Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au troisième livre/Chapitre XXXIII

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 214-215).


CHAPITRE XXXIII[1]
REMARQUES DÉTACHÉES SUR LA BEAUTÉ NATURELLE


L’impression si agréable que produit sur nous la vue d’un beau paysage tient, entre autres choses, à la constante vérité et à la conséquence de la nature. Sans doute la nature ne suit pas ici la méthode logique, qui consiste dans l’enchaînement des principes de connaissance, des antécédents et des conséquents, des prémisses et des conclusions ; mais elle obéit à une loi analogue, à la loi de causalité constituée par l’enchaînement visible des causes et des effets. La moindre modification produite dans un objet par la position, le raccourci, l’éloignement, la perspective linéaire et aérienne, le plus ou moins de lumière ou d’ombre qu’il reçoit, se traduit infailliblement par son effet sur l’œil et entre aussitôt en ligne de compte ; c’est la confirmation du proverbe indien : « Le plus petit grain de riz projette aussi son ombre. » De là cette conséquence parfaite, cette régularité, cet enchaînement et cette scrupuleuse exactitude qui se montrent ici en tout : il n’y a pas ici de faux-fuyants. Considéré en tant que phénomène cérébral, l’aspect d’un beau point de vue est le seul, parmi les phénomènes cérébraux compliqués, qui soit tout à fait régulier, irréprochable et parfait : tous les autres, et surtout nos propres opérations intellectuelles, sont, soit dans leur matière, soit dans leur forme, plus ou moins entachés de défauts et d’inexactitudes. Ce privilège de l’aspect de la belle nature nous explique d’abord l’impression d’harmonie et d’entière satisfaction qu’elle produit, puis encore l’influence favorable qu’elle exerce sur l’ensemble de notre pensée : les formes en deviennent plus justement disposées et s’épurent en quelque sorte ; car ce phénomène cérébral, le seul irréprochable entre tous, imprime à tout le cerveau un mouvement parfaitement normal, et notre pensée, à son tour, par la conséquence, la liaison, la régularité et l’harmonie de toutes ses opérations, cherche à observer cette méthode de la nature, après en avoir reçu l’élan convenable. Un beau point de vue sert donc de catharsis à l’esprit, comme la musique à l’âme, selon Aristote, et c’est en face d’un beau site que l’on pensera le plus juste.

La vue des montagnes qui se découvrent soudain à nos yeux nous met facilement dans une disposition d’esprit sérieuse et même élevée ; peut-être cette impression tient-elle en partie à ce que la forme des montagnes et le dessin du massif qui en résulte sont la seule ligne permanente du paysage, car seules les montagnes bravent la ruine, qui ne tarde pas à emporter tout le reste, et surtout notre propre personne, notre individu éphémère. Non pas qu’à l’aspect des montagnes toutes ces idées arrivent à une conscience expresse, mais nous en avons un sentiment confus qui sert à fonder cette disposition d’esprit. Je voudrais savoir, puisque pour les formes et pour la figure humaines la lumière venant d’en haut est la plus avantageuse, et la lumière venant d’en bas la plus défavorable, pourquoi c’est le contraire qui est vrai pour les paysages naturels.

Combien la nature a le sens du beau ! Le moindre coin de terre demeuré inculte et devenu sauvage, c’est-à-dire abandonné en toute liberté à la nature, pourvu que l’homme ne vienne pas porter sur lui sa lourde main, elle s’empresse de l’orner avec tout le goût possible, elle le revêt de plantes, de fleurs, d’arbrisseaux, dont la libre croissance, la grâce naturelle et la charmante disposition attestent qu’ils n’ont pas grandi sous la férule du grand égoïste, mais que la nature a conservé ici toute son indépendance d’action. La plus petite place négligée par l’homme devient aussitôt belle. C’est là le principe des jardins anglais, de cacher l’art le plus possible, pour faire croire à un libre travail de la nature. À ce seul prix elle est parfaitement belle, c’est-à-dire elle montre avec la plus grande netteté l’objectivation du vouloir-vivre encore inconscient, qui s’étale ici en toute naïveté ; car les formes ne sont pas ici, comme dans le monde animal, déterminées par des fins tout extérieures, mais elles dépendent uniquement et immédiatement du sol, du climat, et d’un troisième principe mystérieux, qui donne des aspects et des caractères si divers à tant de plantes, nées à l’origine du même sol et sous le même climat.

La grande différence entre les jardins anglais ou plus exactement chinois, et les anciens jardins français, de plus en plus rares aujourd’hui, mais encore représentés par quelques magnifiques spécimens, repose en dernière analyse sur ce que les premiers sont plantés dans un esprit objectif, les derniers dans un esprit subjectif. Dans les jardins anglais, on cherche à amener la volonté de la nature, telle qu’elle s’objective dans l’arbre, l’arbuste, la montagne et le ruisseau, à l’expression la plus pure de ses idées, c’est-à-dire de son essence propre. Dans les jardins français au contraire se reflète seulement la volonté du propriétaire, qui a soumis la nature à son caprice, et lui fait porter, en signe d’esclavage, au lieu de ses idées propres, des formes arbitraires et imposées : de là ces haies coupées à hauteur égale, ces arbres façonnés par toutes sortes de tailles, ces avenues droites, ces allées couvertes, etc.

  1. Ce chapitre se rapporte au § 38 du premier volume.