la multiplie, peut produire une quantité de mouvement égale ou supérieure à celle que produit la plus grande masse. Toutefois dans l’état de repos occasionné par l’équilibre, cette vitesse est purement intentionnelle ou virtuelle ; elle est donnée en puissance et non point en acte ; malgré tout elle agit, étant en puissance, comme si elle était en acte, et c’est ce qui est fort remarquable.

Une fois ces vérités rappelées à l’esprit du lecteur, l’explication suivante sera plus facilement comprise. La quantité d’une matière donnée ne peut jamais être évaluée que par sa force, et celle-ci ne peut être connue que par son effet. Si l’on ne considère la matière qu’au point de vue de sa quantité et non au point de sa qualité, cet effet peut être purement mécanique, c’est-à-dire ne consister que dans le mouvement communiqué au reste de la matière. En effet, c’est en premier lieu dans le mouvement que la force de la matière devient pour ainsi dire vivante c’est de là que vient le nom de force vive pour les effets dynamiques de la matière en mouvement. Aussi pour évaluer la quantité de matière donnée, l’unique mesure, c’est la grandeur de son mouvement. Toutefois la grandeur du mouvement, lorsqu’elle est donnée, ne nous donne point directement la quantité de matière celle-ci se trouve encore combinée avec la vitesse, qui est l’autre facteur de la quantité de mouvement or ce dernier facteur doit être éliminé, si l’on veut connaître la quantité de matière, la masse. Du reste, la vitesse nous est directement connue, car elle est égale à 8/4. Seul l’autre facteur, celui qui reste après élimination de la vitesse, la masse, n’est jamais connue que d’une manière relative, c’est-à-dire par comparaison avec les autres masses, lesquelles à leur tour ne sont connaissables que par la quantité de leur mouvement, c’est-à-dire dans leur combinaison avec la vitesse. Ainsi l’on est obligé d’abord de comparer une quantité de mouvement avec une autre, puis d’après ces deux données de calculer la vitesse, si l’on veut savoir de combien chacun des deux corps est redevable à sa masse. Cela se fait en comparant le poids des masses, c’est-à-dire en comparant cette grandeur du mouvement qui, dans les deux masses, crée une force d’attraction vers la terre laquelle agit sur les deux en raison seulement de leur quantité. Aussi y a-t-il deux manières de peser en effet, ou bien on accorde aux deux masses à comparer une vitesse égale, pour voir laquelle des deux communique actuellement du mouvement à l’autre et par conséquent en possède une quantité plus grande qu’il faudra nécessairement attribuer, la vitesse étant égale de part et d’autre, à l’autre facteur de la grandeur du mouvement, c’est-à-dire à la masse (balance à fléaux égaux) ; ou bien on recherche, pour établir le poids, combien une masse devra recevoir de vitesse en plus de celle qu’a une autre pour en égaler la grandeur du mouvement, et en conséquence pour ne plus en recevoir une communication de mouvement. En effet, l’accroissement qu’il faut donner à sa vitesse indique dans quelle mesure sa masse, c’est-à-dire sa quantité de matière, est moindre (balance romaine). Cette estimation des masses par le poids repose sur cette circonstance heureuse que la force motrice elle-même agit d’une manière absolument identique sur les deux, et que chacune des deux est en état de communiquer immédiatement à l’autre l’excès de sa grandeur de mouvement, excès qui s’accuse par cette communication même.

La substance de ces théories a été exprimée depuis longtemps par Newton et Kant ; mais grâce à l’ordre et à la clarté de cette exposition, je crois leur avoir conféré un plus grand caractère de netteté, et avoir rendu ainsi accessible à tout le monde l’intelligence de principes que j’ai estimés nécessaires à la justification de la proposition 18.



  1. Il semble qu’on ait tout à fait abandonné l’opinion que le paresseux tridactyle a neuf vertèbres cervicales. Cependant Owen le présente encore ainsi (Ostéologie comparée, p. 405).