Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 273-320).


CHAPITRE XLI[1]
DE LA MORT ET DE SES RAPPORTS AVEC L’INDESTRUCTIBILITÉ DE NOTRE ÊTRE EN SOI


La mort est proprement le génie inspirateur ou le « musagète » de la philosophie, et Socrate a pu définir aussi la philosophie « θανάτου μελέτη ». Sans la mort, il serait même difficile de philosopher. Il sera donc tout naturel de donner place ici, en tête du dernier, du plus sérieux, du plus important de nos livres, à quelques considérations spéciales sur ce point.

L’animal, à vrai dire, vit sans connaître la mort : par là l’individu du genre animal jouit immédiatement de toute l’immutabilité de l’espèce, n’ayant conscience de soi que comme d’un être sans fin. Chez l’homme a paru, avec la raison, par une connexion nécessaire, la certitude effrayante de la mort. Mais, comme toujours dans la nature, à côté du mal a été placé le remède, ou du moins une compensation ainsi cette même réflexion, source de l’idée de la mort, nous élève à des opinions métaphysiques, à des vues consolantes, dont le besoin comme la possibilité sont également inconnus à l’animal. C’est vers ce but surtout que sont dirigés tous les systèmes religieux et philosophiques. Ils sont ainsi d’abord comme le contrepoison que la raison, par la force de ses seules méditations, fournit contre la certitude de la mort. Ce qui diffère, c’est la mesure dans laquelle ils atteignent ce but, et sans doute telle religion ou telle philosophie rendra l’homme bien plus capable que telle autre de regarder la mort en face et d’un œil tranquille. En disant à l’homme de se tenir pour l’être primitif lui-même, pour le brahme, dont l’essence ne comporte ni apparition ni disparition, le brahmanisme et le bouddhisme pourront bien plus pour ce résultat que telles religions qui le considèrent comme formé de rien et ne font réellement commencer qu’avec la naissance l’existence qu’il a reçue d’un autre. Aussi trouvons-nous dans l’Inde une assurance, un mépris de la mort, dont on n’a aucune idée en Europe. C’est chose grave en effet que d’imprimer de bonne heure, sur un sujet aussi important, des notions faibles et sans consistance dans l’esprit de l’homme, et de le rendre ainsi incapable pour toujours d’en acquérir de plus justes et de plus solides. Lui enseigner, par exemple, que depuis un instant à peine il est sorti du néant, que, par suite, toute une éternité durant, il n’a rien été, et, malgré tout, qu’il doit être impérissable dans l’avenir, n’est-ce pas comme lui enseigner que, mécanisme mû toujours et toujours par une volonté étrangère, il doit être cependant responsable de sa conduite et de ses actes pour toute l’éternité ? Que plus tard, quand son esprit a mûri, quand la réflexion est née, il vienne à être frappé du peu de consistance de pareilles doctrines, il n’a rien de meilleur à y substituer ; bien plus, il n’est même plus capable de rien concevoir de mieux, et il poursuit alors sa route, privé de la consolation que la nature même lui avait ménagée, en retour de la certitude de la mort. C’est à la suite d’une évolution de ce genre que nous voyons aujourd’hui même (1844) en Angleterre, parmi des ouvriers de fabriques pervertis, les socialistes, et, parmi des étudiants corrompus, les nouveaux hégéliens en Allemagne, s’abaisser jusqu’à des doctrines, toutes matérielles, qui ont pour formule dernière : edite, bibite, post mortem nulla voluptas, et se peuvent caractériser du nom de bestialité.

Cependant, d’après tout ce qui a été enseigné sur la mort, il est incontestable qu’en Europe du moins, la pensée des hommes, que dis-je ! souvent celle d’un même individu, se prend plus d’une fois à osciller entre la notion de la mort conçue comme anéantissement absolu et la croyance que nous sommes immortels, pour ainsi dire, en chair et en os. Les deux idées sont également fausses ; mais nous avons bien moins à rechercher un juste milieu entre elles qu’à nous élever au point de vue supérieur, d’où les opinions de ce genre s’évanouissent d’elles-mêmes.

Dans ces considérations, je veux prendre avant tout mon point de départ dans l’expérience pure. — Un premier fait incontestable se présente à nous : au témoignage de la conscience naturelle, ce n’est pas seulement pour sa personne que l’homme redoute la mort plus qu’aucun autre mal ; il déplore vivement encore la mort des siens, et cela non pas évidemment en égoïste affligé de sa propre perte, mais en homme pris de pitié pour le grand malheur d’autrui ; aussi blâme-t-il et traite-t-il de cœur dur et insensible celui qui en pareil cas ne pleure pas, celui qui ne montre aucun chagrin. Autre fait parallèle au premier : la passion de la vengeance, portée à son paroxysme, demande la mort de l’adversaire, comme la pire des sentences qui se puisse décréter contre lui. Les opinions changent selon le temps et le lieu ; mais la voix de la nature demeure toujours et partout semblable à elle-même ; c’est d’elle qu’il faut donc tenir compte avant tout. Or ici elle semble prononcer clairement que la mort est un grand mal. Dans la langue de la nature, mort signifie anéantissement. Et que la mort soit chose sérieuse, c’est ce qui se conclurait déjà de ce que la vie, comme chacun sait, n’est pas une plaisanterie. Sans doute nous ne sommes dignes d’aucun présent supérieur à ceux-là.

En fait, la crainte de la mort est indépendante de toute connaissance, car l’animal éprouve cette crainte, sans pourtant connaître la mort. Tout ce qui naît l’apporte au monde avec soi. Or cette crainte de la mort a priori n’est justement que le revers de la volonté de vivre, fond commun de notre être à tous. De là en chaque animal, à côté du souci inné de la conservation, la crainte innée d’un anéantissement absolu ; et c’est ainsi cette crainte, et non pas le simple désir d’éviter la douleur, qui se manifeste dans les précautions inquiètes de l’animal à se garantir lui-même, et ses petits plus encore que lui, contre tout ennemi capable de nuire à l’un d’eux. Pourquoi voyons-nous l’animal s’enfuir, trembler, chercher à se cacher ? Parce qu’il est pure volonté de vivre, mais qu’il est comme tel voué à la mort et voudrait gagner du temps. Par sa nature, l’homme n’est pas autre. Le pire des maux, le plus affreux des périls qui puissent jamais le menacer, c’est la mort ; sa plus grande terreur, celle de la mort. Il n’est rien qui nous entraîne d’une impulsion aussi irrésistible à la sympathie la plus vive que la vue d’un autre homme en danger de mort ; il n’est pas de spectacle plus effroyable que celui d’une exécution. Mais l’attachement illimité à la vie qui se montre ici ne saurait provenir de la connaissance et de la réflexion : tout au contraire, au regard de la réflexion, il paraît insensé pour ce qui est de la valeur objective de la vie, il est bien peu sûr, il est du moins douteux qu’elle soit préférable au non-être, et même, si l’on consulte la réflexion et l’expérience, c’est le non-être qui doit de beaucoup l’emporter. Allez frapper aux portes des tombeaux et demandez aux morts s’ils veulent revenir au jour : ils secoueront la tête d’un mouvement de refus. Telle est aussi la conclusion de Socrate dans l’Apologie de Platon ; et l’aimable, l’enjoué Voltaire lui-même ne peut s’empêcher de dire : « On aime la vie, mais le néant ne laisse pas d’avoir du bon ; » ou encore « Je ne sais pas ce que c’est que la vie éternelle, mais celle-ci est une mauvaise plaisanterie. » De plus, la vie doit en tout cas bientôt finir, et alors les quelques années qu’on a peut-être encore à exister disparaissent jusqu’à la dernière devant l’infinité du temps où on ne sera plus. Il semble donc même ridicule à la raison de tant s’inquiéter pour ce court espace de temps, de trembler si fort au moindre danger qui menace notre vie ou celle d’autrui, et de composer des drames dont le pathétique a pour seul ressort la crainte de la mort. Ainsi ce puissant attachement à la vie est un mouvement aveugle et déraisonnable ; ce qui peut l’expliquer, c’est seulement qu’en soi-même tout notre être est déjà pure volonté de vivre, qu’à son sens la vie doit par suite valoir comme le bien suprême, si amère, si brève, si incertaine même d’ailleurs qu’elle puisse être ; c’est enfin qu’en soi et à l’origine cette volonté est aveugle et dépourvue de connaissance. La connaissance, au contraire, bien loin d’être la source de cet attachement à la vie, agit en sens opposé ; elle dévoile le peu de valeur de cette vie et combat ainsi la crainte de la mort. Vient-elle à l’emporter et l’homme marche-t-il au devant de la mort le cœur ferme et tranquille, nous honorons sa conduite comme noble et grande ; nous célébrons alors le triomphe de la connaissance sur l’aveugle volonté de vivre, sur cette volonté qui n’en est pas moins le germe de notre propre existence. De même nous méprisons l’homme chez lequel la connaissance succombe dans cette lutte, l’homme qui s’attache sans réserve à la vie, qui se raidit de toutes ses forces à l’approche de la mort et se désespère en la recevant[2], et pourtant ce qui parle en lui, ce n’est autre chose que le fond originel de notre moi et de la nature. Et comment, peut-on se demander ici en passant, comment l’amour illimité de la vie et les efforts faits pour la conserver, pour la prolonger par tous les moyens, pourraient-ils être regardés comme bas et méprisables, comme indignes de leur foi par les adhérents de toute doctrine religieuse, si cette vie était vraiment un présent dont il nous fallût rendre grâces à la bienveillance de quelque dieu ? Et comment alors le mépris d’un semblable don pourrait-il sembler grand et noble ? Ce qui cependant ressort avec certitude de ces considérations, c’est : 1o que la volonté de vivre est l’essence intime de l’homme ; 2o qu’en soi cette volonté est dépourvue de connaissance, est aveugle ; 3o que la connaissance lui est un principe étranger à l’origine, qui vient plus tard se surajouter à elle ; 4o qu’il y a lutte des deux principes et que notre jugement applaudit à la victoire de la connaissance sur la volonté.

Si l’aspect effrayant sous lequel nous apparaît la mort était dû à l’idée du non-être, nous devrions ressentir le même effroi à la pensée du temps où nous n’étions pas encore. Car, on ne saurait le contester, le non-être d’après la mort ne peut différer de celui d’avant la naissance ; il ne mérite donc pas plus d’exciter nos plaintes. Toute une infinité de temps s’est écoulée où nous n’étions pas encore, et il n’y a rien là qui nous afflige. Mais, au contraire, qu’après l’intermède momentané d’une existence éphémère une seconde infinité de temps doive suivre, où nous ne serons plus, voilà pour nous une dure condition, une nécessité même intolérable. Or cette soif d’existence proviendrait-elle peut-être de ce qu’après avoir maintenant goûté la vie, nous l’avons trouvée préférable à tous les biens ? Certes non ; nous l’avons déjà brièvement expliqué plus haut : l’expérience faite aurait pu bien plutôt éveiller en nous une aspiration infinie vers le paradis perdu du non-être. Ajoutons qu’à l’espérance de l’immortalité de l’âme se rattache toujours celle d’un monde meilleur, preuve que le monde actuel ne vaut pas grand’chose. — Malgré tout, dans les discussions orales et dans les livres, on a, à coup sûr, soulevé mille fois plus souvent la question de notre état après la mort que celle de notre état avant la naissance. En théorie pourtant la seconde est un problème aussi naturel, aussi légitime que l’autre, et y répondre serait un moyen de voir également clair dans la première. Que de belles déclamations ne possédons-nous pas sur tout ce qu’il y a de choquant dans l’idée que l’esprit de l’homme, cet esprit capable d’embrasser le monde, plein de hautes et excellentes pensées, devrait être plongé dans la tombe avec le corps ! Mais cet esprit a laissé se passer toute une infinité de temps avant de naître avec ses attributs ; le monde, durant tout ce temps, a dû se tirer d’affaire sans lui, et de tout cela nous n’entendons mot. Et pourtant est-il une question qui se pose à la connaissance non corrompue par la volonté plus naturellement que celle-ci : « Il s’est écoulé un temps infini avant ma naissance : qu’étais-je donc pendant tout ce temps ? » — La métaphysique pourrait fournir cette réponse : « J’étais toujours moi, c’est-à-dire que tous ceux qui disaient alors moi, tous ceux-là étaient moi. » Mais détournons-nous des considérations de cette sorte, pour nous en tenir jusqu’à nouvel ordre à notre point de vue tout empirique, et admettons que je n’aie pas existé. Mais alors je puis me consoler de ce temps infini où je ne serai plus après ma mort, à l’idée de ce temps infini où je n’ai déjà pas été, comme d’un état bien connu de moi et non sans charmes. Car l’infinité a parte post où je ne serai pas ne peut pas plus m’effrayer que l’infinité a parte ante où je n’étais pas ; rien en effet ne les sépare que l’interposition du songe éphémère de la vie. De même, toutes les preuves amassées en faveur de la continuation de l’existence après la mort se peuvent aussi bien retourner in partem ante, pour démontrer alors l’existence avant la vie : hindous et bouddhistes l’admettent, conséquents ainsi avec eux-mêmes. Seule l’idéalité kantienne du temps résout toutes ces énigmes ; mais ce n’est pas encore le moment d’en parler. Une conclusion ressort de ce qui précède : c’est qu’il n’est pas moins absurde de déplorer le temps où on ne sera plus, qu’il le serait de regretter celui où on n’était pas encore ; car, entre le temps que ne remplit pas notre existence et celui qu’elle remplit, existe-t-il un rapport d’avenir ou un rapport de passé ? C’est ce qui importe bien peu.

Mais, même abstraction faite de ces considérations de temps, il est en soi et pour soi absurde de tenir le non-être pour un mal : tout mal, en effet, comme tout bien, présuppose l’existence, et même la conscience ; mais cette conscience cesse avec la vie, comme déjà aussi dans le sommeil et dans la syncope ; nous savons donc avec certitude et par une expérience familière que la disparition de la conscience ne comporte aucun mal, et en tout cas la production de ce phénomène est l’affaire d’un instant. C’est de ce point de vue qu’Épicure envisageait la mort, et il avait ainsi raison de proclamer : ο θάνατος μηδέν πρός ήμάς (la mort ne nous concerne pas) ; » puisque, disait-il, tant que nous sommes, la mort n’est pas, et quand la mort est, c’est nous qui ne sommes plus. (Diog. Laert., X, 27.) La perte de ce dont on ne peut constater l’absence n’est pas un mal ; qui le nierait ? Aussi le fait de ne plus être ne peut-il pas plus nous atteindre que le fait de n’avoir pas été. Il en résulte qu’au point de vue de la connaissance la crainte de la mort paraît dénuée de fondement : or c’est dans la connaissance que consiste la conscience ; la mort, pour la conscience, n’est donc pas un mal. Aussi n’est-ce pas en réalité cette partie connaissante du moi qui redoute la mort ; c’est seulement de l’aveugle volonté qui remplit tout être vivant, que procède la fuga mortis. Mais, nous l’avons déjà indiqué plus haut, elle en est un élément essentiel, parce que justement cette volonté est une volonté de vivre, sans autre raison d’être qu’un besoin impérieux d’existence et de durée, et qui, privée de connaissance à l’origine, ne voit la connaissance cohabiter avec elle qu’à la suite de sa propre objectivation dans des créatures individuelles. Vient-elle maintenant, après cette objectivation, à considérer la mort comme la fin du phénomène avec lequel elle s’est identifiée et auquel elle se trouve ainsi bornée, tout son être se débat alors avec fureur. Quant à savoir si elle a quelque mal réel à redouter de la mort, c’est ce que nous rechercherons plus loin ; et nous nous rappellerons à ce moment la véritable source assignée ici à la crainte de la mort, ainsi que la distinction nécessaire établie par nous entre l’élément connaissant et la partie voulante de notre être.

De ces mêmes considérations il résulte encore que l’horreur de la mort tient moins à ce qu’elle est la fin d’une vie indigne d’inspirer à personne des regrets exceptionnels, qu’à ce qu’elle marque bien plutôt la destruction de l’organisme, et cela parce que cet organisme est la volonté même se manifestant sous forme de corps. Mais cette désorganisation, nous ne la sentons réellement que dans les maux dus à la maladie ou à l’âge ; tout au contraire, la mort même ne consiste pour le sujet que dans le moment où la conscience disparaît, dans l’engourdissement de l’activité cérébrale. L’extension ultérieure de cet engourdissement à toutes les autres parties de l’organisme est proprement déjà un phénomène postérieur à la mort. La mort, au point de vue subjectif, ne concerne ainsi que la seule conscience. Quant à la nature de cette disparition de la conscience, chacun peut s’en faire une certaine idée d’après l’assoupissement précurseur du sommeil ; mais, pour la connaître mieux encore, il suffit d’avoir eu une vraie syncope : ici le passage d’un état à l’autre n’a pas lieu par degrés successifs, ménagé par une série de rêves, mais c’est la vue qu’on commence par perdre en pleine connaissance encore, puis, sans transition, la plus profonde inconscience survient ; la sensation éprouvée, tant qu’elle se poursuit, n’est rien moins que désagréable, et, si le sommeil est frère de la mort, la syncope en est à coup sûr la sœur jumelle. Bien plus, la mort violente elle-même ne saurait causer de souffrance ; car les blessures, même graves, ne se sentent pas en général au premier moment, on ne les remarque qu’un instant après, et, en bien des cas, seulement à leurs signes extérieurs ; sont-elles mortelles à bref délai, la conscience aura disparu avant qu’on s’en aperçoive ; doivent-elles amener la mort plus tard, il en est d’elles alors comme des autres maladies. De même, tous ceux qui ont perdu connaissance soit dans l’eau, soit par l’effet des vapeurs du charbon, soit par strangulation, s’accordent à dire, comme on sait, que la disparition de la conscience s’est accomplie chez eux sans douleur. Et si maintenant, enfin, nous en venons à la mort proprement naturelle, à la mort causée par l’âge, à l’euthanasie, elle est une disparition successive, une dispersion insensible de notre être hors de l’existence. Peu à peu avec l’âge s’éteignent les passions et les désirs, en même temps que s’émousse la faculté de subir l’action des objets ; il n’est plus de stimulant pour les émotions, car la force représentative ne cesse pas de s’affaiblir, ni les images de devenir plus ternes ; les impressions n’ont plus de prise sur nous, elles passent sans laisser de trace, les jours précipitent leur course, les événements perdent leur sens et tout revêt une teinte plus pâle. Le vieillard chargé d’années porte çà et là ses pas vacillants, ou repose dans un coin, pure ombre, pur fantôme de ce qu’il était jadis. Que reste-t-il encore là à détruire pour la mort ? Un jour vient où il s’endort d’un sommeil qui est le dernier, et ses rêves sont… Ils sont ce dont s’inquiétait déjà Hamlet, dans le monologue bien connu. À mon sens, nous les rêvons dès maintenant.

Ici trouve encore place cette remarque, que l’entretien des fonctions vitales, tout en reposant sur un fondement métaphysique, s’accomplit non sans résistance, et par suite non sans effort. C’est à cet effort que chaque soir l’organisme succombe, obligé de suspendre l’activité cérébrale et de réduire certaines sécrétions, la respiration, le battement du pouls, le déploiement de chaleur. On en peut conclure que l’arrêt complet des fonctions vitales doit procurer un singulier soulagement à la force motrice qui y préside, et peut-être ce soulagement contribue-t-il pour une certaine part à l’expression de douce satisfaction répandue sur le visage de la majorité des morts. D’une façon générale, l’instant même du passage de la vie à la mort est comparable au réveil d’un lourd sommeil, chargé de visions et de cauchemars.

Un point est acquis jusqu’ici : quelque crainte qu’elle inspire, la mort ne peut être, à proprement parler, un mal. Mais souvent même elle apparaît comme un bien, comme un bonheur appelé de tous nos vœux, elle est une véritable amie. Pour tous les êtres qui, entravés dans leur existence ou dans leurs efforts, se sont heurtés à des obstacles insurmontables, pour tous ceux qui souffrent de maladies incurables ou d’un inconsolable chagrin, il est un dernier refuge, une retraite qui presque toujours s’offre d’elle-même à eux : ils peuvent rentrer dans le sein de la nature, d’où ils étaient sortis pour un instant, comme toute chose, alléchés par l’espérance de conditions d’existence plus favorables que celles qu’ils ont rencontrées ; ils peuvent reprendre cette même route, restée toujours ouverte devant eux. Ce retour, c’est la cessio bonorum du vivant. Cependant, même alors, ce retour ne s’opère qu’après une lutte physique ou morale : tant est vive la répugnance de chaque être à rentrer dans l’état qu’il a quitté avec tant de facilité et l’empressement pour une existence si riche en souffrances et si pauvre en joies ! — Les Hindous donnent au Dieu de la mort, Yama, deux visages : l’un horrible et effroyable, l’autre aimable et bienveillant. Les considérations qui précèdent nous fournissent déjà en partie l’explication de cette coutume.

Sur le terrain de l’expérience, où nous ne cessons pas de nous maintenir, s’offre encore d’elle-même la considération suivante, bien digne d’être précisée par quelques éclaircissements et d’être par là ramenée à sa juste mesure. La vue d’un cadavre m’apprend que la sensibilité, l’irritabilité, la circulation du sang, la reproduction, etc., y ont pris fin. Le principe actif qui présidait aux fonctions, tout en me restant toujours inconnu, a donc cessé d’agir dans ce corps et s’en est séparé ; je le puis conclure avec certitude. — Irai-je maintenant ajouter que ce principe doit avoir été justement ce que j’ai connu comme simple conscience, par suite comme intelligence (l’âme) ? Ce serait là une conclusion non seulement illégitime, mais encore d’une fausseté évidente. Toujours, en effet, la conscience s’est révélée à moi non comme cause, mais comme produit et résultat de la vie organique ; toujours elle en a suivi la marche ascendante ou descendante aux différents âges de l’existence, dans l’état de santé comme dans celui de maladie, dans le sommeil, la syncope et le réveil, etc. ; toujours effet et jamais cause de la vie organique, elle s’est toujours manifestée comme une chose qui naît, puis disparaît, pour renaître ensuite, tant qu’elle trouve les conditions nécessaires à son existence, mais jamais en dehors de ces conditions. Autre remarque que je puis encore avoir faite : bien loin d’émousser, de déprimer les autres forces, ou de mettre la vie en danger, le bouleversement complet de la conscience, la démence, excite à un haut degré ces forces, l’irritabilité et l’énergie musculaire notamment, et elle augmente, bien plus qu’elle ne l’abrège, la durée de l’existence, sauf intervention d’autres causes concomitantes. — Ce n’est pas tout : je connaissais l’individualité en tant qu’attribut de tout organisme, et par suite de la conscience, s’il s’agit d’un organisme conscient. Mais quant à conclure maintenant que cette même individualité soit inhérente à ce principe dispensateur de la vie aujourd’hui disparu, et dont j’ignore complètement la nature, je n’ai aucun sujet de le faire ; et cela d’autant moins que partout je vois dans la nature chaque phénomène isolé être l’œuvre d’une force universelle, dont l’activité éclate dans mille phénomènes identiques. — Mais, d’autre part, conclure de la cessation présente de la vie organique à l’anéantissement de cette force qui en était jusque-là le ressort m’est aussi peu permis que conclure de l’arrêt du rouet à la mort de la fileuse. Qu’un pendule, en retrouvant son centre de gravité, finisse par revenir au repos et perde ainsi l’apparence de vie individuelle qui l’animait, personne n’ira penser que la pesanteur soit réduite à rien ; mais chacun concevra qu’après comme avant elle s’exprime dans d’innombrables phénomènes. Sans doute on pourrait objecter à cette comparaison qu’ici encore, dans ce pendule, la pesanteur a cessé non pas d’agir mais de révéler aux yeux son activité. Libre alors, pour qui se tient à l’objection, de se figurer au lieu du pendule un corps électrique, où l’électricité, après la décharge, a réellement cessé d’agir. J’ai voulu seulement montrer par là que nous attribuons une éternité et une ubiquité immédiates aux forces naturelles les plus inférieures, sans nous laisser un seul instant induire en erreur par la durée éphémère de leurs fugitives manifestations. Aussi peut-il d’autant moins nous venir à l’esprit de considérer la cessation de la vie comme l’anéantissement du principe vital, de tenir la mort pour la disparition complète de l’homme. Il n’est plus, le bras puissant qui bandait, il y a trois mille ans, l’arc d’Ulysse ; mais un esprit bien réglé et qui sait réfléchir ira-t-il croire pour cela à la destruction totale de la force qui agissait avec tant d’énergie dans ce bras ? Et, en poursuivant ses réflexions, admettra-t-il davantage que la force aujourd’hui capable de tendre un arc n’ait commencé à exister qu’avec le bras qui la contient ? Il est bien plus naturel de croire à l’identité de la force qui animait alors une vie maintenant éteinte, et de celle qui préside à une existence aujourd’hui florissante ; on ne peut le contester. Mais, nous le savons, il n’y a de périssable, comme je l’ai montré au deuxième livre, que ce qui est compris dans la chaîne causale, ce qui est donc état ou forme. Ce qui reste au contraire à l’abri du changement provoqué par les causes, c’est d’une part la matière, de l’autre l’ensemble des forces naturelles, éléments qui tous deux sont la condition préalable de tous les changements en question. Or, pour le principe qui nous anime, il faut commencer par y voir tout au moins une force naturelle, jusqu’à ce que des recherches plus approfondies nous permettent d’en reconnaître la nature intime et véritable. Ainsi, déjà même en tant que force naturelle, l’énergie vitale reste entière à l’abri de l’évolution des états et des formes apportés et emportés dans la série continue des effets et des causes, et seuls sujets, comme l’atteste l’expérience, à la naissance et à la mort. À ce seul titre déjà on pourrait donner une preuve certaine de l’éternité de notre être propre. C’est là sans doute bien mal satisfaire les prétentions qu’on a coutume d’émettre en fait de preuves de la durée de notre existence après la mort, et de là ne sort pas la consolation qu’on en attend. Cependant c’est toujours quelque chose, et l’homme qui dans la mort redoute un anéantissement absolu ne peut dédaigner la pleine certitude que le principe intime de sa vie n’a rien à en craindre. — Il y a plus, et c’est un paradoxe qui se pourrait soutenir, ce second élément, invariable, comme l’ensemble des forces naturelles, au milieu du changement d’états qui se poursuit le long de la chaîne de la causalité, la matière en un mot, nous assure à son tour par sa persistance absolue une indestructibilité susceptible déjà de faire espérer une certaine éternité à l’homme incapable d’en concevoir une autre. « Eh quoi ! dira-t-on, la persistance d’une simple poussière, de la matière brute, voilà ce qu’il nous faudrait regarder comme la continuité promise à notre être ! » — Tout doux ! Connaissez-vous donc cette poussière ? En savez-vous et la nature et le pouvoir ? Apprenez à la connaître, avant de la mépriser. Cette matière, en ce moment cendre et poussière répandue sur le sol, ne tardera pas, une fois dissoute dans l’eau, à devenir cristal ; elle brillera comme métal, puis elle projettera des étincelles électriques, et sa tension galvanique lui permettra de fournir une force assez puissante pour décomposer les combinaisons les plus résistantes, pour réduire les terres en métaux ; elle se métamorphosera d’elle-même en plante et en animal, et de son sein mystérieux se développera cette vie dont la perte trouble de tant d’inquiétudes ta nature bornée. N’est-ce donc rien que persévérer dans l’être sous la forme d’une telle matière ? Oui, je le prétends sérieusement, cette persistance même de la matière témoigne de l’indestructibilité de notre être véritable, et, pour n’être faite que par image et figure, pour ne consister que comme en une simple esquisse, cette déposition n’en est pas moins réelle. Veut-on s’en convaincre, il suffit de se rappeler l’explication donnée de la matière au chapitre xxiv : elle menait à cette conclusion que la pure matière, la matière informe, cette base du monde de l’expérience en soi insaisissable à toute perception, mais supposée toujours existante, est le reflet immédiat et d’une manière générale l’apparence visible de la chose en soi, donc de la volonté ; pour elle par suite, sous les conditions de l’expérience, vaut tout ce qui appartient simplement à la volonté en soi, et elle en exprime la vraie éternité sous l’image de l’immutabilité dans le temps. La nature, nous l’avons déjà dit, ne ment jamais ; aucune opinion née d’une conception purement objective de la nature et déduite avec logique ne peut être d’une fausseté absolue, mais elle aura pour plus grave défaut, en mettant les choses au pire, d’être très exclusive et incomplète. Tel est aussi sans contredit le caractère du matérialisme conséquent, celui d’Épicure, tout autant que de la doctrine opposée, l’idéalisme absolu, celui de Berkeley, par exemple, et en général de toute théorie fondamentale d’une philosophie sortie d’un juste « aperçu » et développée de bonne foi. Seulement ce ne sont là que conceptions exclusives au plus haut degré, et par suite vraies toutes à la fois, malgré leur opposition, puisque chacune d’elles l’est à un point de vue déterminé ; mais s’élève-t-on au-dessus de ce point de vue, elles n’apparaissent plus aussitôt qu’empreintes d’une vérité relative et conditionnelle. Le point de vue suprême d’où on les embrasse toutes d’un coup d’œil, d’où on les reconnaît dans leur vérité seulement relative et au delà d’une certaine limite dans leur fausseté, ce point de vue seul peut être celui de l’absolue vérité, autant qu’elle est en général accessible à notre esprit. En conséquence, et comme je l’ai montré précédemment, même dans la thèse, à vrai dire, très grossière et très ancienne aussi du matérialisme, nous voyons l’indestructibilité de notre être véritable représentée comme par l’ombre d’elle-même, par la persistance de la matière, et de même, dans la théorie déjà plus élevée du naturalisme physique absolu, par l’ubiquité et l’éternité des forces naturelles, au nombre desquelles il nous faut tout au moins compter la force vitale. Ainsi ces doctrines primitives elles-mêmes contiennent l’affirmation que, loin de subir par le fait de la mort un anéantissement absolu, l’être vivant continue à exister avec et dans l’ensemble de la nature.

Les considérations développées par nous jusqu’ici, avec les explications ultérieures qui s’y rattachaient, avaient pour point de départ la crainte frappante de la mort, dont tous les êtres vivants sont pleins. Nous voulons maintenant changer de point de vue et considérer une fois, pour l’opposer à l’attitude des individus, l’attitude de l’ensemble de la nature vis-à-vis de la mort ; en quoi nous ne cesserons pas de demeurer sur le terrain solide de l’expérience.

Nous ne connaissons assurément pas de partie plus sérieuse que celle dont la vie et la mort sont les enjeux : tout arrêt du sort sur ce point est attendu par nous avec la plus extrême tension d’esprit, le plus grand intérêt, la plus grande crainte car, à nos yeux, il y va alors de tout notre être. — La nature, au contraire, qui, sans jamais mentir, est toujours franche et sincère, tient sur cette question un langage tout autre, semblable à celui de Krischna dans Bhagavad-Gita. La mort comme la vie de l’individu n’importe en rien : tel est son témoignage. Et elle l’exprime en livrant la vie de chaque animal et de l’homme lui-même à la merci des hasards les plus insignifiants, sans intervenir pour la sauver. — Considérez l’insecte placé sur votre chemin : la moindre déviation, le mouvement le plus involontaire de votre pied décide de sa vie ou de sa mort. Voyez la limace des bois, dépourvue de tout moyen de fuir, de résister, de donner le change à son adversaire, de se cacher, véritable proie pour le premier venu. Voyez le poisson se jouer insouciant dans le filet prêt à se fermer, la grenouille trouver dans sa propre paresse un obstacle à la fuite où elle trouverait le salut ; voyez l’oiseau qui ne sent pas le faucon planer sur lui, les brebis que du fond du buisson le loup dénombre et couve du regard. Armés d’une courte prévoyance, tous ces êtres promènent sans malice leur existence au milieu des dangers qui la menacent à tout moment. Abandonner ainsi sans retour ces organismes construits avec un art inexprimable non seulement à l’instinct de pillage des plus forts, mais encore au hasard le plus aveugle, à la fantaisie du premier fou ou à l’espièglerie de l’enfant, n’est-ce pas, de la part de la nature, déclarer que l’anéantissement de ces individus lui est chose indifférente, sans conséquences nuisibles pour elle, et sans réelle portée, qu’en tous ces cas l’effet a aussi peu de valeur que la cause ? C’est ce qu’elle énonce très clairement, et elle ne ment jamais ; seulement elle ne commente pas ses sentences, elle parle bien plutôt le langage laconique des oracles. Eh bien, si la mère de toutes choses s’inquiète aussi peu de jeter ses enfants sans protection entre mille dangers toujours menaçants, ce ne peut être que par l’assurance que, s’ils tombent, ils retombent dans son propre sein, où ils sont à l’abri, et qu’ainsi leur chute n’est qu’une plaisanterie. À l’égard de l’homme, elle ne pense pas autrement qu’à l’égard des animaux. Son témoignage s’étend donc aussi à l’homme : la vie et la mort de l’individu lui sont indifférentes. Aussi devraient-elles nous l’être à nous-mêmes, en un certain sens, car ne sommes-nous pas nous-mêmes la nature ? Il est sûr que, si notre regard pénétrait assez loin au fond des choses, nous nous rangerions à l’avis de la nature, et nous considérerions la mort ou la vie avec autant d’indifférence qu’elle-même. Cependant, aidés de la réflexion, nous devons expliquer cette sécurité absolue, cette indifférence de la nature en face de la mort des individus, par ce fait que la destruction d’un tel phénomène n’en atteint pas le moins du monde l’essence propre et véritable.

Poursuivons maintenant nos considérations : non seulement, comme nous venons de le voir, la vie et la mort dépendent des moindres accidents, mais encore l’existence de tous les êtres organisés est en général éphémère, animaux et plantes naissent aujourd’hui et meurent demain, la naissance et la mort se suivent dans une rapide succession ; l’être inorganique, au contraire, quoique placé à un degré bien plus bas dans l’échelle des êtres, se voit assurer une durée incomparablement plus longue ; et seule la nature absolument informe en possède une infinie, que nous allons même jusqu’à lui attribuer a priori. Mais alors, semble-t-il, à la conception purement empirique, mais objective et impartiale d’un pareil ordre de choses doit venir s’ajouter d’elle-même la pensée que cette disposition n’est qu’un phénomène superficiel, que ces naissances, ces morts incessantes n’atteignent en aucune façon la racine des choses ; qu’elles ne sont qu’une manière d’être relative, une apparence faite pour l’œil, dont la ruine n’entraîne pas celle du principe propre, partout d’ailleurs caché à nos regards, de l’existence intime et toujours mystérieuse de chaque chose ; que cette existence enfin se maintient, au contraire, à l’abri de toute atteinte : voilà ce qu’il nous faut admettre, et cela malgré notre incapacité et d’observer et de concevoir comment tout se passe ainsi, malgré l’obligation qui s’ensuit pour nous de ne voir là en général que l’accomplissement d’une sorte de « tour de passe-passe » perpétuel. Car que la substance la plus imparfaite, la plus vile, la substance inorganique poursuive tranquille son existence, et que ce soient précisément les êtres les plus parfaits, les êtres vivants avec leurs organismes d’une complication infinie et d’un art inconcevable, qui, dans un renouvellement radical et incessant, doivent naître, puis, après un court espace de temps, retomber dans le néant absolu, pour faire place à leur tour à de nouveaux êtres, leurs semblables, venus du fond du néant à l’existence, c’est là une conception si évidemment absurde, qu’on doit y voir non pas la véritable disposition des choses, mais bien plutôt seulement un voile épais répandu sur elle, ou, plus justement, un phénomène dépendant de la constitution de notre intellect. Oui, tout cet être et ce non-être même des individus, par rapport auxquels la mort et la vie sont des contraires, ne peuvent être qu’un phénomène relatif : le langage de la nature qui les donne pour des absolus ne peut être ainsi la vraie, la dernière expression de l’essence des choses et de l’ordonnance du monde ; il n’est véritablement qu’un patois du pays, c’est-à-dire une image d’une fidélité seulement relative, un à-peu-prés, qu’il ne faut entendre que cum grano salis, ou, à proprement parler, un phénomène qui dérive de notre intellect. — Je le répète, une conviction immédiate et intuitive, du genre de celle que j’ai essayé de développer ici par circonlocutions, s’imposera à tout homme, c’est-à-dire sans doute à celui-là seul dont l’esprit n’est pas de l’espèce tout à fait commune, de cette espèce incapable de rien connaître hors du particulier, conçu absolument comme tel, et par suite rigoureusement réduite à la connaissance des individus, ni plus ni moins que l’intellect animal. Celui qui, au contraire, par une capacité d’esprit quelque peu plus haute et plus puissante, commence aussi seulement à apercevoir dans les individus leur principe général et leur idée, celui-là ne manquera pas de partager à un certain degré cette conviction et de s’en pénétrer comme d’une vérité immédiate et par suite certaine. En fait aussi n’y a-t-il que les têtes étroites et bornées pour redouter bien sérieusement dans la mort la destruction totale de l’être : quant aux esprits vraiment privilégiés, de telles craintes sont bien loin d’eux. Platon avait raison de fonder toute la philosophie sur la connaissance de la théorie des idées, c’est-à-dire sur l’aperception de l’universel dans le particulier. Mais cette conviction présentée ici, conséquence directe de la conception de la nature, c’est surtout chez ces sublimes fondateurs de l’Upanischad des Védas, chez ces hommes qu’on a peine à s’imaginer comme de simples hommes, qu’elle doit avoir existé au plus haut degré : elle ressort en effet de mille passages de leurs sentences, et nous y parle avec une chaleur si pénétrante qu’il nous faut attribuer cette illumination immédiate de leur esprit au fait que, plus rapprochés par le temps de l’origine de notre race, ils pouvaient saisir l’essence des choses avec plus de clarté et de profondeur que ne le peut notre race déjà affaiblie, οίοι νύν βροτοί είσιν. Mais sans doute une place revient dans leur conception à la nature même de l’Inde, animée d’une vie bien plus intense que celle de notre Nord. — Cependant la réflexion soutenue, comme le grand esprit de Kant savait la poursuivre, nous mène aussi au même point, par une autre route : elle nous enseigne que notre intellect, où se reflète ce monde des phénomènes sujet à de si rapides changements, embrasse non pas l’essence dernière et véritable des choses, mais la simple manifestation de cette essence, et cela, comme je l’ajoute, pour n’être destiné par son origine qu’à présenter des motifs à la volonté, c’est-à-dire à la servir dans la réalisation de ses fins les plus mesquines.

Mais continuons notre contemplation objective et impartiale de la nature. — Je tue un animal, chien, oiseau, grenouille ou insecte même seulement : n’est-il pas proprement inconcevable que cet être ou plutôt la force originelle, en vertu de laquelle un phénomène si merveilleux apparaissait encore l’instant d’auparavant dans toute son énergie et toute sa vitalité, doive être anéantie par le fait de ma méchanceté ou de mon étourderie ? Et d’autre part ces millions d’animaux de toute sorte, nouveaux venus dans la vie où ils entrent à tout moment en une infinie variété, tous pleins d’activité et de vigueur, est-il possible qu’avant l’acte même de leur procréation ils n’aient jamais rien été, et, sortis du néant, soient parvenus à un commencement absolu ? Si je vois maintenant l’un de ces êtres se dérober ainsi à mes regards, sans jamais apprendre où il va, et l’autre se montrer à mes yeux sans jamais savoir davantage d’où il vient ; si tous deux, de plus, ont même forme, même nature, même caractère, s’ils ne diffèrent que par la matière, qu’ils ne cessent d’ailleurs de rejeter et de renouveler durant toute leur existence, alors l’idée que l’être qui disparaît et celui qui le remplace ne sont qu’un seul et même être, qui a seulement subi une petite transformation, un renouvellement de la forme de son existence, et qu’ainsi la mort pour l’espèce répond au sommeil dans l’individu, cette idée, dis-je, ne se présente-t-elle pas à nous si naturellement, qu’il est impossible de n’y être pas amené, à moins d’avoir l’esprit faussé, dès la plus tendre jeunesse, par l’empreinte de théories erronées et de fuir de loin la vérité avec une crainte superstitieuse ? Soutenir au contraire que la naissance de l’animal est une apparition hors du sein du néant, que sa mort par conséquent est son anéantissement absolu, et ajouter ensuite que l’homme, sorti lui aussi du néant, doit pourtant conserver, et cela sans perdre la conscience, une existence individuelle et indéfinie, tandis que le chien, le singe et l’éléphant seraient réduits à rien par la mort, — c’est émettre une hypothèse contre laquelle le bon sens doit se révolter et qu’il doit déclarer absurde. Si, comme on le répète à satiété, la comparaison des conclusions d’un système avec les décisions du sens commun est une pierre de touche pour la vérité d’une doctrine, je désire alors la voir appliquer une fois ici par les partisans de cette théorie qui, transmise comme un héritage depuis Descartes jusqu’aux éclectiques prédécesseurs de Kant, règne aujourd’hui même encore dans l’esprit d’un grand nombre d’hommes cultivés en Europe.

Partout et toujours le vrai symbole de la nature est le cercle, parce qu’il est le schème du retour : c’est en effet la forme la plus universelle dans la nature, forme réalisée en toute chose, dans le cours des astres comme dans la mort et dans la naissance des êtres organisés, et par là seule capable, au milieu du flux incessant du temps et de son contenu, de servir de fondement à une existence durable, c’est-à-dire à une nature.

Contemplez en automne le petit monde des insectes : vous verrez l’un se disposer un lit pour y dormir le long et engourdissant sommeil de l’hiver ; l’autre tisser sa coque pour y passer l’hiver sous forme de chrysalide et se réveiller un jour, au printemps, plus parfait et plus jeune ; la plupart enfin, prêts à prendre leur repos dans les bras de la mort, ne s’inquiéter que d’aménager un abri convenable à l’œuf d’où ils renaîtront un jour sous une forme nouvelle. Qu’est-ce là, sinon la grande doctrine de l’immortalité de la nature, bien faite pour nous suggérer l’idée qu’entre le sommeil et la mort il n’y a pas de différence radicale, mais que l’une n’est pas pour l’existence un plus grand danger que l’autre ? Le soin de l’insecte à préparer une cellule, une petite fosse ou un nid, à y déposer son œuf avec des aliments pour la larve destinée à en sortir à la venue du printemps, puis à mourir ensuite tranquille, ce soin, dis-je, ressemble trait pour trait à celui d’un homme qui prépare dès le soir ses vêtements et son déjeuner du lendemain, et va ensuite dormir sans souci ; et les deux choses seraient également impossibles et dénuées de fondement, si en soi et dans sa véritable essence l’insecte qui meurt à l’automne n’était pas identique à celui qui se glisse hors de l’œuf au printemps, comme l’homme qui se met au lit est identique à celui qui se lève le lendemain.

Ces considérations achevées, revenons maintenant à nous-mêmes et à notre espèce, et, jetant alors nos regards en avant, bien loin dans l’avenir, cherchons à nous représenter les générations futures et les millions d’individus qu’elles comprennent, avec leurs coutumes, avec leurs modes si étrangères aux nôtres. Puis supposons qu’au milieu de nos réflexions surgisse cette question : « Mais d’où viendront tous ces hommes ? Où sont-ils maintenant ? Où est le vaste sein du néant gros de mondes qui les renferme encore, les races à venir ? » La vraie réponse, celle qu’il faudrait faire en souriant à une telle demande, ne serait-elle pas celle-ci ? « Et où seraient-elles autre part que là seulement où toujours le réel a été et sera, dans le présent et dans son contenu, par suite en toi, questionneur dupe de l’apparence, et bien semblable, dans cette ignorance de ton être propre, à cette feuille d’arbre qui, jaunie à l’automne et déjà presque tombée, pleure sa disparition, sans vouloir se consoler par la perspective de la verdure nouvelle dont l’arbre se revêtira au printemps, et qui dit en gémissant : « Non, ce n’est plus moi ! Ce sont de tout autres feuilles ! — Ô feuille insensée ! Où prétends-tu donc aller ? Et d’où les autres pourraient-elles bien venir ? Où est-il, ce néant, dont tu redoutes le gouffre ? — Reconnais donc ton être propre, ce qui justement en toi a une telle soif d’existence, reconnais-le dans la force intime, mystérieuse, dans la force active de l’arbre, qui, toujours une, toujours la même dans toutes les générations de feuilles, reste à l’abri de la naissance et de la mort. Or maintenant

Οίη περ φύλλων γενεή, τοιήδε καί άνδρών.
(Qualis foliorum generatio, talis et hominum.)

Que la mouche qui bourdonne maintenant à mon oreille s’endorme le soir et recommence à bourdonner le lendemain, ou que le soir elle meure et qu’au printemps son œuf donne naissance à une nouvelle mouche qui bourdonne, c’est en soi une seule et même chose, et la connaissance qui voit là deux choses radicalement distinctes n’est pas absolue, mais relative, c’est la connaissance du phénomène, et non celle de la chose en soi. La mouche existe encore le lendemain matin ; c’est elle aussi qui existe au printemps. Quelle différence y a-t-il pour elle entre l’hiver et la mort ? — Nous lisons au volume I, § 275, de la Physiologie de Burdach : « Jusqu’à dix heures du matin on ne peut voir encore aucune cercaire (cercaria ephemera, infusoire) dans l’infusion ; à midi toute l’eau en fourmille. Le soir elles meurent, et le lendemain il en renaît de nouvelles. Nitzsch a observé le fait pendant six jours de suite. »

Ainsi tout ne séjourne qu’un moment sur terre et court à la mort. La plante et l’insecte meurent à la fin de l’été ; l’animal, l’homme, au bout de peu d’années : la mort fauche toujours sans relâche. Et cependant, comme s’il n’en était nullement ainsi, tout existe toujours en son lieu, à sa place ; c’est à en croire que tout est impérissable. Toujours la plante verdit et fleurit, l’insecte bourdonne, l’animal et l’homme subsistent dans une indestructible jeunesse, et les cerises que nous avons déjà goûtées mille fois, nous les retrouvons chaque été à notre portée. Les peuples mêmes demeurent, comme des individus immortels, tout en changeant parfois de nom. Bien plus, leur conduite, leurs actions, leurs souffrances sont les mêmes en tout temps ; l’histoire a beau prétendre nous raconter toujours du nouveau, elle est comme le kaléidoscope : chaque tour nous présente une configuration nouvelle, et cependant ce sont, à dire vrai, les mêmes éléments qui passent toujours sous nos yeux. L’esprit n’est-il pas ainsi invinciblement sollicité à penser que cette naissance et cette mort n’atteignent en rien l’essence véritable des choses, mais que celle-ci n’en subit pas les atteintes, qu’elle est impérissable et que par là tout être qui veut exister existe réellement en effet et persévère sans fin dans l’être. Aussi, à tout moment donné du temps, toutes les races d’animaux, depuis la mouche jusqu’à l’éléphant, coexistent-elles toutes ensemble. Renouvelées déjà plusieurs milliers de fois, elles sont cependant demeurées les mêmes. Elles ne savent rien de leurs semblables qui ont vécu avant elles ou vivront après elles : l’espèce, voilà ce qui vit toujours, et, dans la conscience de l’immutabilité de l’espèce et de leur identité avec elle, les individus existent confiants et joyeux. La volonté de vivre se manifeste dans un présent sans fin, parce que le présent est la forme de la vie de l’espèce. Par là l’espèce ne vieillit pas, mais reste toujours jeune : la mort est pour elle ce que le sommeil est pour l’individu ou ce qu’est pour l’œil le clignement des paupières, à l’absence duquel on reconnaît les dieux indiens lorsqu’ils paraissent sous forme humaine. Comme, à l’entrée de la nuit, le monde s’évanouit, sans pour cela cesser d’être cependant une seule minute ; de même, dans la mort, l’homme et l’animal disparaissent pour les yeux, sans pour cela cesser de poursuivre en paix leur véritable existence. Qu’on se représente maintenant cette succession rapide de la mort et de la naissance par des vibrations d’une vitesse infinie, et on aura l’image de l’objectivation constante de la volonté, des idées permanentes des êtres, toujours immobiles et présentes, comme l’arc-en-ciel qui surmonte une chute d’eau. Telle est l’immortalité dans le temps. C’est par suite de cette immortalité que, malgré des milliers d’années de mort et de corruption, il ne s’est encore rien perdu, il n’a encore pas disparu un atome de matière, et moins encore une seule parcelle de l’existence intime qui se présente à nous sous l’aspect de la nature. Aussi pouvons-nous nous écrier à tout moment d’un cœur joyeux : « Malgré le temps, malgré la mort et la corruption, nous voici tous encore réunis ! »

Peut-être faudrait-il faire une exception pour celui qui, à ce jeu, aurait dit une fois du fond du cœur : « Je ne puis plus. » Mais ce n’est pas encore ici le lieu d’en parler.

Mais par contre remarquons bien que les douleurs de l’enfantement et l’amère nécessité de la mort sont les deux conditions constantes imposées à la volonté de vivre pour qu’elle se maintienne dans son objectivation, c’est-à-dire sous lesquelles notre être en soi, sans rien craindre du cours du temps et de l’extinction des générations successives, peut persister dans un présent perpétuel et goûter le fruit de l’affirmation de la volonté de vivre. Ce sont des conditions analogues à celle qui nous oblige à dormir chaque nuit[3], pour nous trouver éveillés au matin ; ce dernier fait même est le commentaire que la nature nous fournit pour l’intelligence de ce passage difficile de son livre.

En effet, le substratum ou contenu, πληρῶμα, ou matière du présent, est toujours proprement le même. L’impossibilité d’une connaissance immédiate de cette identité est précisément constituée par le temps, à la fois forme et borne de notre intellect. Qu’en vertu du temps, l’avenir, par exemple, ne soit pas encore, c’est la conséquence d’une illusion dont nous pénétrerons le sens quand l’avenir aura été réalisé. Et qu’une forme essentielle de notre intellect provoque une pareille illusion, c’est ce qui s’explique et se légitime par ce fait que l’intellect n’est nullement sorti des mains de la nature pour saisir l’essence des choses, mais seulement pour concevoir les motifs, et pour servir ainsi à une manifestation individuelle et temporelle de la volonté[4].

L’ensemble des considérations présentes nous permet de comprendre le véritable sens de cette doctrine paradoxale des Éléates qu’il n’y a ni naissance ni mort, mais que la totalité des choses reste assise dans une immobilité constante : Παρμενίδης καὶ Μέλισσος ἀνῄρουν γένεσιν καὶ φθοράν, διὰ τὸ νομίζειν τὸ πᾶν ἀκίνητον (Parmenides et Melissus ortum et interitum tollebant, quoniam nihil moveri putabant). (Stob., Ecl., I ; 21.) De même ces réflexions jettent de la lumière sur le beau passage d’Empédocle, que nous a conservé Plutarque dans le livre Adversus Coloten, c. 12 :

Νηπίοι· οὐ γάρ σφιν δολιχόφρονές εἰσι μερίμναι,
Οἱ δὴ γίνεσθαι πάρος οὐκ ἐόν ἐλπίζουσι,
Ἤ τι καταθνήσκειν καὶ ἐξόλλυσθαι ἁπάντη.
Οὐκ ἂν ἀνὴρ τοιαῦτα σοφὸς φρέσι μαντεύσαιτο,
Ὡς ὄφρα μέν τε βίωσι (τό δή βίοτον καλέουσι).
Τόφρα μέν οὐκ εἰσίν, καὶ σφιν παρὰ δεῖνα καὶ ἐσθλά,
Πρίν τε πάγεν τε βροτοί, καὶ ἐπεί λύθεν, οὐδὲν ἄρ’εἰσιν.


[Stulta et prolixas non admittentia curas
Pectora : qui sperant, existere posse, quod ante
Non fuit, aut ullam rem pessum protinus ire ; —
Non animo prudens homo quod præsentiat ullus,
Dum vivunt (namque hoc vitaï nomine signant),
Sunt, et fortuna tum conflictantur utraque :
Ante ortum nihil est homo, nec post funera quidquam.

Il ne convient pas moins de citer le passage si curieux et surprenant par la place qu’il occupe de Jacques le Fataliste de Diderot : « Un château immense, au frontispice duquel on lisait : « Je n’appartiens à personne, et j’appartiens à tout le monde : vous y étiez avant que d’y entrer, vous y serez encore quand vous en sortirez. »

Sans doute, au sens où l’homme, par la naissance, sort du néant, il est ramené au néant par la mort. Mais apprendre à connaître dans sa nature propre ce néant, voilà qui serait intéressant : car il suffit d’une perspicacité même médiocre pour reconnaître que ce néant empirique n’est nullement un néant absolu, c’est-à-dire un néant dans tous les sens. Nous sommes déjà amenés à cette manière de voir par l’observation empirique que toutes les qualités distinctives des parents se retrouvent dans l’enfant, et ont ainsi survécu à la mort. Mais c’est un sujet auquel je consacrerai un chapitre spécial.

Il n’est pas de plus frappant contraste qu’entre la fuite irrésistible du temps avec tout son contenu qu’il emporte et la raide immobilité de la réalité existante, toujours une, toujours la même en tout temps. Et si, de ce point de vue, on envisage bien objectivement les accidents immédiats de la vie, le Nunc stans nous apparaîtra visible et clair au centre de la roue du temps. — Pour un œil doué d’une vie incomparablement plus longue et capable d’embrasser d’un seul regard la race humaine, dans toute sa durée, la succession incessante de la naissance et de la mort ne se manifesterait que comme une vibration continue : il ne lui viendrait donc pas à l’idée de voir là un devenir perpétuel allant du néant au néant ; mais, de même qu’à notre regard la lueur qui tourne d’un mouvement de rotation précipité fait l’effet d’un cercle immobile, de même que le ressort animé de vibrations rapides paraît un triangle fixe, et la corde qui oscille, un fuseau, de même l’espèce lui apparaîtrait comme la réalité existante et durable, la mort et la naissance comme de simples vibrations.

Nous ne cesserons pas d’avoir ces notions fausses sur l’indestructibilité de notre être véritable par la mort, tant qu’au lieu de nous résoudre à commencer par étudier cette persistance chez les animaux nous nous en arrogerons à nous seuls une toute spéciale, sous le nom ambitieux d’immortalité. Or cette prétention et l’étroitesse de vue d’où elle procède suffisent à expliquer l’opiniâtreté avec laquelle la plupart des hommes se refusent à admettre cette vérité manifeste qu’en substance et dans nos éléments essentiels nous sommes identiques aux animaux ; de là même vient ce mouvement de recul et d’effroi de leur part à la moindre allusion faite à notre parenté avec l’animal. Mais ce démenti donné à la vérité est la véritable barrière qui leur ferme la route d’une véritable connaissance de l’indestructibilité de notre être. Car si dans ses recherches on suit une fausse voie, c’est qu’alors justement on a quitté la bonne, et cette mauvaise route ne peut nous mener en fin de compte qu’à une tardive désillusion. Aussi, courage, et, sans vous régler sur des chimères préconçues, laissez-vous guider par la main de la nature dans la poursuite de la vérité ! Et tout d’abord apprenez à reconnaître dans tout jeune animal qui s’offre à vos yeux l’existence de l’espèce à jamais exempte de vieillesse : c’est l’espèce qui prête à tout individu naissant une jeunesse temporelle, sorte de reflet de son éternelle jeunesse ; c’est elle qui le fait paraître avec la même nouveauté et la même fraîcheur que si le monde datait d’aujourd’hui. Demandez-vous sincèrement si l’hirondelle de ce printemps-ci digère tout à fait de celle du premier printemps, et si réellement entre les deux le miracle d’une création sortie du néant s’est renouvelé un million de fois pour travailler et aboutir autant de fois à un anéantissement absolu. — Je le sais, si j’allais gravement affirmer à quelqu’un l’identité absolue du chat occupé en ce moment même à jouer dans la cour et de celui qui, trois cents ans auparavant, a fait les mêmes bonds et les mêmes tours, je passerais pour un fou ; mais je sais aussi qu’il est bien plus insensé encore de croire à une différence absolue et radicale entre le chat d’aujourd’hui et celui d’il y a trois cents ans. — Il suffit de s’absorber sérieusement et de bonne foi dans l’examen d’un de ces vertébrés supérieurs pour s’apercevoir clairement que cette existence, insondable telle qu’elle se présente, prise dans son ensemble, ne saurait être anéantie ; et pourtant on en connaît d’autre part la fragilité. La raison de cette opposition est que chez cet animal l’éternité de son idée (l’espèce) est imprimée dans la nature finie de l’individu. Car sans doute dans l’individu nous avons sans cesse sous les yeux un autre être : rien de plus vrai en un certain sens, au sens fondé sur le principe de raison, qui embrasse encore le temps et l’espace, éléments du principium individuationis. Mais rien de moins vrai aussi en un autre sens, à savoir au sens où la réalité n’appartient qu’aux seules formes durables des choses, aux idées, au sens qui avait brillé d’une clarté si vive à l’esprit de Platon, que Platon en avait fait la pensée fondamentale, le fond de sa philosophie, le principe dont l’intelligence était pour lui le critérium universel de la capacité de philosopher.

Les gouttes d’eau de la cataracte mugissante se dissipent en poussière et se succèdent avec la rapidité de l’éclair ; mais l’arc-en-ciel, dont elles sont comme les supports, demeure dans une inébranlable tranquillité, intact au milieu de ce changement ininterrompu ; de même chaque idée, c’est-à-dire chaque espèce d’êtres vivants, persiste, garantie contre la succession continuelle des individus qu’elle renferme. Or l’idée ou l’espèce, c’est la racine propre, le lieu d’apparition de la volonté de vivre ; c’est aussi le seul élément dont la durée importe vraiment à la volonté. Les lions, par exemple, naissent et meurent ; ils sont comme les gouttes de la cascade ; mais la léonité (leonitas), l’idée ou la forme du lion, est l’équivalent de l’arc-en-ciel immuable qui couronne la chute d’eau. Aussi pour Platon les idées seules, c’est-à-dire les espèces (species), avaient-elles comme attribut une existence véritable ; quant aux individus, il devait leur suffire de naître et de passer sans relâche. De cette conscience intime et profonde de sa nature impérissable dérive encore l’assurance et la tranquillité d’âme avec laquelle tout individu, animal ou même homme, marche sans crainte entre mille dangers capables de l’anéantir à tout moment et va jusqu’à affronter la mort. Dans son regard brille cependant le calme de l’espèce, de ce principe que la disparition de son être ne touche pas et n’atteint pas. Et ce calme, ce ne seraient pas non plus les dogmes incertains et changeants qui pourraient le conférer à l’homme. Mais, je l’ai dit, la vue de chaque animal nous enseigne que la mort n’est pas un obstacle au développement de la substance de la vie, de la volonté. Quel mystère impénétrable est donc renfermé dans chaque animal ! Regardez la première bête venue, regardez votre chien : avec quelle joie, avec quelle confiance il se laisse vivre ! Bien des milliers de chiens ont dû mourir, avant que son tour vînt d’exister. Mais la disparition de ces milliers de chiens n’a nullement entamé l’idée du chien ; toutes ces morts ne l’ont pas obscurcie du moindre nuage. Et ainsi le chien existe aussi frais, aussi neuf, aussi fort, que si c’était aujourd’hui son premier jour, que si son dernier jour pouvait ne jamais venir, et dans ses yeux luit le principe indestructible, la force primitive qui l’anime. Qu’est-ce donc qui a péri pendant ces milliers d’années ? — Ce n’est pas le chien, il se dresse intact devant nous ; ce n’en est que l’ombre, que l’image reproduite dans notre mode de connaissance lié au temps. Et comment peut-on seulement croire à la disparition de ce qui existe toujours et toujours, de ce qui remplit le temps tout entier ? — Sans doute, empiriquement, la chose s’explique bien : la génération a produit des individus nouveaux dans la même proportion où la mort en a anéanti d’anciens. Mais cette explication empirique n’est qu’une explication apparente ; elle substitue une énigme à une autre. L’intelligence métaphysique du phénomène s’acquiert peut-être à moins bon compte ; ce n’en est pas moins la seule vraie, la seule suffisante.

Kant, par sa méthode subjective, a mis en lumière cette vérité précieuse, quoique négative, que le temps ne saurait appartenir à la chose en soi, parce qu’il existe préformé dans notre faculté de comprendre. Or la mort est la fin temporelle du phénomène temporel ; mais le temps une fois supprimé, il n’y aura plus de fin, et ce mot perdra toute signification. Pour moi, je m’efforce maintenant, par la voie objective, de montrer le côté positif de la question, de montrer que la chose en soi demeure garantie contre les atteintes du temps, contre ce qui n’est possible que par le temps, contre la naissance et la mort, et que les phénomènes temporels ne pourraient même pas posséder cette existence sans cesse fugitive et si voisine du néant, sans renfermer en soi un germe d’éternité. L’éternité est, à vrai dire, une notion qui n’a aucune intuition pour fondement : le contenu de ce concept est, par là, purement négatif ; la signification en est l’indépendance à l’égard du temps. Le temps, néanmoins, n’est que la simple image de l’éternité, ο χρονος εικων του αιωνος, comme l’a dit Plotin ; et de même notre existence temporelle n’est que la simple image de notre être en soi. Celui-ci doit être situé dans l’éternité, justement parce que le temps n’est que la forme de notre connaissance ; et c’est au temps seul que nous devons de connaître notre existence et celle de toutes choses comme périssable, finie et vouée à l’anéantissement.

Dans le second livre, j’ai développé cette opinion que l’objectivité adéquate de la volonté en tant que chose en soi est, à chacun de ses degrés, l’idée platonicienne ; de même, au troisième livre, que les idées des êtres ont pour corrélatif le sujet pur de la connaissance et qu’en conséquence la connaissance de ces idées ne s’acquiert que par exception, dans des conditions favorables toutes particulières et pour un moment. Au contraire, pour la connaissance individuelle et par suite temporelle, l’idée se présente sous la forme de l’espèce (species), qui n’est que l’idée déployée et étendue par son introduction dans le temps. Par là l’espèce est l’objectivation la plus immédiate de la chose en soi, c’est-à-dire de la volonté de vivre. L’essence intime de tout animal et de l’homme même a donc pour siège l’espèce : c’est dans l’espèce, et non pas certes dans l’individu que prend racine, pour croître avec tant d’énergie et d’ardeur la volonté de vivre. L’individu au contraire ne contient que la conscience immédiate : de là l’illusion par laquelle il se croit différent de l’espèce, et de là aussi sa crainte de la mort. Par rapport à l’individu, la volonté de vivre se manifeste dans la faim et la crainte de la mort ; par rapport à l’espèce, dans l’instinct sexuel et les soins passionnés pour la progéniture. En conformité de quoi nous voyons la nature, en tant qu’exempte de cette illusion de l’individu, aussi soucieuse de la conservation de l’espèce qu’indifférente à la disparition des individus ; ceux-ci ne sont jamais pour elle que des moyens, celle-là est une fin. De là un contraste frappant entre son avarice à pourvoir l’individu et sa prodigalité là où il y va de l’espèce. Pour celle-ci, en effet, d’un seul individu, arbre, poisson, écrevisse, termite, peuvent souvent sortir chaque année cent mille germes et plus. Chaque individu, au contraire, reçoit tout juste en partage assez de forces et d’organes pour soutenir son existence dans un effort ininterrompu : aussi la mutilation ou la perte de ses forces entraîne-t-elle, en règle générale, pour l’animal, la mort par inanition. Et partout où s’offrait l’occasion d’une économie possible, partout où quelque organe pouvait au besoin se supprimer, partout, même aux dépens de l’ordonnance générale, la nature s’en est dispensée. De la vient que beaucoup de chenilles sont privées d’yeux : plongées dans l’obscurité, ces pauvres bêtes se traînent en tâtonnant de feuille en feuille, et le défaut d’antennes les oblige à se soulever, à se balancer de droite à gauche des trois quarts de leur corps, jusqu’à ce qu’elles heurtent quelque objet ; plus d’une fois il leur arrive de passer tout à côté de leurs aliments sans les rencontrer. Mais c’est là une conséquence de la lex parsimoniæ naturæ, dont l’énoncé : natura nihil facit supervacaneum, peut se compléter par ces mots : et nihil largitur. — Autre fait où l’on peut saisir la même tendance de la nature : plus l’individu, par son âge, est apte à se reproduire, plus puissamment se manifeste en lui la vis naturæ medicatrix, plus facilement ses blessures se cicatrisent et il guérit de ses maladies. Ce pouvoir réparateur décroît en même temps que la capacité de reproduction, et il tombe au plus bas quand cette capacité s’est éteinte, car alors, aux yeux de la nature, l’individu a perdu toute valeur.

Jetons maintenant encore un regard sur l’échelle successive des êtres, avec la gradation de conscience qui en est inséparable, depuis le polype jusqu’à l’homme ; que voyons-nous ? Cette merveilleuse pyramide est sans doute maintenue dans un mouvement constant d’oscillation par la mort incessante des individus, et cependant la chaîne de la génération, dans les espèces, lui fournit le moyen de persister à travers l’infinité du temps. Aussi, comme nous l’avons expliqué plus haut, tandis que l’objectif, l’espèce apparaît comme indestructible, le subjectif, constitué par la simple conscience de soi chez ces individus, semble être de la plus brève durée et voué à une destruction incessante, pour ressortir autant de fois du néant, par un procédé incompréhensible. Mais, en vérité, il faut avoir la vue bien courte pour se laisser abuser par cette apparence, et pour ne pas comprendre que, si même la forme de la durée temporelle ne convient qu’à l’objectif, le subjectif, c’est-à-dire la volonté, vivante et présente en tout, et avec elle le sujet de la connaissance, où se répète le subjectif, ne doivent pas moins être indestructibles. En effet, la persistance de l’élément objectif ou externe ne peut être que le phénomène extérieur de la permanence de l’élément subjectif ou interne, parce que l’objectif ne peut rien posséder dont le subjectif ne l’ait investi, et qu’il ne saurait être au contraire, par essence et à l’origine, un objectif, un phénomène, pour devenir ensuite en second lieu et par accident un principe subjectif, une chose en soi, une conscience de soi. Car, en tant que manifestation, il présuppose évidemment une force qui se manifeste, en tant qu’être existant pour d’autres, un être en soi, en tant qu’objet, un sujet ; mais l’inverse n’est pas concevable : partout la racine des choses doit être située dans ce qu’elles sont pour elles-mêmes, par suite dans le subjectif, et non dans l’objectif, c’est-à-dire dans ce qu’elles sont d’abord pour d’autres, dans une conscience étrangère. Aussi estimions-nous dans notre premier livre que le vrai point de départ d’une philosophie est nécessairement et par essence le point de départ subjectif, c’est-à-dire idéaliste, comme aussi que le point de départ opposé, le point de départ objectif, mène tout droit au matérialisme. — Au fond, nous ne faisons qu’un avec la nature, et cela bien plus que nous n’avons coutume de le penser : son essence intime est notre volonté ; son phénomène, notre représentation. Pour l’homme capable d’arriver à une conscience nette de cette unité d’essence, il n’y aurait plus de différence entre la persistance du monde extérieur, une fois qu’il est mort lui-même, et la continuation de sa propre existence après la mort : les deux phénomènes se présenteraient à son esprit comme une seule et même chose, et il rirait de l’illusion qui pouvait les séparer. Car se rendre compte de l’immortalité de notre être et de l’identité du macrocosme et du microcosme, c’est tout un. En attendant on peut s’expliquer la doctrine ici soutenue par une expérience caractéristique dont l’imagination serait l’agent, et qui se pourrait appeler une expérience métaphysique. Qu’on essaye en effet de se représenter avec force le temps, en tout cas assez peu éloigné, où on ne sera plus. On se figure soi-même disparu et on laisse le monde continuer son existence ; mais on ne tardera pas à découvrir, à son grand étonnement personnel, qu’on ne cessait pas d’y exister ; car on croyait se représenter le monde sans soi ; mais dans la conscience la donnée immédiate, c’est le moi, le moi au travers duquel seul le monde se réfléchit, le moi pour lequel seul le monde existe. Vouloir supprimer ce centre de toute existence, ce germe de toute réalité, en laissant subsister le monde, c’est former une pensée peut-être bien concevable in abstracto, mais en fait irréalisable. L’effort pour arriver à ce résultat, la tentative de penser le secondaire sans le primaire, le conditionné sans la condition, l’objet porté sans le support, cette tentative échoue chaque fois, à peu près comme celle qui consiste à vouloir se figurer un triangle rectangle équilatéral, l’apparition ou la disparition de la matière, et autres impossibilités du même genre. Au lieu de l’objet qu’on a en vue, ce qui s’impose alors à nous c’est le sentiment que le monde n’est pas moins en nous que nous ne sommes en lui et que la source de toute réalité gît en nous-mêmes. Le résultat obtenu est proprement celui-ci : le temps où je ne serai pas arrivera objectivement ; mais subjectivement il ne viendra jamais. — Une question se poserait alors : Jusqu’à quel point chacun croit-il réellement, en son cœur, à une chose qu’il ne peut, à vrai dire, se représenter en aucune façon ? Ou bien, puisque cette expérience, purement intellectuelle sans doute, mais déjà faite plus ou moins expressément par chacun, s’accompagne encore de la conscience intime et profonde de l’indestructibilité de notre être en soi, la mort elle-même ne serait-elle peut-être pas au fond pour nous la chose la plus fabuleuse du monde ?

La profonde conviction de l’impossibilité pour la mort de nous anéantir, cette conviction que chacun porte au fond de son cœur, à en juger par les scrupules de conscience toujours inévitables à l’approche du dernier moment, cette conviction, dis-je, tient fortement à la conscience de notre nature primitive et éternelle ; de là les termes par lesquels l’exprime Spinoza : sentimus experimurque nos æternos esse. En effet, pour se croire impérissable, l’homme doué de raison doit se croire sans commencement, éternel, en un mot indépendant du temps. Se tient-il au contraire pour un être sorti du néant, il doit penser aussi qu’il retournera au néant ; car imaginer qu’une infinité de temps ait dû s’écouler avant qu’il ait lui-même été, puis qu’alors une seconde infinité ait commencé, durant laquelle il ne cessera jamais d’être, c’est là une idée monstrueuse. En réalité, le fondement le plus solide de notre éternité est le vieux dicton : Ex nihilo nihil fit, et in nihilum nihil potest reverti. Et par là Théophraste Paracelse (Œuvres, Strasbourg, 1603, vol. II, p. 6) dit avec beaucoup d’à propos : « Mon âme est née de quelque chose ; elle ne tombera donc pas dans le néant, puisqu’elle vient de quelque chose. » C’est donner la véritable raison. Mais pour qui regarde la naissance comme le commencement absolu de l’homme, la mort doit en être aussi la fin absolue ; car toutes deux sont ce qu’elles sont au même sens : par suite, on ne peut se croire immortel qu’autant qu’on se croit incréé et au même sens. Telle la naissance, telle aussi la mort dans sa nature et dans sa signification ; c’est la même ligne décrite dans deux directions. La première est-elle une réelle apparition hors du néant, la seconde sera aussi un véritable anéantissement. Mais, en vérité, l’éternité de notre être propre est le seul moyen d’en supposer par la pensée l’immutabilité ; cette immutabilité n’est donc pas temporelle. L’opinion que l’homme est créé du néant conduit nécessairement à celle que la mort est sa fin absolue. En cela l’Ancien Testament est donc tout à fait conséquent, car une création tirée du néant n’admet pas de doctrine de l’immortalité. Le christianisme et le Nouveau Testament en contiennent une : c’est qu’ils sont d’esprit tout hindou, et par là aussi (la chose est plus que probable) d’origine hindoue, quoique n’étant dérivés de l’Inde que par l’intermédiaire de l’Égypte. Mais pour la race juive, sur laquelle cette sagesse de l’Inde a dû se greffer dans la terre promise, une telle doctrine lui convient aussi peu que la liberté de la volonté s’accorde avec la théorie de la création de la volonté, ou aussi peu encore que

Humano capiti cervicem pictor equinam
Jungero si velit.

Il est toujours mauvais de n’être pas original de toutes pièces et de ne pouvoir tailler en plein bois. Le brahmanisme et le bouddhisme, au contraire, très conséquents avec eux-mêmes, admettent à côté de la continuation de l’existence après la mort une existence avant la naissance, dont cette vie présente est destinée à expier les fautes. Et ils ont eu une conscience très nette du rapport nécessaire de ces deux idées ; la preuve en est fournie par le passage suivant de l’Histoire de la philosophie hindoue de Colebrooke, dans les Transact. of the Asiatic London Society, vol. I, p. 577 : « Against the system of the Bhagavatas, which is but partially heretical, the objection upon which the chief stress is laid by Vyasa is, that the soul would not be eternal, if it were a production, and consequently had a beginning[5]. ». Nous lisons encore dans Upham, Doctrine of Buddhism, p. 110 : « The lot in hell of impious persons call’d Deitty is the most severe : these are they, who discrediting the evidence of Buddha, adhere to the heretical doctrine, that all living beings had their beginning in the mother’s womb, and will have their end in death[6]. »

Celui qui conçoit son existence comme un pur effet du hasard doit craindre, sans doute, de la perdre par la mort ; celui qui reconnaît, au contraire, et cela seulement même d’une façon toute générale, que cette existence repose sur une nécessité originelle, n’ira pas borner à un court espace de temps, mais étendra à tous les moments de la durée l’action de cette loi nécessaire qui a produit une œuvre aussi merveilleuse. Or, pour connaître son existence comme nécessaire, l’homme doit considérer que jusqu’à ce moment précis où il existe, il s’est déjà écoulé un temps infini rempli d’une infinité de changements, et que malgré tout il existe : la série entière de tous les états possibles a déjà été épuisée, sans que son existence ait pu être supprimée. Si jamais il pouvait ne pas être, il ne serait déjà plus maintenant. Car l’infinité du temps déjà écoulé, avec tous les phénomènes possibles déjà produits, nous garantit la nécessité d’existence de ce qui existe. Chacun a donc à se concevoir soi-même comme un être nécessaire, c’est-à-dire comme un être dont la vraie définition, dont la définition adéquate, pour peu qu’on parvînt à la formuler, devrait entraîner déjà l’existence. C’est dans cette suite de pensées que se trouve réellement la seule preuve immanente, c’est-à-dire renfermée dans le domaine des données de l’expérience, qu’on puisse fournir de l’immutabilité de notre être véritable. L’existence, en effet, doit lui être inhérente, parce qu’elle se montre indépendante de tous les états possibles, amenés par la chaîne des causes : car ces états ont déjà trouvé leur réalisation, et notre existence n’en est pas moins demeurée aussi peu ébranlée par leur choc que le rayon de lumière l’est par le vent d’orage qu’il traverse. Si, par ses propres forces, le temps pouvait nous conduire à un état bienheureux, nous l’aurions déjà atteint depuis longtemps, car un nombre infini de siècles s’étend derrière nous. Mais de même, s’il pouvait nous mener à la destruction, il y a bien longtemps que nous ne serions déjà plus. De ce que nous sommes maintenant, il s’ensuit, tout bien pesé, que nous devons être en tout temps. Car nous sommes l’être même que le temps a recueilli en soi pour combler son propre vide : aussi cet être remplit-il la totalité du temps, présent, passé, comme avenir, et il nous est aussi impossible de tomber hors de l’existence que hors de l’espace. — À bien considérer les choses, il est inconcevable que ce qui existe une fois dans toute la force de la réalité doive jamais être réduit à rien, et ne soit plus ensuite pendant un temps infini. De là, chez les chrétiens, la doctrine de la résurrection universelle ; chez les Hindous, celle de la création sans cesse renouvelée du monde par Brahma, sans compter les dogmes semblables des philosophes grecs. — Le grand mystère de notre être et de notre non-être, dont l’explication a suscité ces dogmes et tous ceux du même genre, a pour fondement dernier que la même chose qui, objectivement, constitue une suite de temps infinie, n’est, subjectivement, qu’un point, un présent indivisible et toujours existant ; mais qui peut le comprendre ? Kant a exposé cette vérité avec toute la clarté désirable dans son immortelle théorie de l’idéalité du temps et de l’unique réalité de la chose en soi ; car il en résulte que l’essence propre des choses de l’homme, du monde, réside durable et permanente dans le Nunc stans toujours solide, toujours immobile, et que la succession des phénomènes et des événements est une pure conséquence de la conception que nous nous faisons de cette essence à travers la forme de nos intuitions, au travers du temps. Par conséquent, au lieu de dire aux hommes : « Vous avez commencé avec la naissance, mais vous êtes immortels, » on devrait leur dire : « Non, vous n’êtes pas néant, » et leur enseigner à entendre cette parole au sens de la maxime attribuée à l’Hermès Trismégiste : Το γαρ ον αει εσται (Quod enim est, erit semper.) (Stob., Ecl., I, 43,6.). Et si même alors on n’y réussit pas, si le cœur angoissé fait retentir sa vieille complainte : « Je vois tous les êtres sortir du néant par la naissance et y retomber après un court répit ; de même mon existence, aujourd’hui située dans le présent, ne sera bientôt plus que dans un passé lointain, et je ne serai plus rien », alors la vraie réponse à faire est celle-ci : « N’existes-tu pas ? Ne le possèdes-tu pas, ce présent inestimable, après lequel vous tous, fils du temps, vous aspirez avec tant d’ardeur, ne l’occupes-tu pas maintenant et réellement ? Et comprends-tu comment tu y es parvenu ? Sais-tu si bien les chemins qui t’y ont conduit que tu puisses reconnaître qu’ils doivent t’être fermés par la mort ? L’existence de ton être, après la destruction de ton corps, te semble impossible et inconcevable : mais peut-elle l’être plus pour toi que ton existence actuelle et la route qui t’y a mené ? Pourquoi douter que les voies secrètes qui étaient ouvertes pour toi vers le présent actuel ne le demeurent pas encore vers tout présent à venir ? »

Si des considérations de ce genre sont certainement propres à éveiller la conviction qu’il est en nous quelque chose que la mort ne peut pas détruire, le seul moyen d’obtenir ce résultat est de nous élever à ce point de vue d’où la naissance n’apparait pas comme le commencement de notre existence. De là découle la conséquence suivante : cette partie de nous qui est prouvée résister aux atteintes de la mort n’est pas proprement l’individu ; créé par la génération, portant en soi les caractères du père et de la mère, l’individu se présente, du reste, comme une pure différenciation de l’espèce, et, comme tel, il ne peut être que fini. De même, par conséquent, que l’individu ne garde aucun souvenir de son existence d’avant la naissance, de même il ne peut, après la mort, en conserver aucun de son existence présente. Or c’est dans la conscience que chaque homme place son moi, ce moi lui apparaît donc comme lié à l’individualité, dont la perte entraîne celle de tous les attributs propres à l’individu, en tant que tel, et destinés à le distinguer des autres. Sa permanence sans l’individualité devient par suite, pour lui, indiscernable de la persistance des autres êtres, et il voit son moi disparaître. Avant d’attacher ainsi son existence à l’identité de la conscience et, par là, de désirer pour elle une durée sans fin après la mort, il faudrait réfléchir qu’on ne peut obtenir en tout cas un pareil bien qu’au prix d’un passé aussi infini avant la naissance. Comme il n’a pas, en effet, souvenir d’une existence avant la naissance, et qu’ainsi la conscience ne commence qu’avec la naissance, celle-ci doit passer à ses yeux pour une apparition de son être hors du néant. Mais alors il achète le temps infini de son existence après la mort pour un temps aussi long avant la naissance, et le compte finit par se balancer sans profit pour lui. Au contraire l’existence, que la mort laisse intacte, est-elle autre que celle de la conscience individuelle, elle doit être alors aussi indépendante de la naissance que de la mort, et par suite il doit être également vrai de dire par rapport à elle : « Je serai toujours » et « J’ai toujours été » : le résultat nous donne deux infinités pour une. Mais c’est proprement dans le mot moi que réside la plus grande équivoque, et, sans aller plus loin, on s’en rendra compte, pour peu qu’on ait présent à l’esprit le contenu de notre second livre et la distinction longuement établie alors par nous entre la partie voulante et la partie connaissante de notre être. Selon la manière dont je comprends ce mot « moi », je puis dire : « La mort est ma fin absolue, » ou encore : « Je ne suis qu’une partie infiniment petite du monde ; de même ma forme personnelle n’est qu’une parcelle de mon être véritable. » Mais le moi, voilà le point noir de la conscience, tout ainsi que dans le tissu de la rétine c’est précisément le point d’insertion du nerf optique qui est aveugle, que la substance même du cerveau est d’une complète insensibilité, que le corps du soleil est sombre, et que l’œil enfin, qui voit tout, est incapable de se voir lui-même. Notre faculté de connaître est tout entière dirigée au dehors, parce qu’elle est le résultat d’une énergie cérébrale produite pour servir à la seule conservation de nous-mêmes, et aussi à la recherche de nos aliments et à la prise de possession de notre proie. Par là chacun ne connaît de soi que l’individu, tel qu’il se présente dans la perception externe. Si l’homme pouvait au contraire prendre conscience de tout ce qui complète encore sa nature, il se résignerait alors sans peine à la disparition de son individualité, il sourirait de la ténacité de son attachement à cette forme, et dirait : « Pourquoi m’inquiéter de la perte de cette individualité, moi qui porte en moi-même la possibilité d’individualités sans nombre ? » Il verrait que, si même la permanence de son individualité ne lui était pas assurée, tout est aussi bien que s’il la possédait, parce qu’il porte en lui-même une parfaite compensation à cette perte. — Et d’ailleurs ne pourrait-on faire encore entrer en ligne de compte la condition misérable, la valeur absolument nulle de l’individualité de la plupart des hommes ? En vérité, ils n’y perdent rien, et tout ce qui en eux peut avoir encore quelque valeur, c’est l’élément humain universel ; et à celui-ci on peut promettre une éternelle durée. Oui, l’immobilité finie et la limitation essentielle de toute individualité, en tant que telle, finiraient déjà d’elles-mêmes, en se poursuivant sans terme, par engendrer dans leur monotonie un si profond dégoût, qu’on préférerait retomber dans le néant, ne fût-ce que pour en être débarrassé ! Désirer l’immortalité de l’individualité, c’est, à vrai dire, vouloir perpétuer une erreur à l’infini ; car au fond chaque individualité n’est qu’une erreur particulière, un faux pas, une illusion qui ferait mieux de ne pas être, et d’où le but propre de cette existence est de nous ramener. Et ce qui confirme cette idée, c’est que la plupart des hommes et tous les hommes même sont, à vrai dire, ainsi faits, qu’ils ne sauraient être heureux, dans quelque monde qu’ils pussent être transportés. Tel monde en effet exclurait-il le besoin et la peine, les hommes deviendraient la proie de l’ennui, et autant l’ennui serait-il prévenu, autant ils retomberaient dans le besoin, les tourments et les souffrances. Pour placer l’homme dans un état bienheureux, il ne suffirait en aucune façon de le transporter dans un meilleur monde ; ce qui serait encore nécessaire, c’est la production en lui-même d’un changement radical qui le ferait ne plus être ce qu’il est, et devenir au contraire ce qu’il n’est pas. Mais pour cela il lui faut commencer par cesser d’être ce qu’il est : cette condition préalable est remplie par la mort, dont la nécessité morale se fait déjà comprendre à ce seul point de vue. Être transplanté dans un autre monde et transformer tout son être est au fond une seule et même chose. C’est là-dessus aussi que repose en dernière analyse cette dépendance de l’objectif à l’égard du subjectif, marquée par l’idéalisme de notre premier livre ; c’est là, par suite, le point d’attache de la philosophie transcendantale avec la morale. À ce compte, on ne trouvera moyen d’expliquer le réveil du songe de la vie que par la rupture simultanée de tout son tissu fondamental ; or ce tissu, c’est son organe même, l’intellect, avec ses formes, par lequel la trame du songe continuerait à se dérouler à l’infini, tant le songe est lié intimement et ne fait qu’un avec l’intellect même. Quant au sujet même qui fait le songe, il en diffère encore et seul il demeure. Par contre, la crainte de voir tout finir avec la mort est comparable à l’illusion de l’homme qui, dans un rêve, croirait à la seule existence des songes, et non à celle du rêveur. — Or maintenant, une fois que la mort a mis fin à une conscience individuelle, serait-il à souhaiter seulement que cette lueur éteinte se rallumât pour continuer à briller à l’infini ? Le contenu de cette conscience n’est en grande partie et même presque toujours qu’un flot de pensées mesquines, terrestres, misérables et d’interminables soucis : puissent-ils donc une bonne fois s’apaiser ! Aussi est-ce avec raison que les anciens gravaient sur leurs pierres tumulaires ces mots : securitati perpetuœ ou bonæ quieti. Et si là même, comme le cas s’est souvent présenté, on voulait désirer la persistance de la conscience individuelle, pour y attacher des récompenses ou des peines ultérieures, c’est qu’on ne se serait au fond proposé autre chose que de concilier la vertu avec l’égoïsme. Or ces deux choses sont à jamais inconciliables ; elles sont radicalement opposées. Elle est, au contraire, bien fondée la conviction immédiate, éveillée en nous à la vue de nobles actions, que l’esprit d’amour qui pousse l’un à épargner ses ennemis, l’autre à prendre au péril même de sa vie les intérêts d’un inconnu, que cet esprit de charité ne s’évanouira jamais et jamais ne sera réduit à néant.

La réponse la plus forte à la question de la permanence de l’individu après la mort se trouve dans la grande théorie kantienne de l’idéalité du temps : c’est là surtout qu’elle se montre justement féconde et riche en conséquences ; elle substitue une démonstration toute théorique, mais rigoureuse, à des dogmes qui, dans un sens ou dans l’autre, mènent à l’absurde, et elle résout ainsi d’un seul coup la plus irritante de toutes les questions métaphysiques. Commencement, fin et durée sont des notions qui n’empruntent leur signification qu’au temps seul et n’ont, par conséquent, de valeur que sous la supposition du temps. Mais le temps n’a pas une existence absolue, il n’est pas l’expression de la manière d’être en soi des choses ; il n’est, au contraire, que la forme de la connaissance que nous avons de notre existence, de notre nature, de celle de toutes les choses, et de là même vient la très grande imperfection de cette connaissance et sa limitation aux simples phénomènes. C’est donc à eux seuls que les idées de fin et de persistance peuvent s’appliquer, et non pas à ce qui se manifeste en eux, à l’essence véritable des choses, par rapport à laquelle de telles notions n’ont plus aucun sens. J’en vois encore une autre preuve dans l’impossibilité de répondre catégoriquement à ce problème qui a pour point de départ ces notions temporelles, et dans les objections frappantes auxquelles prête le flanc et succombe toute assertion faite à ce sujet dans un sens ou dans l’autre. Sans doute on pourrait soutenir que notre être en soi persiste après la mort, parce qu’il est faux qu’il meure ; mais on peut aussi bien prétendre qu’il meurt, parce qu’il est faux qu’il continue de durer : au fond, l’un est aussi vrai que l’autre. Ainsi, en ce cas, on pourrait instituer quelque chose comme une antinomie, j’en conviens ; mais cette antinomie reposerait sur de pures négations. On y dénierait au sujet du jugement deux prédicats contradictoirement opposés, et cela seulement parce que toute la catégorie de ces prédicats ne serait pas applicable au sujet. Or maintenant, si au lieu de les dénier tous deux à la fois, on les nie l’un après l’autre, il semble alors que l’attribut contradictoire à celui qu’on nie chaque fois soit du même coup affirmé par lui. Mais cette apparence n’a d’autre fondement que le rapprochement établi entre des grandeurs incommensurables : le problème, en effet, nous place sur un terrain qui supprime le temps, et l’on ne recherche pourtant que des déterminations temporelles, qu’il est, par suite, également faux d’attribuer ou de dénier au sujet ; en un mot, le problème est transcendant. En ce sens la mort reste un mystère.

Le maintien de la distinction entre le phénomène et la chose en soi permet d’affirmer, au contraire, que si l’homme, en tant que phénomène, est éphémère, il n’est pourtant pas atteint du même coup dans son être véritable, et qu’ainsi son essence est en soi indestructible, malgré l’élimination de toute notion temporelle qu’elle comporte et qui empêche de lui attribuer aucune permanence. Nous voici donc amenés à l’idée d’une indestructibilité qui ne serait pourtant pas une permanence. Or c’est là une idée qui, acquise par voie d’abstraction, se laisse aussi peut-être concevoir in abstracto ; mais qui, faute de l’appui de l’intuition, manquera toujours aussi d’une clarté parfaite. Gardons-nous cependant d’oublier ici que nous n’avons pas, comme Kant, renoncé absolument à la possibilité de connaître la chose en soi, mais qu’à notre sens il faut la chercher dans la volonté. Loin de nous, sans doute, la pensée d’affirmer une connaissance absolue et adéquate de la chose en soi ; nous avons bien plutôt reconnu qu’il était impossible de connaître une chose dans son essence intime et absolue. Car aussitôt que je connais, aussitôt j’ai une représentation : or cette représentation, précisément pour être mienne, ne peut être identique à l’objet connu ; en faisant de l’être en soi qu’il était un être existant pour d’autres, elle le rend au contraire sous une tout autre forme ; il ne faut donc en voir toujours en elle que l’apparence phénoménale. Pour une conscience connaissante, quelle qu’en soit d’ailleurs la nature, il ne peut donc y avoir jamais que des phénomènes. Et la difficulté n’est pas supprimée si l’objet de ma connaissance est mon être propre : car, en tant qu’il tombe sous la conscience connaissante, il n’est déjà plus d’un reflet de mon être, un élément différent de lui-même, et par suite, à un certain degré, déjà un phénomène. Ainsi, en tant que je suis un sujet connaissant, je ne trouve moi-même, en mon être propre, qu’un pur phénomène ; en tant que je suis, au contraire, moi-même et immédiatement cet être, je ne suis plus un sujet connaissant. Car la connaissance n’est qu’une propriété secondaire de notre être, un effet de la nature animale de notre moi : je l’ai suffisamment démontré dans le second livre. Rigoureusement parlant, nous ne connaissons toujours ainsi notre volonté elle-même que comme phénomène, et non dans sa nature intime et absolue, quelle qu’elle puisse être. Mais (je l’ai amplement montré et démontré dans ce même second livre, comme dans l’écrit Sur la Volonté dans la nature), si, afin de pénétrer dans l’intérieur des choses, nous laissons de côté les seules données purement indirectes et extérieures, pour nous en tenir à l’unique phénomène dans l’essence duquel il nous soit permis de voir sans intermédiaire et du dedans, nous y trouvons la volonté comme principe dernier et incontestable, comme centre et noyau de la réalité : nous y reconnaissons donc la chose en soi, parce qu’elle n’a plus l’espace pour forme ; mais elle emprunte la forme du temps, et par là nous ne la saisissons, à vrai dire, que dans la plus immédiate de ses manifestations, et par suite sous cette réserve que la connaissance que nous en avons n’est pas absolue, complète et adéquate. C’est donc aussi en ce sens que nous maintenons ici cette notion de la volonté comme celle de la chose en soi.

À l’homme, en tant que phénomène temporel, la notion de fin est sans doute applicable, et la connaissance empirique nous représente ouvertement la mort comme fin de cette existence temporelle. La fin de la personne est aussi réelle que l’a été son commencement, et dans le même sens exactement où nous n’étions pas avant la naissance, nous ne serons plus après la mort. La mort cependant ne peut rien supprimer de plus que ce que la naissance avait établi ; elle n’enlève donc pas ce qui, dès le principe, a rendu la naissance possible avant tout. En ce sens natus et denatus est une belle expression. Or maintenant, l’ensemble de la connaissance empirique ne fournit que de simples phénomènes : ceux-là seuls sont donc atteints par les accidents temporels de la naissance et de la mort, et non pas la substance qui se manifeste en eux, l’être en soi. Pour celui-ci l’opposition créée par le cerveau entre la naissance et la mort n’existe pas ; elle n’a plus aucun sens, aucune signification. La chose en soi reste ainsi à l’abri de la fin temporelle du phénomène temporel et elle ne cesse de conserver une même existence, à laquelle ne peuvent pas s’appliquer les notions de commencement, de durée et de fin. Mais cette essence, aussi loin qu’on peut la poursuivre, n’est dans tout être créé que sa volonté ; et de même pour l’homme. La conscience, au contraire, consiste dans la connaissance ; or la connaissance, comme nous l’avons suffisamment montré, en tant qu’activité cérébrale, et par suite en tant que fonction organique, appartient au simple phénomène, elle finit donc avec lui ; seule la volonté, dont le corps était l’œuvre ou bien plutôt l’image, est indestructible. Distinction rigoureuse de la volonté et de la connaissance, et avec cela suprématie de la première, voilà les caractères essentiels de ma philosophie ; voilà aussi où est la clef de cette contradiction qui s’offre à nous sous des formes diverses, de cette contradiction qui se présente à toute conscience, même à la plus grossière, entre l’idée que la mort est notre fin, et le sentiment que nous devons être pourtant éternels et indestructibles, selon le mot de Spinoza : sentimus experimurque nos æternos esse. Ç’a été l’erreur de tous les philosophes de placer dans l’intellect le principe métaphysique, indestructible et éternel de l’homme : il réside exclusivement dans la volonté, complètement différente de l’intellect et seule primitive. L’intellect est, comme je l’ai établi aussi solidement que possible dans le second livre, un phénomène secondaire qui a ses conditions premières dans le cerveau, et par suite a même commencement, même fin que lui. La volonté seule est un siège de conditions déterminantes, le noyau central du monde des phénomènes ; elle est indépendante, par suite, des formes de ce monde, au nombre desquelles est le temps, et ainsi indestructible. Aussi avec la mort la conscience se perd-elle, mais non pas ce qui produisait et maintenait la conscience : la vie s’éteint, mais sans qu’avec elle s’éteigne le principe de vie, qui se manifestait en elle. Ce n’est donc pas un sentiment trompeur que celui qui affirme à chacun qu’il y a en lui un principe absolument impérissable et indestructible. La fraîcheur même et la vivacité des souvenirs du temps le plus lointain, de notre première enfance, est une preuve de l’existence en nous d’un principe qui ne suit pas le temps dans ses révolutions, mais qui, sans vieillir, subsiste à l’abri du changement. Mais ce qu’est en soi ce principe impérissable, c’est ce qu’on ne pourrait s’expliquer clairement. Ce n’est pas la conscience, pas plus que le corps sur lequel repose évidemment la conscience. C’est bien plutôt le fond sur lequel repose le corps, et la conscience avec lui. Mais qu’est-ce là, sinon précisément ce qui se manifeste comme volonté, en tombant sous la conscience ? Hors de cette manifestation la plus immédiate, nous ne saisissons rien, à vrai dire, car notre connaissance ne dépasse pas la conscience ; aussi, quant à savoir ce que peut bien être ce principe, en tant qu’il ne tombe pas sous la conscience, c’est-à-dire dans son essence intime et absolue, c’est là une question qui doit rester sans réponse.

Dans le monde des phénomènes et grâce à ses formes, le temps et l’espace, envisagés comme principe d’individualité, le lot de l’individu humain semble être la mort ; celui de la race, une durée, une vie infinies. Mais dans le monde des choses en soi, dans ce monde indépendant des formes susdites, tombe aussi toute la différence de l’individu et de la race, et tous deux ne sont, sans intermédiaire, qu’une seule et même chose. La volonté de vivre existe tout entière dans l’individu, comme elle existe dans l’espèce, et ainsi la permanence de l’espèce est la simple image de l’indestructibilité de l’individu.

Il est d’une importance extrême de bien comprendre que notre être véritable est hors des atteintes de la mort ; mais, comme l’intelligence de cette vérité repose tout entière sur la distinction du phénomène et de la chose en soi, je veux ici même mettre cette différence dans tout son jour, en l’éclairant par le fait opposé à la mort, celui de la naissance des êtres animés, par le fait de la génération. Car cet acte, qui s’enveloppe du même mystère que la mort, présente à nos yeux aussi immédiatement que possible l’opposition fondamentale qui existe entre le phénomène et la chose en soi, c’est-à-dire entre le monde comme représentation et le monde comme volonté, ainsi que l’hétérogénéité complète des lois qui régissent les deux mondes. L’acte de la génération, en effet, nous apparaît sous un double aspect : en premier lieu, au regard de la conscience interne, dont le seul objet, comme je l’ai plus d’une fois indiqué, est la volonté avec toutes ses affections ; puis, au regard de la conscience externe, c’est-à-dire de la conscience du monde de la représentation ou de la réalité empirique des choses. Or maintenant, du point de vue de la volonté, c’est-à-dire du point de vue intime et subjectif, pour la conscience interne, cet acte se présente à nous comme la satisfaction la plus immédiate et la plus parfaite de la volonté, c’est-à-dire comme la volupté. Du point de vue de la représentation au contraire, et par suite du point de vue extérieur, objectif, pour la conscience externe, cet acte n’est justement pas autre chose que la première trame du plus artistique des tissus, que le fondement de cet organisme animal d’une complication presque inexprimable que le développement ultérieur suffira à rendre visible pour nos yeux étonnés. Cet organisme, dont l’infinie complication et la perfection exigent, pour être appréciées, la connaissance de l’anatomie, on ne peut le comprendre, on ne peut l’imaginer, du point de vue de la représentation, que comme un système conçu au moyen des combinaisons les plus ingénieuses, exécuté avec un art et une précision extrêmes, comme l’œuvre la plus pénible issue des méditations les plus profondes ; et cependant, du point de vue de la volonté, notre conscience intime nous montre dans la création de cet organisme le résultat d’un acte qui est justement l’opposé de toute réflexion, l’effet d’une impulsion aveugle et impétueuse, d’une sensation d’infinie volupté. Cette opposition rappelle de près le contraste frappant signalé plus haut, d’une part, entre l’absolue facilité de la nature à produire ses œuvres, et l’insouciance sans bornes qui y répond, avec laquelle elle les livre à la destruction, et, d’autre part, l’ingéniosité et les méditations incalculables dépensées dans la construction de ces mêmes œuvres, qui nous feraient croire à une énorme difficulté pour la nature de les mener à bonne fin, et à des soins jaloux de sa part pour veiller à leur conservation, tandis que c’est le contraire qui s’offre à nos yeux. Ces considérations, à la vérité peu ordinaires, nous ont permis de rapprocher par le plus brusque des contrastes les deux faces hétérogènes du monde et de les embrasser en quelque sorte d’un seul tour de main : il faut maintenant nous y tenir, pour nous persuader de la complète impossibilité d’appliquer les lois des phénomènes ou du monde comme représentation au monde de la volonté ou des choses en soi. Nous comprendrons mieux alors que, du côté de la représentation, c’est-à-dire dans le monde des phénomènes, nous assistions tantôt à une apparition hors du sein du néant, tantôt à un anéantissement absolu de l’être une fois né, et que de l’autre côté au contraire, du côté de la chose en soi, nous ayons devant nous une existence, à laquelle on ne peut appliquer, sans leur ôter tout leur sens, les notions de naissance et de mort. Car, en remontant au point initial, où, par le moyen de la conscience intime, le phénomène et la chose en soi venaient à se rencontrer, nous avons tout à l’heure comme touché du doigt cette vérité que ce sont là deux grandeurs absolument incommensurables et que toute la manière d’être de l’une, avec toutes les lois fondamentales qui la régissent, transportée à l’autre ne signifie rien, signifie même moins que rien. Cette dernière considération, je le crois, ne sera bien comprise que de peu de gens, et tous ceux qui ne l’entendront pas la trouveront déplaisante et même choquante ; mais ce ne sera jamais là pour moi une raison de négliger ce qui peut servir à éclaircir ma pensée maîtresse.

Au début de ce chapitre j’ai expliqué l’origine de notre grand attachement à la vie ou bien plutôt de notre crainte de la mort ; cette crainte ne dérive nullement de la connaissance, car elle proviendrait alors de la valeur bien reconnue de la vie ; mais elle prend directement sa source dans la volonté, elle procède de la nature primitive de la volonté, de l’état où, dépourvue de toute connaissance, cette volonté n’est qu’un aveugle désir de vivre. C’est le penchant tout illusoire vers la volupté qui nous attire dans la vie ; c’est de même la crainte à coup sûr tout aussi illusoire de la mort qui nous y retient. Les deux tendances naissent directement de la volonté, en soi dénuée de toute connaissance. L’homme ne serait-il, au contraire, qu’un être connaissant, la mort devrait alors ne pas lui être seulement indifférente, mais être encore pour lui la bienvenue. Or maintenant (les considérations auxquelles nous sommes parvenus nous l’apprennent) l’élément atteint par la mort est seulement la conscience connaissante ; la volonté au contraire, en tant que chose en soi, en tant que fondement de tout phénomène individuel, est indépendante de tout ce qui repose sur des déterminations temporelles, et par suite est impérissable. Ses efforts pour exister, pour se manifester et produire ainsi le monde ne cessent jamais d’aboutir : le phénomène l’accompagne comme l’ombre suit le corps, et n’est que la forme visible de son être. Et si en nous-mêmes elle redoute pourtant la mort, c’est parce que la connaissance ne lui présente ici sa propre existence que dans le phénomène individuel, d’où naît pour elle l’illusion qu’elle meurt en effet avec lui, à peu près comme mon image semble s’anéantir avec le miroir où elle se reflète, si on vient à le briser ; contraire à cette aspiration aveugle vers l’existence qui constitue sa nature originelle, le fait de la mort la remplit d’horreur. De là suit maintenant que l’élément de notre être seul capable de craindre la mort et seul aussi pénétré de cette crainte, la volonté, n’est pas atteint par la mort ; l’élément qu’elle atteint, au contraire, et qui disparaît réellement, est celui que sa nature rend incapable de crainte, comme en général de volition ou d’émotion, et par là même indifférent à l’être et au non-être : c’est le pur sujet de la connaissance, l’intellect, qui existe tout entier dans ses rapports avec le monde de la représentation, c’est-à-dire avec le monde objectif, dont il est le corrélatif, et dont l’existence ne fait qu’un au fond avec la sienne. Aussi quand même la conscience individuelle ne survit pas à la mort, ce qui y survit, c’est cette partie de nous qui seule se débat contre elle, la volonté. Par là s’explique encore cette contradiction que les philosophes, du point de vue de la connaissance, ont trouvé de tout temps les raisons les plus justes pour démontrer le caractère inoffensif de la mort, et que la crainte de la mort n’est ébranlée néanmoins par aucune de ces raisons ; c’est qu’elle a précisément sa racine non pas dans la connaissance, mais dans la seule volonté. C’est aussi parce que la seule volonté, et non pas l’intellect, est l’élément indestructible de notre être, que toutes les religions et toutes les philosophies décernent pour l’éternité des prix aux seules vertus de la volonté ou du cœur, et non à celles de l’intellect ou de l’esprit.

Encore une remarque qui peut servir à éclairer ces recherches. La volonté, qui constitue notre être en soi, est de nature simple : elle se borne à vouloir et ne connaît pas. Le sujet de la connaissance, au contraire, est un phénomène secondaire, né de l’objectivation de la volonté ; c’est le centre de la sensibilité du système nerveux, c’est comme le foyer où convergent les rayons d’activité de toutes les parties du cerveau. Il doit donc disparaître avec le cerveau. C’est dans la conscience qu’il réside, seul élément capable de connaître ; placé vis-à-vis de la volonté, comme le spectateur qui l’observe, il ne la connaît, quoique né d’elle, que comme une chose différente de lui-même et étrangère ; il n’en a ainsi qu’une connaissance empirique, temporelle, fragmentaire, la connaissance de ses émotions et de ses actes successifs, il n’en apprend encore les résolutions qu’a posteriori, et par une voie souvent très indirecte. Par là s’explique que notre être propre soit pour nous, c’est-à-dire justement pour notre intellect, une énigme véritable, et que l’individu se regarde comme né depuis peu et périssable, quoique son essence véritable soit indépendante du temps et par là éternelle. Or, si la volonté ne connaît pas, inversement l’intellect, ou sujet de la connaissance, seule et unique partie connaissante de nous, est à jamais incapable de vouloir. On peut donner même de ce fait des preuves toutes physiques ; comme nous l’avons indiqué au second livre, d’après Bichat, les diverses émotions ébranlent directement toutes les parties de l’organisme et en troublent les fonctions ; seul le cerveau n’en est affecté que très indirectement, c’est-à-dire justement à la suite de ces perturbations premières. (De la vie et de la mort, art. 6, § 2.) Or il suit de là que le sujet de la connaissance, considéré en soi et comme tel, ne peut prendre part et intérêt à rien, mais regarde avec indifférence l’être ou le non-être de chaque chose et de son propre individu même. Incapable d’intérêt, pourquoi serait-il donc immortel ? Il finit avec la manifestation temporelle de la volonté, c’est-à-dire avec l’individu, comme il était né avec elle. C’est la lanterne qu’on éteint une fois qu’elle a rempli son office. L’intellect, comme le monde de l’intuition qui n’existe qu’en lui seul, est pur phénomène ; mais que tous deux soient de nature finie, c’est ce qui n’atteint en rien la réalité dont ils sont le phénomène. L’intellect est une fonction du système nerveux cérébral ; or ce système, comme le reste du corps, est la volonté objectivée. Par là, l’intellect repose sur la vie corporelle de l’organisme, et cet organisme lui-même repose à son tour sur la volonté. Le corps organique peut donc, en un certain sens, être regardé comme le chaînon intermédiaire entre la volonté et l’intellect ; et pourtant il n’est, à vrai dire, que la volonté s’offrant dans l’espace à la contemplation de l’intellect. La naissance et la mort sont le renouvellement constant de la conscience de cette volonté dont la nature ne comporte ni commencement ni fin, et qui seule est comme la substance de l’existence (mais chaque renouvellement de ce genre apporte avec soi une nouvelle possibilité de négation du vouloir-vivre). La conscience est la vie du sujet de la connaissance, ou du cerveau, et la mort est le terme de cette vie. De là suit que la conscience est susceptible de fin, toujours nouvelle, toujours prête à recommencer et à renaître. La volonté seule persiste ; mais c’est aussi que seule elle a intérêt à persister, car elle est la volonté de vivre. Le sujet connaissant n’a en soi intérêt à rien ; dans le moi pourtant les deux tendances viennent à s’unir. — Dans tout individu animé la volonté s’est acquis un intellect dont la lumière l’éclaire dans la poursuite de ses fins. Et, pour le dire en passant, peut-être la crainte de la mort vient-elle en partie de la peine que la volonté individuelle éprouve à se séparer de cet intellect qui lui est échu dans le cours naturel des choses, de ce guide et de ce gardien sans lequel elle se sait aveugle et désarmée.

Enfin à cette explication se rattache encore cette expérience morale de tous les jours qui nous apprend à voir dans la volonté l’unique réalité, dans les objets de la volonté au contraire des formes dépendantes de la connaissance, de purs phénomènes, simple écume, simple fumée, semblable au vin que verse Méphistophélès dans la cave d’Auerbach ; à chaque jouissance sensible nous pouvons dire nous aussi : « Il me semblait pourtant que je buvais du vin. »

Les affres de la mort reposent en grande partie sur cette apparence illusoire que c’est le moi qui va disparaître, tandis que le monde demeure. C’est bien plutôt le contraire qui est vrai : le monde s’évanouit ; mais elle persiste, la substance intime du moi, le support et le créateur de ce sujet dont la représentation constituait toute l’existence du monde. Avec le cerveau disparaît l’intellect, et avec l’intellect le monde objectif qui n’en est que la simple représentation. Que dans d’autres cerveaux continue, après comme avant, à vivre et à flotter un monde semblable, c’est chose indifférente par rapport à l’intellect qui s’en va. — Si donc la véritable réalité n’était pas dans la volonté, si l’existence morale n’était pas celle qui s’étendait jusqu’au-delà de la mort, alors, puisque l’intellect s’éteint emportant avec lui le monde qu’il avait créé, l’existence des choses ne serait jamais rien de plus qu’une suite infinie de rêves sombres et courts, sans lien l’un avec l’autre : car la persistance de la nature privée de connaissance consiste uniquement dans la représentation temporelle de la nature connaissante. Quelle serait donc alors la seule réalité dans tout cet univers ? Un esprit du monde qui, sans dessein et sans but, ne rêverait guère que des rêves sombres et accablants.

L’individu en proie aux angoisses de la mort nous offre un spectacle vraiment étrange et qui prêterait même à rire : le maître des mondes, celui qui remplit tout de son être, celui qui confère seul l’existence à tout ce qui est, perd courage et redoute de périr, de s’abîmer dans le gouffre du néant éternel — et en réalité tout est plein de lui, et il n’y a pas de lieu où il ne soit pas, pas d’être dans lequel il ne vive pas ; car ce n’est pas l’existence qui le porte, c’est lui qui est le support de l’existence. C’est lui cependant qui, dans l’individu saisi de la crainte de la mort, se désespère, sous le poids de cette illusion due au principium individuationis que son existence est bornée à celle de l’être qui meurt en ce moment : cette illusion fait partie du rêve accablant où il est plongé en tant que volonté de vivre. Mais on pourrait dire au mourant : « Tu cesses d’être quelque chose que tu aurais mieux fait de ne jamais être. »

Tant que ne survient aucune négation de cette volonté, la partie de nous-mêmes épargnée par la mort est le noyau, le germe d’une tout autre existence, où se retrouve un nouvel individu si frais, si primitif, que, frappé d’admiration, il se prend à méditer sur lui-même. De là le penchant des jeunes gens généreux à l’enthousiasme et à la rêverie, au temps même où cette conscience nouvelle vient d’atteindre son entier développement. Ce que le sommeil est pour l’individu, la mort l’est pour la volonté en tant que chose en soi. Elle ne se résignerait pas à poursuivre, toute une éternité durant, les mêmes tribulations et les mêmes souffrances sans un avantage véritable, si elle conservait le souvenir et l’individualité. Elle les dépouille ; c’est le Léthé, et, ravivée par le sommeil de la mort, pourvue d’un autre intellect, elle apparaît sous la forme d’un être nouveau, « un nouveau jour l’appelle vers de nouveaux rivages » !

En tant que volonté de vivre qui s’affirme, l’homme trouve dans l’espèce la racine de son existence. La mort est ainsi la perte d’une individualité et l’acquisition d’une individualité nouvelle ; c’est donc pour l’homme un changement d’individualité opéré sous la direction exclusive de sa propre volonté. Car c’est dans cette volonté seule que réside la force éternelle capable de produire son existence et son moi, mais incapable pourtant, vu la nature de ce moi, de le maintenir dans cette existence. La mort est en effet le démenti que l’essence (essentia) de chaque être reçoit dans ses prétentions à l’existence (existentia) ; c’est la mise au grand jour d’une contradiction renfermée dans toute existence individuelle :

Car tout être qui naît est digne de périr.

Cependant la même force, c’est-à-dire la volonté, domine un nombre infini d’existences semblables avec leur moi, toutes destinées à leur tour à être aussi vaines et aussi passagères. Or, puisque chaque moi a sa conscience séparée, par rapport à une telle conscience, un nombre infini de moi ne diffèrent pas d’un seul. De ce point de vue la signification des mots œvum, αιων, s’appliquant à la fois à la durée de la vie individuelle et à l’infinité du temps, ne paraît pas être un pur fait de hasard ; elle nous laisse entrevoir, quoique à travers un brouillard encore confus, l’identité dernière et absolue des deux choses ; et alors, quelle différence y a-t-il vraiment à ce que je n’existe que pendant la durée de ma vie, ou à ce que je vive un temps infini ?

Il est vrai, nous ne pouvons nous représenter tout ce qui précède sans recourir à des notions de temps, et pourtant de telles notions devraient être à jamais exclues là où il s’agit de choses en soi. Mais c’est un effet des bornes immuables de notre intellect qu’il ne puisse dépouiller cette forme, la première, la plus immédiate de toutes ses représentations, pour opérer ensuite sans elle. Nous voilà ainsi amenés, à vrai dire, à une sorte de métempsycose, mais avec cette différence importante que notre métempsycose atteint non pas l’âme (ψυχη) tout entière, c’est-à-dire l’être connaissant, mais la volonté seule, ce qui supprime tant de sottises attachées à la doctrine de la transmigration des âmes. À cette réserve s’ajoute la conscience que la forme du temps n’intervient ici que comme accommodation inévitable à la nature limitée de notre intellect. Si nous nous appuyons maintenant sur le fait (en voir l’explication, chap. xliii) que le caractère, c’est-à-dire la volonté, est un héritage du père, l’intellect au contraire un héritage de la mère, il entre alors très bien dans la suite de notre théorie qu’au moment de la mort la volonté humaine, individuellement et en soi, se séparerait de l’intellect reçu de sa mère lors de la naissance ; conforme alors à sa nature et aux modifications que celle-ci vient de subir, guidée par le cours nécessaire des choses, toujours en harmonie avec sa nature, elle recevrait alors par une nouvelle naissance un nouvel intellect, et formerait avec cet intellect un être qui n’aurait aucun souvenir d’une existence antérieure, puisque l’intellect, seul capable de mémoire, est la partie mortelle ou la forme, la volonté, l’élément éternel ou la substance de notre moi : d’où il résulte que le nom de régénération (palingénésie) convient mieux à cette doctrine que celui de métempsycose. Ces renaissances perpétuelles constitueraient alors la série des rêves de vie d’une volonté en soi indestructible jusqu’au moment où, instruite et perfectionnée par des connaissances si étendues, si diverses, et successivement acquises par elle sous des formes nouvelles, elle en viendrait enfin à se supprimer elle-même.

Avec cette théorie concorde aussi la doctrine propre et, pour ainsi dire, ésotérique du bouddhisme, telle que nous l’ont fait connaître les dernières recherches. Le bouddhisme enseigne, en effet, non pas la métempsycose, mais une régénération toute particulière, fondée sur une base morale, qu’il développe et qu’il présente avec une grande profondeur. On peut s’en convaincre par l’exposition très digne d’attention et d’estime qu’en donne Spence Hardy, dans le Manual of Buddhism, p. 394-396. (cf. p. 429, 440 et 445 du même livre), et par les confirmations qu’en fournissent Taylor, dans le Prabodh Chandro Daya, Londres, 1812, p. 35, Sangermano dans le Burmese empire, p. 6, comme aussi les Asiat. Researches, vol. VI, p. 179, et vol. IX, p. 256. Le très utile Manuel du Bouddhisme de l’Allemand Köppen contient encore des notions exactes sur ce sujet. Cependant, pour la grande masse des bouddhistes, cette doctrine est trop subtile ; aussi leur prêche-t-on justement la métempsycose, comme un équivalent plus facile à saisir.

Du reste, nous ne pouvons pas négliger de noter que des raisons même empiriques parlent en faveur d’une régénération de ce genre. En fait il existe une connexion entre la naissance des nouveaux venus dans la vie et la mort de ceux qui la quittent ; cette connexion se manifeste par la grande fécondité de la race humaine qui survient à la suite d’épidémies destructrices. Lorsque, au XIVe siècle, la peste noire eut dépeuplé la plus grande partie du vieux monde, il se produisit ensuite une fécondité tout extraordinaire parmi la race humaine, et les naissances de jumeaux furent très nombreuses ; en outre, fait des plus étranges, aucun des enfants nés alors n’eut sa dentition complète : la nature, obligée de se dépenser en grands efforts, lésinait ainsi sur le détail. Le fait est rapporté dans F. Schnurrer, Chronique des Épidémies, 1825. De même, Casper (De la durée probable de la vie humaine, 1835) confirme le principe que, dans une population donnée, l’influence la plus décisive sur la durée de la vie et la mortalité tient au nombre des naissances, qui marche toujours de pair avec la mortalité ; aussi, en tout temps et en tout lieu, les cas de décès et les naissances augmentent et diminuent dans la même proportion, ce qu’il met hors de doute par une foule de preuves tirées des différents pays et de leurs différentes provinces. Et pourtant il n’est pas possible qu’il existe un lien causal physique entre une mort prématurée pour moi et la fécondité d’un lit nuptial étranger, ou inversement. Ici donc, sans aucun doute et avec toute l’évidence possible, l’idée métaphysique apparaît comme principe immédiat d’explication du fait purement physique. Chaque individu nouveau-né entre, il est vrai, tout frais et tout joyeux dans sa nouvelle existence et en jouit comme d’un présent, mais il n’y a pas et il ne peut pas y avoir de présent gracieux. Sa fraîche existence est payée par la vieillesse et par la mort d’un être usé qui a péri, mais qui renfermait le germe indestructible d’où est sorti l’être nouveau : les deux existences n’en font qu’une. Montrer le pont qui mène de l’un à l’autre serait certes donner la solution d’une grande énigme.

La vérité ici exprimée n’a jamais non plus été tout à fait méconnue, sans jamais pourtant être ramenée à son sens réel et exact, comme le permettait seule notre théorie de l’essence supérieure et métaphysique de la volonté, de la nature secondaire et purement organique de l’intellect. Nous trouvons en effet la doctrine de la métempsycose, dès les temps les plus antiques et les plus nobles de l’humanité, toujours répandue sur la terre, comme croyance de la grande majorité des hommes, et même, à dire vrai, comme théorie de toutes les religions, à l’exception du judaïsme et des deux religions qui en sont sorties ; c’est dans le bouddhisme cependant, comme je l’ai déjà dit, qu’on en rencontre l’expression la plus subtile et la plus voisine de la vérité. Ainsi les chrétiens se consolent par l’espérance de se revoir dans un autre monde, où on se retrouve dans une complète individualité, où on se reconnaît aussitôt ; pour les autres religions, au contraire, cette reconnaissance commence à s’opérer dès maintenant, quoique incognito : c’est-à-dire que, dans le cycle des naissances et en vertu de la métempsycose ou de la régénération, les personnes aujourd’hui en relation intime ou en contact avec nous renaîtront en même temps que nous « lors de la prochaine naissance » et seront à notre égard dans des rapports identiques ou du moins analogues et dans des sentiments pareils à ceux d’aujourd’hui, que la nature en soit d’ailleurs amicale ou hostile. (Voyez par exemple Spence Hardy, Manual of Buddhism, p. 162.) Sans doute la reconnaissance se borne ici à un obscur pressentiment, à un souvenir qui, incapable de devenir l’objet d’une conscience expresse, nous reporte à un temps infiniment éloigné — exceptons-en pourtant Bouddha lui-même qui a le privilège de connaître avec précision ses propres naissances antérieures et celles des autres, comme il est écrit dans les Iatakas. — Mais, en fait, à des moments particulièrement favorables, vient-on à saisir d’un coup d’œil purement objectif les actions et les menées des hommes dans la réalité, alors s’impose à nous la conviction intuitive que non seulement au sens des idées (platoniciennes) notre conduite ne cesse jamais d’être et de demeurer la même, mais encore que la génération présente, dans sa véritable essence, est complètement et substantiellement identique à celle qui l’a précédée dans l’existence. En quoi consiste donc cette essence ? C’est la question qui se pose, et la réponse qu’y fait ma théorie est connue. On peut s’expliquer l’apparition dans notre esprit de la susdite conviction intuitive par une intermittence momentanée qui serait survenue dans l’activité de ces deux verres grossissants, le temps et l’espace. — Sur l’universalité de la croyance à la métempsycose, Obry nous dit avec raison, dans son livre excellent Du Nirvana indien, page 13 : « Cette vieille croyance a fait le tour du monde, et était tellement répandue dans la haute antiquité, qu’un docte Anglican l’avait jugée sans père, sans mère et sans généalogie. » (Ths. Burnet, dans Beausobre, Hist. du Manichéisme, II, p. 391.) Déjà enseignée dans les Védas, comme dans tous les livres sacrés de l’Inde, la métempsycose est, chacun le sait, le centre du brahmanisme et du bouddhisme, et elle règne ainsi aujourd’hui encore dans toute la partie de l’Asie non conquise à l’islamisme, c’est-à-dire chez plus de la moitié de la race humaine, comme la croyance la plus solide, et dont l’influence pratique est d’une puissance inimaginable. Elle était de même un élément de la foi égyptienne (Hérodote, II, 123) ; Orphée, Pythagore et Platon l’empruntèrent aux Égyptiens avec enthousiasme, et les pythagoriciens plus que les autres s’y tinrent avec fermeté. Qu’elle ait été aussi enseignée dans les mystères des Grecs, c’est ce qui ressort sans conteste du neuvième livre des Lois de Platon (p. 38 et 42, éd. Bip.). Némésius (De nat. hom., c. II) dit même : Κοινη μεν ουκ παντες Ελληνες, οι την ψυχην αθανατον αποφηναμενοι, την μετενσωματωσιν δογματιζουσι (Communiter ihitur omnes Græci, qui animam immortalem statuerunt, eam de uno corpore in aliud transferri censuerunt). L’Edda aussi, notamment dans la Voluspa, professe la métempsycose. Elle n’était pas moins le fondement de la religion des druides. (Cæs. De bello Gall., VI ; A. Pictet, le Mystère des Bardes de l’île de Bretagne, 1856.) Bien plus, une secte mahométane de l’Hindoustan, les Bohrahs, sur lesquels Colebrooke, dans les Asiat. Res., vol. VII, p. 336 et suiv., nous donne une relation détaillée, admet la métempsycose et s’abstient par conséquent de toute viande comme aliment. Même chez les Américains et chez les peuplades nègres, chez les Australiens même, il s’en trouve des traces, à en croire la description précise donnée par le journal anglais le Times (29 janvier 1841) de l’exécution de deux sauvages australiens condamnés pour incendie et pour meurtre. Voici le passage : « Le plus jeune des deux marchait à son sort d’un cœur endurci et résolu, tout plein, à ce qu’il paraissait, de l’idée de la vengeance : car de la seule expression intelligible qu’il employait il ressortait qu’il renaîtrait sous la forme d’un « gaillard blanc », et c’est cette conviction qui lui inspirait tant de fermeté. » De même, dans un livre d’Ungewitter, l’Australie, 1863, il est raconté que les Papous de la Nouvelle-Hollande tenaient les blancs pour leurs propres parents, déjà revenus sur la terre. De tout ce qui précède il résulte que la croyance à la métempsycose se présente comme la conviction naturelle de l’homme, dès que, sans opinion préconçue, il se prend quelque peu à réfléchir. C’est donc cette croyance, et non pas les trois prétendues idées kantiennes de la raison, qui serait un principe philosophique naturel à la raison humaine et issu de ses propres formes ; et là où elle ne se trouve pas, c’est seulement que des doctrines religieuses différentes et positives l’auraient supplantée. J’ai remarqué aussi de quelle évidence immédiate elle brille à l’esprit de celui qui en entend parler pour la première fois. Il suffit de voir avec quel sérieux Lessing lui-même en prend la défense dans les sept derniers paragraphes de son Éducation de l’humanité. Lichtenberg dit aussi dans son Autobiographie : « Je ne puis m’affranchir de l’idée que j’étais mort avant de naître. » Hume lui-même, cet empiriste outré, dit dans son traité sceptique sur l’immortalité, p. 23 : « The metempsychosis is therefore the only system of this kind that philosophy can hearken to. »[7]. Cette doctrine, répandue dans toute la race humaine et aussi évidente pour le sage que pour la foule, rencontre un obstacle dans le judaïsme et dans les deux religions qui en sont sorties, avec leur théorie de la création absolue, à laquelle elles laissent ensuite à l’homme la rude tâche de rattacher la croyance en une permanence éternelle de son être a parte post. Il est vrai, par le fer et le feu, elles ont réussi à expulser de l’Europe et d’une partie de l’Asie cette croyance primitive et consolatrice de l’humanité : reste à savoir encore pour combien de temps ! Toujours est-il que ce succès n’a pas été obtenu sans peine : l’histoire des premiers temps de l’Église l’atteste ; la plupart des hérétiques, par exemple les Simonistes, les Basilidiens, les Valentiniens, les Marcionites, les Gnostiques et les Manichéens, étaient justement attachés à cette vieille croyance. Les Juifs même y ont accédé en partie, au témoignage de Tertullien et de Justin (dans ses Dialogues). Le Talmud raconte que l’âme d’Abel avait passé dans le corps de Seth, puis dans celui de Moïse. Bien plus, le passage de la Bible, Matth., XVI, 13-15, ne reçoit un sens raisonnable que dans l’hypothèse du dogme de la métempsycose. Sans doute Luc, qui le contient aussi (ix, 18-20), ajoute οτι προφητης τις των αρχαιων ανεστη [qu’un des anciens prophètes était ressuscité], insinuant aux Juifs la supposition qu’un ancien prophète pouvait bien encore renaître en chair et en os : mais puisqu’ils le savaient déjà enseveli dans le tombeau depuis six à sept cents ans, et depuis longtemps tombé en poussière, ce serait là une absurdité manifeste. À la transmigration des âmes et à l’expiation qu’elle entraîne de toutes les fautes commises dans une vie antérieure, le christianisme a substitué le dogme du péché originel, c’est-à-dire de l’expiation encourue pour la faute d’un autre individu. Les deux doctrines identifient, et cela dans une intention morale, l’homme d’aujourd’hui avec celui qui a existé auparavant : la transmigration des âmes par une assimilation immédiate, le dogme du péché originel par un rapprochement indirect.

La mort est la grande leçon infligée par le cours des choses à la volonté de vivre, et plus intimement encore à l’égoïsme qui en est un élément essentiel ; on peut la concevoir comme un châtiment de notre existence[8]. C’est la rupture douloureuse du nœud que la génération avait formé avec volupté, c’est la destruction violente, due à la pénétration d’une force externe, de l’erreur fondamentale de notre être : c’est la grande désillusion. Nous sommes au fond quelque chose qui ne devrait pas être ; aussi cessons-nous d’exister. Le propre de l’égoïsme consiste, pour l’homme, à borner toute réalité à sa propre personne en s’imaginant n’exister que dans cette seule personne et non dans les autres. La mort le désabuse, en supprimant cette personne : alors l’essence de l’homme, sa volonté, n’existera désormais que dans d’autres individus, son intellect, au contraire, lui-même jusque-là pur phénomène, c’est-à-dire partie intégrante du monde comme représentation, et simple forme du monde extérieur, continuera à subsister justement aussi dans l’être représentatif, c’est-à-dire dans l’être objectif des choses considéré comme tel, et ainsi dans la seule existence du monde extérieur d’auparavant. Tout son moi ne vit donc plus désormais que dans ce qu’il avait jusqu’ici regardé comme le non-moi, car toute différence cesse entre l’externe et l’interne. Nous nous rappelons ici que l’homme le meilleur est celui qui établit le moins de différence entre lui-même et les autres, qui ne les regarde pas comme le non-moi absolu, tandis que pour le méchant cette différence est grande et même absolue, — toutes choses que j’ai développées dans mon mémoire sur le Fondement de la morale. C’est d’après cette différence que se détermine, en vertu de ce qui précède, le degré auquel la mort peut être regardée comme l’anéantissement de l’homme. — Mais si nous partons de ce principe que la différence est toute extérieure à moi, qu’en moi elle n’existe que par l’espace, qu'elle ne repose que sur le phénomène, sans être fondée dans la chose en soi, qu’ainsi elle n’est pas absolument réelle, nous ne verrons plus alors dans la perte de l’individualité propre que la perte d’un phénomène, et par suite qu’une perte apparente. Quelque réalité que puisse avoir cette différence dans la conscience empirique, du point de vue métaphysique, les deux phrases : « Je péris, mais le monde demeure, » et « Le monde périt, mais je demeure, » ne sont pas au fond véritablement distinctes.

Et par-dessus tout la mort est la grande occasion de n’être plus le moi : heureux alors qui sait en profiter ! Pendant la vie la volonté de l’homme est sans liberté : sa conduite est toujours fondée sur son caractère invariable, attachée à la chaîne des motifs, régie par la nécessité. Or maintenant chacun porte en soi le souvenir de bien des actions qui le rendent mécontent de lui-même. Que son existence vienne à se prolonger à l’infini, en vertu de l’invariabilité de son caractère, il ne cesserait jamais d’agir de la même façon. Aussi doit-il cesser d’être ce qu’il est, pour pouvoir sortir du germe de son être sous une forme nouvelle et différente. La mort dénoue donc ces liens, la volonté redevient libre car c’est dans l’esse, non dans l’operari, que réside la liberté : Finditur nodus cordis, dissolvuntur omnes dubitationes, ejusque opera evanescunt, est une maxime très célèbre des Védas, que répètent à satiété tous les védistes[9]. La mort est le moment de l’affranchissement d’une individualité étroite et uniforme, qui, loin de constituer la substance intime de notre être, en représente bien plutôt comme une sorte d’aberration : la liberté véritable et primitive reparaît à ce moment qui, au sens indiqué, peut être regardé comme une restitutio in integrum. De là, semble-t-il, cette expression de paix et de calme qui se peint sur le visage de la plupart des morts. En général, la mort de tout homme de bien est douce et tranquille ; mais mourir sans répugnance, mourir volontiers, mourir avec joie est le privilège de l’homme résigné, de celui qui renonce à la volonté de vivre et la renie : car seul il veut une mort réelle, et non plus seulement apparente ; par suite il ne sent ni le besoin ni le désir d’aucune permanence de sa personne. L’existence que nous connaissons, il la quitte sans peine ; ce qui la remplace est néant à nos yeux, parce que justement notre existence, comparée à celle-là, n’est qu’un néant. La foi bouddhiste nomme cette existence nirwana, c’est-à-dire extinction[10].


  1. Ce chapitre correspond au § 54 du premier volume.
  2. « In gladiatoriis pugnis timidos et supplices, et, ut vivere licent, obsecrantes etiam odisse solemus ; fortes et animosos, et se acriter morti offerentes servare cupimus. » (Cic., Pro Milone, c. 34.)
  3. La suspension des fonctions animales est le sommeil, celle des fonctions organiques est la mort.
  4. Il n’y a qu’un présent, et il est toujours : car il est la forme unique de l’existence réelle. Il faut arriver à comprendre que le passé diffère du présent non pas en soi, mais seulement dans notre appréhension, dont la forme, le temps, nous les présente comme distincts. Pour aider à cette conception, qu’on se figure tous les accidents, toutes les scènes de la vie humaine, bonnes ou mauvaises, heureuses ou non, effroyables ou repoussantes, telles qu’elles se produisent successivement dans le cours du temps et selon la différence des lieux, dans la diversité la plus variée et dans un changement perpétuel, qu’on se les figure comme existant toutes en une fois, en même temps et pour toujours dans le Nunc stans, tandis que c’est tantôt ceci, tantôt cela qui se manifeste seulement aux regards, et on comprendra alors ce que veut vraiment dire l’objectivation de la volonté de vivre. — La principale raison de l’agrément que nous trouvons aux tableaux de genre est aussi dans la fixité qu’ils donnent aux scènes fugitives de la vie. — C’est du sentiment de la vérité ci-dessus énoncée qu’est sorti le dogme de la métempsycose.
  5. « De toutes les objections présentées au système des Bhagavatas, qui n’est hérétique qu’en partie, celle à laquelle Vyasa attache le plus de poids est que l’âme ne serait pas éternelle si elle était une chose créée et si elle avait, par conséquent, un commencement. »
  6. « Dans l’enfer le sort le plus rigoureux est celui de ces impies du nom de Deitty : ce sont ceux qui, rejetant le témoignage de Bouddha, adhèrent à cette doctrine hérétique que tous les êtres vivants trouvent leur commencement dans le sein de leur mère et atteignent leur fin dans la mort. »
  7. « La métempsycose est par là le seul système de ce genre auquel la philosophie puisse prêter attention. » Ce traité posthume se trouve dans les Essays on suicide and the immortality of the soul, by the late Dav. Hume, Bâle, 1799, sold by James Decker. Cette réimpression de Bâle a ainsi sauvé de la destruction ces deux œuvres de l’un des plus grands penseurs et écrivains anglais, que, dans sa patrie, l’influence dominante d’une bigoterie stupide et des plus méprisables, l’autorité d’une prêtraille toute puissante et hardie avaient fait supprimer, à la honte éternelle de l’Angleterre. Ce sont, sur les deux sujets nommés, des recherches exemptes de toute passion et éclairées par la froide raison.
  8. La mort dit : « Tu es le produit d’un acte qui aurait dû ne pas être ; aussi te faut-il mourir pour l’effacer. »
  9. Sansara, De theologumenis Vedanticorum, ed. F.-H.-H. Windischmann, p. 37. — Oupnekhal, vol. I, p. 387 et p. 78 ; Colebrooke’s Miscellaneous essays, vol. I, p. 363.
  10. On a donné du mot nirwana des étymologies différentes. Selon Colebrooke (Transact. of the Roy. Asiat. soc., vol. I, p. 566), il vient de wa, souffler (souffle comme celui du vent) précédé de la négation nir, il signifie ainsi : « absence du vent » et comme adjectif : « éteint »). — De même, Obry, Du Nirvana indien, dit, p. 3 : « Nirvanam, en sanscrit, signifie à la lettre : extinction, telle que celle d’un feu. » — D’après l’Asiatic Journal ; vol. XXIV, p. 735, le vrai mot est « nerawana », de nera, sans, et wana, vie ; d’où le sens d’annihilatio. — Spence Hardy, dans le livre Eas’tern Monachism, p. 295, fait dériver « nirwana » de wana, désirs coupables, avec la négation nir. — J.-J. Schmitt, dans sa traduction de l’Histoire des Mongols orientaux, p. 307, dit que le mot sanscrit nirwana se traduisait en langage mongol par une phrase qui signifie : « sorti de la misère », « soustrait à la misère ». — D’après les leçons du même savant à l’Académie de Pétersbourg, nirwana est la contre-partie de « sansara », qui est le monde des renaissances continuelles, des appétits et des désirs, de l’illusion des sens et des formes variables, des phénomènes de la naissance, de la vieillesse, de la maladie et de la mort. — Dans la langue birmane le mot de nirwana, par analogie avec les autres mots sanscrits, prend la forme Niéban et se traduit par « disparition complète ». (Voir Sangermano, Description of the Burmese empire, transl. by Tandy, Rome, 1833, § 27.) Dans la première édition de 1819 j’écrivais moi aussi : Niéban, parce que nous ne possédions alors sur le bouddhisme que des renseignements incomplets fournis par les Birmans.