Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au quatrième livre/Chapitre XLVI
Sortie des ténèbres de l’inconscience pour s’éveiller à la vie, la volonté se trouve, comme individu, dans un monde sans fin et sans bornes, au milieu d’une foule innombrable d’individus, tous occupés à faire effort, à souffrir, à errer ; et comme emportée au travers d’un rêve effroyable, elle se hâte de rentrer dans son inconscience primitive. — Jusque-là cependant ses désirs sont infinis, ses prétentions inépuisables, et l’assouvissement de tout appétit engendre un appétit nouveau. Aucune satisfaction terrestre ne pourrait suffire à apaiser ses convoitises, à mettre un terme définitif à ses exigences, à combler l’abîme sans fond de son cœur. Considérez maintenant en regard ce que l’homme, en règle générale, obtient en satisfactions de ce genre : ce n’est presque jamais rien de plus que la misérable conservation de cette existence même, conquise au prix d’efforts journaliers, de fatigues incessantes et de soucis perpétuels dans la lutte contre le besoin, et avec cela toujours la mort au fond du tableau. — Tout dans la vie nous enseigne que le bonheur terrestre est destiné à être anéanti ou reconnu pour illusoire. Et ces dispositions prennent leur racine dans l’essence intime des choses. Aussi la vie de la plupart des hommes est-elle courte et calamiteuse. Les gens comparativement heureux ne le sont presque toujours qu’en apparence, ou ce sont, comme ceux qui vivent longtemps, de rares exceptions, dont la possibilité devait subsister — comme appât. La vie se présente comme une duperie qui se poursuit, dans le détail aussi bien que dans l’ensemble. A-t-elle promis, elle ne tient pas sa promesse, à moins de vouloir montrer combien peu désirable était la chose désirée par nous : nous voilà donc trompés tantôt par l’espérance même, tantôt par l’objet de notre espoir. A-t-elle donné, c’était alors pour nous demander à son tour. Le mirage attrayant du lointain nous montre des paradis qui s’évanouissent, semblables à des illusions d’optique, une fois que nous nous y sommes laissé prendre. Le bonheur réside donc toujours dans l’avenir, ou encore dans le passé, et le présent paraît être un petit nuage sombre que le vent pousse au-dessus de la plaine ensoleillée : devant lui et derrière lui tout est clair ; seul il ne cesse lui-même de projeter une ombre. Aussi est-il toujours insuffisant, tandis que l’avenir est incertain, et le passé irrévocable. Avec ses contrariétés petites, médiocres et grandes de chaque heure, de chaque jour, de chaque semaine et de chaque année, avec ses espérances déçues et ses accidents qui déjouent tous les calculs, la vie porte l’empreinte si nette d’un caractère propre à nous inspirer le dégoût, que l’on a peine à concevoir comment on a pu le méconnaître, et se laisser persuader que la vie existe pour être goûtée par nous avec reconnaissance et que l’homme est ici-bas pour vivre heureux. Cette illusion et cette désillusion persistantes, comme aussi la nature générale de la vie, ne semblent-elles pas bien plutôt créées et calculées en vue d’éveiller la conviction que rien n’est digne de nos aspirations, de nos menées, de nos efforts que tous les biens sont chose vaine, que le monde est de toutes parts insolvable, que la vie enfin est une affaire qui ne couvre pas ses frais, — et tout cela pour que notre volonté s’en détourne ?
La première manière dont cette vanité de tous les objets du vouloir se fait connaître et saisir par l’intellect inhérent à l’individu, c’est le temps. Le temps est la forme qui donne à ce néant des choses l’apparence d’une durée éphémère, qui réduit à rien entre nos mains toutes nos jouissances et toutes nos joies, pendant que nous nous demandons avec surprise où elles s’en sont allées. Ce néant même est par suite le seul élément objectif du temps, c’est-à-dire ce qui lui répond dans l’essence intime des choses, et ainsi la substance dont il est l’expression. Aussi le temps est-il justement la forme nécessaire et a priori de toutes nos intuitions en lui tout doit se manifester, même notre personne. Il s’ensuit que notre vie ressemble tout d’abord a un paiement fait sou par sou en simple monnaie de billon et dont il faut cependant donner quittance : la monnaie, ce sont les jours la quittance, c’est la mort. Car le temps finit par proclamer la sentence de la nature sur la valeur de tous les êtres apparus en elle, en les anéantissant :
Und das mit Recht : dann Alles was entsteht,
Ist werth, dasz es zu Gründe geht.
Drum besser war’sz, dasz nichts entstünde[2].
Ainsi donc la vieillesse et la mort, ces deux termes auxquels toute vie court nécessairement, sont l’arrêt de condamnation du vouloir-vivre sorti de la bouche même de la nature et qui prononce que ce vouloir-vivre est une aspiration destinée à se détruire elle-même. « Ce que tu as voulu, y est-il dit, aboutit à ce résultat : tâche de vouloir quelque chose de meilleur. » — Voilà donc, en somme, l’enseignement que chacun retire de sa vie : c’est que les objets de ses désirs ne cessent pas d’être illusoires, inconstants et périssables, plus propres par suite à lui apporter du tourment que de la joie, jusqu’au jour où enfin le fondement même tout entier, et le terrain sur lequel ils s’élevaient tous, s’écroule, et qu’alors l’anéantissement de sa propre vie lui confirme, par une dernière preuve, que toutes ses aspirations et tout son vouloir n’étaient que folie et égarement :
Then old age and experience, hand in hand,
Lead him to death, and make him understand,
After a search so painful and so long,
That all his life he has been in the wrong[3].
Mais j’ai l’intention d’entrer encore dans la partie plus spéciale de la question, car c’est sur ce point que j’ai rencontré le plus d’opposition. — Tout d’abord, j’ai indiqué tout à l’heure la nature négative de toute satisfaction, partant de toute jouissance et de tout bonheur, par opposition à la nature positive de la douleur ; c’est ce qu’il me faut confirmer dans ce qui suit.
Nous sentons le chagrin, mais non l’absence de chagrin ; le souci, mais non l’absence de souci ; la crainte, mais non la sécurité. Nous ressentons le désir, comme nous ressentons la faim et la soif ; mais le désir est-il rempli, aussitôt il en advient de lui comme de ces morceaux goûtés par nous et qui cessent d’exister pour notre sensibilité, dès le moment où nous les avalons. Nous remarquons douloureusement l’absence des jouissances et des joies, et nous les regrettons aussitôt ; au contraire, la disparition de la douleur, quand même elle ne nous quitte qu’après longtemps, n’est pas immédiatement sentie, mais tout au plus y pense-t-on parce qu’on veut y penser, par le moyen de la réflexion. Seuls, en effet, la douleur et le manque peuvent produire une impression positive et par là se dénoncer d’eux-mêmes : le bien-être, au contraire, n’est que pure négation. Aussi n’apprécions-nous pas les trois plus grands biens de la vie, la santé, la jeunesse et la liberté, tant que nous les possédons ; pour en comprendre la valeur, il faut que nous les ayons perdus, car ils sont aussi négatifs. Que notre vie était heureuse, c’est ce dont nous ne nous apercevons qu’au moment où ces jours heureux ont fait place à des jours malheureux. Autant les jouissances augmentent, autant diminue l’aptitude à les goûter : le plaisir devenu habitude n’est plus éprouvé comme tel. Mais par là même grandit la faculté de ressentir la souffrance ; car la disparition d’un plaisir habituel cause une impression douloureuse. Ainsi la possession accroît la mesure de nos besoins, et du même coup la capacité de ressentir la douleur. — Le cours des heures est d’autant plus rapide qu’elles sont plus agréables, d’autant plus lent qu’elles sont plus pénibles ; car le chagrin, et non le plaisir, est l’élément positif, dont la présence se fait remarquer. De même nous avons conscience du temps dans les moments d’ennui, non dans les instants agréables. Ces deux faits prouvent que la partie la plus heureuse de notre existence est celle où nous la sentons le moins ; d’où il suit qu’il vaudrait mieux pour nous ne la pas posséder. Une grande, une vive joie ne se peut absolument concevoir qu’à la suite d’un grand besoin passé ; car peut-il s’ajouter rien d’autre à un état de contentement durable qu’un peu d’agrément ou quelque satisfaction de vanité ? Aussi tous les poètes sont-ils contraints de placer leurs héros dans des situations douloureuses et pénibles, pour les en pouvoir ensuite tirer ; le drame et l’épopée ne peignent généralement, en conséquence, que des hommes en proie aux luttes, aux souffrances, aux tourments, et chaque roman est un vrai panorama, où l’on contemple les spasmes et les convulsions du cœur humain angoissé. Cette nécessité esthétique, Walter Scott en a rendu compte naïvement dans la conclusion de sa nouvelle Old mortality. — Il n’y a pas moins d’accord avec la vérité démontrée par moi dans les paroles de Voltaire, ce favori de la fortune et de la nature : « Le bonheur n’est qu’un rêve, et la douleur est réelle ; » et plus loin : « Il y a quatre-vingts ans que je l’éprouve. Je n’y sais autre chose que me résigner, et me dire que les mouches sont nées pour être mangées par les araignées, et les hommes pour être dévorés par les chagrins. »
Avant de prononcer avec tant d’assurance que la vie est un bien digne de désirs ou de reconnaissance, qu’on veuille comparer une fois sans passion la somme de toutes les joies possibles qu’un homme peut goûter dans son existence, avec celle de toutes les souffrances possibles qui peuvent l’atteindre. À mon sens, la balance ne sera pas difficile à établir. Mais au fond c’est une discussion bien superflue que celle qui porte sur la proportion du bien et du mal dans le monde : déjà la simple existence du mal tranche la question ; car le mal ne peut être jamais ni effacé, ni même compensé par un bien simultané ou postérieur :
Mille piacer’ non vagliono un tormento[4].
Petr.
En effet, des milliers d’hommes auraient vécu dans le bonheur et la volupté, que les angoisses mortelles et les tortures d’un seul n’en seraient pas supprimées ; et mon bonheur présent n’empêche pas plus mes souffrances passées de s’être produites. Y aurait-il donc sur terre cent fois moins encore de mal qu’il n’y en a, que cependant la simple existence du mal suffirait encore à fonder cette vérité susceptible de plusieurs expressions diverses, quoique toutes un peu indirectes, que nous avons bien moins à nous réjouir qu’à nous affliger de l’existence du monde ; — que sa non-existence serait préférable à son existence, qu’il est une chose qui au fond ne devrait pas être, etc. — C’est ce que Byron exprime ainsi dans des vers de toute beauté :
Our life is a false nature, — ’tis not in
The harmony of things, this hard decree,
This uneradicable taint of sin.
This boundless upas, this all-blasting tree
Whose root is earth, whose leaves and branches be
The skies, which rain their plagues on men like dew —
Disease, death, bondage — all the woes we see —
And worse, the woes we se not — which throb trough
The immedicable soul, with heart-aches ever new[5].
Supposons que le monde et la vie soient à eux-mêmes leur propre fin, qu’ils n’exigent par conséquent ni justification théorique, ni réparation ou dédommagement pratiques, qu’ils représentent, à peu près au sens de Spinoza et des spinozistes actuels, l’unique manifestation d’un Dieu qui, animi causa, ou encore pour se mirer dans son œuvre, entreprendrait une telle évolution sur lui-même, d’où suivrait l’inutilité de justifier leur existence par des raisons, et de la racheter par des conséquences, qu’adviendrait-il ? Il faudrait alors, non pas sans doute qu’il y eût compensation entière des tourments et des souffrances de la vie par ses jouissances et ses commodités, — la chose, nous l’avons dit, est impossible : ma douleur présente ne peut jamais être supprimée par des satisfactions futures ; les unes et les autres remplissent leur temps, — mais il faudrait que la souffrance n’existât plus du tout, que la mort aussi cessât d’être, ou tout au moins d’avoir rien d’effrayant pour nous. À ce seul prix la vie paierait sa propre rançon.
Mais, puisque notre condition est bien plutôt un état qui ferait mieux de ne pas être, tout ce qui nous environne porte alors la trace de ce caractère, comme tout, dans l’enfer, est imprégné d’une odeur de soufre. Tout objet est toujours imparfait et trompeur, tout plaisir mêlé de déplaisir, toute jouissance réduite à n’être jamais qu’une demi-jouissance ; tout contentement porte en soi un principe de trouble ; tout soulagement, une source de fatigues nouvelles ; tout remède à nos misères de chaque jour et de chaque heure nous fait défaut à chaque moment et nous refuse son service ; le degré sur lequel nous posons le pied se brise à tout instant sous nos pas. Oui, les infortunes grandes ou petites, voilà l’élément de notre vie, et, pour tout dire en un mot, nous ressemblons à Phinée, dont les Harpies souillaient tous les aliments et les rendaient immangeables. Contre ce mal, deux moyens sont mis en pratique : le premier, c’est l’ευλαϐεια, c’est-à-dire la prudence, la prévoyance, la ruse ; mais, toujours incomplètement informée, et toujours insuffisante, elle tourne à notre confusion. Le second moyen, c’est le sang-froid stoïcien qui prétend désarmer la mauvaise fortune par la résignation à tous les coups qu’elle frappe, et le dédain pour tous ses arrêts : dans la pratique il conduit au renoncement cynique qui préfère rejeter loin de soi, une fois pour toutes, tous les remèdes et tous les soulagements ; il fait de l’homme un chien semblable à Diogène dans son tonneau. La vérité, la voici : nous devons être misérables, et nous le sommes. Et la source principale des maux les plus graves qui atteignent l’homme, c’est l’homme même : homo homini lupus. Pour qui embrasse bien du regard cette dernière vérité, le monde apparaît comme un enfer, plus terrible que celui de Dante en ce que l’un doit y être le démon de l’autre ; sans doute tel homme est plus propre à ce rôle que tel autre, avant tous, par exemple, un archidémon qui, se présentant sous la figure d’un conquérant, met en présence quelques centaines de mille hommes et leur crie : « Souffrir et mourir, voilà votre destinée ; et maintenant feu de tous vos fusils et de tous vos canons les uns sur les autres ! » et ils obéissent. Mais en général, l’iniquité, l’extrême injustice, la dureté, la cruauté même, tels sont les principaux traits de la conduite des hommes les uns envers les autres : le contraire n’est qu’une rare exception. C’est là-dessus, et non sur vos contes en l’air, que repose la nécessité de l’État et de la législation. Mais, dans tous les cas qui ne tombent pas sous l’empire des lois, se montre aussitôt le manque d’égards propre à l’homme envers ses semblables, qui sort de son égoïsme infini, parfois aussi de sa méchanceté. Comment l’homme agit avec l’homme, nous le voyons par exemple dans l’esclavage des nègres, dont le but final est de nous procurer le sucre et le café. Mais il n’est pas besoin d’aller si loin : entrer à l’âge de cinq ans dans une filature ou toute autre fabrique et, depuis ce moment, rester là assis chaque jour, dix heures d’abord, puis douze, enfin treize à exécuter le même travail mécanique, voilà qui s’appelle acheter cher le plaisir de respirer. Eh bien, ce sort est celui de millions d’individus, et bien des millions d’autres en ont un analogue.
Pour nous autres cependant, le moindre hasard suffit à nous rendre parfaitement malheureux ; le parfait bonheur, rien sur terre ne nous le peut donner. Quoi qu’on dise, le moment le plus heureux de l’homme heureux est encore celui où il s’endort, comme l’instant le plus malheureux de la vie de l’homme malheureux est celui de son réveil. Au surplus, une preuve indirecte, mais certaine, de ce que les hommes se sentent malheureux et, en conséquence, le sont, est encore fournie par l’envie féroce, innée en chacun de nous, qui, dans toutes les circonstances de la vie, éclate au sujet de quelque supériorité que ce soit, et ne peut retenir son venin. Le sentiment qu’ils ont d’être malheureux empêche les hommes de supporter la vie d’un soi-disant heureux : celui qui se sent momentanément heureux voudrait aussitôt répandre le bonheur tout autour de soi, et dit :
Que tout le monde ici soit heureux de ma joie.
Si la vie était en soi un bien précieux et décidément préférable au non-être, la porte de sortie n’aurait pas besoin d’en être occupée par des gardiens aussi effroyables que la mort et ses terreurs. Mais qui consentirait à persévérer dans l’existence, telle qu’elle est, si la mort était moins redoutable ? — Et, si la vie n’était que joie, qui pourrait aussi endurer la seule pensée de la mort ! — Mais, dans notre situation présente, elle a toujours du moins ce bon côté d’être la fin de la vie, et nous nous consolons des souffrances de la vie par la mort, et de la mort par les souffrances de la vie. La vérité est qu’elles sont toutes deux inséparablement liées, et constituent pour nous un état d’erreur, d’où il est aussi difficile que désirable de revenir.
Si le monde n’était pas quelque chose qui, dans l’expression pratique, ne devrait pas être, théoriquement il ne serait pas non plus un problème : au contraire, ou bien alors son existence n’aurait besoin d’aucune explication, puisqu’elle se comprendrait si entièrement d’elle-même qu’il ne pourrait venir à aucun esprit le moindre étonnement, la moindre question à ce sujet ; ou bien la fin de cette existence apparaîtrait avec une évidence qui ne permettrait pas de la méconnaître. Loin de là, il est même un problème inextricable : en effet, la philosophie même la plus parfaite ne cessera jamais de contenir un élément inexpliqué, semblable à un précipité insoluble, ou au reste que laisse toujours le rapport irrationnel de deux grandeurs. Si donc un homme ose jeter en avant cette question : « Pourquoi le néant n’est-il pas plutôt que ce monde ? » le monde ne se peut justifier de lui-même, il ne peut trouver en lui-même aucune raison, aucune cause finale de son existence, il ne peut démontrer qu’il existe en vue de lui-même, c’est-à-dire pour son propre avantage. — Dans ma théorie la véritable explication est que la source de son existence est formellement sans raison : elle consiste, en effet, dans un vouloir-vivre aveugle, qui, en tant que chose en soi, ne peut être soumis au principe de raison, forme exclusive des phénomènes et seul principe justificatif de toute question. Ce résultat est en parfaite harmonie avec la nature du monde, car seule une volonté aveugle pouvait se mettre elle-même dans la situation où nous nous voyons. Au contraire, une volonté capable de voir eût bien vite fait d’évaluer que l’affaire ne couvre pas ses frais, puisque des aspirations si violentes, puisque tant d’efforts et la tension de toutes nos forces, avec des succès, des angoisses et des misères perpétuelles, avec cette inévitable destruction qui attend toute vie individuelle, ne trouvent pas le moindre dédommagement dans cette existence éphémère, conquise au prix de tant de peines et qui se réduit à rien entre nos mains. Aussi toute explication du monde par le moyen du νους d’Anaxagore, c’est-à-dire au moyen d’une volonté éclairée par la connaissance, appelle-t-elle nécessairement pour excuse un optimisme, qu’elle expose et défend ensuite en dépit du témoignage criant d’un monde entier plein de douleur. On veut voir alors dans la vie un présent, tandis qu’il est manifeste que chacun aurait répondu : « Grand merci ! » s’il avait pu examiner et estimer le don à l’avance. C’est à peu près le cas de ce fils de Lessing dont le père admirait l’esprit, et qui, introduit de force dans le monde par le forceps, parce qu’il ne voulait absolument pas y entrer, y était à peine qu’il se hâtait de s’en échapper. On m’opposera sans doute que la vie, d’un bout à l’autre, ne doit être aussi qu’une leçon ; à quoi chacun pourrait répondre : « Voilà justement pourquoi j’aurais voulu être laissé dans le repos de ce néant qui me suffisait, et où je n’avais besoin ni de leçons ni de rien d’autre. » Viendrait-on encore ajouter que l’homme doit un jour rendre compte de chaque heure de son existence ; mais c’est lui-même qui serait bien plutôt autorisé à demander d’abord raison pour avoir été tiré de ce repos et jeté dans une situation si critique, si sombre, si tourmentée et si douloureuse. — Voilà donc où mène l’erreur dans une théorie fondamentale. Car l’existence humaine, bien loin d’être empreinte du caractère d’un don, porte dans toutes ses parties celui d’une dette contractée. Le recouvrement de cette dette s’opère sous la forme des besoins pressants, institués par cette existence même, sous celle des désirs torturants et des misères sans fin. En général, le temps entier de la vie s’emploie à acquitter cette dette, et cependant on n’en amortit ainsi que les intérêts. Le paiement du capital ne se fait que par la mort. — Et quand cette dette a-t-elle été contractée ? — Dans l’acte de la génération.
En considérant l’homme, d’après ces idées, comme un être dont l’existence est un châtiment et une expiation, on l’aperçoit déjà sous un jour plus vrai. Le mythe du péché et de la chute (quoique emprunté, selon toute vraisemblance, ainsi que l’ensemble du judaïsme, au Zend-Avesta, Bun-Dehesch, 15) est le seul de l’Ancien Testament auquel je puisse reconnaître une vérité métaphysique, bien que purement allégorique ; bien plus, il est même le seul qui me réconcilie avec l’Ancien Testament. Il n’est rien d’autre, en effet, à quoi notre existence ressemble autant qu’à la conséquence d’une chute et d’une convoitise criminelle. Aussi le christianisme du Nouveau Testament, dont l’esprit moral est celui du brahmanisme et du bouddhisme, très étranger par suite à l’optimisme du reste de l’Ancien Testament, a-t-il eu la très haute sagesse de tout rattacher à ce mythe : hors de là il n’eût même pas trouvé de point d’appui dans le judaïsme. — Veut-on évaluer le degré de culpabilité dont notre existence est chargée, qu’on regarde à la souffrance qui fait corps avec elle. Toute grande douleur, physique ou morale, exprime ce que nous méritons : car elle ne pourrait nous atteindre si nous ne la méritions pas. C’est sous ce jour aussi que le christianisme voit notre existence ; la preuve en est un passage du Commentaire de Luther sur l’épître aux Galates, c. iii, dont je n’ai devant moi que la version latine : Sumus autem nos omnes corporibus et rebus subjecti Diabolo, et hospites sumus in mundo, cujus ipse princeps et Deus est. Ideo panis, quem edimus, potus, quem bibimus, vestes, quibus utimur, imo aer et totum quo vivimus in carne, sub ipsius imperio est. — On s’est récrié contre le caractère mélancolique et désespéré de ma philosophie. La seule raison en est pourtant qu’au lieu de conter la fable d’un enfer à venir comme compensation de nos fautes, j’ai montré que le séjour même du péché, le monde, présentait déjà quelque chose d’infernal ; et qui voudrait le nier pourrait facilement en faire une fois l’épreuve.
Et c’est ce monde, ce rendez-vous d’individus en proie aux tourments et aux angoisses qui ne subsistent qu’en se dévorant les uns les autres, où, par suite, chaque bête féroce est le tombeau vivant de mille autres animaux et ne doit sa propre conservation qu’à une chaîne de martyres, où ensuite avec la connaissance s’accroît la capacité de sentir la souffrance, jusque dans l’homme où elle atteint son plus haut degré, degré d’autant plus élevé que l’homme est plus intelligent — c’est ce monde auquel on a voulu ajuster le système de l’optimisme et qu’on a prétendu prouver être le meilleur des mondes possibles ! L’absurdité est criante. — Cependant l’optimiste m’ordonne d’ouvrir les yeux, de plonger mes regards dans le monde, de voir combien il est beau, à la lumière du soleil, avec ses montagnes, ses vallées, ses fleuves, ses plantes, ses animaux, etc. — Mais le monde est-il donc un panorama ? Sans doute ces choses sont belles à voir ; mais être l’une d’elles, c’est une tout autre affaire. — Puis vient un téléologue avec ses vues d’admiration pour la sage ordonnance qui veille à ce que les planètes ne donnent pas de la tête les unes contre les autres, à ce que la terre et la mer ne se mêlent pas dans une bouillie informe, mais demeurent bien joliment séparées, à ce que tout ne s’engourdisse pas dans un froid continuel et ne soit pas non plus grillé par la chaleur, à ce qu’en même temps l’obliquité de l’écliptique empêche un printemps éternel, où rien ne pourrait parvenir à maturité, etc. — Mais tous ces faits et autres du même genre sont de pures conditions sine quibus non. Si en effet, il doit, en général, exister un monde, si les planètes doivent pour le moins en subsister aussi longtemps qu’il faut à un rayon lumineux d’une étoile fixe éloignée pour arriver jusqu’à elles, et si elles ne doivent pas, comme le fils de Lessing, disparaître aussitôt après leur naissance — le monde avait bien alors besoin d’une charpente assez habilement faite pour ne pas menacer de s’écrouler par sa base. Mais allons aux résultats de l’œuvre tant vantée, considérons les acteurs qui agissent sur cette scène bâtie avec une solidité si durable, et voyons maintenant la douleur se rencontrer avec la sensibilité, croître à mesure que la sensibilité s’élève vers l’intelligence, voyons ensuite, marchant toujours du même pas que l’intelligence, les désirs et les souffrances paraître toujours plus forts et grands, jusqu’à ce que la vie humaine finisse par ne plus offrir d’autre matière que celle des tragédies et des comédies — et alors si nous ne feignons pas, nous ne serons guère disposés à entonner des Alléluias. Du reste, dans sa Natural history of religion, sect. 6, 7, 8 et 13, David Hume a, sans ménagement et d’un ton de vérité triomphante, dévoilé l’origine véritable, mais cachée de ces explosions d’allégresse. Dans le dixième et le onzième livre de ses Dialogues on natural religion, il expose encore en toute franchise et par des arguments très solides, quoique très différents des miens, la misérable condition de ce monde et l’impossibilité absolue de soutenir l’optimisme ; il y attaque en même temps cette doctrine dans sa racine. Les deux ouvrages de Hume sont aussi dignes d’être lus qu’ils sont aujourd’hui inconnus en Allemagne, où par contre, sous couleur de patriotisme, on trouve un plaisir incroyable dans le rebutant bavardage de têtes indigènes des plus vulgaires et toutes pleines de leurs mérites, qu’on proclame de grands esprits. Cependant Hamann a traduit ces Dialogues ; Kant en a revu la traduction, et dans sa vieillesse encore il voulait pousser le fils d’Hamann à la publier, trouvant insuffisante celle de Platner. (Voir Biographie de Kant, par F. W. Schubert, pages 81 et 165.) — D’une seule page de David Hume, il y a plus à tirer que de toutes les œuvres philosophiques réunies d’Hegel, de Herbart et de Schleiermacher.
Le fondateur de la théorie opposée, de l’optimisme systématique, est Leibniz, dont je n’ai pas l’intention de nier les mérites philosophiques, quoique je n’aie jamais réussi à pénétrer le vrai sens de la Monadologie, de l’harmonie préétablie et de l’identitas indiscernibilium. Ses Nouveaux essais sur l’entendement ne sont qu’un extrait de l’ouvrage de Locke justement célèbre de par le monde ; par la critique détaillée, destinée à corriger Locke, mais bien faible dont il accompagne cet extrait, il s’oppose à Locke avec aussi peu de bonheur qu’au système de la gravitation de Newton par son Tentamen de motuum cœlestium causis. La Critique de la raison pure est dirigée spécialement contre cette philosophie de Leibniz-Wolf et présente avec elle un rapport de polémique, même de polémique destructive, comme avec celle de Locke et Hume celui d’une continuation et d’un développement. Aujourd’hui les professeurs de philosophie s’efforcent de tous côtés de remettre sur ses pieds Leibniz avec ses sottises, bien plus, de le glorifier, et de rabaisser d’autre part Kant autant que possible et de le mettre à l’écart ; ils ont, pour le faire, une très bonne raison, celle du primum vivere : la Critique de la raison pure n’admet pas en effet qu’on fasse passer de la mythologie juive pour de la philosophie, ni qu’on parle, sans façons, de l’âme comme d’une réalité donnée, bien connue, bien accréditée, sans rendre compte de la manière dont on est arrivé à ce concept et du droit qu’on a d’en faire un usage scientifique. Mais primum vivere, deinde philosophari ! À bas Kant, et vive notre Leibniz ! — Pour en revenir donc à ce dernier, je ne puis reconnaître à la Théodicée, en tant que large et méthodique exposé de l’optimisme, d’autre mérite que celui d’avoir plus tard fourni au grand Voltaire l’occasion de son immortel Candide ; vérification bien inattendue pour Leibniz de cette excuse boiteuse si souvent invoquée par lui en faveur des maux de ce monde, à savoir que le mal engendre parfois le bien. Par le nom seul de son héros, Voltaire a indiqué qu’il suffit d’être sincère pour convenir du contraire de l’optimisme. En vérité, sur ce théâtre du péché, de la souffrance et de la mort, l’optimisme fait une bien étrange figure ; et c’est pour une ironie qu’il faudrait le prendre, si la source secrète de cette tendance, si plaisamment découverte par Hume, comme il a été dit plus haut, c’est-à-dire une flatterie hypocrite, accompagnée d’une confiance injurieuse dans son propre succès, ne nous en expliquait assez la naissance.
Il y a plus : aux sophismes palpables employés par Leibniz pour démontrer que ce monde est le meilleur des mondes possibles, on peut opposer la preuve sérieuse et loyalement établie qu’il en est le plus mauvais. Possible, en effet, signifie non pas ce qui peut se présenter à l’imagination rêveuse de chacun, mais ce qui peut exister et subsister d’une vie réelle. Or ce monde a été disposé pour pouvoir tout juste exister, tel qu’il devait être : serait-il un peu plus mauvais, qu’il ne pourrait déjà plus subsister. Par conséquent un monde pire, étant incapable de subsister, est absolument impossible, et des mondes possibles notre monde est ainsi le plus mauvais. Car il n’y aurait pas seulement besoin d’une rencontre de planètes donnant de la tête l’une dans l’autre, il suffirait même d’un accroissement persistant d’une quelconque des perturbations réelles qui se produisent dans leur cours, au lieu de cette compensation insensible des unes par les autres, pour amener à bref délai la fin du monde : les astronomes savent de quelles circonstances fortuites dépend un tel événement, puisque la principale en est le rapport irrationnel des temps de révolution ; c’est à grand-peine qu’ils ont extrait de leurs chiffres ce résultat que tout peut encore bien se passer et que le monde peut, en conséquence, rester debout et marcher tel qu’il est. Sans doute Newton est d’un avis opposé ; je veux pourtant espérer qu’ils ne se sont pas trompés dans leurs calculs, et qu’ainsi le perpetuum mobile mécanique réalisé dans notre système planétaire ne finira pas, comme tous les autres, par s’engourdir dans le repos. — En outre, la solide écorce planétaire abrite et recouvre les forces naturelles puissantes, toutes prêtes, au moindre hasard qui leur laissera le champ libre, à anéantir et l’écorce et tous les vivants qu’elle porte ; sur notre planète, le fait s’est déjà produit trois fois au moins et se répétera plus souvent encore. Les tremblements de terre de Lisbonne et de Haïti, l’ensevelissement de Pompéi ne sont que de légères et malignes allusions aux catastrophes possibles. — Une faible altération de l’atmosphère, chimiquement même indémontrable, produit le choléra, la fièvre jaune, la peste noire, etc., qui enlèvent des millions d’hommes ; une altération quelque peu plus grande suffirait à éteindre toute vie. Une élévation très moyenne de la chaleur dessécherait les fleuves et tarirait les sources. — En fait de facultés et d’organes, les animaux ont reçu tout juste à peine le nécessaire pour soutenir leur vie et nourrir leur progéniture, et cela sous condition des plus pénibles efforts ; aussi un animal vient-il à perdre un membre, ou seulement le complet usage de ce membre, il est presque toujours condamné à périr. La race humaine elle-même, quelque puissants instruments qu’elle possède dans l’intelligence et dans la raison, vit pour les neuf dixièmes dans une lutte constante contre le besoin, toujours sur le bord de l’abîme, et ne conservant l’équilibre au-dessus du gouffre qu’au prix de mille efforts. Partout ainsi, qu’il s’agisse de l’individu isolé comme de l’ensemble, les conditions d’existence ont été mesurées avec une étroite économie, sans jamais rien de superflu ; voilà pourquoi l’existence individuelle s’écoule dans un combat incessant pour la vie, au milieu de menaces de destruction qui l’accompagnent à chaque pas. Et parce que ces menaces se réalisent trop souvent, voilà pourquoi il a fallu pourvoir, par une incroyable surabondance de germes, à ce que la destruction des individus n’entraînât pas celle des espèces, auxquelles seules la nature prend un sérieux intérêt. Le monde est, par conséquent, aussi mauvais qu’il lui est possible de l’être, étant admis d’une façon générale qu’il doit être encore. (C. q. f. d.) — Les pétrifications de races d’animaux très différentes et qui jadis ont habité notre planète, nous fournissent, à l’appui de notre calcul, les témoignages de mondes dont le maintien n’était plus possible, qui par suite étaient encore un peu plus mauvais que le pire des mondes possibles.
L’optimisme est au fond l’éloge illégitime que s’adresse à lui-même l’auteur propre du monde, le vouloir-vivre, en se mirant avec complaisance dans son œuvre : et par suite il est une doctrine non plus seulement fausse, mais même pernicieuse. Car il nous représente la vie comme un état désirable, et le bonheur de l’homme comme fin de la vie. Partant, chacun croit alors avoir les droits les plus justes au bonheur et au plaisir : ne les a-t-il pas en partage, comme il arrive presque toujours, il croit qu’on lui fait tort, bien plus, qu’il manque le but de son existence. N’est-il pas beaucoup plus juste, au contraire, de considérer comme objet de notre vie le travail, la privation, la misère et la souffrance, le tout couronné par la mort, à l’exemple du brahmanisme et du bouddhisme, et aussi du vrai christianisme, parce que ce sont là les seules voies qui mènent à la négation du vouloir-vivre ? Pour le Nouveau Testament le monde est une vallée de larmes, la vie un procès de réhabilitation, et le christianisme a pour symbole un instrument de torture. Aussi, à l’apparition de l’optimisme avec Leibniz, Schaftesbury, Bolingbroke et Pope, l’objection générale qu’on y faisait reposait principalement sur ce que l’optimisme est inconciliable avec le christianisme ; dans la préface de son excellent poème le Désastre de Lisbonne, expressément dirigé aussi contre l’optimisme, Voltaire le rapporte et l’explique. Ce qui me fait louer volontiers ce grand homme, à l’encontre des injures que lui prodigue une foule vénale d’écrivailleurs allemands, ce qui pour moi le place décidément au-dessus de Rousseau, en prouvant la plus grande profondeur de son esprit, ce sont trois vues, auxquelles il était arrivé : 1° l’idée de la prépondérance du mal et de la calamité dans l’existence, dont il est intimement pénétré ; 2° celle de la rigoureuse nécessité des actes de la volonté ; 3° celle de la vérité du principe de Locke, que l’élément pensant peut être aussi de nature matérielle. Rousseau, au contraire, combat toutes ces opinions par les déclamations de sa Profession de foi du vicaire savoyard, plate philosophie de pasteur protestant ; de même, et dans le même esprit, il prend la plume contre le beau poème de Voltaire cité plus haut et en faveur de l’optimisme, et, dans sa longue lettre à Voltaire du 18 août 1756, toute entière consacrée à cet objet, il le défend par un raisonnement maladroit, superficiel et logiquement faux. Il y a plus : le trait fondamental et le πρωτον ψευδος de toute la philosophie de Rousseau est qu’il remplace la doctrine chrétienne du péché originel et de la perversité primitive de la race humaine par une bonté originelle et une perfectibilité indéfinie, que la civilisation et ses conséquences ont seules fait dévier : voilà la base sur laquelle il édifie son optimisme et son humanisme.
Voltaire, dans Candide, faisait la guerre à l’optimisme d’une manière plaisante ; Byron l’a faite à sa façon sérieuse et tragique dans son immortel chef-d’œuvre de Caïn, auquel il dut la gloire d’être injurié par l’obscurantin Frédéric Schlegel. Si je voulais maintenant terminer en produisant, comme confirmation de ma théorie, les maximes des grands esprits de tous les temps émises dans ce sens contraire à l’optimisme, mes citations ne prendraient pas de fin : presque tous, en effet, ont exprimé en termes énergiques leur connaissance des calamités de ce monde. Ce n’est donc pas pour appuyer, mais seulement pour orner ce chapitre que je donne ici place, dans la conclusion, à quelques sentences de ce genre.
Rappelons tout d’abord que les Grecs, si éloignés qu’ils fussent de la conception chrétienne du monde ou de celle de la Haute Asie, si résolument qu’ils se tinssent sur le terrain de l’affirmation de la volonté, n’en étaient pas moins profondément saisis des misères de l’existence. Une première preuve en est l’invention de la tragédie qui leur appartient. Une seconde preuve en est une coutume thrace, rapportée pour la première fois par Hérodote (v, 4) et souvent mentionnée après lui : les Thraces saluaient le nouveau-né par des gémissements et lui énuméraient tous les maux au-devant desquels il allait désormais marcher ; les funérailles au contraire étaient chez eux empreintes de gaieté, ils se réjouissaient pour le mort qu’il eût échappé à des souffrances si vives et si nombreuses. C’est ce qui s’exprime dans ces beaux vers que nous a conservés Plutarque :
Τον φυντα θρηνειν, εις οσ'ερχεται κακα
Τον δ'αυ θανοντα και πονων πεπαυμενον
Χαιροντας ευφημουντας εκπεμπειν δομων.
[Lugere genitum, tanta qui intrarit mala ;
At morte si quis finisset miserias,
Hunc laude amicos atque lætitia exsequi.]
C’est non à une parenté historique, mais à une identité morale sur ce point qu’il faut attribuer l’habitude des Mexicains de souhaiter au nouveau-né la bienvenue en ces termes : « Mon enfant, tu es né pour pâtir ; ainsi donc pâtis, souffre et tais-toi. » Et Swift obéissait au même sentiment quand il avait coutume, dès sa jeunesse (à en croire sa biographie par Walter Scott), de célébrer le jour de sa naissance comme un moment non pas de joie, mais d’affliction, et de lire à chaque anniversaire le passage de la Bible dans lequel Job déplore et maudit le jour où on a dit dans la maison de son père : il est né un fils.
Chacun connaît cet endroit de l’apologie de Socrate, qu’il serait trop long de transcrire, où Platon fait dire au plus sage des mortels que la mort, nous enlèverait-elle même pour toujours la conscience, serait encore un merveilleux avantage, car un sommeil profond et sans rêves est préférable à chaque jour même de la vie la plus fortunée.
Une maxime d’Héraclite était ainsi conçue :
Τω ουν βιω ονομα μεν βιος, εργον δε θανατος.
[Vitæ nomen quidem est vita, opus autem mors.]
(Etymologicum magnum, voce βιος ; et encore Eustath. ad Iliad., I, p. 31.)
Les beaux vers de Théognis sont célèbres :
Αρχην μεν μη φυναι επιχθονιοισιν αριστον,
Μηδ' εισιδειν αυγας οξεος ηελιοθ
Φυντα δ'οπως ωκιστα πυλας Αιδαο περησαι,
Και κεισθαι πολλην γην επαμησαμενον.
[Optima sors homini natum non esse, nec unquam
Adspexisse diem, flammiferumque jubar.
Altera jam genitum demitti protinus Orco
Et pressum multa mergerecorpus humo.]
Sophocle, dans l’Œdipe à Colone (1225), en a donné l’abrégé suivant :
Μη φυναι τον απαντα νικα λογον το δ'επει φανη,
Βηναι κειθεν, οθεν περ ηκει, πολυ δευτερον, ως ταχιστα.
[Natum non esse sortes vincit alias omnes : proxima autem est, ubi quis in lucem editus fuerit, eodem redire, unde venit, quam occissime.]
Euripide dit :
Πας δ'οδυνηρος βιος ανθρωπων,
Κουκ εστι πονων αναπαυσις.
[Omnsi hominum vita est plena dolore,
Nec datur laborum, remissio.]
(Hippol., v. 189.)
Et Homère l’avait déjà dit :
Ου μεν γαρ τι που εστιν οιζυρωτεπον ανδρος
Παντων, οσσα δε γαιαν επι πνειει τε και ερπει.
[Non enim quidquam alicubi est calamitosius homine
Omnium, quotquot super terram spirantque et moventur.]
(Il., xvii, 446.)
Pline lui-même dit : « Quapropter hoc primum quisque in remediis animi sui habeat, ex omnibus bonis, quæ homini natura tribuit, nullum melius esse tempestiva morte. » (Hist., nat., xxviii, 2.)
Shakespeare met ces paroles dans la bouche du vieux roi Henri IV :
O heaven ! that one might read the book of fate,
And see the revolution of the times,
. . . . . how chances mock,
And changes fill the cup of alteration
With divers liquors ! O, if this were seen,
The happiest youth, — wiewing his progress through,
What perils past, crosses to ensue, —
Would shut the book, and sit him down and die[6]
Byron enfin :
Count o’er the joys thine hours have seen,
Count o’er thy days from anguish free,
And know, whatever thou hast been,
’Tis something better not to be[7].
Balthazar Gracian nous dépeint aussi la détresse de l’existence sous les couleurs les plus noires dans le Criticon, Parte I, Crisi 5, au début, et crisi 7 à la fin, où il représente la vie comme une farce tragique.
Personne cependant n’a été autant au fond du sujet et ne l’a autant épuisé que de nos jours l’a fait Leopardi. Il en est tout rempli et tout pénétré : la dérision et la misère de notre existence, voilà le tableau qu’il trace à chaque page de ses œuvres, mais pourtant avec une telle diversité de formes et de tours, avec une telle richesse d’images, que, loin de provoquer jamais l’ennui, il excite bien plutôt chaque fois l’intérêt et l’émotion.
- ↑ Ce chapitre se rapporte aux §§ 56-59 du premier livre. — Cf.aussi les chapitres xi et xii du second volume des Parerga et Paralipomena.
- ↑ « Et il n’a pas tort : car tout être qui nait est digne de disparaître. Aussi vaudrait-il mieux pour lui de ne pas naître. »
- ↑ « Alors la vieillesse et l’expérience, la main dans la main, le conduisent à la mort et lui font reconnaître qu’après de si longs, de si pénibles efforts, il a été dans l’erreur, durant sa vie entière. »
- ↑ Mille jouissances ne valent pas un tourment.
- ↑ Notre vie est de nature fausse : elle ne peut avoir place dans l’harmonie des choses, cette dure fatalité, celle indestructible contagion du péché, cet upas sans bornes, cet arbre qui infecte tout, qui a pour racine la terre, pour feuilles et pour rameaux les nuages, qui déversent, comme une rosée sur les hommes, leurs fléaux — maladie, mort, esclavage — tous les maux visibles et, qui pis est, tous les maux invisibles, dont l’âme incurable est pénétrée, agitée à chaque fois d’une douleur nouvelle.
- ↑ « Oh ! si on pouvait lire dans le livre de la destinée, si on pouvait y voir les révolutions des temps, les railleries de la fortune à notre adresse, et les breuvages successifs que nous présentent les vicissitudes des choses, — oh ! celui qui le verrait ! serait-il le plus joyeux des jeunes gens, en parcourant du regard le cours de sa vie, les épreuves passées, les menaces de l’avenir, il fermerait le livre à grand bruit, il s’assiérait sur lui et il mourrait. »
- ↑ Fais le compte des joies qu’ont vues tes heures ; fais le compte des jours qui ont été libres d’angoisse ; et sache que, quoi que tu puisses avoir été, il est encore quelque chose de meilleur : c’est de ne pas être.