Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au quatrième livre/Chapitre XLV

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 379-383).


CHAPITRE XLV[1]
DE L’AFFIRMATION DE LA VOLONTÉ DE VIVRE


Si la volonté de vivre ne se manifestait que comme simple instinct de conservation personnelle, il n’y aurait là qu’une affirmation du phénomène individuel, pour le temps bien court de sa durée naturelle. Les peines et les soucis d’une telle vie seraient médiocres, et la vie serait ainsi facile et sereine. Comme, au contraire, la volonté désire la vie absolument et pour toujours, elle se manifeste en même temps sous la forme de l’instinct sexuel qui a en vue toute une suite infinie de générations. Cet instinct supprime l’insouciance, l’enjouement et l’innocence qui accompagneraient la seule existence individuelle, en introduisant dans la conscience l’agitation et la mélancolie, dans le cours de la vie les infortunes, les inquiétudes et les besoins. — Vient-on, par une exception bien rare, comme nous le voyons, à l’étouffer volontairement, c’est alors le revirement de la volonté qui fait retour sur elle-même. Elle naît alors dans l’individu, sans se prolonger au-delà de lui. Ce revirement demande toutefois une violence douloureuse exercée par l’individu contre soi-même. Mais s’il peut s’opérer, la conscience recouvre cette insouciance et cette sérénité de la simple existence individuelle, portée même à une plus haute puissance. — Au contraire, à la satisfaction de cet instinct et de ce désir violent entre tous se rattache l’origine d’une existence nouvelle, et par suite d’une vie nouvelle à parcourir, avec toutes ses charges, tous ses soucis, ses besoins, avec toutes ses douleurs. Sans doute, c’est la tâche d’un autre individu ; mais cependant si les deux êtres étaient en soi et absolument divers, comme ils le sont dans l’apparence phénoménale, qu’adviendrait-il de l’éternelle justice ? — La vie apparaît comme un devoir, comme un pensum à remplir, et par là, en règle générale, comme une lutte incessante contre la misère. Aussi chaque homme cherche-t-il à en être quitte au meilleur marché possible ; il s’acquitte de la vie comme d’une corvée dont il est redevable. Mais qui a contracté cette dette ? — Celui qui l’a engendré, dans la jouissance de la volupté. Ainsi cette jouissance goûtée par l’un entraîne pour l’autre l’obligation de vivre, de souffrir, de mourir. Nous savons cependant (et c’est le moment d’y renvoyer) que la diversité de l’homogène tient à l’espace et au temps, que j’ai nommés en ce sens le principe d’individuation. Sinon, il faudrait désespérer de la justice éternelle. Le fait que le père se reconnaît dans le fils qu’il a procréé est justement le principe de cet amour paternel qui pousse le père à faire, à souffrir, et à oser plus pour son enfant que pour lui-même, et à regarder en même temps tous ces sacrifices comme une dette qu’il lui faut payer.

La vie d’un homme, avec ses fatigues infinies, ses besoins et ses douleurs, peut être regardée comme l’explication et la paraphrase de l’acte générateur, c’est-à-dire de l’affirmation résolue du vouloir-vivre : à cette affirmation appartient encore cette dette de la mort contractée envers la nature, et à laquelle l’homme ne pense qu’avec un serrement de cœur. — N’est-ce pas la preuve que notre existence renferme une faute ? — Sans doute, contre ce droit à acquitter périodiquement de la naissance et de la mort, nous ne cessons pas d’exister, et nous passons par toutes les souffrances et les joies de la vie, sans qu’aucune puisse nous échapper : voilà le fruit de l’affirmation du vouloir-vivre. Ainsi la crainte de la mort qui, malgré tous les tourments de la vie, nous y tient attachés, est, à vrai dire, illusoire ; mais l’impulsion qui nous a attirés dans la vie n’est pas moins illusoire. Cette attraction même peut se contempler objectivement dans la rencontre pleine de désir des regards de deux amants : ces regards sont l’expression la plus pure du vouloir-vivre dans son affirmation. Quelle douceur, quelle tendresse l’anime ici ! Il veut le bien-être, une paisible jouissance et une joie douce, pour soi-même, pour les autres, pour tous. C’est le thème d’Anacréon. Par cette attraction et ces flatteries il s’entraîne lui-même dans la vie. À peine y est-il entré, que la souffrance amène le crime à sa suite, et le crime à son tour la souffrance ; l’horreur et la dévastation remplissent la scène. C’est le thème d’Eschyle.

Poursuivons : l’opération qui permet à la volonté de s’affirmer et à l’homme de naître est un acte dont tous les individus éprouvent une honte intime, dont ils se cachent avec soin, effrayés, si on les saisit sur le fait, comme s’ils étaient surpris dans l’accomplissement d’un crime. C’est une action dont la pensée n’excite de sang-froid que la répugnance, et, dans des dispositions d’esprit plus élevées, que l’horreur. Sur ce sujet, Montaigne nous présente des considérations détaillées et profondes, faites en ce sens, dans le chapitre v du IIIe livre, sous cette glose marginale : Ce que c’est que l’amour. L’exécution de cet acte est immédiatement suivie d’un chagrin et d’un repentir tout particuliers, sensibles surtout pour la première fois qu’on s’y livre, et d’autant plus prononcés en général que le caractère est plus noble. Le païen Pline lui-même nous dit : « Homini tantum primi coitus pœnitentia : augurium scilicet vitæ, a pœnitenda origine. » (Hist. nat., X, 83.) Et d’autre part que pratiquent et que chantent, dans le Faust de Gœthe, les diables et les sorcières à leur sabbat ? La luxure et l’obscénité. Et dans les magnifiques Paralipomènes de ce même Faust, que professe Satan en personne devant la foule assemblée ? L’obscénité et la luxure ; rien de plus. — Et cependant l’incessante répétition d’un acte de cette nature est le seul, l’unique moyen qui assure l’existence de la race humaine. — Si maintenant l’optimisme avait raison, s’il nous fallait reconnaître avec gratitude dans notre existence le don gracieux d’une suprême bonté guidée par la sagesse, par suite un don précieux en lui-même, une source de gloire et de joie, alors l’acte destiné à la perpétuer devrait revêtir vraiment une apparence tout autre. Cette existence n’est-elle au contraire qu’une sorte de faux pas, ou de fausse route, est-elle l’œuvre d’une volonté originellement aveugle, dont le développement le plus heureux consisterait à revenir à elle-même, pour se supprimer de son propre mouvement, alors l’acte qui perpétue cette existence doit bien paraître ce qu’il nous paraît.

Ici doit se placer une remarque relative à la vérité première et fondamentale de ma doctrine : la honte signalée plus haut comme provoquée par l’acte de la génération s’étend même aux parties qui servent à l’accomplir, quoique la nature nous les ait données dès la naissance, comme tous les autres organes. C’est encore une preuve frappante que non seulement les actions, mais déjà même le corps de l’homme se peuvent regarder comme la forme phénoménale, comme l’objectivation et l’œuvre de sa volonté. Car l’homme pourrait-il rougir d’une chose qui existerait sans sa volonté ?

Par rapport au monde, l’acte de la génération apparaît comme le mot de l’énigme. Le monde en effet est étendu dans l’espace, vieux dans le temps, et présente une inépuisable diversité de figures. Tout cela pourtant n’est que le phénomène de la volonté de vivre ; et le centre, le foyer de cette volonté est l’acte de la génération. Ainsi, dans cet acte s’exprime avec toute la clarté possible l’essence intime du monde. C’est même, à cet égard, un fait digne d’attention qu’on la nomme absolument « la volonté », dans cette locution très caractéristique : « er verlangte von ihr, sie sollte ihm zü Willen sein » (il lui demanda d’en faire à sa volonté). Expression la plus nette de la volonté, cet acte est donc la moelle, le résumé, la quintessence du monde. De là un jour nouveau répandu par lui sur la nature et la conduite du monde : il est le mot de l’énigme. Aussi le désigne-t-on du nom d’« arbre de la science », car il suffit à un homme de le connaître pour que ses yeux s’ouvrent sur la vie, comme le dit Byron :

The tree of knowledge has been pluck’d. — all’s known[2].

Cette propriété n’explique pas moins qu’il est le grand αρρητον, le secret de polichinelle, dont il n’est permis de parler expressément en aucun temps et en aucun lieu, mais qui toujours et partout s’entend de lui-même comme la chose capitale, pensée toujours présente à l’esprit de tous et qui fait saisir sur-le-champ la moindre allusion à ce sujet. Puisque partout les uns pratiquent et les autres supposent des intrigues d’amour, le rôle principal que joue dans le monde cet acte et tout ce qui s’y rattache répond bien à l’importance de ce punctum saliens de l’œuf du monde. Le côté plaisant de la chose, c’est le perpétuel mystère dont on entoure cette opération, intéressante pour nous entre toutes.

Mais voyez maintenant toute la frayeur de l’intellect humain, jeune et innocent encore, épouvanté par l’énormité de l’acte commis, quand pour la première fois ce grand mystère du monde se découvre à lui ! En voici la raison : dans cette longue route que la volonté dépourvue de connaissance dans le principe avait à parcourir, avant de s’élever jusqu’à l’intellect, surtout jusqu’à l’intellect humain et raisonnable, la volonté est devenue tellement étrangère à elle-même, qu’elle ne connaît plus son origine, cette pœnitenda origo, et qu’en la considérant du point de vue de la connaissance pure et innocente, elle est frappée de terreur à ce spectacle.

La volonté trouve son foyer, c’est-à-dire son centre et sa plus haute expression, dans l’instinct sexuel ; c’est donc un fait bien caractéristique et dont la nature rend naïvement compte dans son langage symbolique, que la volonté individualisée, c’est-à-dire que l’homme et l’animal ne puissent entrer dans le monde que par la porte des parties sexuelles.

L’affirmation du vouloir-vivre, concentrée dans l’acte de la génération, est une nécessité absolue chez l’animal. Car dans l’homme seulement la volonté, qui est la natura naturans, parvient à la réflexion. Parvenir à la réflexion, c’est connaître, non plus seulement pour satisfaire les exigences momentanées de la volonté individuelle, pour la servir dans les nécessités urgentes du présent, — comme c’est le cas pour l’animal, dans la mesure de sa perfection et de ses besoins, inséparablement liés l’un à l’autre, — mais c’est avoir acquis une connaissance étendue et élargie, par un souvenir précis du passé, une anticipation approximative de l’avenir, et comme une sorte de vue d’ensemble sur la vie individuelle, sur la sienne, sur celle d’autrui, sur l’existence en général. En réalité, la vie de chaque espèce animale, durant les milliers d’années de son existence, ressemble en quelque manière à un instant unique : car est-elle autre chose que la conscience du présent, sans celle du passé et de l’avenir, et par suite sans celle de la mort ? En ce sens on peut la regarder comme un instant qui durerait, comme un nunc stans. — Pour le dire en passant, nous voyons ici, sans doute possible, que la forme générale de la vie, ou du phénomène de la volonté accompagnée de conscience, est tout d’abord immédiatement le simple présent : le passé et l’avenir ne s’y surajoutent que chez l’homme, et sous la forme de purs concepts ; ils sont connus in abstracto, et tout au plus éclairés par des figures sorties de l’imagination. — Une fois donc que le vouloir-vivre, c’est-à-dire l’essence intime de la nature, dans ses aspirations sans relâche vers une objectivation parfaite et une parfaite jouissance, a parcouru la suite entière des animaux (et ce fait se produit souvent sur la même planète dans les intervalles répétés des séries d’animaux successives et toujours renaissantes), cette évolution accomplie, le vouloir-vivre arrive enfin, dans l’être pourvu de raison, dans l’homme, à la réflexion. Et ici la chose commence à devenir grave pour lui ; la question s’impose à lui de savoir l’origine et le but de tout, de savoir surtout si les peines et les misères de sa vie et de ses efforts sont compensées par le gain qu’il en retire. Le jeu en vaut-il bien la chandelle (sic) ? — C’est donc ici le moment où, à la lumière d’une connaissance précise, il se décide pour l’affirmation ou pour la négation du vouloir-vivre ; il ne peut cependant avoir conscience de la négation qu’en la recouvrant du voile de l’allégorie. — La conséquence en est que nous n’avons aucune raison d’admettre que la volonté parvienne nulle part à un plus haut degré d’objectivation, puisqu’elle a déjà atteint ici le point culminant de sa marche.

  1. Ce chapitre se rapporte au § 60 du premier volume.
  2. Le fruit de l’arbre de la science a été cueilli. — Tout est connu.