Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au second livre/Chapitre XIX

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 13-58).


CHAPITRE XIX[1]
DU PRIMAT DE LA VOLONTÉ DANS LA CONSCIENCE DE NOUS-MÊMES.

La volonté, comme chose en soi, constitue l’essence intime, vraie et indestructible de l’homme ; mais en elle-même elle est sans conscience. Car la conscience est déterminée par l’intellect qui n’est qu’un simple accident de notre essence : l’intellect est en effet une fonction du cerveau, et celui-ci avec les nerfs ambiants et la moelle épinière n’est qu’un fruit, qu’un produit, je dirai même un parasite du reste de l’organisme, puisqu’il ne s’engrène pas directement dans les rouages intimes de cet organisme et ne sert à la conservation du moi que parce qu’il en règle les rapports avec le monde extérieur. Au contraire, l’organisme lui-même est la volonté individuelle devenue visible, objectivée ; il est l’image de cette volonté telle qu’elle se dessine dans le cerveau (lequel, comme nous l’avons vu au premier livre, est la condition du monde objectif, en tant que tel) par conséquent il est conditionné par les formes de connaissance de ce cerveau, par l’espace, le temps et la causalité il se présente comme une chose étendue, se manifestant par des actes successifs, matérielle, c’est-à-dire agissante. L’impression directe de nos membres et l’intuition sensible que nous en avons n’a lieu que dans le cerveau. En conséquence, on peut dire : l’intellect est le phénomène secondaire, l’organisme le phénomène, primaire, à savoir le phénomène immédiat de la volonté ; la volonté est métaphysique, l’intellect physique ; l’intellect est, tout comme ses objets, un pur phénomène, la volonté seule est chose en soi, — nous pouvons dire encore en termes plus métaphoriques, et symboliques en quelque sorte : — la volonté est la substance de l’homme, l’intellect en est l’accident ; la volonté est la matière, l’intellect la forme ; la volonté est la chaleur, l’intellect la lumière.

À l’appui de cette thèse, et pour mieux la mettre en évidence, nous citerons, comme autant de documents, plusieurs faits d’ordre psychologique. Nous espérons même que cette revue fournira beaucoup plus d’éléments à la science de l’homme intérieur qu’on n’en saurait trouver dans des psychologies systématiques.

I. — Tout comme la conscience d’autre chose, c’est-à-dire la perception du monde extérieur, la conscience de nous-mêmes contient, ainsi qu’il est dit ci-dessus, un élément connaissant et un élément connu : sans quoi ce ne serait plus une conscience. Car la conscience consiste dans la connaissance : or la connaissance implique un sujet qui connaît et un objet qui est connu ; c’est pourquoi la conscience de nous-mêmes serait impossible, sans cette opposition de la partie qui connaît et d’une autre partie essentiellement distincte, qui est connue. De même qu’il n’y a pas d’objet sans sujet, de même il n’y a pas de sujet sans objet, c’est-à-dire qu’il n’y a pas de connaissance, sans quelque chose qui diffère du sujet qui le connaît. Une conscience donc, qui ne serait qu’intelligence, est impossible. L’intelligence ressemble au soleil qui n’éclaire l’espace que grâce à la présence d’un corps, qui en reflète les rayons. Le sujet connaissant, comme tel, ne saurait être connu : sans quoi il serait l’objet connu d’un autre sujet connaissant. Comme élément connu dans la conscience de nous-mêmes, nous trouvons exclusivement la volonté. Sont, en effet, des impulsions et des modifications de la volonté, non seulement la volition et la résolution, au sens étroit du terme, mais encore toute aspiration, tout désir, toute répulsion, toute espérance, toute crainte, tout amour, toute haine, bref tout ce qui constitue immédiatement le bonheur ou la souffrance, le plaisir ou la douleur ; tous ces états d’âme sont précisément l’acte de volonté, en tant qu’il agit au dehors. Or, dans toute connaissance, c’est la partie connue et non la partie connaissante qui est l’élément premier et essentiel : celle-là est le πρωτότυπος, celle-ci le ἔϰτυπος. Dans la conscience donc c’est la volonté, élément connu, qui est première et essentielle ; le sujet connaissant est la partie secondaire, venue par surcroît, c’est le miroir. Volonté et connaissance sont l’une à l’autre ce qu’est le corps lumineux par lui-même au corps réfléchissant, ce qu’est la corde vibrante à la table d’harmonie : le son produit dans cette dernière peut servir de symbole à la conscience. Un autre terme de comparaison nous sera fourni par la plante. Celle-ci a, comme on sait, deux pôles, la racine et la corolle, celle-là recherchant l’obscurité, l’humidité et le frais, celle-ci le jour, la sécheresse et la chaleur : le point d’indifférence des deux, où elles se séparent, est le collet[2] qui se trouve au ras du sol. La racine est l’élément essentiel et primitif dont la mort entraîne celle de la corolle, elle est donc primaire ; la corolle, elle, est l’élément apparent mais dérivé, elle meurt sans que la racine disparaisse, elle est donc secondaire. La racine représente la volonté, la corolle l’intellect ; quant au point d’indifférence des deux au collet, ce serait le moi, point terminal commun à l’une et à l’autre. Ce moi est le sujet identique pro tempore du connaître et du vouloir, identité qui a été mon premier étonnement philosophique et que j’ai appelée dans le premier de mes écrits philosophiques, Du principe de raison, le miracle ϰατ’ἐξοχήν. C’est le point de départ et d’attache, dans le temps, de l’ensemble des phénomènes, c’est-à-dire de l’objectivation de la volonté, déterminant ces phénomènes et en étant déterminé à son tour. — Cette comparaison pourrait, se pousser plus loin et être appliquée à la nature individuelle de l’homme. En effet, de même qu’une grande corolle ne provient généralement que d’une grande racine, de même des facultés intellectuelles extraordinaires ne se rencontrent que chez des individus doués d’une volonté violente et passionnée. Un génie qui aurait un caractère phlegmatique et des passions faibles ressemblerait ces graminées qui, malgré une corolle considérable composée de feuilles épaisses, ont des racines très petites ; mais un tel génie ne se rencontrera pas. Il est physiologiquement prouvé que la violence et l’impétuosité de la volonté sont la condition de la puissance intellectuelle : en effet, l’activité cérébrale est déterminée par le mouvement que les grandes artères qui courent à la base du cerveau lui communiquent à chaque pulsation ; aussi une grande activité cérébrale ne va-t-elle pas sans de forts battements de cœur, et même, d’après Bichat, sans un cou peu long. Si l’on ne trouve pas le génie associé à une volonté débile, on rencontre parfaitement des désirs violents, un caractère passionné et impétueux unis à un intellect faible, c’est-à-dire à un petit cerveau mal conformé dans un crâne épais, phénomène aussi fréquent que répugnant ; je ne saurais comparer de telles anomalies qu’à des betteraves.

II. — Mais ne nous arrêtons pas à cette description figurée de la conscience, et cherchons à en obtenir une connaissance précise. À cet effet, voyons d’abord ce qui se rencontre à un même degré dans les diverses consciences, ce qui y est commun et constant, et par suite essentiel. Nous considérerons ensuite ce qui différencie les diverses consciences, ce qui y est accidentel et secondaire.

Nous ne connaissons guère la conscience que comme une qualité des êtres animés ; donc nous pouvons, nous devons même la concevoir comme conscience animale, et trouver une tautologie dans cette dernière expression même. — Or ce qui se rencontre toujours dans chaque conscience animale, même la plus faible, ce qui en constitue la base, c’est le sentiment immédiat d’une appétition tour à tour satisfaite et contrariée à des degrés divers. Nous savons cela en quelque sorte a priori. Car si étonnamment différentes que soient les innombrables espèces animales, si étrange que nous en apparaisse au premier abord une espèce inconnue jusqu’alors, toutefois nous considérons d’ores et déjà comme nous étant connue et même familière l’essence intime de leur nature. Nous savons en effet que l’animal veut, nous savons même ce qu’il veut, l’être et le bien-être, la vie et la persistance dans l’espèce ; et comme les objets de cette volonté sont identiques à ceux de la nôtre, nous n’hésitons pas à attribuer à l’animal toutes les affections de la volonté que nous observons en nous-mêmes, et nous parlons de ses désirs, de ses répugnances, de ses craintes, de sa colère, de sa haine, de son amour, de sa joie, de sa tristesse, de sa langueur, etc. Au contraire, s’agit-il des phénomènes de la connaissance animale, nous voilà dans l’incertitude. Nous n’osons pas affirmer que l’animal conçoive, pense, juge, sache, nous ne lui attribuons avec certitude que des représentations, parce que sans elles sa volonté ne se prêterait pas aux modifications ci-dessus énoncées. Quant à la forme précise de la connaissance animale, à ses limites exactes dans une espèce donnée, nous n’en avons que des notions vagues et nous sommes réduits aux conjectures ; c’est pourquoi il nous est si difficile de nous entendre avec les animaux : nous n’arrivons guère à ce résultat que grâce aux données de l’expérience et par une éducation artificielle. C’est donc la connaissance qui différencie les consciences. Au contraire le désir, les aspirations, la volonté, la répugnance, l’aversion, le non-vouloir sont propres à toute conscience : l’homme les a en commun avec les polypes. Ce sont donc ces états qui constituent l’essence et la base de toute conscience. Sans doute ils se manifestent différemment dans les diverses espèces animales ; mais cette différence tient au plus ou moins d’étendue de leur sphère de connaissance : car c’est dans la connaissance que se trouvent les motifs qui provoquent ces états. Tous les actes et tous les gestes qui, chez les animaux, expriment des mouvements de la volonté, nous les comprenons immédiatement, par analogie avec notre propre être. Aussi avons-nous pour eux une sympathie aussi profonde que variée dans ses formes. L’abîme au contraire qui nous sépare d’eux, c’est uniquement la différence d’intellect qui le creuse. Cet abîme qui se trouve entre un animal très intelligent et un homme très borné n’est peut-être pas moins profond entre un imbécile et un homme de génie ; aussi sommes-nous tout surpris de constater parfois entre ces deux hommes une ressemblance qui tient à la similitude des penchants et des passions. — De cette considération il résulte clairement que la volonté est dans tous les êtres animaux l’élément primaire et substantiel ; l’intellect au contraire est l’élément secondaire, greffé sur le premier ; ce n’est même que l’instrument de la volonté, instrument plus ou moins compliqué suivant les exigences de ce service. Les mêmes fins directrices de la volonté d’une espèce animale, qui arment cette espèce de sabots, de griffes, de mains, d’ailes, de cornes ou de dents, la dotent aussi d’un cerveau plus ou moins développé, dont la fonction est l’intelligence nécessaire à la conservation de l’espèce. En effet, dans l’échelle ascendante des animaux, plus l’organisation devient complexe, plus multiples aussi deviennent les besoins, plus variés et plus spécialement déterminés les objets nécessaires à leur satisfaction ; les voies qui mènent à ces objets et qui doivent toutes être cherchées et connues deviennent de plus en plus enchevêtrées, éloignées ; par conséquent les représentations de l’animal doivent gagner dans la même mesure en complexité, en précision et en cohésion ; son attention s’éveillera plus facilement, sera plus tendue et plus durable, en un mot son intellect sera plus développé et plus parfait. Nous voyons donc que l’instrument de l’intelligence, c’est-à-dire le système cérébral et les organes des sens, suit pas à pas dans son développement l’extension des besoins et la complication de l’organisme ; l’augmentation de la partie représentative (en opposition à la partie voulante) de la conscience reçoit son expression physique dans la prédominance du cerveau sur le reste du système nerveux d’abord, et ensuite dans la prédominance du cerveau proprement dit sur le cervelet, le premier étant d’après Flourens l’atelier des représentations, l’autre le directeur et l’ordonnateur des mouvements. Le dernier pas fait en ce sens par la nature est véritablement énorme. Car dans l’homme non seulement la faculté de représentation intuitive, à laquelle seule participent les autres espèces animales, atteint son plus haut degré de perfection, mais il vient s’y ajouter la représentation abstraite, la pensée, c’est-à-dire la raison, et avec elle la réflexion. Cet accroissement considérable de l’intellect, c’est-à-dire de la partie secondaire de la conscience, lui confère dès lors une certaine prédominance sur la partie primaire, en ce sens que son activité sera dorénavant prépondérante. Chez l’animal, en effet, c’est le sentiment immédiat de ses appétitions satisfaites ou contrariées qui constitue le fonds essentiel de la conscience, et cela est surtout vrai, à mesure qu’on descend dans la hiérarchie animale, si bien que les derniers ne se distinguent guère de la plante que par la possession supplémentaire de sourdes représentations ; chez l’homme c’est le contraire qui se produit. Ses appétitions ont beau dépasser en violence celles de tout autre animal et dégénérer en passion, sa conscience sera constamment occupée de représentations et de pensées qui la remplissent et la dominent. C’est à ce fait sans doute qu’il faut attribuer principalement cette erreur fondamentale des philosophes, qui leur fait considérer la pensée comme l’élément primaire et essentiel de ce qu’ils appellent âme, c’est-à-dire de la vie intérieure ou spirituelle de l’homme, et qui ne leur fait voir dans la volonté qu’un résultat de l’intellect, produit après coup. Mais, s’il était vrai que la volonté émanât de l’intelligence, comment les animaux, même dans les espèces inférieures, pourraient-ils à une connaissance extrêmement pauvre joindre une volonté si souvent indomptable et violente ? Cette erreur fondamentale faisant en quelque sorte de l’accident la substance, a engagé les philosophes dans des chemins faux dont il leur a été impossible de sortir. — Chez l’homme, cette prépondérance relative seulement du connaître sur le vouloir peut aller très loin ; dans certains individus, extraordinairement favorisés, la connaissance, c’est-à-dire la partie secondaire de la conscience, arrivée à son maximum de développement, se détache entièrement de la partie voulante ; elle agit librement, à son propre compte, c’est-à-dire sans recevoir l’impulsion de la volonté, et de la sorte devient purement objective, miroir lumineux du monde ; c’est de la connaissance, arrivée à ce degré d’autonomie, que sortent les conceptions du génie, qui sont l’objet de notre troisième livre.

III. — Si nous parcourons de haut en bas l’échelle hiérarchique des animaux, nous voyons que l’intellect y devient de plus en plus faible et imparfait ; mais nous ne remarquons nullement une dégradation correspondante de la volonté. Celle-ci au contraire s’affirme partout identique à elle-même, et se produit toujours avec les mêmes caractères : attachement extrême à la vie, souci de l’individu et de l’espèce, égoïsme absolu à l’égard de tous les autres êtres, inclinations fondamentales, auxquels se rattachent des penchants secondaires. Chez le moindre insecte même la volonté existe dans toute sa perfection et son intégrité ; il veut ce qu’il veut aussi résolument et aussi parfaitement que l’homme. Il n’y a de différence que dans ce qui est voulu, c’est-à-dire dans les motifs, mais ceux-ci ressortent de l’intellect. Ce dernier élément secondaire attaché à des organes corporels, a des degrés de perfection innombrables et est essentiellement limité et imparfait. La volonté, au contraire, comme chose en soi, comme élément primaire, ne peut jamais être imparfaite ; chaque acte de volonté est tout ce qu’il peut être. En vertu de la simplicité dont la volonté est douée en tant que chose en soi, en tant que phénomène immédiat de l’être métaphysique, son essence ne comporte pas de degrés, mais est toujours égale à elle-même : elle ne présente de degrés que dans sa manièrer d’être affectée, qui va du penchant le plus faible jusqu’à la passion, ainsi que dans sa facilité à être affectée, qui suit une gradation ascendante, depuis le tempérament phlegmatique jusqu’au tempérament colérique. L’intellect, au contraire, ne présente pas seulement des degrés dans la manière d’être affecté, qui va de la torpeur à la verve et à l’enthousiasme ; son essence même en comporte : cette essence varie en perfection, elle suit un développement croissant depuis l’animal placé au plus bas de l’échelle, qui ne perçoit que sourdement, jusqu’à l’homme, et dans l’espèce humaine depuis l’imbécile, jusqu’à l’homme de génie. La volonté seule est partout elle-même, dans toute son intégrité. Car sa fonction est d’une simplicité extrême : elle consiste à vouloir et à ne pas vouloir ; et s’accomplit facilement, sans effort, et sans nécessité d’exercices préalables ; la connaissance au contraire a des fonctions multiples et ne s’opère jamais sans effort : il en faut pour fixer l’attention, pour préciser l’objet, et, à un degré supérieur, pour penser et réfléchir ; aussi la connaissance est-elle extrêmement perfectible par la pratique et l’éducation. Quand l’intellect présente à la volonté un simple objet intuitif, celle-ci prononce aussitôt un acquiescement ou un refus ; de même encore, quand l’intellect a péniblement examiné et pesé des données nombreuses, quand au moyen de combinaisons difficiles il est enfin arrivé au résultat qui semble le plus conforme à l’intérêt de la volonté, celle-ci, qui entre temps s’est reposée, fait son entrée comme le sultan dans la salle du Divan, pour prononcer comme à l’ordinaire un acquiescement ou un refus, fonction volontaire qui peut bien présenter des différences de degré, mais non une différence essentielle.

Cette différence fondamentale de nature entre la volonté et l’intellect, la simplicité et la spontanéité de l’une, la complexité et le caractère dérivé de l’autre, nous apparaîtra plus clairement encore, si nous suivons en nous-mêmes le jeu de cette influence réciproque, si nous examinons en détail, comment des images et des pensées qui surgissent dans l’intellect mettent la volonté en mouvement, et comment toutefois, en cette pénétration, le rôle de chacune des deux facultés est nettement tranché et distinct. Cette observation, nous pourrions la faire à propos des événements réels qui affectent vivement la volonté, alors qu’en eux-mêmes et tout d’abord ce sont de simples objets de l’intellect. Mais ce phénomène ne présente pas toutes les conditions de clarté voulues d’une part, il n’y paraît pas immédiatement que cette réalité comme telle n’existe tout d’abord que dans l’intellect ; en second lieu, le changement de cet élément intellectuel en élément volitif ne s’opère pas assez rapidement pour nous permettre de l’embrasser d’un seul coup d’œil et de le saisir nettement. Mais ces conditions favorables sont réalisées dans un autre cas, je veux dire quand nous laissons agir sur notre volonté de simples pensées, de simples imaginations. Quand, par exemple, seuls avec nous-mêmes, nous repassons par la pensée nos affaires personnelles, et que nous percevons nettement la menace d’un danger réel et la possibilité d’une issue mauvaise, aussitôt l’angoisse nous serre le cœur et le sang se fige dans nos veines. Si l’intellect passe à la possibilité de l’issue contraire et permet à l’imagination de dépeindre le bonheur ainsi obtenu et si longtemps espéré, aussitôt notre pouls bat joyeusement et le cœur se sent léger comme une plume ; et cet état persiste jusqu’à ce que l’intellect s’arrache à son rêve. Une circonstance quelconque nous rappelle-t-elle à ce moment le souvenir d’une offense ou d’un tort subis il y a longtemps, la colère et la fureur agiteront notre poitrine si calme tout à l’heure. Mais voici que surgit, amenée comme par hasard, l’image d’une femme aimée, morte depuis longtemps, chère évocation à laquelle vient se rattacher tout un roman avec ses scènes enchanteresses, et la colère fait place à un désir ardent et mélancolique. Enfin une circonstance qui autrefois a tourné à notre honte nous revient à l’esprit : nous nous recroquevillons sur nous-mêmes, une vive rougeur couvre notre front, et nous cherchons par quelque phrase lancée à haute voix à nous distraire violemment de ce souvenir, à le repousser, semblables à celui qui cherche à écarter les mauvais esprits. Comme on le voit, l’intellect fait la musique et la volonté danse en mesure. La volonté est comme un enfant que sa bonne peut faire passer par les sentiments les plus divers, en lui faisant des contes alternativement tristes ou joyeux. La raison de ce rapport réciproque, c’est que la volonté par elle-même ne connaît pas et que l’entendement qui lui est associé est incapable de vouloir. La volonté est semblable à un corps mis en mouvement ; l’entendement, centre de motifs, aux causes qui le font mouvoir. Dans ces rapports réciproques, la volonté conserve toutefois la suprématie, et elle le fait voir quand, lasse de servir de jouet à l’intellect, elle lui fait sentir en dernier ressort sa puissance souveraine, en lui interdisant certaines représentations, certaines séries d’idées, et cela parce qu’elle sait, ou plutôt parce que l’intellect lui a appris que ces représentations feraient naître en elle un des mouvements que nous venons de décrire à ce moment, elle refrène l’intellect elle force à détourner ailleurs son attention. Et il faut que l’intellect se résigne à ce revirement, si pénible qu’il lui paraisse, une fois que la volonté l’exige sérieusement : ou plutôt, les résistances manifestées à propos de ce changement ne partent pas de l’intelligence, qui en elle-même est toujours indifférente, mais de la volonté même, qui est en partie attirée vers une représentation pour laquelle elle éprouve, d’autre part, de la répulsion. Cette représentation en effet l’intéresse d’un côté, parce qu’elle la remue ; mais en même temps la connaissance abstraite lui dit que cette représentation lui causera inutilement une secousse pénible ou indigne ; et alors la volonté prend une décision conforme à cette dernière connaissance et contraint l’intellect à obéir. « Être maître de soi-même, » voilà l’expression qui caractérise le résultat décisif de cette lutte ; évidemment le maître, c’est la volonté, le serviteur est l’intellect ; car le gouvernail est dirigé en dernier ressort par celle-là, qui par conséquent constitue l’essence même de l’homme. À cet égard, le titre d’Ἡγεμονιϰόν conviendrait à la volonté ; d’autre part ce même titre peut être revendiqué par l’intellect, puisqu’il est le guide et le conducteur tel le commissionnaire marche devant le voyageur dont il porte les bagages. Mais la comparaison qui caractérise le mieux le rapport de ces deux facultés est celle de l’aveugle vigoureux qui porte sur ses épaules le paralytique qui voit clair.

Ce qui confirme encore la nature de ce rapport, telle que nous venons de l’établir, c’est ce fait qu’à l’origine l’intellect est tout à fait étranger aux résolutions de la volonté. Il lui fournit bien les motifs mais il apprend après coup seulement et a posteriori en quel sens ils ont agi ; de même celui qui fait une expérience chimique combine les réactifs, puis attend le résultat. Il y a plus : l’intellect reste tellement en dehors des résolutions et des décisions secrètes de la volonté, qu’il ne les apprend que par surprise et en se mettant à les épier ; il faut qu’il la prenne en flagrant délit pour deviner ses véritables intentions.

Ainsi, j’ai conçu un plan, au sujet duquel j’ai toutefois encore certains scrupules ; d’autre part, la possibilité pour ce plan d’être réalisé est encore complètement incertaine, puisqu’elle dépend de circonstances extérieures jusque-là indécises ; il est donc inutile de prendre avant coup une résolution, et je laisse les choses en l’état. En pareil cas il m’arrive souvent d’ignorer à quel point je me suis fait en secret le complice de ce plan et combien j’en désire la réalisation, en dépit des scrupules qui me restent ; c’est-à-dire que l’intellect ne sait rien de tout cela. Mais voici que m’arrive une nouvelle favorable à l’exécution ; aussitôt je suis inondé d’une joie intense qui se répand sur tout mon être et en prend, à mon propre étonnement, une possession durable. C’est à ce moment seulement que l’intellect apprend avec quelle force ma volonté s’était déjà attachée à ce plan, et combien celui-ci agréait, tandis que l’intellect le considérait comme tout à fait problématique et gravement compromis par les scrupules en question. — Autre cas, j’ai contracté avec empressement un engagement réciproque, que je croyais très approprié à mes désirs. Voici que cette situation me crée des difficultés, me cause des torts, et je me prends à croire que je me repens au fond de mon empressement passé : toutefois, je classe cette idée, en me persuadant que même sans être lié je continuerais à procéder comme je l’ai fait. Mais voici que l’engagement est rompu par l’autre partie, et je m’aperçois avec surprise que cette solution me cause un profond soulagement et une grande joie. — Souvent nous ne savons pas ce que nous souhaitons ou ce que nous craignons. Nous pouvons caresser un souhait pendant des années entières, sans nous l’avouer, sans même en prendre clairement conscience ; c’est que l’intellect n’en doit rien savoir, c’est qu’une révélation nous semble dangereuse pour notre amour-propre, pour la bonne opinion que nous tenons à avoir de nous-mêmes ; mais quand ce souhait vient à se réaliser, notre propre joie nous apprend, non sans nous causer une certaine confusion, que nous appelions cet événement de tous nos vœux : tel est le cas de la mort d’un proche parent dont nous héritons.

Et quant à ce que nous craignons, nous ne le savons souvent pas, parce que nous n’avons pas le courage d’en prendre clairement conscience. Souvent même nous nous trompons entièrement sur le motif véritable de notre action ou de notre abstention, jusqu’à ce qu’un hasard nous dévoile le mystère. Nous apprenons alors que nous nous étions mépris sur le motif véritable, que nous n’osions pas nous l’avouer, parce qu’il ne répondait nullement à la bonne opinion que nous avons de nous-mêmes. Ainsi, nous nous abstenons d’une certaine action, pour des raisons purement morales à notre avis ; mais après coup nous apprenons que la peur seule nous retenait, puisque, une fois tout danger disparu, nous commettons cette action. Dans certains cas cette ignorance va si loin que l’homme ne soupçonne même pas le motif véritable de son action ; il se croit incapable d’en subir l’impulsion, alors pourtant que ce motif est le seul réel. Tout ceci est en même temps une confirmation et une illustration de cette maxime de La Rochefoucauld « l’amour-propre est plus habile que le plus habile homme du monde » ; c’est un commentaire du γνωθι σαυθτον et de la difficulté de l’appliquer. Or si, comme le croient tous les philosophes, l’intellect était l’essence véritable de notre nature, si les résolutions volontaires n’étaient qu’un produit de la connaissance, c’est le motif apparent de notre action qui devrait décider de notre valeur morale, de même que nous considérons l’intention comme en étant le seul critérium, sans faire entrer le résultat en ligne de compte. Mais alors la distinction entre le motif apparent et le motif réel serait proprement impossible. Tous les cas énumérés ci-dessus, et un observateur attentif peut en surprendre d’autres en lui-même, nous montrent combien l’intellect est étranger à la volonté, au point d’être parfois mystifié par elle ; s’il lui fournit les motifs, il n’entre pas dans le laboratoire secret où se préparent les résolutions. Il est sans doute le confident de la volonté, mais un confident auquel on ne dit pas tout. Ce qui confirme encore cette manière de voir, c’est que souvent, et l’expérience de chacun lui pourra révéler ce fait, l’intellect n’a pas grande confiance en la volonté. Ainsi, quand nous avons pris quelque grande et audacieuse résolution, résolution qui n’est au fond pourtant qu’une promesse faite par la volonté à l’intellect, nous conservons dans notre for intime des doutes tacites et inavoués ; nous nous demandons, si cette décision est bien sérieuse, si nous n’hésiterons ou ne reculerons pas au moment de l’exécution, si nous aurons assez de fermeté et de persévérance pour aller jusqu’au bout. Il ne faudra rien moins que le fait accompli pour nous convaincre de la sincérité de notre résolution.

Tous ces exemples témoignent de la diversité absolue de la volonté et de l’intellect, du primat de celle-là, de la position subordonnée de l’autre.

IV. — L’intellect se fatigue, la volonté est infatigable. Après un travail de tête soutenu, on ressent une fatigue au cerveau, comme on en ressent une au bras après un travail physique soutenu. Toute connaissance est liée à l’effort ; la volonté au contraire est notre essence la plus intime et les manifestations s’en opèrent sans peine, avec une entière spontanéité. Aussi, quand notre volonté est fortement affectée, et c’est ce qui se produit pour toutes les passions, la colère, la vanité, le désir, la tristesse, et que nous sommes obligés d’exercer nos fonctions de connaissance, dans l’intention, par exemple, de redresser les motifs de ces passions, nous sommes en quelque sorte obligés de nous faire violence pour nous livrer à ce travail, violence qui atteste le passage de l’activité originaireμ naturelle, autonome, à l’activité dérivée, médiate, forcée. Car la volonté seule est αὐτόματος et conséquemment ἀϰάματος ϰαὶ ἀγέρατος ἥματα πάντα (lassitudinis et senii expers in sempiternum). Lui seul exerce son activité sans provocation, et par cela même souvent trop tôt ou sans mesure, et ne connaît pas la fatigue. Des nourrissons, qui montrent à peine une première et faible trace d’intelligence, sont déjà pleins d’entêtement ; ils se démènent furieusement et crient sans raison aucune, tout simplement parce qu’ils débordent d’un besoin de vouloir, et que leur volonté n’a pas encore d’objet ; ils veulent, sans savoir ce qu’ils veulent. Cabanis remarque dans le même sens « toutes ces passions, qui se succèdent d’une manière si rapide et se peignent avec tant de naïveté sur le visage mobile des enfants. Tandis que les faibles muscles de leurs bras et de leurs jambes savent encore à peine former quelques mouvements indécis, les muscles de leur face expriment déjà par des mouvements distincts presque toute la suite des affections générales propres à la nature humaine ; et l’observateur attentif reconnaît facilement dans ce tableau les traits caractéristiques de l’homme futur. » (Rapports du Physique et du Moral, vol. I, p. 123.) L’intellect, au contraire, se développe lentement, parallèlement à l’évolution du cerveau, à la maturité de l’organisme tout entier, qui sont ses conditions ; c’est qu’il est uniquement une fonction corporelle. Comme le cerveau a acquis tout son développement avec la septième année, les enfants se montrent à cet âge d’une intelligence surprenante, avides de savoir et raisonnables. Mais ensuite vient la puberté ; elle donne au cerveau un point d’appui, et comme une table d’harmonie où il vibre ; d’un coup elle élève l’intellect d’un degré considérable ; si la voix à cet âge s’abaisse d’une octave, l’intellect, si je puis dire, devient d’une octave plus haut. Ce qui atteste encore ce caractère infatigable de la volonté, c’est un défaut plus ou moins commun mais qui existe naturellement chez tous les hommes et dont on ne triomphe que par l’éducation, j’entends la précipitation. Il y a précipitation quand la volonté se met prématurément à sa besogne. La volonté est en effet l’élément purement actif et exécutif, qui ne doit faire son apparition que lorsque l’élément investigateur et délibératif, c’est-à-dire la connaissance, a complètement terminé sa tâche. Mais rarement la volonté attend jusque-là. À peine la connaissance a-t-elle superficiellement rassemblé et fugitivement ordonné quelques rares données sur les circonstances qui nous sollicitent, sur l’événement arrivé, sur l’opinion étrangère qu’on vient de rapporter, voici que des profondeurs de l’âme surgit sans qu’on y ait fait appel la volonté toujours prête, jamais fatiguée ; elle se manifeste sous forme de peur, crainte, espoir, joie, désir, envie, tristesse, empressement, colère, fureur, et nous pousse à des paroles et à des actions trop promptes, bientôt suivies de remords car, avec le temps, nous apprenons que l’Ηγεμονικον, c’est-à-dire l’intellect, n’a pas même pu faire la moitié de sa besogne ; il n’a pas eu le loisir d’étudier les circonstances, d’en examiner le rapport, de délibérer sur ce qu’il convenait de faire, parce que la volonté n’a pas eu la patience d’attendre, parce qu’elle s’est brusquement et prématurément présentée, disant : « mon tour maintenant), et elle est aussitôt entrée en activité, sans que l’intellect lui ait opposé de résistance ; car l’intellect n’est qu’un valet, qu’un serf de la volonté, il n’est pas spontané comme elle et n’éprouve pas par sa propre nature le besoin d’agir. Aussi la volonté s’en débarrasse-t-elle facilement, sur un signe d’elle il se met au repos, tandis que lui-même n’arrive, après des efforts extrêmes, qu’à dicter à la volonté une trêve d’un moment pour prendre à son tour la parole. Aussi sont-ils rares, et ne les trouve-t-on guère que parmi les Espagnols, les Turcs et surtout les Anglais, ceux qui dans les circonstances les plus graves mêmes conservent toujours leur sang-froid, continuent imperturbablement à observer et à examiner la position où ils se trouvent, alors que d’autres eussent perdu la tête et se fussent trouvés incapables de rien voir davantage, cette présence d’esprit ne doit pas être confondue avec ce calme que donnent a beaucoup d’Allemands et de Hollandais le flegme et l’hébétement. Dans le rôle de l’hetman cosaque des Benjouwski, l’acteur Iffland mettait admirablement en scène cette rare qualité que nous venons de louer. Les conjurés l’ont attiré dans leur tente ; ils lui tiennent un fusil devant la tête avec la menace de tirer au premier cri : Iffland soufflait dans l’embouchure, pour voir si le fusil était bien chargé. Sur dix choses qui nous contrarient, nous pourrions nous épargner neuf fois cette contrariété, si nous comprenions ces choses exactement et par leurs causes, si nous en reconnaissions la nécessité et la vraie nature ; et cette vue exacte nous l’aurions bien plus souvent, si, avant de nous aigrir et de nous exaspérer, nous nous donnions la peine de réfléchir. Car ce que les rênes et le mors sont à un cheval indompté, l’intellect l’est à la volonté humaine ; les instructions, les avertissements, l’éducation donnée par l’intellect doivent la guider et la refréner, puisqu’en elle-même elle est une force aussi sauvage, aussi impétueuse que celle qui se manifeste dans la chute d’une cataracte ; nous savons même qu’en allant au dernier fond des choses, ces deux forces sont identiques. Dans la colère extrême, dans l’ivresse, dans le désespoir, la volonté a pris le mors aux dents et s’est emportée pour suivre sa nature primitive. Dans la mania sine delirio elle a complètement perdu les rênes et le mors, et alors sa nature essentielle éclate nettement et apparaît aussi profondément distincte de l’intellect que l’est le mors du cheval. Dans cet état, on peut encore comparer la volonté à une montre dont on vient d’ôter une vis ; le mécanisme se met en mouvement avec bruit et ne s’arrête plus.

De cette considération il résulte donc également que la volonté est l’élément primitif et métaphysique, l’intellect l’élément secondaire et physique. Comme tel il est soumis, ainsi que tout objet physique, à la force d’inertie ; il ne devient actif que grâce à l’impulsion de la volonté, qui le domine et le guide, qui l’encourage à faire effort, bref qui lui donne toute l’activité qu’il ne possède pas naturellement. Aussi l’intellect se repose-t-il volontiers, dès qu’on le lui permet, se montre souvent paresseux et peu disposé à agir ; un effort continu le fatigue au point de l’émousser, de l’épuiser, comme la pile de Volta s’épuise par des décharges répétées. Aussi tout travail intellectuel soutenu demande-t-il des moments de trêve et de suspension, sous peine de se terminer par un hébétement et une incapacité de penser, provisoire tout au moins. Et lorsque ce repos est continuellement refusé à l’intellect, quand on le tend outre mesure et sans relâche, alors se déclare un hébétement durable, qui, avec l’âge, peut dégénérer en impuissance absolue de la pensée, en enfance, en idiotie et en folie. Lorsque ces maux attristent la vieillesse, ce n’est pas à l’âge comme tel qu’il faut les attribuer, mais à ce surmenage continu et tyrannique de l’intellect. C’est ce qui explique que Swift devint fou, que Kant tomba en enfance, que Walter Scott, Wordsworth, Southey et beaucoup de génies de second ordre finirent dans une torpeur absolue de la pensée. Gœthe conserva jusqu’à la fin de ses jours la clarté, la vigueur et l’activité de l’esprit, parce que, homme du monde et courtisan, il ne se forçait jamais à un travail intellectuel. Cela est vrai aussi de Wieland, de Knebel mort à quatre-vingt-onze ans et de Voltaire. D’où il appert que l’intellect, pur instrument, est extrêmement secondaire et physique. C’est pourquoi aussi il a besoin, pendant un tiers presque de sa durée, de suspendre entièrement son activité dans le sommeil, c’est-à-dire le repos du cerveau. Car l’intellect est une simple fonction de ce dernier ; le cerveau lui est antérieur au même titre que l’estomac à la digestion, le corps à l’impulsion qu’il subit ; c’est parallèlement à ce cerveau que dans la vieillesse il se flétrit et s’épuise. — La volonté, au contraire, comme chose en soi, n’est jamais paresseuse ; absolument infatigable, ayant pour essence l’activité, elle ne cesse jamais de vouloir, et lorsque, dans le sommeil profond, elle est abandonnée par l’intellect ; quand, privée de motifs, elle ne peut pas agir au dehors, elle ne cesse pourtant pas de s’exercer comme force vitale ; elle n’en dirige que plus à l’aise l’économie interne de l’organisme, et, comme vis medicatrix naturæ, elle ramène à l’ordre les irrégularités qui ont pu s’y glisser. Car elle n’est pas comme l’intellect une fonction du corps, c’est le corps qui est la fonction de la volonté ; aussi lui est-elle antérieure en fait, puisqu’elle en est le substratum métaphysique, puisqu’elle est l’absolu de ce phénomène. Cette activité infatigable, la volonté la communique, pour la durée de cette vie, au cœur, ce primum mobile de l’organisme qui, pour cette raison même, est devenu le symbole et le synonyme de la volonté. Celle-ci ne s’évanouit pas non plus avec l’âge ; elle ne cesse pas, dans la vieillesse, de vouloir ce qu’elle a toujours voulu, je dis plus, elle devient plus ferme et plus inflexible qu’elle ne l’a été pendant la jeunesse, elle se fait plus irréconciliable, plus obstinée et plus indocile à mesure que diminue la vigueur de l’intellect, et c’est uniquement, en mettant à profit la faiblesse de ce dernier, qu’on peut avoir alors quelque prise sur la volonté.

Eh bien ! cette faiblesse et cette imperfection ordinaires de l’intellect, telles qu’elles se manifestent dans le manque de jugement, l’étroitesse, la sottise et la stupidité de la plupart des hommes, cette faiblesse et cette imperfection, dis-je, seraient absolument inexplicables, si l’intellect n’était pas une faculté secondaire, une superfétation, un instrument, si, comme les philosophes l’ont admis jusqu’à ce jour, c’était l’essence intime et première de ce qu’on appelle l’âme, ou de l’homme interne comme tel. Car comment l’essence première pourrait-elle, dans sa fonction immédiate et propre, être sujette à tant d’erreurs et de fautes ? — L’élément vraiment premier dans la conscience humaine, la volonté fonctionne toujours parfaitement ; tout être veut sans relâche, veut résolument et avec vigueur. Ce serait se placer à un point de vue tout à fait faux que de considérer comme une imperfection de la volonté ce qu’il y a d’immoral en elle : la moralité a sa source véritable par delà la nature et se trouve en contradiction avec les maximes de conduite purement empiriques[3]. Aussi entre-t-elle en conflit avec la volonté naturelle qui, en elle-même, est foncièrement égoïste ; et qui plus est, le développement rigoureux de la moralité supprime cette volonté personnelle. Je renvoie à cet égard à notre quatrième livre et à mon mémoire couronné Du Fondement de la morale.

V. — À l’appui de notre affirmation, suivant laquelle la volonté est l’élément réel et essentiel de l’homme, et l’intellect l’élément secondaire, dérivé et déterminé, je montrerai encore comment ce dernier ne peut accomplir intégralement et exactement sa fonction qu’autant que la volonté se tait et demeure suspendue. Toute excitation sensible de la volonté le trouble, et quand elle intervient dans ses opérations, elle en fausse le résultat. Mais l’intellect, lui, n’est pas pour la volonté un obstacle analogue. Ainsi la lune ne peut pas exercer son action, quand le soleil est à l’horizon, et toutefois elle-même ne gêne en rien le soleil.

Souvent une grande frayeur nous fait tellement perdre connaissance que nous demeurons comme pétrifiés, ou que du moins nous agissons d’une manière absurde : ainsi, environnés d’un incendie, nous allons nous jeter au milieu même des flammes. Dans la colère, nous ne savons plus ce que nous faisons, encore moins ce que nous disons. La passion, justement nommée aveugle, nous rend incapables de prendre en considération les arguments d’autrui, de rassembler même les nôtres et de les coordonner. La joie nous ôte toute réflexion, tout scrupule, toute hésitation timide le désir agit presque dans le même sens. La crainte nous empêche de voir et de saisir les moyens de salut qui se présentent encore et qui souvent sont à portée de notre main. Aussi, lorsqu’il s’agit d’affronter des dangers subits ou de lutter contre des adversaires et des ennemis, les armes les plus solides sont-elles le sang-froid et la présence d’esprit. Le sang-froid c’est la volonté se taisant, afin que l’intellect puisse agir ; la présence d’esprit, c’est l’activité paisible et libre de l’intellect, sous la pression des événements agissant sur la volonté ; la première de ces deux qualités est donc la condition de la seconde, elles sont très voisines, très rares aussi et n’existent guère chez les divers individus que d’une manière toute relative. Mais elles sont d’une valeur inestimable, parce qu’elles permettent de faire usage de l’intellect, au moment où l’intervention en est nécessaire, et par là elles confèrent à ceux qui en sont doués une supériorité marquée. Celui qui ne les possède pas reconnaît trop tard ce qu’il aurait dû faire ou dire dans une circonstance donnée. On dit très justement d’une personne qui s’emporte, c’est-à-dire dont la volonté est tellement surexcitée qu’elle supprime le fonctionnement de l’intellect, que cette personne est désarmée[4] : car la connaissance exacte des circonstances et des rapports est notre défense et notre arme dans la lutte contre les choses et les hommes. C’est en ce sens que Balthazar Gracian dit : es la passion enemiga declarada de la cordura (« la passion est l’ennemie déclarée de la prudence »). — Que si l’intellect n’était pas entièrement différent de la volonté, si, comme on l’a cru jusqu’ici, ces deux éléments étaient nus à leur base, fonctions également premières d’un être absolument simple ; en ce cas, l’augmentation de vivacité et d’énergie volontaire qui constitue la passion devrait provoquer dans l’intellect une augmentation d’énergie correspondante. Or, comme nous l’avons vu, ces affections puissantes de la volonté gênent bien plutôt et dépriment l’intellect, — c’est même pourquoi les anciens appelaient la passion animi perturbatio. En réalité, l’intellect ressemble à la surface unie d’une rivière, la masse d’eau elle-même étant la volonté ; les commotions de cette dernière enlèvent toute pureté au miroir qui la reflète, en trouble et en obscurcit les images. L’organisme, lui, est la volonté même matérialisée, c’est-à-dire vue objectivement dans le cerveau : c’est pourquoi les émotions joyeuses, et en général toute émotion vigoureuse, augmentent l’intensité et la rapidité de mainte fonction organique, telle que circulation du sang, respiration, sécrétion de la bile, force musculaire. L’intellect, au contraire, est une pure fonction du cerveau, lequel n’est nourri et soutenu par le reste de l’organisme qu’à titre de parasite : aussi toute perturbation de la volonté, et parallèlement à elle tout trouble de l’organisme, doivent-ils gêner ou paralyser cette fonction encéphalique, qui ne connaît d’autres besoins que le repos et l’alimentation.

Et ce ne sont pas seulement les troubles intellectuels amenés par les passions qui témoignent de l’influence perturbatrice de l’activité volontaire sur l’intellect ; il est d’autres cas encore où la pensée se trouve plus lentement, il est vrai, mais aussi plus durablement faussée par les inclinations. L’espoir et la crainte nous font concevoir comme vraisemblables et proches les objets de nos souhaits et de nos appréhensions ; toutes deux aussi exagèrent leur objet. Platon (d’après Elien, Variæ Historiæ, 13,28) a désigné l’espoir par cette belle expression de « rêve de l’homme éveillé ». Car voici ce qui constitue l’espérance : Quand l’intellect ne peut pas nous procurer l’objet souhaité, la volonté le contraint à lui en fournir au moins l’image ; elle lui assigne le rôle d’un consolateur, qui, comme la nourrice le fait avec l’enfant, doit calmer son maître par des contes et les arranger de telle sorte qu’ils aient l’apparence de la vérité. L’intellect, asservi à cette tâche, est obligé, pour satisfaire la volonté, de faire violence à sa propre nature, puisqu’il lui faut, contrairement à ses lois propres, tenir pour vraies des choses qui ne sont ni vraies ni vraisemblables ; mais il s’agit avant tout pour ce valet de la volonté, maîtresse inquiète et intraitable, de procurer à celle-ci quelques instants de repos, de calme, d’assoupissement. Dans cet exemple apparaît clairement qui est le maître et qui est le valet. — Plusieurs de mes lecteurs ont pu faire sur eux-mêmes l’observation suivante : une affaire importante qui les concerne comporte plusieurs solutions ; ils font entrer ces solutions dans un raisonnement disjonctif, qui, à leur avis, les épuise toutes ; et voici que la solution définitive diffère de tous les cas prévus et se présente contre toute attente : ils n’auront pas fait attention à ce fait, que ce cas imprévu était entre tous le plus contraire à leurs intérêts. Et voici qui explique l’oubli et la surprise : tandis que l’intellect croyait faire la revue complète des sensibilités, la pire de toutes lui échappait, parce que la volonté la tenait en quelque sorte couverte de la main, je veux dire qu’elle dominait l’intellect au point de le rendre incapable d’apercevoir même ce cas éminemment défavorable, bien qu’il fût, puisqu’il s’est réalisé, le plus vraisemblable de tous. Le contraire se produit chez des tempéraments franchement mélancoliques, ou qui ont été instruits par des expériences du genre de celle que nous venons de décrire ici : l’inquiétude joue le rôle que jouait tout à l’heure l’espérance. La seule apparence d’un danger jette ces individus dans des craintes sans fin. Si l’intellect fait mine d’étudier et d’examiner les circonstances, on l’écarte aussitôt, en lui signifiant qu’il est incompétent, voire qu’il est un sophiste perfide : on n’ajoute foi qu’au cœur, et on en fait valoir les angoisses comme un argument en faveur de la réalité et de la grandeur du danger. Et de la sorte l’intellect ne peut même pas rechercher les raisons qui militent contre la crainte, raisons qu’il aurait bientôt trouvées, s’il était abandonné à lui-même ; mais il est forcé de représenter aussitôt à ces tempéraments l’issue la plus malheureuse, quoique lui-même la conçoive à peine comme possible :

Such as we know is false, yet dread in sooth,
Because the worst is ever nearest truth[5]

(Byron, Lara, ch. 1.)

L’amour et la haine faussent complètement notre jugement : chez nos ennemis nous ne voyons que défauts ; chez nos favoris que qualités, et leurs défauts mêmes nous paraissent aimables. L’intérêt personnel, quel qu’il soit, exerce sur notre jugement une influence mystérieuse analogue : ce qui lui est conforme nous paraît aussitôt équitable, juste, raisonnable ; ce qui lui est contraire nous semble très sincèrement injuste et abominable, déraisonnable et absurde. De là tous les préjuges si nombreux : préjuges de caste, préjugés professionnels, nationaux, préjugés de secte et de religion. Une hypothèse une fois adoptée par nous nous donne des yeux de lynx pour tout ce qui la confirme et nous rend aveugles pour tout ce qui la contredit. Souvent nous ne pouvons pas même concevoir ce qui s’oppose à notre parti, à notre plan, à notre souhait, alors que les obstacles se dressent nettement devant la vue d’autrui : les conditions favorables au contraire nous sautent immédiatement aux yeux. Ce qui répugne au cœur se voit refuser l’entrée de l’esprit. Nous nous cramponnons quelquefois durant toute la vie à des erreurs et nous nous gardons bien de les soumettre à l’épreuve de l’examen ; c’est que nous craignons, sans nous en douter, de découvrir que nous avons si longtemps et si souvent cru et affirmé le faux. — Et ainsi chaque jour notre intellect est aveuglé et corrompu par les mirages trompeurs des inclinations. Bacon nous offre une très belle expression de ce fait : « Intellectus luminis sicci non est ; sed recipit infusionem a voluntate et affectibus, id quod generat ad quod vult scientias : quod enim mavult homo, id potius credit. Innumeris modis, iisque interdum imperceptibilibus, affectus intellectum imbuit et inficit. » (Org. nov., I, 14.) C’est en vertu de la même raison, sans doute, que les points de vue nouveaux dans la science et les réfractions d’erreurs sanctionnées rencontrent une résistance si opiniâtre : car on se résignera difficilement à tenir pour juste ce qui vous convainc d’un manque incroyable de raison. C’est la seule manière de s’expliquer pourquoi les vérités si claires et si simples de la théorie des couleurs de Gœthe sont toujours reniées par les physiciens ; triste expérience qui aura montré à ce génie combien il est plus ingrat de prétendre instruire les hommes, que de chercher à les distraire : et certes il vaut mieux naître poète que philosophe. D’autre part, plus on se sera obstiné dans une erreur, et plus grande sera la confusion des vaincus, le jour où se fera la lumière. Quand un système est détruit, il en va de lui comme d’une armée battue : le plus habile, c’est celui qui se sauve le premier.

Voici encore un exemple, mesquin et ridicule, mais frappant, de cette force mystérieuse et immédiate que la volonté exerce sur l’intellect. Quand nous établissons des comptes, nous nous trompons plus souvent à notre avantage qu’à notre détriment, et cela sans aucune intention malhonnête, mais uniquement par suite d’une tendance inconsciente à diminuer notre « Doit » et à augmenter notre « Avoir ».

Voici un autre fait du même genre : lorsqu’il s’agit de donner un conseil, le conseilleur se laisse toujours guider par ses intentions, dont la moindre l’emporte sur toute sa perspicacité ; aussi ne devons-nous pas admettre qu’il soit inspiré par celle-ci, alors que nous flairons celles-là. Ne nous attendons guère, même de la part de gens d’ailleurs honnêtes, à une sincérité pleine et entière, si leur intérêt est quelque peu en jeu ; mesurons-les à nous-mêmes, qui nous mentons si souvent, dès que l’espoir nous corrompt, que la crainte nous aveugle, que les soupçons nous tourmentent, que la vanité nous flatte, qu’une hypothèse nous éblouit ou qu’une fin moins importante mais plus proche nous détourne de la fin plus sérieuse, mais plus éloignée : ce jeu de dupes dont nous sommes les acteurs et les victimes nous montrera bien l’influence immédiate et inconsciemment funeste de la volonté sur la connaissance. Aussi ne nous étonnons pas si, quand nous demandons conseil, la réponse est immédiatement dictée par la volonté de la personne consultée, avant même que notre question ait pu pénétrer jusqu’au forum de son jugement.

Je ne ferai ici allusion que d’un mot à ce que j’expliquerai tout au long dans le livre suivant, à savoir que la connaissance la plus parfaite, c’est-à-dire la connaissance purement objective, la conception du monde par le génie est déterminée par un silence profond de la volonté, silence tel que, tant qu’il dure, l’individualité même disparaît de la conscience, et qu’il ne reste dans l’homme que le sujet pur de la connaissance, terme corrélatif de l’Idée.

Cette influence perturbatrice, attestée par tous ces phénomènes, de la volonté sur l’intellect, et d’autre part la faiblesse et la caducité de celui-ci, son incapacité d’opérer avec précision, dès que la volonté se trouve agitée, nous prouvent encore une fois que la volonté est la racine de notre être, qu’elle agit avec la force d’un élément tout primitif, tandis que l’intellect, élément surajouté et soumis à des déterminations multiples, n’a qu’une action secondaire et conditionnelle.

À ce trouble, à cet obscurcissement de la connaissance par la volonté ne correspond pas une perturbation immédiate de celle-ci par celle-là : nous ne pouvons même pas nous faire une idée d’une telle perturbation. Personne ne verra une action de ce genre dans ce fait que des motifs faussement conçus égarent la volonté ; car c’est là un défaut de l’intellect, un vice dans sa propre fonction, défaut commis sur son propre domaine et dont l’influence sur la volonté est absolument médiate. À première vue, on pourrait rapporter l’indécision à ce trouble de la volonté par l’intellect, et soutenir que le conflit des motifs, présentés à la volonté par l’intellect, la réduit au repos, c’est-à-dire en entrave l’activité. Mais un examen plus approfondi nous montrera que la cause de cet arrêt ne se trouve pas dans l’activité de l’intellect en tant que tel, mais uniquement dans les objets extérieurs dont il est le médiateur et le véhicule : ces objets ont à la volonté un rapport tel qu’ils la tirent avec une force égale dans des directions opposées : c’est là la cause véritable, et l’intellect, centre des motifs, est uniquement le point d’où elle rayonne, à la condition bien entendu qu’il soit assez perspicace pour saisir exactement les objets et leurs relations multiples. L’irrésolution, comme trait de caractère, est au moins autant déterminée par des qualités volontaires que par des qualités intellectuelles. Sans doute elle n’est pas propre aux esprits très bornés ; car leur faible entendement ne leur permet pas de découvrir aux choses des qualités et des rapports si multiples ; il est incapable de l’effort nécessaire pour y réfléchir ainsi que pour calculer les suites probables de chaque démarche, si bien qu’ils préfèrent se décider conformément à leur première impression à une maxime de conduite quelconque simple et facile. Le contraire a lieu chez les gens doués d’un entendement remarquable : aussi dès qu’à cette perspicacité intellectuelle vient s’ajouter la tendre préoccupation de leur propre bien, c’est-à-dire un égoïsme très sensible qui tient à ne jamais perdre ses droits tout en se dissimulant sans cesse, dès lors s’accuse à chaque pas une timidité pleine d’angoisses qui a pour conséquence l’irrésolution. Cette qualité ne témoigne donc nullement d’un manque d’intelligence, mais d’un manque de courage. D’autre part, il est des cerveaux très éminents qui remarquent les diverses circonstances et leur évolution vraisemblable avec une promptitude et une sûreté admirables ; aussi, pour peu qu’ils soient soutenus par quelque courage, arrivent-ils à cette promptitude et à cette fermeté de décision qui les rend capables, le cas échéant, de jouer dans les affaires de ce monde un rôle important.

Il n’y a guère qu’un cas bien tranché où la volonté subisse de la part de l’intellect comme tel un arrêt d’activité et une perturbation immédiats, cas tout à fait exceptionnel et où les troubles de la volonté sont dus à un développement anormal, à une prépondérance extraordinaire de l’intellect, c’est-à-dire à ce don sublime qu’on appelle le génie. Le génie est franchement contraire à l’énergie du caractère et par suite au déploiement de l’activité. Aussi ne sont-ce pas précisément les grands esprits qui fournissent à l’histoire ses caractères ; car ils ne sont guère capables de diriger et de dominer la masse de l’humanité, ni de soutenir les luttes de ce monde ; cette tâche convient mieux à des gens d’une force intellectuelle bien moindre, mais doués de grandes qualités de fermeté, de décision, d’énergie volontaire telles que n’en comporte même pas le développement très élevé de l’intelligence. C’est donc chez les privilégiés de l’esprit que se présente le cas unique où l’intellect entrave directement l’essor de la volonté.

VI. — J’ai fait voir jusqu’à présent les obstacles que la volonté oppose à l’intelligence, les cessations d’activité qu’elle lui impose. Je vais passer à la contre-partie et montrer par quelques exemples comment, inversement, les fonctions de l’intellect sont parfois activées et développées sous l’impulsion et comme sous l’aiguillon de la volonté. De la sorte encore nous reconnaîtrons la nature primaire de l’une et la nature secondaire de l’autre, et nous verrons clairement que l’intellect n’est par rapport à la volonté qu’un instrument.

Sous l’influence d’un motif puissant, tel qu’un désir intense, une nécessité pressante, l’intellect s’élève parfois à un degré de vigueur dont nous ne le supposions pas capable. Des circonstances difficiles qui réclament de nous une activité particulière, développent en nous des talents tout à fait nouveaux, dont les germes nous étaient restés cachés et pour lesquels nous ne sentions aucune prédisposition. L’entendement le plus émoussé devient perspicace dès qu’il s’agit d’objets qui ont pour la volonté une grande importance ; en ce cas il observe, fixe et distingue avec une finesse extrême les moindres circonstances ayant trait à notre désir ou à notre crainte. C’est ce qui explique en grande partie ce phénomène souvent remarqué, et toujours avec surprise, de l’astuce des sots. Et c’est pourquoi le prophète Isaïe a raison de dire : Vexatio dat intellectum, parole qui est devenue proverbiale et dont se rapproche le proverbe allemand « Nécessité est mère des arts », proverbe très juste, si l’on en excepte les beaux-arts ; car le noyau de toute œuvre d’art proprement dite, c’est-à-dire la conception qui y préside, doit, pour être authentique, émaner d’une intuition qui ne doit absolument rien à la volonté et qui par là seulement atteint à l’objectivité pure. L’entendement des animaux mêmes se fortifie sous le coup de la nécessité, et dans les circonstances difficiles ils font des choses qui nous étonnent ; ainsi presque tous calculent, alors qu’ils ne se croient pas vus, qu’il est plus sûr de ne pas fuir. C’est pourquoi le lièvre reste tranquillement couché dans le sillon d’un champ et laisse le chasseur passer tout près de lui ; les insectes, quand ils ne peuvent pas s’échapper, font les morts. Si on veut se faire une idée plus exacte de ce phénomène, on n’a qu’à étudier l’histoire de l’éducation du loup, telle qu’il se la fait lui-même poussé par l’extrême difficulté de sa situation dans l’Europe civilisée ; on trouvera cette histoire dans la deuxième lettre de l’excellent ouvrage de Leroy, Lettres sur l’intelligence et la perfectibilité des animaux. Immédiatement après, dans la troisième lettre, nous sommes initiés à la haute école du renard ; placé dans une situation également critique et doué de forces physiques moindres, il y supplée par une grande intelligence ; mais il n’arrive à ce degré supérieur d’astuce qui le caractérise, surtout dans la vieillesse, que par des luttes continuelles contre la nécessité d’une part et le danger de l’autre ; c’est en somme la volonté qui l’éperonne. Dans tous ces cas d’accroissement de l’intellect, la volonté joue le rôle d’un cavalier qui, en donnant de l’éperon à son cheval, le pousse à un galop qui excède la mesure naturelle de ses forces.

De même la mémoire est accrue sous l’impulsion de la volonté. Une mémoire, même faible à l’ordinaire, retient toujours parfaitement ce qui a de la valeur pour la passion actuellement dominante. L’amoureux n’oublie aucune occasion favorable, l’ambitieux rien qui s’accorde avec ses projets, l’avare n’oublie jamais la perte subie, ni l’homme fier la blessure faite à son honneur ; le vaniteux retient chaque mot d’éloge et la moindre distinction dont il a été l’objet. Ce phénomène également s’observe chez les animaux : le cheval s’arrêtera devant l’auberge où autrefois il a reçu de l’avoine ; les chiens ont une admirable mémoire des circonstances, des lieux et des temps où ils ont attrapé de bons morceaux ; le renard ne perd pas le souvenir des diverses cachettes où il a déposé les objets volés.

L’observation personnelle donnera lieu à des remarques plus fines sur ce sujet. Quelquefois un trouble subit me fait oublier ce à quoi je réfléchissais à l’instant, ou la nouvelle qui vient de m’arriver aux oreilles. Eh bien ! si la chose avait pour moi un intérêt quelconque, même éloigné, l’influence que par là elle a exercée sur la volonté aura laissé comme un écho ; en effet, je me rappelle encore exactement à quel point cette chose m’a agréablement ou désagréablement affecté et aussi de quelle manière spéciale elle a produit en moi l’une de ces impressions, c’est-à-dire si elle m’a même à un faible degré, blessé, rempli d’angoisse, d’amertume, de tristesse, ou si elle a provoqué les émotions contraires. Ainsi donc, la chose une fois disparue, ma mémoire n’en a retenu que le contre-coup sur la volonté, et ce souvenir devient souvent le fil conducteur qui nous ramené à la chose elle-même. La vue d’une personne produit parfois sur nous un effet analogue ; nous nous rappelons en effet d’une manière générale avoir eu affaire à elle-même ; en revanche sa vue suffit à provoquer assez exactement en nous l’impression qu’autrefois nous avons emportée de nos relations avec elle ; nous nous souvenons qu’elle a été désagréable ou agréable, et cela dans quelle mesure et de quelle manière. La mémoire n’a donc conservé que l’écho éveillé dans la volonté, mais non ce qui a provoqué cet écho. C’est ce qu’on pourrait appeler la mémoire du cœur, mémoire plus intime que celle de l’esprit. Au fond pourtant ces deux sortes de mémoire ont des rapports si étroits, qu’en y réfléchissant bien on arrivera à reconnaître que la mémoire comme telle a besoin d’être supportée par une volonté ; ce substratum volontaire lui servira de point de départ, ou plutôt ce sera le fil le long duquel viendront s’aligner les souvenirs et qui les reliera fortement, ce sera la base où viendront se fixer les souvenirs et sans laquelle ils n’auraient pas de point d’appui. La mémoire ne se conçoit donc pas aisément dans une intelligence pure, c’est-à-dire dans un être sans volonté, uniquement doué de connaissance. En conséquence, cet accroissement de la mémoire dont nous avons parlé plus haut, et qui se produit sous l’impulsion de la volonté, n’est qu’un degré plus élevé de l’influence qui préside à toute conservation, à tout souvenir, puisque la volonté en est la condition et la base permanente. Ce phénomène, comme les précédents, prouve donc à quel point la volonté nous est plus intime que l’intellect. C’est ce que vont confirmer également les faits suivants.

L’intellect obéit souvent à la volonté, par exemple quand nous cherchons à nous remémorer quelque chose et que nous y réussissons après quelques efforts ; de même, quand nous voulons concentrer sur quelque chose une attention réfléchie, etc. D’autres fois, l’intellect refuse d’obéir à la volonté, par exemple, quand nous cherchons en vain à fixer notre esprit sur quelque objet, ou quand nous faisons à la mémoire un appel inutile. L’irritation de la volonté contre l’intellect, dans ces circonstances, est très propre à faire ressortir le rapport et la différence des deux. L’intellect torturé par cette colère s’empresse et quelquefois fournit le renseignement demandé après plusieurs heures, voire le lendemain, d’une manière aussi inattendue qu’intempestive. La volonté, au contraire, n’obéit jamais, à proprement parler, à l’intellect ; celui-ci est uniquement le conseil des ministres de la volonté souveraine ; il lui soumet toutes sortes de propositions, après quoi elle s’arrête au choix le plus conforme à sa propre nature, choix qui s’opère nécessairement, car cette essence de la volonté que viennent solliciter les motifs est absolument immuable. Aussi une éthique qui prétendrait modeler et corriger la volonté est-elle impossible. Les doctrines, en effet, n’agissent que sur la connaissance ; mais celle-ci ne détermine jamais la volonté elle-même, c’est-à-dire le caractère fondamental du vouloir ; elle n’en détermine que l’application aux circonstances présentes. Le redressement de la connaissance modifie l’action en ce sens seulement qu’il précise les objets accessibles à la volonté et qu’il soumet à son choix et lui permet ainsi de mieux les juger ; la volonté, ainsi instruite, apprécie plus justement ses relations avec les choses, voit plus distinctement ce qu’elle veut, et dès lors est moins sujette à l’erreur dans son choix.

Mais l’intellect n’a aucun pouvoir sur le vouloir lui-même, sur la direction essentielle, sur la maxime fondamentale de la volonté. Estimer que la connaissance détermine réellement et radicalement la volonté, c’est croire que la lanterne qui éclaire le marcheur nocturne est le primum mobile de ses pas. Celui qui, instruit par l’expérience ou les avertissements d’autrui, reconnaît un défaut fondamental de son caractère, prend sans doute la ferme et honnête résolution de s’en corriger, de s’en débarrasser, et toutefois, à la première occasion, ce défaut se donnera librement carrière. Nouveaux remords, nouvelle résolution, nouvelle défaillance. Quand il aura passé plusieurs fois par ces alternatives, il finira par reconnaître qu’il ne peut pas se corriger, que le défaut en question a sa source dans son caractère, dans sa personnalité, qu’il ne fait qu’un avec eux. Il désapprouvera alors et condamnera sa nature et sa personnalité, il éprouvera un sentiment douloureux qui peut dégénérer en remords de conscience mais il ne changera rien à cette nature, à cette personnalité. Ici nous voyons se séparer nettement l’élément qui condamne et l’élément qui est condamné. Le premier est le pouvoir purement théorique de tracer et d’établir le système de vie louable et conséquemment désirable ; l’autre, pouvoir réel et immuable, se complaît à braver le premier et à s’écarter de la marche qu’il prescrit ; là-dessus le premier demeure seul avec ses plaintes impuissantes sur la nature de son rival, et cette affliction même l’identifie de nouveau à lui. La volonté, en cette occurrence, apparaît comme le plus fort, comme la faculté indomptable, immuable, primitive, essentielle, la seule qui importe, puisque l’intellect est réduit à en déplorer les fautes, sans trouver de consolation dans la justesse de la connaissance, sa propre fonction. Il joue en l’espèce le rôle d’un agent tout à fait secondaire, car d’une part il est le spectateur d’actions étrangères qu’il accompagne d’éloges et de blâmes tout à fait impuissants, et d’autre part il subit une détermination du dehors, puisqu’il n’établit et ne modifie ses prescriptions que sous l’action des leçons de l’expérience. On trouvera dans les Parerga (t. II, § 118 ; 2° éd., § 115), des éclaircissements spéciaux sur cette question. Cette observation explique également pourquoi la comparaison de notre façon de penser aux différents âges de la vie offre un si curieux mélange de persistance et de mobilité. D’une part la tendance morale est la même pendant la maturité et la vieillesse que dans l’enfance ; d’autre part bien des choses nous deviennent étrangères, à mesure que nous avançons en âge : nous ne nous reconnaissons plus nous-mêmes et sommes tout étonnés d’avoir pu faire autrefois ceci ou cela. Dans la première moitié de la vie, le présent se rit généralement du passé, quand il ne jette pas sur lui un regard dédaigneux ; dans la seconde moitié, il le contemple avec envie. Un examen approfondi nous montrera que l’élément mobile, c’est l’intellect avec ses fonctions de connaissance et d’examen ; comme ces fonctions reçoivent chaque jour du dehors des aliments nouveaux, elles représentent des systèmes de pensée qui vont différant sans cesse, sans compter que l’intellect lui-même monte ou descend, suivant que l’organisme est dans sa fleur ou à son déclin.

L’élément immuable de la conscience, nous le reconnaissons dans la volonté, base de cette conscience, c’est-à-dire dans les inclinations, les passions, les émotions, le caractère, en tenant compte toutefois des modifications qui dépendent des facultés de jouissance physique et par là de l’influence de l’âge. Ainsi, le désir des jouissances sensuelles prendra chez l’enfant la forme de la gourmandise ; il se traduira chez le jeune homme et l’homme mûr par un penchant à la volupté, et redeviendra gourmandise chez le vieillard.

VII. — Si, comme on l’admet généralement, la volonté émanait de l’intellect, si elle en était le résultat ou le produit, en ce cas, là où il y a beaucoup de volonté, il devrait se trouver aussi beaucoup de connaissance, de pénétration, de raison. Mais il n’en est nullement ainsi : nous trouvons plutôt chez beaucoup d’hommes une volonté forte, c’est-à-dire décidée, résolue, ferme, inflexible, obstinée et violente, unie à un entendement faible et impuissant. Et cette débilité de l’entendement fait le désespoir de tous ceux qui ont affaire à de telles gens ; car leur volonté reste inaccessible à toutes les raisons et représentations et n’offre aucune prise sur elle : elle est en quelque sorte dans un sac, d’où son activité rayonne aveuglément. Les animaux ont souvent un entendement extrêmement faible uni à une volonté violente et entêtée ; les plantes enfin n’ont que de la volonté sans aucune connaissance.

Si la volonté n’était qu’une émanation de la connaissance, notre colère devrait être exactement proportionnelle à sa cause, ou du moins à notre intelligence de cette cause ; car, dans cette hypothèse, la colère ne serait autre chose que le résultat de la connaissance actuelle. Mais cette proportion ne s’observe que rarement, le plus souvent la colère dépasse de beaucoup la cause qui l’a provoquée. Notre rage, nos emportements, notre furor brevis à propos de prétextes souvent futiles et sur l’importance desquels nous ne nous trompons guère, ressemblent aux transports désordonnés d’un mauvais démon qui, longtemps emprisonné, n’attendait que l’occasion de recouvrer la liberté et jubile maintenant de l’avoir trouvée. Cet excès dans la colère serait impossible, si le sujet connaissant était à la base de notre être et si la volonté n’était qu’un résultat de la connaissance ; car comment pourrait-il y avoir dans le résultat plus que ne contiennent les éléments qui l’ont produit ? La conclusion ne peut rien contenir de plus que les prémisses. Dans ce fait aussi éclate donc la diversité de nature entre la volonté et la connaissance, celle-là ne se servant de celle-ci qu’à l’effet de communiquer avec le dehors, puis obéissant aux lois de sa propre nature sans emprunter à la connaissance autre chose qu’un prétexte.

L’intellect, simple instrument de la volonté, en diffère autant que le marteau diffère du forgeron. Une conversation où l’intellect seul a part reste froide. Il semble presque que nous-mêmes n’y soyons pas. Elle ne nous compromet pas non plus, tout au plus risquons-nous de nous y contredire. Mais dès que la volonté entre en jeu, notre personne tout entière se trouve intéressée : nous nous échauffons, quelquefois même au delà de toute mesure. C’est toujours à la volonté que l’on attribue l’ardeur et la flamme ; on dit au contraire, la froide raison, ou encore examiner froidement une chose, ce qui signifie penser sans le secours de la volonté. Essayer de renverser les termes de ce rapport et considérer la volonté comme l’instrument de l’intellect, c’est vouloir faire du forgeron l’instrument du marteau.

Quand dans une discussion avec un adversaire nous ne croyons avoir affaire qu’à son intellect, que nous lui opposons force raisons et arguments et nous donnons toute la peine imaginable pour le convaincre, rien n’est exaspérant comme de reconnaître, à bout de patience, qu’on avait eu affaire à sa volonté, que cette volonté, se retranchant derrière une prétendue impossibilité pour sa propre raison de voir clair dans les arguments de la nôtre, s’était systématiquement fermée à la vérité et de propos délibéré avait mis en campagne toutes sortes de méprises, de chicanes et de sophismes. Impossible de vaincre une volonté aussi rebelle : et je ne saurais mieux comparer les raisons et les démonstrations dont on veut se faire une arme contre le vouloir qu’aux coups fictifs dirigés contre un corps solide par une image de miroir concave. De là, cette maxime souvent employée : Stat pro ratione voluntas. La vie ordinaire nous fournit de nombreuses preuves de cette résistance opiniâtre de la volonté à ce qui la contrarie. Malheureusement ces preuves ne sont pas rares non plus dans l’histoire des sciences. La vérité la plus importante, la découverte la plus remarquable ne seront guère reconnues par ceux qui ont quelque intérêt à les contester. Ou bien elles contredisent ce qu’ils enseignent journellement eux-mêmes, ou ils sont dépités de ne pas pouvoir les mettre à profit et les enseigner pour leur propre compte, ou, sans aller aussi loin, cherchons simplement la raison de cette attitude dans la devise éternelle des médiocres : « Si quelqu’un excelle parmi nous, qu’il aille exceller ailleurs », suivant la charmante paraphrase qu’a faite Helvétius du discours des Éphésiens dans le cinquième livre des Tusculanes de Cicéron. L’Abyssinien Fit Arari a dit dans le même sens « Le diamant est discrédité parmi les quartz. » Attendre de cette troupe toujours nombreuse des médiocrités une juste appréciation de ses travaux, c’est s’exposer à de profondes déceptions ; quelquefois même l’esprit original, ainsi méconnu, demeurera quelque temps sans saisir les raisons de l’opposition de ses adversaires, jusqu’à ce qu’il s’aperçoive un beau jour que, tandis qu’il s’adressait à leur connaissance, il avait affaire en réalité à leur volonté. Il se sera trouvé exactement dans le cas que nous avons décrit plus haut : tel un plaideur qui soutiendrait son procès devant un tribunal dont tous les assesseurs seraient corrompus. Il arrive toutefois que le savant dont nous parlons prenne sur le fait les raisons de la conduite des médiocres, et demeure incontestablement convaincu qu’il avait eu contre lui leur volonté et non leur raison ; c’est dans le cas particulier où l’un d’eux se sera décidé au plagiat. Alors le plagié reconnaîtra avec étonnement combien ses adversaires sont fins connaisseurs, quel tact délicat ils ont pour le mérite d’autrui, et comme ils savent découvrir dans une œuvre étrangère ce qui s’y trouve de plus exquis : tels les moineaux ne manquent jamais d’apercevoir les cerises les plus mûres.

La contre-partie de cette résistance triomphante de la volonté contre la connaissance se produit, lorsque nous avons pour nous la volonté de ceux auxquels nous exposons nos raisons et nos preuves ; tous sont aussitôt convaincus, tous les arguments sont frappants et l’affaire en question paraît immédiatement claire comme le jour ; Les orateurs populaires n’ignorent pas ce fait. — Dans l’un et l’autre cas, la volonté se révèle comme l’élément vigoureux par excellence contre lequel l’intellect demeure impuissant.

VIII. — Nous étudierons maintenant les qualités individuelles, c’est-à-dire les défauts et les qualités de la volonté et du caractère d’une part et de l’intellect de l’autre : les rapports réciproques ainsi que la valeur relative de ces qualités nous serviront à mettre en pleine lumière la différence radicale des pouvoirs qui leur servent de base. L’histoire et notre propre expérience nous apprennent que ces qualités se manifestent indépendamment les unes des autres. La supériorité intellectuelle ne se rencontre pas souvent unie à celle du caractère, et cela s’explique assez par la rareté extrême et de l’une et de l’autre ; la faiblesse de l’esprit et la mollesse du caractère sont au contraire le lot de la grande moyenne : aussi les voit-on chaque jour réunies dans un même individu. En attendant, on ne conclut jamais de l’excellence de l’esprit à celle de la volonté et réciproquement, ni de la faiblesse de l’un à celle de l’autre ; pour tout homme non prévenu ces qualités sont parfaitement isolées et l’existence particulière de chacune d’elles ne peut être constatée que par l’expérience. Un esprit très borné peut être uni à un cœur fort bon, et je ne crois pas que Balthazar Gracian (Discreto, p. 406) ait raison de dire : No ay simple, que no sea malicioso (il n’est pas de sot qui ne soit méchant), bien qu’il ait pour lui le proverbe espagnol : Nunca la necedad anduvo sine malicia (la sottise ne va jamais sans la méchanceté). Il peut se faire pourtant que plus d’un imbécile devienne méchant par les mêmes raisons que le deviennent les bossus ; aigri par la disgrâce naturelle de son esprit, il se figure pouvoir compenser son manque de raison par une malice perfide et cherchera en toute occasion dans ses mauvais tours un court triomphe. Et cette raison nous fera comprendre du même coup pourquoi vis-à-vis d’un esprit très supérieur chacun ou peu s’en faut devient facilement méchant. D’autre part les imbéciles ont souvent une réputation de bonté particulière, mais qui se justifie si rarement que je me suis longtemps demandé comment ils avaient réussi à l’usurper. Je crois avoir trouvé la clé de ce problème. Chacun de nous, en effet, poussé par une impulsion secrète, admet de préférence dans sa familiarité des gens auxquels il est quelque peu supérieur en intelligence ; il ne se sent à l’aise que dans leur compagnie, parce que, d’après Hobbes, omnis animi voluptas, omnisque alacritas in eo sita est, quod quis habeat, quibuscum conferens se, posset magnifice sentire de se ipso (De Cive, I, 5) Pour la même raison, chacun fuit celui qui lui est supérieur ; Lichtenberg observe judicieusement : « Pour certaines gens, un homme d’esprit est une créature plus fatale que le coquin le plus achevé » ; Helvétius dit dans le même sens : « Les gens médiocres ont un instinct sûr et prompt pour connaître et fuir les gens d’esprit » ; et le Dr Johnson nous assure que « there is nothing by which a man exasperates most people more, than by displaying a superior ability of brilliancy in conversation. They seem pleased at the time ; but their envy makes them curse him at their hearts[6]. » (Boswell, æt. anno 74.) Cette vérité que presque tous s’efforcent de dissimuler avec tant de soin, je veux la mettre impitoyablement dans tout son jour, en ajoutant à toutes ces citations l’expression qu’en a donnée Herck, le célèbre ami de jeunesse de Gœtbe. Dans son récit, intitulé Leridor, il dit : « Il possédait des talents naturels ou acquis par l’étude, et grâce à eux, dans la plupart des compagnies, il laissait loin derrière lui les honorables assistants. Dans le premier moment de ravissement causé par la vue d’un homme extraordinaire, le public subit cette supériorité, sans en donner sur-le-champ une explication perfide ; pourtant il reste de ce spectacle une certaine impression qui, si elle se répète souvent, peut dans des circonstances sérieuses avoir pour son héros des suites désagréables. Personne ne s’avouera ouvertement qu’il a été offensé cette fois ; mais quand il s’agira de quelque avancement à donner à cet homme extraordinaire, tout le monde lui fera de grand cœur une opposition muette. » Voilà donc pourquoi une grande supériorité intellectuelle isole plus que toute autre chose, et vous fait détester, en silence du moins. Or, c’est la raison opposée qui vaut tant de sympathies aux sots, d’autant que mainte personne trouvera uniquement chez eux ce que la loi susdite de sa nature lui fait un besoin de chercher. Mais cette raison véritable d’une telle sympathie, personne n’osera se l’avouer à lui-même et moins encore aux autres ; pour en donner un prétexte plausible, on attribuera à cet ami de choix une bonté de cœur toute particulière, mais qui, comme nous l’avons dit, ne se rencontre que rarement et par hasard unie à la débilité de l’esprit. — L’inintelligence ne favorise donc pas la bonté du caractère ni n’en est parente. D’autre part il est impossible de prétendre que la force de l’esprit engendre cette bonté du cœur : il est plutôt vrai de dire que sans cette force il n’y a jamais de grand scélérat. La supériorité intellectuelle la plus éminente même peut coexister avec la pire perversité morale. Bacon de Vérulam en est un exemple : ingrat, ambitieux, méchant et abject, il alla si loin dans le mal que lui, le grand lord chancelier du royaume et le juge suprême, il se laissa corrompre dans des procès civils ; accusé par ses pairs, il se reconnut coupable, fut chassé de la maison des lords, condamné à une amende de quatre mille livres ainsi qu’à l’emprisonnement dans la Tour (V. la critique de la nouvelle éd. des œuvres de Bacon dans l’Edinburgh Review, août 1837) : aussi Pope l’appelle-t-il the wisest, brightest, meanest of mankind[7]. (Essay on man, IV, 282.) La vie de l’historien Guicciardini nous offre un exemple analogue. Rosini dit de lui dans une Notice storiche, tirée de bonnes sources contemporaines, qui accompagne son roman historique Luisa Strozzi : « Da coloro, che pongono l’ingegno e il sapere al di sopra di tutte le umane qualità, questo uomo sarà riguerdato como fra i più grandi del suo secolo : ma da quelli, che reputano la virtù dovere andare innanzi a tutto, non pottra excrarsi abbastanza la sua memoria. Esso fu il più crudele fra i citadini a perseguitare, uccidere e confinare, etc. » [8].

Si on dit d’un homme : « il a le cœur bon, mais l’esprit mal fait », d’un autre : « il a l’esprit très bon, mais mauvais cœur », chacun sentira que dans le premier cas l’éloge dépasse de beaucoup le blâme, et que l’inverse se produit dans le second. Aussi quand quelqu’un a commis une mauvaise action, voyons-nous ses amis et lui-même s’efforcer de dégager la volonté de toute responsabilité pour l’attribuer à l’intellect, et de faire passer des défauts du cœur pour des défauts de l’esprit ; pour eux les mauvais tours seront des aberrations, résultat d’un manque de raison, de réflexion, suite de la légèreté d’esprit, de la sottise ; au besoin ils allègueront un paroxysme, un trouble d’esprit momentané, et s’il s’agit d’un crime grave, la folie même, tout cela pour décharger la volonté du poids de la faute. Et nous-mêmes, quand nous avons causé quelque accident ou quelque dommage, nous en accuserons volontiers devant nous-mêmes notre stultitia, pour échapper au reproche de malice. Entre deux juges, ayant rendu un arrêt également injuste, mais dont l’un s’est trompé, tandis que l’autre a été corrompu, la différence est énorme. Tous ces faits démontrent abondamment, que la volonté seule est l’élément réel et essentiel, le noyau de l’homme, et que l’intellect n’en est que l’instrument : cet instrument peut être défectueux, sans qu’on en fasse un reproche à la volonté. Devant le tribunal moral l’accusation d’inintelligence est nulle et non avenue elle confère bien plutôt des privilèges. Et de même devant les tribunaux civils, pour soustraire un criminel à tout châtiment, il suffit de dégager la volonté de toute responsabilité et d’en charger l’intellect, en alléguant une erreur inévitable ou des troubles d’esprit : car, en ce cas, la faute n’a aucune gravité, c’est comme si la main ou le pied avaient manqué involontairement. C’est ce que j’ai simplement démontré dans le supplément sur la Liberté intellectuelle qui fait suite à mon mémoire couronné sur la Liberté de la volonté. J’y renvoie, pour ne pas me répéter.

Tous ceux qui produisent une œuvre quelconque, si cette œuvre est jugée insuffisante, invoquent leur bonne volonté qui, déclarent-ils, n’a pas fait défaut. De la sorte ils pensent mettre à l’abri l’essentiel, ce dont ils sont responsables, et leur propre moi : ils ne voient dans l’insuffisance de leur capacité que l’absence d’un outil convenable.

On excuse un imbécile, en disant qu’il n’en peut mais ; on ferait rire de soi, si on voulait excuser de la même manière celui qui est mauvais. Pourtant l’une et l’autre qualité sont innées au même titre. Ce qui prouve que la volonté est véritablement l’homme et que l’intellect n’en est que l’instrument.

La volonté seule est donc toujours considérée comme dépendant de nous-mêmes, c’est-à-dire comme la manifestation de notre être propre : et c’est pourquoi on nous en rend responsables. C’est pourquoi aussi il est absurde et injuste de nous demander raison de notre croyance, c’est-à-dire de notre connaissance : car, bien que cette croyance domine en nous, nous sommes obligés de la considérer comme une chose qui est aussi peu en notre pouvoir que les événements du monde extérieur. Nouvelle preuve que la volonté seule est l’élément intime et propre de l’homme, et que l’intellect, avec ses opérations qui s’accomplissent comme les événements extérieurs en vertu de lois nécessaires, est extérieur à la volonté, n’en est que l’instrument.

Les dons supérieurs de l’esprit ont passé de tout temps pour un présent de la nature ou des dieux ; c’est même pourquoi on les a appelés des dons (ingenii dotes, gifts [a man highly gifted]) ; on les considère comme différents de l’homme lui-même et ne lui étant échus que par faveur. La même considération n’a jamais prévalu pour les qualités morales, bien qu’elles aussi soient innées : on est habitué plutôt à les regarder comme émanant de l’homme même, comme sa propriété essentielle, comme l’élément constitutif de son moi. D’où il suit encore une fois que la volonté est l’être essentiel de l’homme, que l’intellect est secondaire, un instrument, une dotation.

Conformément à cette manière de voir, toutes les religions promettent pour les qualités de la volonté, ou du cœur, une récompense au delà de cette vie, dans l’éternité ; aucune n’en réserve aux qualités de l’esprit, de l’entendement. La vertu attend sa récompense dans l’autre monde ; la sagesse espère la sienne ici-bas ; le génie n’en attend ni dans ce monde, ni dans l’autre : il est à lui-même sa récompense. La volonté est donc la partie éternelle, l’intellect la partie temporelle.

Les rapprochements, les associations, les fréquentations entre hommes se fondent généralement sur des rapports qui concernent la volonté, rarement sur des rapports concernant l’intellect : la première sorte de communauté peut être appelée matérielle, la seconde formelle. À la première catégorie appartiennent les liens de famille et de parenté, et de plus toutes les associations qui reposent sur un but ou un intérêt commun : intérêts de profession, d’état, de corporation, de parti, de faction, etc. L’essentiel, dans ces sortes d’associations, ce sont les sentiments, c’est l’intention la plus grande diversité d’intelligence ou de culture peut exister chez les divers membres. Aussi non seulement chacun peut-il vivre en paix et en concorde avec son voisin, mais encore peuvent-ils s’allier et se concerter en vue de leur bonheur commun. Le mariage, lui aussi, est une alliance des cœurs et non des têtes. Il en est tout autrement de la communauté formelle, qui ne suppose qu’un échange de pensées : celle-ci exige une certaine égalité des facultés intellectuelles et de l’éducation. De grandes différences de cette nature creusent entre deux hommes un abîme infini tel l’abîme qui sépare un grand esprit d’un imbécile, un savant d’un paysan, un homme de cour d’un matelot. Ces êtres hétérogènes ont grand’peine à s’entendre, tant qu’il s’agit d’échanger des pensées, des représentations, des manières de voir. Néanmoins une amitié matérielle très étroite peut exister entre eux, ils peuvent être des alliés fidèles, des conjurés, des obligés. Car ils sont homogènes en tout ce qui concerne la volonté, comme amitié, inimitié, honnêteté, dévouement, perfidie, trahison à cet égard, tous sont pétris de la même pâte, et ni l’esprit ni l’éducation ne créent des différences dans ce domaine ; bien plus, ici l’homme non cultivé confond souvent le savant, le matelot, l’homme de cour. Car les mêmes vertus, les mêmes vices, les mêmes inclinations et passions coexistent avec les degrés d’éducation les plus divers ; et ces états volontaires, bien que modifiés dans leurs manifestations, reconnaissent vite leurs pareils chez les individus les plus hétérogènes mêmes : suivant la communauté ou l’opposition des sentiments, ces individus se rapprochent ou se combattent.

De brillantes qualités d’esprit nous valent l’admiration, non la sympathie d’autrui ; celle-ci demeure réservée aux qualités morales, à celles du caractère. Chacun de nous prendra plutôt pour ami l’homme honnête et bienveillant, ou même l’homme complaisant, indulgent et de bonne composition, que l’homme simplement spirituel. Nous lui en préférerons beaucoup d’autres pour des qualités même insignifiantes, accidentelles, extérieures, mais qui répondent justement à nos propres penchants. Il faut aussi avoir soi-même beaucoup d’esprit pour désirer la compagnie d’un homme spirituel ; mais s’il s’agit de relations d’amitié, tout dépendra des qualités morales. C’est sur elles que repose notre estime véritable pour un homme, et un seul beau trait de caractère couvre et efface de grands défauts de l’entendement. La bonté du caractère reconnue chez les autres nous fait passer sur les faiblesses de l’esprit, comme aussi sur l’hébétement et les manières puériles de la vieillesse. Un caractère franchement noble, malgré l’absence de toutes qualités intellectuelles et de toute éducation, nous paraît complet et ne manquer de rien ; au contraire le plus grand esprit même, s’il est entaché de graves souillures morales, nous paraîtra toujours repréhensible. Car, de même que les torches et les fusées pâlissent et perdent tout éclat devant le soleil, ainsi l’esprit, le génie même et pareillement la beauté sont éclipsés, obscurcis par la bonté du cœur. Quand cette bonté a jeté des racines profondes dans l’âme d’un individu, elle compense à tel point le manque de qualités intellectuelles, que nous rougissons d’en avoir pu un moment déplorer l’absence. La plus grande étroitesse d’esprit et la laideur la plus grotesque se transfigurent en quelque sorte, dès qu’elles se montrent accompagnées d’une extraordinaire bonté de cœur ; dès lors une beauté d’essence supérieure s’y attache, et il semble qu’elles parlent le langage d’une sagesse devant laquelle toute autre doit demeurer muette. La bonté du cœur est une qualité transcendante, qui relève d’un ordre de choses en soi dépassant ce monde, elle a par-dessus toute autre perfection une valeur incommensurable. Quand elle existe à un haut degré, elle élargit tellement le cœur qu’il embrasse l’univers entier, et n’en laisse rien en dehors ; un tel cœur identifie tous les êtres au sien propre. Cette bonté nous donne envers les autres une indulgence sans bornes, dont nous n’usons à l’ordinaire qu’envers nous-mêmes. L’homme idéalement bon n’est pas capable de s’irriter quand même ses propres défauts, intellectuels ou physiques, auront provoqué des railleries méchantes, il ne s’en prendra qu’à lui-même d’en avoir fourni le prétexte, et continuera comme par le passé à être plein de bienveillance à l’égard de ses railleurs, soutenu par l’espoir qu’ils reviendront sur leur erreur et ne tarderont pas à se reconnaître en lui-même. — À côté de cette vertu, qu’est l’esprit, qu’est le génie ? qu’est-ce qu’un Bacon de Vérulam ?

Telle est la conclusion à laquelle nous fait aboutir l’analyse de notre estime pour autrui ; l’analyse de notre estime pour nous-mêmes nous conduira au même résultat. Quelle différence radicale entre le contentement de soi qui repose sur des raisons morales, et le contentement de soi provoqué par des motifs intellectuels ! Celui-là se produit, lorsqu’un regard jeté sur notre vie passée nous montre que nous avons pratiqué, au prix de lourds sacrifices, l’honnêteté et le dévouement, que nous avons secouru mainte personne, que nous avons pardonné à mainte autre, que nous avons été meilleurs envers les hommes qu’ils ne l’ont été à notre égard, si bien que nous pouvons nous écrier avec le roi Lear : « Je suis un homme contre lequel il a été plus péché qu’il n’a péché lui-même. » Et cette satisfaction sera à son comble, si dans quelque recoin de notre souvenir brille une noble action. Un sentiment de grave recueillement accompagnera la joie que procure une telle revue : et si nous nous apercevons que les autres nous sont inférieurs à cet égard, nous n’en éprouverons aucun plaisir, nous le déplorerons plutôt et formerons le souhait sincère que tous puissent nous ressembler. — Qu’ils sont différents, les effets que produit la conscience de notre supériorité intellectuelle ! Le fond des sentiments auxquels elle donne naissance est admirablement caractérisé dans la devise de Hobbes que nous avons citée plus haut : « Omnis animi voluptas, omnisque alacritas in eo sita est, quod quis habeat, quibuscum conferens se, posset magnifice sentire de se ipso. » Une vanité superbe et triomphante, une pitié faite de hauteur et de dédain à l’égard d’autrui, le chatouillement délicieux que donne la conscience d’une supériorité marquée et éclatante, et qui se rapproche de cet orgueil que nous font éprouver nos avantages physiques, tel est le bilan du contentement de soi, seconde manière. — Ce contraste entre ces deux sortes de contentements montre bien que l’une d’elles concerne notre être vrai, intime et éternel, tandis que l’autre se rapporte à des avantages plus extérieurs, purement temporels, pour ainsi dire purement physiques. Et, par le fait, l’intellect n’est-il pas une simple fonction du cerveau ? Tandis que la volonté est la fin, dont l’homme tout entier, dans son existence et dans son essence, est la fonction.

Jetons un regard en dehors de nous, considérons que ὁ βίος βράχυς, ἡ δὲ τέχνη μαϰρά (vita brevis, ars longa), et voyons comme les plus grands et les plus beaux esprits sont enlevés par la mort, au moment même où s’annonçait le complet épanouissement de leur force créatrice, comme de grands savants sortent de l’existence, au moment même où la science se révélait à eux dans ses profondeurs secrètes. N’est-ce pas là une nouvelle confirmation de cette vérité, que le sens et le but de la vie ne sont pas intellectuels, mais moraux ?

Enfin, l’intellect subit avec le temps des modifications très considérables, tandis que la volonté et le caractère demeurent en dehors de son atteinte, nouveau phénomène caractéristique lui aussi de la différence profonde qui sépare les qualités intellectuelles des qualités morales. — Le nouveau-né ne sait faire encore aucun usage de son entendement, mais dans l’espace des deux premiers mois il arrive déjà à l’intuition et à l’appréhension des objets extérieurs, processus que j’ai plus particulièrement décrit dans ma dissertation Sur la vision et les couleurs, p. 10 de la 2° (et de la 3°) édition. Cette première démarche, la plus importante de toutes, est suivie bien plus lentement du développement de la raison qui aboutit au langage et par là à la pensée : cette dernière évolution ne se produit généralement que dans le cours de la troisième année. Toutefois la première enfance est irrévocablement condamnée à la sottise et à l’imbécillité, et cela pour deux raisons. En premier lieu, il manque à son cerveau l’achèvement physique, dans le sens du volume aussi bien que de la conformation, achèvement qui ne sera réalisé qu’au cours de la septième année. Ensuite une activité énergique exigeant l’antagonisme du système génital, elle ne peut commencer qu’avec la puberté. Cette dernière son tour confère à l’intellect la simple possibilité de se développer psychiquement ; quant au développement lui-même, il ne s’acquiert qu’à force d’exercice, d’expérience et de redressements. Quand l’esprit s’est débarrassé des sottises de l’enfance, il se laisse prendre au piège d’innombrables préjugés, d’erreurs et de chimères qui sont parfois d’une absurdité éclatante. Il s’y cramponne obstinément, jusqu’à ce que l’expérience les lui enlève peu à peu ; quelques-unes aussi de ces erreurs s’évanouissent sans même qu’il s’en aperçoive. Mais ce travail de redressement exige de nombreuses années ; aussi, le jeune homme a-t-il beau être proclamé majeur à partir de la vingtième année, la véritable maturité ne se produit que vers quarante ans. Mais tandis que ce développement psychique, qui a besoin de s’appuyer sur le dehors, se poursuit et s’accentue, l’énergie intime et physique du cerveau commence à décliner. Cette énergie atteint son point culminant dans les environs de la trentième année, et cela parce qu’elle dépend de l’affluence du sang, de l’action des pulsations sur le cerveau, de la prépondérance du système artériel sur le système veineux, de la fraîcheur et de la délicatesse des fibres cérébrales, ainsi que de l’énergie du système génital. Elle subit une légère décroissance après la trente-cinquième année, décroissance qui s’accentue avec la prépondérance de plus en plus grandissante du système veineux sur le système artériel, avec le durcissement et la raideur des fibres, et qui serait la plus sensible sans la réaction du développement psychique, qui se parfait de plus en plus par l’exercice, l’expérience, l’accroissement des connaissances et la facilité acquise de s’en servir, antagonisme qui heureusement pour nous dure jusqu’à l’extrême vieillesse, car alors le cerveau est comme un instrument qu’on aurait usé à force d’en jouer. Toutefois, pour être lente, cette diminution de l’énergie primitive du cerveau, énergie qui repose entièrement sur des conditions organiques, n’en suit pas moins une marche continue : la faculté de former des concepts originaux, l’imagination, la souplesse de l’esprit, la mémoire s’affaiblissent sensiblement, et cette décadence aboutit à la vieillesse bavarde, sans mémoire et presque sans conscience, et qui finit par devenir une seconde enfance.

La volonté au contraire n’est pas entraînée dans ce tourbillon de modifications ; du commencement à la fin elle demeure immuablement la même. La volonté n’a pas besoin, comme la connaissance, d’être apprise ; dès le début elle s’exerce avec une entière perfection. L’enfant nouveau-né a des mouvements impétueux, crie et se démène ; sa volonté s’accuse violemment, bien qu’il ne sache pas encore ce qu’il veut. Car le centre des motifs, l’intellect n’a encore reçu aucun développement ; la volonté est plongée dans une ignorance profonde du monde extérieur où se trouve son objet : comme un prisonnier, elle se débat avec fureur contre les murs et les barreaux de sa geôle. Mais peu à peu la lumière se fait ; aussitôt se manifestent les traits fondamentaux du vouloir humain, dans sa forme générale, ainsi que la tournure individuelle propre à chacun. Le caractère apparaît déjà : sans doute il ne se révèle d’abord que par des traits faibles et indécis, et cela parce que l’intellect, agent des motifs, fait imparfaitement sa besogne : mais un observateur attentif le verra bientôt s’affirmer dans toute sa rigueur, et peu de temps après personne n’en pourra plus méconnaître la présence. Des traits de caractère se dessinent en relief qui persévéreront toute la vie durant ; les tendances principales de la volonté, les émotions faciles à provoquer, la passion dominante s’accusent. On connaît le prologue muet qui, dans Hamlet, précède le drame qu’on va représenter devant la cour et qui en annonce le contenu au moyen de la pantomime ; eh bien ce que le prologue est au drame, notre conduite à l’école l’est à la suite de notre vie. Il n’en est pas ainsi des facultés intellectuelles qui apparaissent chez l’enfant : on n’en saurait aucunement pronostiquer ses capacités futures ; tout au contraire les ingenia præcocia. les enfants prodiges deviennent généralement dans la suite des esprits superficiels ; tandis que le génie présente souvent, dans l’enfance, une certaine lenteur de conception, et cela parce qu’il pense profondément. Cette observation expliquera facilement pourquoi tout le monde conte en riant et sans en rien dissimuler toutes les sottises et les imbécillités de son enfance, pourquoi Gœthe, par exemple, nous apprend qu’étant enfant il jeta par la fenêtre toute une batterie de cuisine (Fiction et vérité, vol. I, p. 7) ; chacun de nous sait, en effet, que ces folies n’émanent que de la partie mobile de nous-mêmes. Un esprit prudent ne révélera point par contre les mauvais tours de son enfance, les traits de caractère méchants et perfides qui s’y sont accusés ; il comprend en effet que ce sont là des témoins qui déposent contre son caractère actuel même. On m’a dit que Gall, ce craniographe doublé d’un psychologue, chaque fois qu’il entrait en relations avec un inconnu, le mettait sur le chapitre de ses années et de ses tours de jeunesse ; il essayait ainsi de surprendre à la dérobée ses traits de caractère, étant convaincu que ce caractère n’avait pu se modifier depuis. Voilà aussi pourquoi nous jetons un regard indifférent, complaisant même sur les folies et l’inintelligence de nos premières années, tandis que les traits de caractère dépravé qui s’y sont manifestés, les actions méchantes et perfides que nous y avons commises, se dressent dans l’extrême vieillesse encore devant notre conscience comme un reproche éternel qui nous torture. Le caractère apparaît tout fait à partir d’un certain âge et dès lors demeure invariablement le même jusqu’à l’extrême vieillesse. Les atteintes de l’âge, qui consume peu à peu les forces intellectuelles, n’entament point les qualités morales. La bonté du cœur chez le vieillard nous le fait aimer et honorer, alors même que son cerveau révèle des faiblesses qui le ramèneront peu à peu à l’enfance. La douceur, la patience, l’honnêteté, la véracité, le désintéressement, l’humanité se conservent à travers toute la vie et ne se perdent pas par suite de la faiblesse inhérente à l’âge ; à tous les moments de lucidité du vieillard ces vertus apparaissent dans toute leur intégrité, comme le soleil qui sort des nuages un jour d’hiver. Et d’autre part la méchanceté, la perfidie, la cupidité, la dureté de cœur, la fausseté, l’égoïsme et les dépravations de toute espèce demeurent jusqu’à l’extrême vieillesse, sans rien perdre de leur caractère premier. Loin de le croire, nous ririons au nez de celui qui viendrait nous dire : « Autrefois j’étais un méchant coquin, mais aujourd’hui je suis un homme honnête et généreux. » Aussi le vieil usurier dans Vigels fortunes de Walter Scott est-il un caractère d’une grande vérité psychologique ; l’auteur nous montre avec beaucoup de talent comment l’avarice passionnée, l’égoïsme, l’injustice sont en pleine fleur chez un vieillard, semblables aux plantes vénéneuses qui poussent en automne, et comment ces vices se manifestent encore avec force alors que l’intellect est déjà retombé en enfance. Les seules modifications que subissent nos penchants sont celles qui résultent directement de la diminution de nos forces physiques et par là de notre faculté de jouir ; c’est ainsi que la volupté fera place à l’ivrognerie, l’amour du luxe à l’avarice, et la vanité à l’ambition ; ainsi le même homme qui, avant d’avoir de la barbe, en portait une postiche, teindra plus tard en brun sa barbe devenue grise. Ainsi donc, tandis que toutes nos forces organiques, la vigueur musculaire, les sens, la mémoire, l’esprit la raison, le génie s’usent et s’émoussent avec l’âge, la volonté seule ne subit ni atteinte ni modification ; nous éprouvons toujours le même besoin de vouloir et de vouloir dans un même sens. À certains égards même la volonté se montre plus énergique dans la vieillesse ainsi, pour ce qui est de l’attachement à la vie, qui augmente avec les années, de même encore la vieillesse s’obstine avec plus de persévérance dans une résolution une fois prise, elle s’entête, ce qui s’explique par ce fait que l’intellect n’est plus aussi accessible à des impressions différentes, que l’affluence des motifs qui produisait la mobilité de la volonté n’a plus lieu : voilà pourquoi la colère et la haine des vieillards sont implacables :

The young man’s wrath is like light straw on fire ;
But like red-hot steel is the old man’s ire.

Old Ballad[9]

Toutes ces considérations prouveront clairement à tout observateur un peu profond que l’intellect parcourt une longue série de développements successifs pour s’acheminer, comme toute chose physique, à la ruine, que la volonté reste en dehors de ces évolutions, ou du moins qu’elle n’y participe que dans une faible mesure : au commencement de sa carrière, elle lutte contre l’intellect, instrument encore incomplet, et à la fin de la vie il lui faut résister à l’usure de ce même outil ; mais elle-même apparaît comme une chose toute faite et immuable, qui n’est pas soumise aux lois du temps ni à celle du devenir et de l’anéantissement dans le temps. Par là elle se caractérise comme élément métaphysique, en dehors du monde phénoménal.

IX. — C’est un juste sentiment de cette différence fondamentale qui donne naissance aux termes, généralement usités et exactement compris par presque tous, de tête et de cœur ; termes excellents et caractéristiques et qui se retrouvent dans toutes les langues. Nec cor nec caput habet, dit Sénèque de l’empereur Claude (Ludus de morte Claudii Cesaris, ch. viii). C’est à bon droit que le cœur, ce primum mobile de la vie animale, a été adopté comme symbole, comme synonyme même de la volonté ; il sert à la désigner comme essence primitive de notre existence phénoménale, en opposition à l’intellect qui est véritablement identique à la tête. Tout ce qui est chose de la volonté, au sens le plus large du mot, tel que le désir, la passion, la joie, la douleur, la bonté, la méchanceté, de même ce que les Allemands appellent Gemüth (les choses du sentiment) et qu’Homère désigné par φίλον ἥτορ, est attribué au cœur. Ainsi l’on dit : il a mauvais cœur ; son cœur est suspendu à telle chose ; cela vient du cœur ; cela l’a blessé au cœur ; cela lui a brisé te cœur ; son cœur saigne ; son cœur tressaille de joie ; qui peut voir dans le cœur de l’homme ? cela déchire, cela brise, cela anéantit, cela élève, cela émeut le cœur ; il est cordialement bon ; il a le cœur dur ; il a du cœur, il n’a pas de cœur (dans le sens de courage), etc. Les choses d’amour tout particulièrement s’appellent affaires de cœur ; parce que l’instinct sexuel est le foyer de la volonté et que le choix de ce qui le concerne est l’occupation essentielle dû vouloir humain : j’en donnerai explicitement les raisons dans un chapitre supplémentaire au 4e livre. Byron, dans son Don Juan, fait cette remarque satirique que pour les dames l’amour est une affaire de tête plutôt que de cœur. La tête au contraire désigne tout ce qui a trait à la connaissance. De là un homme de tête ; une tête remarquable, fine, bornée ; perdre la tête ; porter haut la tête, etc. Tête et cœur, ces deux mots désignent tout l’homme. Mais la tête n’est jamais que l’élément secondaire et dérivé car elle n’est pas le centre, mais seulement l’efflorescence suprême du corps. Quand un héros meurt, on embaume son cœur et non pas son cerveau : au contraire on aime à conserver le crâne des poètes, des artistes et des philosophes. C’est ainsi qu’on a conservé dans l’Académie de Saint-Luc la prétendue tête de Raphaël, dont on a dernièrement démontré l’inauthenticité ; en 1820 le crâne de Descartes fut vendu aux enchères à Stockholm[10].

Un certain sentiment du vrai rapport entre la volonté, l’intellect et la vie, se fait également jour dans la langue latine. L’intellect c’est le mens, νοῦς ; la volonté au contraire, c’est l’animus, qui dérive d’anima, qui à son tour vient d’ἄνεμος. L’anima c’est la vie même, le souffle, ψύχη ; l’animus, lui, est le principe vivifiant et en même temps la volonté, sujet des inclinations, des intentions, des passions et des émotions de là ces expressions : est mihi animus, fert animus, qui veulent dire : j’ai envie de. Animus c’est le grec θῦμος, c’est-à-dire la sensibilité et non pas la tête. Animi perturbatio c’est la passion, mentis perturbatio veut dire folie. L’attribut immortalis est accordé à l’animus et non au mens. Cette différence d’acception est la règle, elle est consacrée par la plupart des textes ; pourtant ces termes ne pouvaient manquer d’être parfois confondus, du moment qu’ils expriment des concepts très voisins l’un de l’autre. Par ψύχη les Grecs paraissent avoir entendu tout d’abord la force vitale, le principe vivifiant, et ils soupçonnaient vaguement à ce propos que cette ψύχη devait être quelque chose de métaphysique que la mort n’atteignait pas avec le reste de nos facultés. C’est ce que prouvent entre autres les recherches faites par Stobée, et qui nous ont été conservées sur les rapports du νοῦς et de la ψύχη (Ecl. lib. I, c. 51 § 7,8).

X. — Sur quoi repose l’identité de la personne ? Non pas sur la matière du corps : celle-ci se renouvelle au bout de quelques années. Non plus sur la forme de ce corps : elle change dans son ensemble et dans ses diverses parties, sauf toutefois dans l’expression du regard ; c’est au regard qu’après un grand nombre d’années même on peut reconnaître une personne. Preuve que, malgré toutes les modifications que le temps provoque dans l’homme, quelque chose en lui reste immuable, et nous permet ainsi, après un très long intervalle même, de le reconnaître et de le retrouver intact. C’est ce que nous observons également en nous-même : nous avons beau vieillir, dans notre for intérieur nous nous sentons toujours le même que nous étions dans notre jeunesse, dans notre enfance même. Cet élément immuable, qui demeure toujours identique à soi sans jamais vieillir, c’est précisément le noyau de notre être qui n’est pas dans le temps. — On admet généralement que l’identité de la personne repose sur celle de la conscience. Si on entend uniquement par cette dernière le souvenir coordonné du cours de notre vie, elle ne suffit pas à expliquer l’autre : Sans doute nous savons un peu plus de notre vie passée que d’un roman lu autrefois ; mais ce que nous en savons est pourtant peu de chose. Les événements principaux, les scènes intéressantes se sont gravés dans la mémoire ; quant au reste, pour un événement retenu, mille autres sont tombés dans l’oubli. Plus nous vieillissons, et plus les faits de notre vie passent sans laisser de trace. Un âge très avancé, une maladie, une lésion du cerveau, la folie peuvent nous priver complètement de mémoire. Mais l’identité de la personne ne s’est pas perdue avec cet évanouissement progressif du souvenir. Elle repose sur la volonté identique, et sur le caractère immuable que celle-ci présente. C’est cette même volonté qui confère sa persistance à l’expression du regard. L’homme se trouve dans le cœur, non dans la tête. Sans doute par suite de nos relations avec le dehors nous sommes habitués à considérer comme notre moi véritable le sujet de la connaissance, le moi connaissant, qui s’alanguit le soir, s’évanouit dans le sommeil, pour briller le lendemain d’un plus vif éclat. Mais ce moi là est une simple fonction du cerveau et non notre moi véritable. Celui-ci, ce noyau de notre être, c’est ce qui est caché derrière l’autre, c’est ce qui ne connaît au fond que deux choses : vouloir ou ne pas vouloir, être ou ne pas être content, avec certaines nuances bien entendu de l’expression de ces actes et qu’on appelle sentiments, passions, émotions. C’est ce dernier moi qui produit l’autre, il ne dort pas avec cet autre, et quand celui-ci est anéanti par la mort, son compagnon n’est pas atteint. — Au contraire, tout ce qui relève de la connaissance est exposé à l’oubli : au bout de quelques années nous ne nous rappelons plus exactement celles même de nos actions qui ont une importance morale, nous ne savons plus au juste et par le détail comment nous avons agi dans un cas critique. Mais le caractère, dont les actes ne sont que l’expression et le témoignage, ne peut pas être oublié par nous : il est aujourd’hui encore le même qu’autrefois. La volonté, en soi et pour soi, demeure ; elle seule est immobile et indestructible, exempte des atteintes de l’âge ; elle n’est pas physique, mais d’ordre métaphysique, elle n’appartient pas au monde phénoménal, elle est ce qui apparaît dans le phénomène. J’ai montré plus haut, ch. xv, comment l’identité de la conscience dans toute son étendue repose elle aussi sur la volonté ; il est donc inutile que je m’arrête ici plus longtemps sur ce sujet.

XI. — Dans son livre sur la comparaison des choses désirables, Aristote dit entre autres : « Bien vivre vaut mieux que vivre » (βέλτιον τοῦ ζῇν τὸ εὐ ζῇν, Top., III, 2). D’où l’on pourrait conclure, au moyen d’une double contraposition : Ne pas vivre vaut mieux que mal vivre. Vérité qui se révèle même à l’intellect, et pourtant la grande majorité préfère très mal vivre que de ne pas vivre du tout. Cet attachement à la vie ne peut pas avoir son fondement dans l’objet poursuivi par les hommes car, ainsi que nous l’avons montré au quatrième livre, la vie est une souffrance perpétuelle, ou du moins, comme nous l’exposons plus loin au ch. xxviii, elle n’est qu’une entreprise commerciale qui ne couvre pas ses frais ; cet attachement ne peut donc avoir sa raison que dans le sujet qui l’éprouve. Mais ce n’est pas dans l’intellect que se trouve la raison de cet attachement, il n’est ni un résultat de la réflexion, ni même la conséquence d’un choix ; ce vouloir-vivre est quelque chose qui se comprend de soi, c’est un prius de l’intellect lui-même. C’est nous-mêmes qui sommes la volonté de vivre : voilà pourquoi nous éprouvons le besoin de vivre, que ce soit bien ou mal. Cet attachement à une vie qui n’en vaut vraiment pas la peine est donc tout à fait a priori et non a posteriori ; et c’est ce qui explique cette crainte extrême de la mort commune à tous les hommes, et que La Rochefoucauld a avouée dans sa dernière maxime avec une naïveté et une franchise rare, crainte sur laquelle repose également en dernier ressort l’effet produit par les tragédies et les actions héroïques ; car cet effet disparaîtrait, si nous n’estimions la vie que d’après sa valeur objective. C’est sur cette inexprimable horreur de la mort que se fonde la phrase favorite du vulgaire : « Il faut être fou pour s’ôter la vie », et c’est cette même horreur qui fait que le suicide provoque, même chez des esprits pensants, un étonnement mêlé d’admiration, car cet acte est si contraire à la nature de tout être vivant que nous sommes obligés d’admirer d’une certaine manière celui qui a osé le commettre. Nous trouvons même dans son exemple une consolation qui nous rassure, car nous savons désormais que cette issue nous est toujours ouverte, vérité dont nous aurions pu douter si elle ne se trouvait pas confirmée par l’expérience. Car le suicide émane d’une résolution de l’intellect, et notre volonté de vivre, elle, est un prius de l’intellect. Ce fait, dont nous traitons expressément au ch. xxviii, est donc lui aussi une confirmation du primat de la volonté dans la conscience de nous-mêmes.

XII. — Au contraire, l’intermittence périodique même de l’intellect en démontre on ne peut plus clairement la nature secondaire, dépendante, déterminée. Dans le sommeil profond, la connaissance et la représentation sont complètement suspendues. Mais le noyau même de notre être, l’élément métaphysique du moi, le primum mobile que supposent nécessairement les fonctions organiques, ne peut jamais suspendre son activité, à moins d’enrayer la vie elle-même ; cet élément d’ailleurs, en tant que métaphysique et conséquemment incorporel, n’a pas besoin de repos. Aussi les philosophes qui ont considéré l’âme, c’est-à-dire un pouvoir primitivement et essentiellement connaissant, comme ce noyau, se sont-ils vus contraints d’affirmer que l’âme est infatigable dans son pouvoir de connaître et de représenter et que ces facultés s’exercent même dans le sommeil le plus profond ; seulement, au réveil, il ne nous en reste aucun souvenir. Mais, quand la doctrine de Kant nous eut débarrassés de l’âme, on put facilement se convaincre de la fausseté de cette assertion. Car l’alternance du sommeil et du réveil montre clairement à l’observateur non prévenu que la connaissance est une fonction secondaire déterminée par l’organisme, au même titre que toute autre. Le cœur seul est infatigable ; car ses pulsations et la circulation du sang ne sont pas immédiatement déterminées par les nerfs, mais se trouvent être précisément la manifestation primitive de la volonté. De même toutes les autres fonctions physiologiques qui dépendent des nerfs ganglionnaires, lesquels n’ont avec le cerveau qu’une relation très médiate et éloignée, se continuent pendant le sommeil, bien que les sécrétions s’opèrent plus lentement les pulsations du cœur même, comme elles dépendent de la respiration qui est conditionnée par le système cérébral (moelle allongée), subissent comme celle-ci un certain ralentissement. C’est l’estomac peut-être qui est le plus actif pendant le sommeil, cela tient à la nature particulière de ses rapports avec le cerveau qui chôme à ce moment, rapports qui occasionnent des troubles réciproques. Le cerveau seul, et avec lui la connaissance, s’arrête tout à fait pendant le sommeil. Car cet organe n’est en nous que le ministère des relations extérieures, de même que le système ganglionnaire est le ministère de l’intérieur. Le cerveau, avec sa fonction du connaître, n’est au fond qu’une vedette établie par la volonté, pour servir celles de ses fins qui sont situées au dehors ; postée au sommet de la tête, comme dans un observatoire, elle regarde par la fenêtre des sens, attentive à voir si quelque danger menace ou si quelque profit est à portée, puis elle fait son rapport, d’après lequel la volonté se décide. Et pendant cette occupation la vedette, comme tous ceux qui sont employés à un service actif, est dans un état continuel de tension et d’effort ; aussi la garde une fois montée, se voit-elle relevée avec plaisir, telle la sentinelle, quand elle quitte le poste. Or elle est relevée par le sommeil, et voilà pourquoi ce dernier est si doux et si agréable, voilà pourquoi nous nous y prêtons si volontiers ; au contraire, rien ne nous contrarie comme lorsqu’on nous secoue pour nous réveiller, car alors la vedette est subitement rappelée à son poste. Après la systole bienfaisante, c’est la diastole pénible qui se reproduit, c’est l’intellect qui se sépare à nouveau de la volonté. Une âme proprement dite, qui serait primitivement et par essence un sujet connaissant, devrait au contraire se réjouir du réveil, comme le poisson quand on le remet dans l’eau. Dans le sommeil, où se continue uniquement la vie végétative, c’est la volonté seule qui agit suivant sa nature primitive et essentielle, sans perturbation venant du dehors, sans rien perdre de sa force par l’activité du cerveau et la tension pénible de la connaissance ; cette dernière fonction organique est sans doute la plus difficile de toutes, mais elle n’est pour l’organisme qu’un moyen, non une fin : aussi dans le sommeil tout l’effort de la volonté tend-il à la conservation, et le cas échéant, à l’amélioration de l’organisme. C’est pourquoi toutes les guérisons, toutes les crises bienfaisantes se produisent pendant le sommeil, car alors seulement la vis naturæ medicatrix a libre jeu, étant débarrassée du poids de la fonction du connaître. L’embryon, auquel il reste à former tout le corps, dort perpétuellement pour cette raison, et le nouveau-né dort pendant la majeure partie du temps. Aussi Burdach (Physiologie, t. III, p. 484) a-t-il raison de considérer le sommeil comme notre état primitif.

Par rapport au cerveau même, je m’explique plus nettement la nécessité du sommeil, grâce à une hypothèse qui me semble avoir été formulée pour la première fois dans le livre de Neumann, Des maladies de l’homme (1834, t. IV, § 216). Ce savant prétend que la nutrition du cerveau, c’est-à-dire le renouvellement de sa substance par le sang, ne peut pas s’accomplir dans l’état de veille ; car dans ce cas la fonction organique supérieure du connaître et du penser serait troublée ou supprimée par la fonction basse et matérielle de la nutrition. C’est ce qui explique que le sommeil n’est pas un état purement négatif, une simple suspension de l’activité cérébrale, mais qu’il présente également un caractère positif. Caractère qui se révèle déjà par ce fait qu’entre le sommeil et la veille il n’y a pas seulement une différence de degré, mais une limite nettement tracée, qui s’accuse dès le début du sommeil par des rêves entièrement étrangers à nos pensées immédiatement antécédentes. Autre preuve de ce caractère positif : quand nous avons des rêves inquiétants, nous nous efforçons vainement de crier, de repousser des attaques, de secouer le sommeil ; il semble qu’il n’y ait plus de lien entre le cerveau et les nerfs moteurs, ou entre le grand cerveau et le cervelet (ce dernier étant le régulateur des mouvements) ; car le cerveau demeure dans son isolement et le sommeil nous tient comme avec des serres d’airain. Enfin ce qui prouve encore ce caractère positif du sommeil, c’est qu’il faut une certaine force pour arriver à dormir : une fatigue trop grande ou une faiblesse naturelle nous empêchent de saisir le sommeil, capere somnum. Dépense de force qui s’explique par ce fait que le processus nutritif a besoin de commencer pour que le sommeil se produise : il faut que le cerveau prenne en quelque sorte un commencement de nourriture. Ce processus nutritif explique également l’affluence croissante du sang au cerveau, pendant le sommeil, ainsi que la pose, instinctivement adoptée, qui consiste à se croiser les bras au-dessus de la tête : car cette pose favorise le processus en question. C’est pourquoi aussi les enfants ont un si grand besoin de sommeil tant que dure la croissance du cerveau ; dans la vieillesse, au contraire, le sommeil est parcimonieusement mesuré, parce que le cerveau, ainsi que les autres parties de l’organisme, subit une certaine atrophie. Par là enfin nous comprendrons pourquoi des excès de sommeil provoquent une lassitude sourde de la conscience ; c’est la suite d’une hypertrophie du cerveau, laquelle peut devenir chronique, si les excès de sommeil sont habituels, et engendrer l’idiotie : ἀνίη ϰαὶ πολὺς ὕπνος (noxœ est etiam multus somnus, Odys. 15,394). — Le besoin de sommeil est donc en raison directe de l’intensité de la vie cérébrale et conséquemment de la clarté de la conscience. Les animaux, dont la vie cérébrale est faible et sourde, dorment peu et d’un sommeil léger, ainsi les reptiles et les poissons ; et à ce propos je rappelle que le sommeil d’hiver n’est que de nom un sommeil : ce n’est pas l’inaction seulement du cerveau, mais de tout le reste de l’organisme, c’est en quelque sorte une mort apparente. Les animaux d’une intelligence importante dorment longtemps et profondément. L’homme lui aussi a besoin d’une dose de sommeil d’autant plus forte, que son cerveau est plus développé en quantité et en qualité et que l’activité en est plus intense Montaigne dit de lui-même qu’il a toujours été un grand dormeur, qu’il a passé une grande partie de sa vie à dormir, et qu’à un âge avancé même il dormait d’un trait pendant huit ou neuf heures (livre III, ch. xiii). On nous rapporte également de Descartes qu’il a beaucoup dormi. (Baillet, Vie de Descartes, 1693, p. 288.) Kant réservait sept heures au sommeil, mais il eut tant de difficulté à se contenter de cette mesure qu’il avait chargé un domestique de le forcer, bon gré mal gré, à se lever à une heure déterminée. (Iachmann, Immanuel Kant, p. 192.) Car plus on est éveillé, c’est-à-dire plus on a la conscience claire et active, plus on éprouve le besoin de sommeil, plus on dort longtemps et profondément. L’habitude de la pensée ou un travail de tête soutenu accroîtront par conséquent ce besoin de dormir. Si des efforts musculaires prolongés nous disposent également au sommeil, c’est que les muscles reçoivent continuellement leur impulsion du cerveau, par l’intermédiaire de la moelle allongée, de la moelle épinière et des nerfs moteurs ; c’est le cerveau qui agit sur leur irritabilité et qui de la sorte épuise ses propres forces. La fatigue que nous sentons dans les bras ou dans les jambes a donc son siège véritable dans le cerveau ; de même la douleur ressentie par ces parties n’est vraiment éprouvée que par le cerveau : car il en est des nerfs moteurs comme des nerfs sensibles. Les muscles qui ne reçoivent point leur impulsion du cerveau, par exemple ceux du cœur, sont pour cette raison même infatigables. Par là s’explique aussi que la pensée ne peut pas s’exercer avec vigueur pendant et après un grand effort musculaire. Si en été l’énergie de l’esprit est moindre qu’en hiver, cela tient en partie à ce qu’on dort moins en été : car plus profondément on a dormi, plus l’état de veille est parfait, plus on est « éveillé ». Toutefois ce n’est pas là une raison pour prolonger le sommeil au delà de toute mesure : car alors il perd en intensité, c’est-à-dire en profondeur, ce qu’il gagne en extension, et devient de la sorte une simple perte de temps. C’est l’avis de Gœthe, lorsque, dans la seconde partie de Faust, il dit du sommeil du matin : « Le sommeil est une écorce, jette-la au loin. »

D’une manière générale, le phénomène du sommeil prouve donc nettement que la conscience, la perception, la connaissance, la pensée ne sont pas en nous un état primitif, mais un état secondaire et conditionné. La pensée est un effort extraordinaire, et aussi l’effort le plus élevé de la nature ; et c’est pourquoi étant si grand il ne saurait se passer d’interruptions. La pensée est le produit, l’efflorescence du système nerveux cérébral, qui est lui-même un parasite nourri comme tel par le reste de l’organisme. Cette conclusion se rattache à une démonstration faite dans mon troisième livre. J’y montre, en effet, que la connaissance est d’autant plus pure et plus parfaite, qu’elle s’est séparée davantage de la volonté, et qu’alors se produit l’intuition esthétique purement objective ; de même un extrait est d’autant plus pur qu’il s’est isolé davantage de la matière dont on l’a tiré, et qu’il s’est débarrassé de tout résidu. — Le phénomène contraire se produit dans la volonté ; la manifestation la plus immédiate en est la vie organique tout entière et au premier chef le cœur infatigable.

Cette dernière considération se rattache déjà au sujet du chapitre suivant ; elle en forme la transition. Ajoutons encore la remarque suivante : Dans le somnambulisme magnétique, la conscience se dédouble ; deux séries de connaissance naissent, dont chacune est en elle-même parfaitement coordonnée, mais qui sont complètement indépendantes l’une de l’autre ; la conscience éveillée ne sait rien de la conscience somnambulique. Mais dans l’une et l’autre conscience la volonté conserve le même caractère et demeure identique ; dans l’une et l’autre elle manifeste les mêmes inclinations et les mêmes répugnances. La fonction peut bien se dédoubler, mais non pas l’être en soi.


  1. Ce chapitre se rapporte au § 19 du premier volume.
  2. C’est le mot français employé par Schopenhauer.
  3. Mot à mot : avec les énonciations de la nature, c’est-à-dire les règles de conduite empruntées à l’expérience.
  4. Le mot allemand entrüstet signifie à la fois indigné et désarmé. Il est impossible du traduire exactement ce jeu de mots. (N. du trad.)
  5. Nous craignons sérieusement une chose que nous reconnaissons comme fausse, parce que la pire solution se rapproche toujours le plus de la vérité.
  6. Il n’est rien qui contrarie autant le monde que de se montrer d’une supériorité brillante dans la conversation. Sur le moment la compagnie feint d’y trouver son plaisir ; mais au fond du cœur on maudit par jalousie ce causeur étincelant.
  7. « Le plus sage, le plus brillant et le plus abject des hommes. »
  8. « Ceux qui mettent l’esprit et le savoir au-dessus de toutes les autres qualités humaines compteront cet homme au nombre des plus grands de son siècle ; mais ceux qui placent la vertu au-dessus de tout ne maudiront jamais assez sa mémoire. Il fut le plus cruel des citoyens, persécuteur, assassin et proscripteur. »
  9. « La colère du jeune homme est semblable à un feu de paille, Mais le courroux du vieillard ressemble à un acier chauffé à blanc. »
  10. Times, du 18 oct. 1843, d’après l’Atheneum.