Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au troisième livre/Chapitre XXXII

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 210-213).


CHAPITRE XXXII[1]
DE LA FOLIE


La vraie santé de l’esprit consiste dans la perfection de la réminiscence. Sans doute il ne faut pas entendre par là que notre mémoire doive tout conserver. Car le cours déjà écoulé de notre vie se confond et se réduit dans le temps, comme dans l’espace le chemin parcouru par le voyageur qui se retourne en arrière : il nous est parfois difficile de distinguer les années une à une ; quant aux jours, il est presque toujours impossible de les reconnaître. Mais les événements en tout semblables et qui reviennent un nombre infini de fois, ceux dont les images se recouvrent en quelque sorte les unes les autres, doivent être les seuls à se confondre dans le souvenir et à ne pouvoir plus être reconnus isolément ; au contraire, tout événement caractéristique ou significatif par quelque côté doit se retrouver dans la mémoire, si l’intellect est normal, vigoureux et entièrement sain. — Dans le corps du premier volume j’ai représenté la folie comme l’interruption du fil des souvenirs, qui se suivent uniformément, quoique avec une abondance et une netteté sans cesse décroissantes. Voici quelques considérations à l’appui de mon opinion.

La mémoire d’un homme sain d’esprit fournit, sur un fait dont il a été le témoin, une certitude tenue pour aussi solide et aussi sûre que sa perception actuelle d’une chose ; aussi le fait dont il dépose sous serment devant un tribunal est-il établi. Par contre, le simple soupçon de folie suffit à infirmer la déclaration d’un témoin. Voilà donc le critérium entre la santé d’esprit et le trouble mental. Le simple fait de douter de la réalité d’un événement que je me rappelle équivaut à un soupçon de folie que j’élève contre moi-même, à moins toutefois que je ne craigne d’avoir simplement rêvé. Un autre homme doute-t-il de la réalité d’un fait que je raconte à titre de témoin oculaire, s’il ne suspecte pas ma loyauté, il me tient pour fou. L’homme qui, à force de répéter un conte forgé à l’origine par lui, en arrive à y croire lui-même, est déjà, sur ce point, à vrai dire, un fou. Un fou est capable de traits d’esprit, de certaines idées sages, parfois même de jugements exacts ; mais on ne peut conférer aucune valeur à son témoignage sur les événements passés. Le Lalitavistara, qui est, comme on sait, l’histoire de la vie de Bouddha Chakya-Mouni, rapporte que, au moment de sa naissance, sur toute la terre aux malades fut rendue la santé, aux aveugles la vue, aux sourds l’ouïe, et que tous les fous « recouvrèrent le souvenir ». Ces derniers mots sont même répétés en deux passages[2].

Ma propre et longue expérience m’a amené à penser que la folie est relativement fréquente surtout chez les acteurs. Mais aussi quel abus ces gens-là ne font-ils pas de leur mémoire ! Chaque jour c’est un nouveau rôle à apprendre, ou un ancien rôle dont il faut se souvenir ; ces rôles sont sans rapport, et bien plutôt en contradiction, en opposition les uns avec les autres ; enfin, chaque soir l’acteur s’efforce de s’oublier entièrement lui-même, pour devenir un tout autre personnage. N’est-ce pas là le chemin direct vers la folie ?

Pour comprendre plus aisément l’exposé donné dans le texte de la naissance de la folie, rappelons-nous avec quelle répugnance nous pensons aux choses qui blessent fortement nos intérêts, notre orgueil ou nos désirs, avec quelle peine nous nous décidons à les soumettre à l’examen précis et sérieux de notre intellect, avec quelle facilité au contraire nous nous en écartons brusquement ou nous nous en détachons peu à peu sans en avoir conscience ; tandis que les choses agréables pénètrent si bien d’elles-mêmes dans notre esprit, s’y glissent à nouveau, si on les en chasse, et retiennent notre attention pendant des heures entières. C’est dans cette répugnance de la volonté à laisser arriver ce qui lui est contraire à la lumière de l’intellect qu’est la brèche par laquelle la folie peut faire irruption dans l’esprit. Tout événement nouveau et désagréable doit en effet être assimilé par l’intellect, c’est-à-dire prendre place dans le système des vérités relatives à la volonté et à son intérêt, quelque objet plus satisfaisant qu’il ait d’ailleurs à supplanter. L’entrée de l’intellect une fois forcée, l’impression pénible commence à s’affaiblir ; mais l’opération en elle-même est souvent très douloureuse, et ne s’accomplit généralement qu’avec lenteur et non sans difficulté. Ce n’est cependant qu’à la condition qu’elle s’effectue heureusement chaque fois que la santé de l’esprit peut se maintenir. Mais si, même dans un seul cas, la répugnance et la résistance de la volonté à l’admission d’une vérité atteignent un degré où cette opération ne s’accomplit plus dans toute sa pureté ; si certains événements, certains détails sont ainsi entièrement soustraits à l’intellect, parce que la volonté n’en peut supporter l’aspect ; et si alors, par besoin d’un enchaînement nécessaire, on comble arbitrairement la lacune ainsi produite ; — alors la folie est là. Car l’intellect a renoncé à sa nature, par complaisance pour la volonté : l’homme s’imagine maintenant ce qui n’est pas. Et cependant la folie ainsi née devient le Léthé de souffrances intolérables : elle a été le dernier recours de la nature saisie d’angoisse, c’est-à-dire de la volonté.

Mentionnons en passant un témoignage remarquable à l’appui de mon opinion. Carlo Gozzi, dans le Mostro turchino, acte Ier, sc. 2, nous présente un personnage qui a bu un philtre propre à faire perdre la mémoire : il a toutes les apparences d’un fou.

En conséquence de ce qui précède, on peut regarder comme l’origine de la folie la violente exclusion d’une chose hors de l’esprit, exclusion qui n’est possible que par l’introduction dans l’esprit de quelque autre chose. Le procédé inverse est plus rare, c’est-à-dire celui où l’on commence par se mettre une vérité dans la tête avant d’en arracher une autre. C’est pourtant le cas là où l’individu garde sans cesse présente à l’esprit la circonstance qui a provoqué la folie, par exemple dans certaines folies par amour, dans l’érotomanie, où le malade ne peut se détacher de l’objet de sa passion ; de même encore dans la folie due à une frayeur causée par un accident effroyable et soudain. Les malades de ce genre s’accrochent pour ainsi dire convulsivement à leur idée, si bien que nulle autre, surtout nulle autre pensée contraire, ne peut naître en eux. Dans les deux phénomènes l’élément essentiel de la folie reste le même : c’est l’impossibilité de cet enchaînement uniforme des souvenirs, qui est la base d’une réflexion saine et raisonnable. — Peut-être une explication judicieuse de ce contraste d’origine ici indiqué pourrait-elle fournir un principe de division net et profond des différentes espèces de la véritable folie.

Je n’ai du reste considéré jusqu’ici que l’origine psychique de la folie, c’est-à-dire celle qui est provoquée par des circonstances extérieures et objectives. Mais elle est due plus souvent à des causes purement somatiques, à une mauvaise conformation ou à une désorganisation partielle du cerveau ou de ses enveloppes ou encore à l’influence exercée sur le cerveau par d’autres parties malades. C’est surtout dans ce second genre de folie que peuvent se produire de fausses perceptions sensibles, des hallucinations. Cependant les deux genres de causes participent le plus souvent l’une de l’autre, la cause psychique surtout de la cause somatique. Il en est de la folie comme du suicide : le suicide est rarement dû aux seules causes extérieures, mais il suppose un certain malaise corporel, et du degré de ce malaise dépendra l’importance du motif extérieur nécessaire ; sauf au plus haut degré, où il n’y a plus besoin de cause extérieure. Aussi aucun malheur n’est-il assez grand pour pousser un homme au suicide, ni assez petit pour n’y avoir pas déjà conduit. J’ai montré la folie d’origine psychique, telle qu’un grand malheur par exemple peut, selon toute apparence du moins, la provoquer chez un homme bien portant. Chez l’homme qui y est physiquement disposé, la moindre contrariété suffira à lui donner naissance : je me rappelle par exemple avoir vu dans une maison d’aliénés un ancien soldat qui était devenu fou pour s’être entendu dire il (Er) au lieu de tu par son officier. La disposition physique est-elle bien marquée, il n’y a besoin d’aucune cause extérieure dès qu’elle a mûri. La folie due à des causes purement physiques peut aussi, à la suite du bouleversement violent dans le cours des pensées d’où elle est sortie, amener une sorte de paralysie ou une autre dépravation de quelque partie du cerveau, destinée à durer, à moins de remède immédiat ; aussi la folie n’est-elle guérissable qu’à son début, plus tard elle devient incurable.

Y a-t-il une mania sine delirio, une fureur sans folie ? Pinel le prétendait, Esquirol l’a contesté, et depuis on a longuement discuté le pour et le contre. La question ne peut être résolue que par l’expérience. Mais si un pareil état se produit réellement, la cause en est, du côté de la volonté, dans un affranchissement entier et périodique de l’empire et de la direction de l’intellect et par là des motifs : la volonté alors apparaît comme force naturelle aveugle, impétueuse, destructive, et se manifeste par la rage d’anéantir tout ce qu’elle rencontre sur son chemin. La volonté ainsi déchaînée ressemble alors au fleuve qui a rompu ses digues, au cheval qui a désarçonné son cavalier, à la montre dont on a enlevé les vis modératrices. Cependant, c’est la raison seule, c’est-à-dire la connaissance réfléchie qui se trouve frappée de suspension, mais non la connaissance intuitive ; sinon la volonté serait privée de toute direction et l’homme devrait demeurer immobile. Le forcené perçoit, au contraire, les objets, puisqu’il se précipite sur eux ; il a aussi la conscience de sa conduite actuelle et il en garde dans la suite le souvenir. Mais il est dépourvu de réflexion, et, n’ayant plus la raison pour le guider ; il devient totalement incapable de méditer sur toute chose absente, passée et future, ou d’en tenir compte. L’accès une fois terminé, la raison reprend son empire et elle fonctionne régulièrement, car son activité propre n’est ni altérée ni bouleversée : c’est seulement la volonté qui a trouvé moyen de se soustraire entièrement à sa domination pour un moment.

  1. Ce chapitre se rapporte à la seconde moitié du § 36 du premier volume.
  2. Rgya Tcher Rol Pa, Hist. de Bouddha Chakya-Mouni, trad. du tibétain par Foucaux, 1848, p. 91 et 99.