Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au second livre/Chapitre XVIII

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 3-12).


CHAPITRE XVIII[1]
COMMENT LA CHOSE EN SOI EST CONNAISSABLE

Ce livre, où se trouve décrite la démarche la plus originale et la plus importante de ma philosophie, à savoir le passage, déclaré impossible par Kant, du phénomène à la chose en soi, a déjà reçu son complément le plus essentiel dans l’opuscule que j’ai publié en 1836 sous le titre de la Volonté dans la Nature (2e éd., 1834 ; 3e, 1867). On se tromperait fort, en considérant comme le sujet et le contenu de ce court mais important écrit, les citations étrangères auxquelles j’y rattache mes propres explications : ces citations ne sont guère qu’un point de départ, qu’une entrée en matière qui m’a permis d’établir avec plus de précision que partout ailleurs cette vérité fondamentale de ma doctrine, et de la suivre jusqu’au point où elle rejoint la connaissance empirique de la Nature. J’en ai donné l’expression la plus rigoureuse et la plus complète sous la rubrique Astronomie physique ; aussi ne puis-je espérer de trouver une meilleure formule de ce noyau de ma doctrine que celle que j’y ai consignée. Quiconque voudra connaître à fond ma philosophie et en faire un examen sérieux, devra donc avant tout s’en référer à la rubrique en question. Et en général tous les éclaircissements contenus dans ce petit écrit formeraient le contenu principal de ces suppléments, s’ils n’en devaient pas rester exclus, comme les ayant précédés ; aussi bien je les suppose connus, sans quoi on ignorerait le meilleur de ma doctrine.

Je me propose tout d’abord de montrer, en me plaçant à un point de vue général, en quel sens il peut être question de la connaissance d’une chose en soi, et d’établir que cette connaissance est nécessairement limitée.

Qu’est-ce que la connaissance ? — C’est avant tout et essentiellement une représentation. — Qu’est-ce que la représentation ? — Un processus physiologique très complexe, s’accomplissant dans le cerveau d’un animal, et à la suite duquel naît dans ce même cerveau la conscience d’une image. — Évidemment cette image ne saurait avoir qu’un rapport très médiat à quelque chose de tout à fait distinct de l’animal, dans le cerveau duquel elle s’est produite. — Voila peut-être la manière la plus simple et la plus claire de mettre en évidence l’abîme profond qui sépare l’idéal du réel. Cette différence radicale ressemble en un point au mouvement de la terre : on n’en a pas une conscience immédiate. Aussi les anciens n’avaient-ils remarqué ni l’une ni l’autre. En revanche, dès que Descartes eut posé le problème de la connaissance, cette question ne cessa plus de préoccuper les philosophes. Et enfin, après que Kant eut établi, avec une profondeur de raisonnement jusqu’alors inconnue, la diversité complète de l’idéal et du réel, ce fut une tentative aussi hardie qu’absurde d’affirmer l’identité absolue de ces deux éléments, en se fondant sur une intuition intellectuelle arbitraire ; il est vrai que les pseudo-philosophes connaissaient admirablement le sens philosophique de leur public, et c’est pourquoi leur entreprise a été couronnée de succès. — La vérité, c’est que les données immédiates de notre conscience comprennent une existence subjective et une existence objective, ce qui est en soi et ce qui n’est qu’au point de vue d’autrui, un sentiment de notre moi propre et un sentiment d’autre chose, et ces données se présentent à nous comme étant si radicalement distinctes, qu’aucune autre différence ne saurait être comparée à celle-là. Chacun se connaît immédiatement soi-même, et n’a de tout le reste qu’une connaissance médiate. Voilà le fait ; voilà aussi le problème.

Quant à savoir si, grâce à des processus ultérieurs du cerveau, les représentations intuitives ou images qui y sont nées donnent naissance par voie d’abstraction à des concepts généraux (universalia), concepts qui permettent des combinaisons nouvelles et par quoi la connaissance devient raisonnable, devient pensée, — ce n’est plus là la question essentielle ; c’est un problème d’une importance secondaire. Car tous ces concepts empruntent tout leur contenu à la seule représentation intuitive. Celle-ci est donc la connaissance originaire, et doit seule être prise en considération dans cette recherche des rapports de l’idéal et du réel. Aussi, appeler ce rapport celui de l’être et de la pensée, c’est témoigner d’une ignorance complète du problème ; et en tout cas c’est le fait d’une philosophie peu habile.

La pensée n’a de rapports immédiats qu’avec l’intuition, mais l’intuition en a avec l’existence en soi de ce qui est intuitivement perçu, et c’est cette dernière relation qui constitue le grand problème qui nous occupe. L’existence empirique, telle que nous la connaissons, n’est autre chose que le fait d’être donnée dans l’intuition ; le rapport de celle-ci à la pensée est loin d’être une énigme ; car les concepts, c’est-à-dire la matière immédiate de la pensée, dérivent de l’intuition dont ils sont abstraits : aucun homme sensé ne saurait contester cette vérité. Qu’il nous soit permis de le dire à ce propos, rien n’est plus important que le choix des termes en philosophie : l’expression maladroite que nous avons critiquée ci-dessus et la confusion qui en est résultée a été la base de la pseudo-philosophie de Hegel, laquelle a occupé pendant vingt-cinq ans le public allemand.

D’autre part, si l’on voulait affirmer que « l’intuition est déjà la connaissance de la chose en soi, puisqu’elle est l’effet de ce qui existe en dehors de nous, et que ce dernier agit comme il est, en sorte que sa manière d’agir est aussi sa manière d’être » ; cette affirmation aurait contre elle les faits suivants : 1° la loi de causalité, comme on l’a démontré à satiété, est d’origine subjective, aussi bien que les impressions des sens dont dérive l’intuition ; 2° de même l’espace et le temps dans lesquels l’objet vient se projeter, sont d’origine subjective ; 3° si l’être de l’objet ne consiste que dans son action, il en résulte que cet objet n’existe que dans les modifications qu’il provoque en autrui, mais qu’en lui-même il n’est absolument rien. — J’ai affirmé dans le corps de cet ouvrage et j’ai démontré dans la dissertation sur le principe de raison, à la fin du § 21, que de la matière seule on peut dire que son être consiste dans son action ; elle est causalité dans toutes ses parties, c’est-à-dire la causalité même objectivement perçue : aussi n’est-elle rien en elle-même (ἡ ὕλη ἀληθινὸν ψεῦδος, materia mendacium verax) ; ingrédient de l’objet connu par l’intuition, elle est une simple idée abstraite, qui n’est donnée à part dans aucune expérience. Cette idée de la matière sera plus complètement analysée dans un chapitre ultérieur. — Quant à l’objet donné dans l’intuition, il doit être quelque chose en soi, et non pas seulement quelque chose pour autrui ; autrement il se réduirait à la représentation, et nous aboutirions à un idéalisme absolu, qui en fin de compte ne serait que de l’égoïsme théorique : toute réalité serait supprimée, le monde ne serait plus qu’un fantôme subjectif. Si toutefois, sans pousser plus loin nos investigations, nous nous en tenions au monde comme représentation, en ce cas il serait indifférent de considérer les objets comme des représentations de mon cerveau ou comme des phénomènes apparaissant dans le temps et l’espace ; car l’espace et le temps n’existent eux-mêmes que dans mon cerveau. En ce sens on pourrait affirmer sans hésitation l’identité du réel et de l’idéal : il est vrai qu’après Kant ce ne serait guère un point de vue nouveau. D’ailleurs l’essence des choses et du monde des phénomènes ne serait évidemment pas épuisée par là ; on n’aurait encore envisagé que le côté idéal. Le côté réel, lui, doit être radicalement distinct du monde comme représentation, il est ce que les choses sont en elles-mêmes ; et c’est cette diversité absolue de l’idéal et du réel que Kant a mise en lumière mieux que personne.

Locke, en effet, avait refusé aux sens la connaissance des choses en soi ; Kant la refusa également à l’entendement intuitif, expression qui me sert à désigner ce qu’il appelle la sensibilité pure, ainsi que la loi de causalité, médiatrice de l’intuition, en tant que cette loi est donnée a priori. Non seulement tous les deux ont raison mais encore voit-on immédiatement qu’il est contradictoire d’affirmer qu’une chose est connue selon ce qu’elle est en soi et pour soi, c’est-à-dire en dehors de la connaissance. Car toute connaissance est essentiellement, comme nous l’avons dit, une représentation ; mais ma représentation, précisément parce qu’elle est mienne, ne sera jamais identique à l’essence en soi de la chose située en dehors de moi. L’existence en soi et pour soi de chaque chose est nécessairement subjective ; dans la représentation d’autrui, au contraire, elle se présente non moins nécessairement comme objective, différence qu’on ne comblera jamais entièrement. Elle modifie radicalement, en effet, toute la forme de l’existence de l’objet ; en tant qu’objectif il suppose un objet étranger dont il est la représentation, et de plus, comme Kant l’a démontré, il lui a fallu passer par des formes étrangères à son propre être, précisément parce qu’elles appartiennent à ce sujet étranger, qui ne peut connaître qu’au moyen d’elles. Si, approfondissant cette considération, j’envisage des corps inanimés d’une grandeur facilement perceptible, d’une forme régulière et saisissable, et que j’essaie de regarder cette existence dans un espace à trois dimensions comme l’existence en soi, c’est-à-dire comme l’existence subjective des corps en question, je serai aussitôt arrêté par l’impossibilité de considérer ces formes objectives comme l’existence subjective des choses ; au contraire, je conçois immédiatement que cette représentation est née dans mon cerveau, que cette image n’existe que pour moi sujet connaissant, et que je n’ai point affaire à l’être dernier, subjectif en soi et pour soi de ces corps inanimés. D’autre part, je ne saurais admettre que ces corps existent uniquement dans ma représentation : comme ils ont des qualités impénétrables et par elles une certaine activité, je suis forcé de leur attribuer, d’une façon quelconque, une existence en soi. Ainsi donc cette impénétrabilité des qualités, si, d’une part, elle suppose une existence extérieure à notre connaissance, d’autre part elle est la confirmation empirique de ce fait que notre connaissance, précisément parce qu’elle se réduit à des représentations déterminées par des formes subjec­tives, ne nous donne jamais que des phénomènes et non pas l’es­sence en soi des choses. C’est ce qui explique que dans tout ce que nous connaissons il reste quelque chose de mystérieux et d’inson­dable ; nous sommes sans cesse contraints à reconnaître qu’il nous est impossible de comprendre à fond même les phénomènes les plus communs et les plus simples. Car ce ne sont pas seulement les productions les plus parfaites de la nature, les êtres vivants, ou les phénomènes complexes du monde inorganique, qui demeurent impénétrables pour nous ; mais même ce cristal de montagne, ce morceau de soufre sont, grâce à leurs propriétés cristallographiques, optiques, chimiques et électriques, un abîme de mystères et d’incompréhensibilités pour la recherche consciencieuse et approfondie. Il n’en serait pas ainsi, si nous connaissions les choses telles qu’elles sont en soi ; car alors nous comprendrions entièrement au moins les phénomènes plus simples ; n’étant pas dans l’ignorance de leurs qualités, leur être même, leur essence tout entière devraient pouvoir passer dans notre connaissance. Les lacunes de notre connaissance ont donc leur raison, non pas en ceci que nous ne sommes pas assez familiers avec les objets, mais dans la nature même de cette connaissance. Car notre intuition, et conséquemment la perception empirique tout entière des objets qui se présentent à nous, étant essentiellement et principalement déter­minées par les formes et les fonctions de notre faculté de con­naître, il est inévitable que la représentation des objets soit radi­calement distincte de leur essence ; ils apparaissent en quelque sorte à travers un masque, si bien que nous devinons que quelque chose est caché là-dessous, mais ce quelque chose nous ne pouvons pas le connaître. Ce qui transparaît est un mystère insondable ; jamais la nature d’une chose quelconque ne peut passer entière­ment et à tous égards dans la connaissance : bien moins encore pouvons-nous, suivant la méthode des mathématiques, construire a priori un objet réel. Ainsi donc l’impénétrabilité empirique de tous les êtres de la nature est une preuve a posteriori du caractère purement idéal et phénoménal de leur existence empirique.

En conséquence, on ne dépassera jamais la représentation, c’est-à-dire le phénomène, si l’on part de la connaissance objective, autrement dit de la représentation ; on s’en tiendra au côté exté­rieur des choses, sans pénétrer dans leur être intime, sans connaître ce qu’elles sont en soi et pour soi. Jusqu’ici je suis de l’avis de Kant. Mais, en regard de la vérité qu’il a établie, j’ai posé la vérité suivante qui la tient en quelque manière en échec, à savoir que nous ne sommes pas seulement le sujet qui connaît, mais que nous appartenons nous-mêmes à la catégorie des choses à connaître, que nous sommes nous-mêmes la chose en soi, qu’en conséquence si nous ne pouvons pas pénétrer du dehors jusqu’à l’être propre et intime des choses, une route, partant du dedans, nous reste ouverte : ce sera en quelque sorte une voie souterraine, une communication secrète qui, par une espèce de trahison, nous introduira tout d’un coup dans la forteresse, contre laquelle étaient venues échouer toutes les attaques dirigées du dehors.

La chose en soi, comme telle, ne peut entrer dans la conscience que d’une manière tout à fait immédiate, à savoir en ce sens qu’elle-même prendra conscience d’elle-même ; prétendre la connaître objectivement, c’est vouloir réaliser une contradiction. Tout ce qui est objectif est simple représentation, simple phénomène, voire simple phénomène du cerveau.

Le résultat essentiel de la critique kantienne peut se résumer comme suit : — Tous les concepts qui n’ont point à leur base une intuition dans l’espace et le temps (intuition sensible), c’est-à-dire qui ne sont pas puisés dans une telle intuition, sont absolument vides, c’est-à-dire qu’ils ne fournissent aucune connaissance. Or, l’intuition ne fournissant que des phénomènes et non pas les choses en soi, il en résulte que nous n’avons aucune connaissance des choses en soi. — J’accorde cette conclusion d’une manière générale, sauf quand il s’agit de la connaissance que chacun a de son propre vouloir ; cette connaissance n’est pas une intuition (toute intuition étant située dans l’espace), et n’est pas non plus vide : elle est au contraire plus réelle qu’aucune autre. Elle n’est pas non plus a priori, comme la connaissance purement formelle, mais entièrement a posteriori ; c’est même pourquoi nous ne pouvons pas, dans un cas particulier, anticiper cette connaissance : les prévisions que nous risquons en ce sens sont le plus souvent démenties. En fait, notre volonté nous fournit l’unique occasion que nous ayons d’arriver à l’intelligence intime d’un processus qui se présente à nous d’une manière objective ; c’est elle qui nous fournit quelque chose d’immédiatement connu, et qui n’est pas, comme tout le reste, uniquement donné dans la représentation. C’est donc dans la Volonté qu’il faut chercher l’unique donnée susceptible de devenir la clé de toute autre connaissance vraie ; c’est de la Volonté que part la route unique et étroite qui peut nous mener à la vérité. Par conséquent, c’est en partant de nous-mêmes qu’il faut chercher à comprendre la Nature, et non pas inversement chercher la connaissance de nous-mêmes dans celle de la nature. Est-ce que d’aventure on comprendrait mieux la mise en mouvement d’une bille après une impulsion reçue, que notre propre mouvement après un motif perçu ? Beaucoup le croiront ; mais moi j’affirme que le contraire est vrai. Nous arriverons toutefois à reconnaître qu’en dernier lieu, l’essence des deux processus cités est identique, identique bien entendu comme l’est le dernier son encore perceptible de l’échelle harmonique à un son de même nom, situé dix octaves plus haut.

N’oublions pas cependant (pour moi, je me suis toujours attaché à ce point de vue) que cette perception intime que nous avons de notre propre volonté est loin de fournir une connaissance complète et adéquate de la chose en soi. Ce serait le cas, si cette perception était tout à fait immédiate. Or, elle nous arrive à travers toute une série d’intermédiaires : la volonté en effet se crée un corps, au moyen de ce corps un intellect qui lui permette d’entrer en relations avec le monde extérieur, et enfin, grâce à cet intellect, elle se reconnaît dans la conscience réfléchie (pendant nécessaire du monde extérieur) comme volonté ; par conséquent cette connaissance de la chose en soi n’est pas complètement adéquate. Car dans la conscience même le moi n’est pas absolument simple, mais il se compose d’une partie connaissante, l’intellect, et d’une partie connue, la volonté : le premier n’est pas connu, celle-ci ne connaît pas, bien que tous deux se rencontrent et se confondent dans la conscience d’un même moi. Aussi ce moi n’est-il pas intimement connu dans tous ses éléments, il n’est pas absolument transparent, mais opaque, et c’est pourquoi il demeure une énigme à lui-même. Ainsi donc dans la connaissance de notre être interne aussi il y a une différence entre l’être en soi de l’objet de cette connaissance et la perception de cet être dans le sujet qui connaît. Toutefois, cette connaissance intérieure est affranchie de deux formes inhérentes à la connaissance externe, à savoir de la forme de l’espace et de la forme de la causalité, médiatrice de toute intuition sensible. Ce qui demeure, c’est la forme du temps, et le rapport de ce qui connaît à ce qui est connu. Par conséquent dans cette conscience intérieure, la chose en soi s’est sans doute débarrassée d’un grand nombre de ses voiles, sans toutefois qu’elle se présente tout à fait nue et sans enveloppe. Comme la forme du temps est inhérente à notre volonté, nous ne la connaissons que dans ses actes isolés et successifs, non pas dans son tout, telle qu’elle est en soi et pour soi ; et c’est pourquoi aussi personne ne connaît a priori son caractère, qui ne se révèle qu’imparfaitement par la voie de l’expérience. Mais, malgré toutes ces imperfections, la perception dans laquelle nous saisissons les impulsions et les actes de notre volonté propre, est de beaucoup plus immédiate que toute autre perception ; elle est le point où la chose en soi entre le plus immédiatement dans le phénomène, où elle est éclairée de plus près par le sujet qui connaît. Aussi ce processus ainsi connu est-il seul apte à devenir le point de départ pour une explication du reste.

Car toutes les fois que des profondeurs obscures de notre être intime un acte de volonté surgit dans la conscience qui connaît, se produit un passage immédiat de la chose en soi et non temporelle dans le phénomène. L’acte de volonté n’est donc sans doute que le phénomène le plus proche et le plus précis de la chose en soi ; mais il suit de là que si tous les autres phénomènes pouvaient être connus de nous aussi immédiatement, aussi intimement, il faudrait les tenir pour ce que la volonté est en nous-mêmes. C’est donc en ce sens que j’enseigne que la volonté est l’essence intime de toute chose et que je l’appelle la chose en soi. Par là la doctrine kantienne de l’incognoscibilité de la chose en soi est modifiée en ce sens, que cette chose en soi n’est inconnaissable qu’absolument, mais qu’elle est remplacée pour nous par le plus immédiat de ses phénomènes, qui se différencie radicalement de tous les autres précisément par ce caractère immédiat : nous devons donc ramener tout le monde des phénomènes au phénomène dans lequel la chose en soi se présente avec le moins de voiles, et qui ne reste phénomène que parce que mon intellect, seul susceptible de connaître, est toujours distinct du moi comme volonté et ne se trouve pas affranchi de la forme du temps, même dans la perception intime.

Ce dernier pas étant fait, la question n’en demeure donc pas moins de savoir ce que cette volonté, qui se représente dans le monde et comme monde, est en dernier lieu, absolument, en soi. En d’autres termes, qu’est-elle, abstraction faite de sa représentation comme volonté, de son phénomène ? qu’est-elle, en dehors de la connaissance ? — Cette question ne recevra jamais de réponse, parce que, comme nous l’avons dit, le seul fait d’être connu est contradictoire de l’existence en soi et constitue un caractère phénoménal. Mais la seule possibilité de cette question démontre que la chose en soi, que nous connaissons le plus immédiatement dans la volonté, peut avoir en dehors de tout phénomène possible des conditions, des qualités et des manières d’être qui nous sont absolument inconnaissables, et qui demeurent précisément comme l’essence de la chose en soi, quand celle-ci, comme cela est montré dans le quatrième livre, s’est posée comme volonté libre, c’est-à-dire complètement sortie du domaine phénoménal, quand elle est rentrée dans le néant au regard de notre connaissance, c’est-à-dire au regard du monde des phénomènes. Si la volonté était la chose en soi d’une manière absolue, ce néant serait lui aussi absolu ; au lieu que dans le quatrième livre il se présente expressément comme un néant purement relatif.

Désirant compléter par quelques considérations nécessaires la démonstration, donnée dans le second livre et dans mon traité sur la Volonté dans la Nature, de cette doctrine, suivant laquelle tous les phénomènes de ce monde ne sont que l’objectivation à des degrés divers de ce qui dans la connaissance la plus immédiate se manifeste à nous comme volonté, je vais commencer par produire une série de faits psychologiques d’où il résulte que dans notre propre conscience la volonté se présente toujours comme l’élément primaire et fondamental, que sa prédominance sur l’intellect est incontestable, que celui-ci est absolument secondaire, subordonné, conditionné. Cette démonstration est d’autant plus nécessaire, que tous les philosophes antérieurs à moi, du premier jusqu’au dernier, placent l’être véritable de l’homme dans la connaissance consciente ; le moi, ou chez quelques-uns l’hypostase transcendante de ce moi appelée âme, est représenté avant tout et essentiellement comme connaissant, ou même comme pensant ; ce n’est que d’une manière secondaire et dérivée qu’il est conçu et représenté comme un être voulant. Cette vieille erreur fondamentale que tous ont partagée, cet énorme πρῶτον ψεῦδος, ce fondamental ὕστερον πρότερον doit être banni avant tout du domaine philosophique, et c’est pourquoi je m’efforce d’établir nettement la nature véritable de la chose. Comme cette entreprise se produit ici pour la première fois, après des milliers d’années de pensée philosophique, il ne sera pas inutile d’entrer dans le détail. Le phénomène surprenant de cette erreur professée sur un point fondamental par tous les philosophes, de cette inversion absolue des termes, peut s’expliquer en partie, surtout pour les philosophes de l’ère chrétienne, par ce fait que tous avaient l’intention de représenter l’homme comme profondément distinct de l’animal, et qu’ils sentaient vaguement que cette distinction gît dans l’intellect et non dans la volonté ; de là une tendance inconsciente à faire de l’intellect la chose essentielle, bien plus, à représenter la volonté comme une simple fonction de l’intellect. — Aussi le concept de l’âme n’est-il pas seulement inadmissible, ainsi que le fait voir la Critique de la Raison pure, en tant qu’hypostase transcendante ; mais il devient la source d’erreurs irrémédiables, parce que cette notion d’une « substance simple » établit a priori une unité indivisible de la connaissance et de la volonté, dont la séparation est précisément le premier pas vers la vérité. Ce concept ne devra donc plus figurer dans la philosophie, il faut l’abandonner aux médecins et aux physiologistes allemands qui, après avoir déposé le scalpel et la spatule, entreprennent de philosopher sur les concepts qu’on leur a inculqués lors de leur première communion. Qu’ils essaient de faire fortune avec ce bagage en Angleterre. Les physiologistes et anatomistes français ont échappé, jusqu’à ces derniers temps, à ce reproche.

La conséquence la plus proche et la plus incommode pour tous ces philosophes de leur erreur commune, est la suivante : comme la connaissance consciente s’évanouit manifestement à la mort, ils sont obligés ou de considérer la mort comme l’anéantissement de l’homme, et tout notre être se révolte contre cette idée ; ou d’admettre une persistance de la connaissance consciente, dogme philosophique qui exige une foi à toute épreuve, car chacun a pu se convaincre par expérience que sa connaissance est dans une dépendance absolue du cerveau, et il est aussi facile de croire à une connaissance sans cerveau qu’à une digestion sans estomac. Ma philosophie permet seule de sortir de ce dilemme, en plaçant l’essence de l’homme non pas dans la conscience, mais dans la volonté. Celle-ci, en effet, n’est pas essentiellement liée à la conscience, mais est à cette dernière, c’est-à-dire à la connaissance, ce que la substance est à l’accident, l’objet éclairé à la lumière, la corde à la table d’harmonie, et elle entre dans la conscience, du dedans, comme le monde physique y pénètre du dehors. Dès lors nous pouvons concevoir cette indestructibilité du noyau essentiel de nous-mêmes, de notre être véritable, bien que la mort anéantisse manifestement notre intellect, bien que cet intellect n’ait pas existé avant la naissance. Car l’intellect est aussi transitoire que le cerveau dont il est le produit ou plutôt l’activité. Le cerveau, comme l’organisme tout entier, n’est que le produit, le phénomène secondaire de la volonté qui seule est éternelle.


  1. Se rapporte au § 18 du premier volume.