Le Monde comme volonté et comme représentation/Suppléments au premier livre/Chapitre III

Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 162-167).


CHAPITRE III
SUR LES SENS

Je n’ai pas l’intention de répéter ce que d’autres ont déjà dit : je n’apporte ici que des considérations isolées et d’un genre tout particulier sur les sens.

Les sens ne sont que des prolongements du cerveau ; c’est par eux qu’il reçoit du dehors, sous forme de sensation, la matière dont il va se servir pour élaborer la représentation intuitive. Ces sensations, qui devaient servir principalement à la composition objective du monde extérieur, ne pouvaient être par elles-mêmes ni agréables, ni désagréables, c’est-à-dire qu’elles ne pouvaient émouvoir la volonté. Autrement la sensation même solliciterait notre attention, et nous en resterions à l’effet, au lieu de remonter à la cause, ce qui est ici le but ; et cela grâce à la préférence que nous accordons à la volonté, aux dépens de la représentation pure et simple nous ne nous référons à celle-ci, que lorsque celle-là se tait. Par conséquent, les couleurs et les sons ne nous procurent en eux-mêmes, s’ils ne dépassent pas la mesure normale, ni plaisir, ni douleur ; mais ils se produisent avec ce caractère d’indifférence qui en fait la matière propre de l’intuition proprement objective. Et c’est là effectivement ce qui se passe, autant du moins qu’il était possible dans un corps qui est entièrement Volonté, et à ce titre le fait est merveilleux. Physiologiquement, il provient de ce que, dans les organes les plus nobles, comme ceux de la vue ou de l’ouïe, les nerfs, qui ont à percevoir l’impression spécifique extérieure, ne sont pas capables de la moindre sensation douloureuse, et ne connaissent pas d’autre sensation que celle qui leur est spécifiquement propre, que celle en un mot qui sert à la perception pure et simple. Conséquemment la rétine, aussi bien que le nerf optique, est insensible à toute blessure, et il en est de même pour le nerf acoustique : dans ces deux organes, la douleur n’est éprouvée que dans les parties qui entourent le nerf sensoriel propre, et jamais dans le nerf lui-même. Pour l’œil, c’est surtout la conjonctive, et pour l’oreille, le conduit auditif. Il en est de même pour le cerveau, qu’on peut tailler directement par le haut, sans qu’il en éprouve la moindre sensation. C’est seulement grâce à cette indifférence par rapport à la volonté, que les sensations visuelles vont livrer à l’entendement les données si variées, aux nuances si délicates, qui lui servent à construire, au moyen de la loi de causalité, et sur le fondement des intuitions pures d’espace et de temps, toutes les merveilles du monde objectif. Et même cette impuissance des sensations de couleur à agir sur la volonté, nous permet d’arriver à l’état d’intuition objective pure, affranchie de la volonté, quand leur énergie est renforcée par la transparence, comme au coucher du soleil, ou par des vitraux coloriés ; et nous avons montré au troisième livre que cette intuition est l’essentiel de l’émotion esthétique. C’est encore cette indifférence par rapport à la volonté qui rend les sons aptes à traduire l’infinie variété des concepts de la raison.

Tandis que le sens extérieur, c’est-à-dire la réceptivité des impressions extérieures comme données pures de l’entendement, se divisait en cinq autres sens, ceux-ci s’accommodaient aux quatre éléments, c’est-à-dire aux quatre états d’aggrégation, sans omettre celui d’impondérabilité. Le sens du solide (terre) est le toucher ; celui du fluide (eau) c’est le goût ; celui des matières gazeuses, c’est-à-dire du volatil (exhalaisons, parfums), c’est l’odorat ; celui de l’élastique permanent (air), c’est l’ouïe ; celui de l’impondérable (feu, lumière), c’est la vue. Le second élément impondérable, la chaleur, n’est pas à proprement parler un objet des sens, mais de la sensibilité générale ; il agit toujours directement sur la volonté, comme agréable ou désagréable. De cette classification ressort la dignité relative des sens. La vue a le premier rang, en tant que sa sphère est la plus étendue, et que sa sensibilité est la plus délicate ; la cause en est qu’elle est excitée par quelque chose d’impondérable, par quelque chose qui est à peine corporel, un quasi-esprit. L’ouïe a le second rang elle correspond à l’air. Quant au tact, il a des connaissances profondes et variées ; tandis que les autres sens ne nous donnent qu’une propriété spéciale de l’objet, comme le son qu’il rend ou le rapport qu’il a avec la lumière, le toucher qui s’est développé avec la sensibilité générale et la force musculaire, livre à la fois à l’entendement des données sur la forme, la grandeur, la rudesse, le poli, la texture, la solidité, la température, et la pesanteur des corps, et tout cela, en réduisant autant que possible la part de l’apparence et de l’erreur, auxquelles les autres sens sont bien plus exposés. Les deux sens inférieurs, l’odorat et le goût, ne sont déjà plus affranchis de la volonté : ils l’excitent immédiatement, c’est-à-dire qu’ils sont toujours agréablement ou désagréablement affectés, et sont plus subjectifs qu’objectifs.

Les perceptions auditives sont exclusivement dans le temps. C’est pourquoi toute la musique consiste essentiellement dans la mesure des temps, sur laquelle repose la qualité ou la hauteur des sons, par l’intermédiaire des vibrations, comme aussi leur quantité ou leur durée, par l’intermédiaire de la mesure. Les perceptions visuelles en revanche sont surtout et principalement dans l’espace ; ce n’est que d’une façon toute secondaire, par l’intermédire de la durée, qu’elles sont aussi dans le temps.

La vue est le sens de l’entendement, qui est intuitif, et l’ouïe est le sens de la raison, qui pense et qui conçoit. Les mots ne sont représentés qu’imparfaitement par des signes visuels. Aussi je doute qu’un sourd-muet, qui peut lire, mais qui n’a aucune représentation du son des mots, puisse exécuter toutes les opérarations de la pensée, avec de simples signes visuels, aussi promptement que nous autres avec des mots réels, c’est-à-dire que nous pouvons entendre. Quand il ne peut pas lire, c’est un fait d’expérience qu’il ressemble presque à une brute sans raison, au lieu que l’aveugle-né est, dès le début, un être tout à fait raisonnable.

La vue est un sens actif, tandis que l’ouïe est passive. C’est pourquoi les sons agissent avec violence et pour ainsi dire d’une façon hostile sur notre esprit, et cela d’autant plus, que l’esprit est plus actif et plus développé ; ils bouleversent nos pensées, et troublent momentanément la réflexion. Au contraire, il n’existe pas pour l’œil de trouble analogue, il n’y a pas une action immédiate de la chose vue, en tant que telle, sur les opérations de l’esprit (naturellement il n’est pas question ici de l’influence des objets vus sur la volonté) mais la complexité infinie des choses qui sont sous nos yeux, n’arrête en rien le jeu de la pensée, elle la laisse parfaitement tranquille. Il résulte de tout ceci que l’œil est perpétuellement en paix avec l’esprit qui réfléchit, tandis que c’est le contraire pour l’oreille. Cette opposition des deux sens se vérifie encore par ce fait que les sourds-muets, guéris par le galvanisme, s’effrayent et pâlissent au premier son qu’ils entendent (Gilbert, Annales de Physique, vol. X, p. 382), tandis que les aveugles opérés reçoivent avec joie le premier rayon de lumière, et ne se laissent poser qu’à regret un bandeau sur les yeux. Tout ce que nous venons de dire pour l’ouïe s’explique par l’ébranlement du nerf acoustique, qui se propage sans interruption jusqu’au cerveau, au lieu que le fait de voir est réellement une action de la rétine, excitée et provoquée par la lumière et ses modifications ; c’est ce que j’ai montré tout au long dans ma théorie physiologique des couleurs. J’y contredis absolument cette impudente théorie, si répandue aujourd’hui, d’une espèce d’être coloré qui viendrait frapper la rétine, théorie qui réduit la sensation lumineuse de l’œil à un ébranlement mécanique, comme il arrive pour l’ouïe, tandis qu’il n’y a rien de plus différent que cette action douce et silencieuse de la lumière, et le tambour d’alarme de l’oreille. Ajoutons encore cette particularité, c’est que, bien que nous ayons deux oreilles dont la sensibilité est souvent très différente, cependant elles ne perçoivent jamais un son en double, comme il nous arrive si souvent de voir double avec nos yeux. Nous sommes ainsi amenés à supposer que les sensations auditives n’ont pas lieu dans le labyrinthe ou le limaçon, mais dans les profondeurs du cerveau, au point où les deux nerfs acoustiques se rencontrent : ce qui fait que l’impression est simple. Or cette rencontre a lieu au point où le pont de Varole embrasse la moelle allongée, c’est-à-dire à un endroit éminemment dangereux, dont la lésion détermine la mort de tout animal. Là, le nerf acoustique n’est qu’à une courte distance du labyrinthe, qui est le siège de l’ébranlement sonore. Et même ce fait que la sensation auditive prend naissance en un endroit si dangereux, d’où partent les mouvements de tous nos membres, explique le tressaillement qui nous saisit, quand nous entendons une détonation soudaine ; ce qui n’a pas lieu quand nous sommes frappés tout à coup par un éclat de lumière, comme l’éclair par exemple. Le nerf visuel sort bien plus en avant de ses thalami (quoique peut-être il prenne naissance derrière ceux-ci) ; dans tout son parcours il est couvert par les lobes antérieurs du cerveau, tout en étant toujours séparé d’eux, jusqu’au moment où il sort entièrement du cerveau, et s’épanouit dans la rétine. C’est là seulement que la sensation se produit au choc de la lumière, et qu’elle a son siège réel, comme je l’ai prouvé dans mon traité sur la vue et les couleurs. Le point où le nerf auditif prend naissance explique donc le grand trouble que les sons apportent dans la pensée ; c’est à cause de ce trouble, que les gens qui réfléchissent et en général les gens intelligents sans exception, ne peuvent supporter le bruit. Cela rompt en effet Je cours normal de leurs pensées ; la réflexion s’arrête au milieu de ce tumulte, parce que l’ébranlement du nerf auditif se propage très avant dans le cerveau, dont la masse tout entière est troublée par la commotion du nerf auditif et les vibrations qu’il produit, et aussi parce que le cerveau de ces gens-là est beaucoup plus excitable que les cerveaux ordinaires. Cette grande mobilité et celle force directrice qu’ont certains cerveaux, nous expliquent comment, chez eux, la moindre pensée éveille aussitôt ses analogues, ou celles qui lui sont associées. C’est pour cela que les ressemblances, les analogies et les rapports des choses les frappent si facilement et si vite. De là vient qu’une même occasion peut se présenter mille et mille fois à des cerveaux ordinaires, elle ne force que certains cerveaux à réfléchir, et les amène à des découvertes, que d’autres s’étonnent ensuite de n’avoir pas faites, parce que, s’ils peuvent sans doute réfléchir après d’autres, ils sont incapables de penser spontanément. Ainsi le soleil luit pour toutes les colonnes ; mais seule la colonne de Memnon en est ébranlée. De même Kant, Goëthe, Jean-Paul étaient extrêmement sensibles au bruit, comme en témoignent leurs biographes. Goëthe acheta, dans les dernières années de sa vie, une maison tombant en ruine et située à côté de la sienne, uniquement pour ne plus entendre le bruit des réparations. C’est en vain que dans sa jeunesse il suivait le tambour pour s’endurcir au fracas : ce n’est pas là affaire d’habitude.

En revanche, c’est une chose étonnante que l’indifférence vraiment stoïque avec laquelle les cerveaux ordinaires supportent le bruit ; qu’ils pensent, qu’ils lisent ou qu’ils écrivent, rien ne peut les troubler, tandis que les cerveaux d’élite en deviennent incapables de tout travail. Mais ce qui les rend si insensibles aux bruits de toutes sortes, les rend également insensibles à la beauté dans les arts plastiques, à la profondeur de la pensée ou à la finesse de l’expression dans les arts du discours, bref à tout ce qui ne les intéresse pas personnellement. Au sujet de l’action paralysante qu’exerce au contraire le bruit sur les esprits d’élite, citons la remarque suivante de Lichtemberg, qui trouve ici sa place. « C’est toujours un bon signe, quand un artiste est empêché par des riens d’exercer son art comme il faut. F… plongeait ses doigts dans de la poudre de lycopode, lorsqu’il voulait jouer du piano… Des esprits moyens ne sont pas empêchés par de telles vétilles. Ce sont des cribles à larges trous. » (Mélanges, 1, p. 398.)

Pour moi, je nourris depuis longtemps l’idée que la quantité de bruit qu’un homme peut supporter sans en être incommodé, est en raison inverse de son intelligence, et par conséquent peut en donner la mesure approchée. Aussi lorsque j’entends, dans la cour d’une maison, les chiens aboyer pendant une heure, sans qu’on les fasse taire, je sais déjà à quoi m’en tenir sur l’intelligence du propriétaire. Celui qui fait claquer habituellement les portes, au lieu de les fermer avec la main, ou qui le tolère dans sa maison, est non seulement un homme mal élevé, mais encore une nature grossière et bornée. « Sensible » en anglais signifie également « intelligent », et ce sens-là procède d’une remarque très fine et très juste. Nous ne serons complètement civilisés que le jour où les oreilles seront libres, elles aussi, et où l’on n’aura plus le droit, à mille pas à la ronde, de venir troubler la conscience d’un être qui pense, par des sifflements, des cris, des hurlements, des coups de marteaux ou de fouets, des aboiements etc. Les Sybarites bannissaient hors de leur ville tous les métiers bruyants ; et la respectable secte des Shakers, dans le nord de l’Amérique, ne souffre aucun bruit inutile dans les villages ; on raconte la même chose des frères moraves. — Mais on en trouvera. plus long sur cette question dans le XXXe chapitre du IIe volume des Parerga.

La nature passive de l’ouïe, que nous venons d’exposer, explique aussi l’action si puissante, si immédiate, si irrésistible de la musique sur l’esprit, et en outre l’action qui la suit, et qui consiste dans une certaine exaltation. Les vibrations sonores qui se succèdent, combinées suivant des rapports numériques rationnels, impriment aux fibres du cerveau de semblables vibrations. Au contraire, il est facile de déduire de la nature active de la vue, — tout l’opposé de celle de l’ouïe — pourquoi il ne peut y avoir pour l’œil aucun analogue de la musique, et pourquoi le clavier des couleurs a été une idée malheureuse et ridicule. De même le sens de la vue, à cause de sa nature active, est fortement accusé chez les animaux chasseurs, chez les bêtes de proie, tandis qu’au contraire le sens passif de l’ouïe est très développé chez les animaux poursuivis, les bêtes peureuses et promptes à la fuite, de façon qu’elles sont averties à temps de l’approche de l’ennemi, soit qu’il arrive en courant ou qu’il rampe sans bruit.

Si nous avons reconnu dans la vue le sens de l’entendement, et dans l’ouïe, celui de la raison, on pourrait nommer l’odorat le sens de la mémoire, parce qu’il nous rappelle plus immédiatement qu’aucun autre l’impression spécifique d’une circonstance ou d’un milieu, si éloignée qu’elle soit.