Le Monde comme volonté et comme représentation/Supplément au quatrième livre/Chapitre XLIII

Traduction par A. Burdeau.
Félix Alcan (Tome troisièmep. 328-341).


CHAPITRE XLIII
HÉRÉDITÉ DES QUALITÉS


En se combinant dans l’acte de la génération, les germes apportés par les parents reproduisent non seulement les particularités de l’espèce, mais encore celles des individus ; c’est ce que, pour les qualités corporelles (objectives, externes), l’expérience journalière nous enseigne, et ce n’est pas d’aujourd’hui qu’on a dit en le reconnaissant :

Naturæ sequitur semina quisque suæ.
_________________________Catulle.

Ce principe vaut-il aussi pour les qualités spirituelles (subjectives, internes), et celles-ci sont-elles à leur tour un héritage légué aux enfants par les parents ? C’est là une question bien souvent posée et presque toujours, en général, résolue par l’affirmative. Mais il est un problème plus difficile : est-il possible de distinguer ce qui dans ce mélange revient au père et à la mère, et ainsi quelle part d’héritage intellectuel nous tenons de chacun de nos parents ? Considérons maintenant ce problème à la lumière de notre principe fondamental, que la volonté est l’être en soi, l’essence et la racine de l’homme ; l’intellect au contraire, l’élément secondaire et adventice, l’accident de cette substance : avant d’avoir consulté l’expérience, nous tiendrons alors au moins pour vraisemblable que, dans la génération, le père, en qualité de sexus potior et de principe créateur, fournit la base, la racine de la nouvelle vie, c’est-à-dire la volonté, et la mère, en tant que sexus sequior et principe purement destiné à concevoir, l’élément secondaire, l’intellect. L’homme ainsi hériterait de son père ses qualités morales, son caractère, ses penchants, son cœur, et de sa mère au contraire son intelligence, avec le degré, la nature, la direction qu’elle comporte. Cette hypothèse trouve une confirmation réelle dans la pratique, sauf qu’au lieu de se déterminer sur une table d’expériences comme en physique, cette vérification résulte en partie d’observations longues et nombreuses, faites avec un soin délicat, et en partie aussi de témoignages historiques.

L’expérience personnelle a la supériorité de la certitude complète et de la spécialité la plus grande, ce qui compense, et au delà, le désavantage attaché au peu d’étendue de sa sphère et au caractère individuel des exemples qu’elle fournit. C’est à elle tout d’abord que je renvoie donc chacun. Que chacun commence par se considérer soi-même, qu’il s’avoue ses penchants et ses passions, ses défauts de caractère et ses faiblesses, ses vices, comme aussi ses mérites et ses vertus, s’il en a ; que par la pensée il se reporte ensuite à son père, et il ne manquera guère d’apercevoir en lui ces traits de caractère dans leur ensemble. La mère, au contraire, se trouvera souvent d’un caractère tout différent, et une concordance morale avec elle sera un fait des plus rares, c’est-à-dire qui ne se produira que dans le cas tout particulier d’une conformité de caractère entre les parents. Qu’il institue par exemple cet examen pour l’irascibilité ou la patience, l’avarice ou la prodigalité, le penchant à la débauche, à l’ivrognerie, au jeu, l’insensibilité ou la bonté, la franchise ou l’hypocrisie, l’orgueil ou la bienveillance, le courage ou la lâcheté, l’amour de la paix ou la manie des querelles, l’esprit de conciliation ou de rancune, etc. ; qu’il poursuive alors les mêmes recherches sur tous ceux dont le caractère et les parents lui ont été bien connus : s’il procède avec attention, avec bon sens et avec sincérité, la confirmation de notre principe ne fera jamais défaut. Par exemple, il trouvera le penchant spécial au mensonge, commun à tant d’hommes, au même degré chez deux frères, parce qu’ils l’ont hérité de leur père ; aussi la comédie du Menteur et son fils est-elle psychologiquement vraie. — Il faut cependant tenir compte ici de deux restrictions nécessaires, où seule une injustice évidente pourrait voir des échappatoires. C’est en premier lieu : pater semper incertus. Seule une ressemblance corporelle absolue avec le père lève cette restriction ; une ressemblance superficielle, au contraire, ne peut y suffire : car il y a un effet tardif possible d’une fécondation antérieure qui donne parfois encore aux enfants d’un second lit une légère ressemblance avec le premier mari, et aux enfants adultérins avec le père légitime. Cette action ultérieure s’observe plus nettement encore chez les animaux. La seconde restriction est que dans le fils le caractère moral du père reparaît sans doute, mais avec les modifications qu’il a subies par l’effet d’un autre intellect, souvent très différent, héritage de la mère ; d’où suit la nécessité d’apporter une correction à l’observation faite. En raison de la différence des deux intellects, cette modification peut être importante ou médiocre, sans jamais être cependant assez grande pour ne pas laisser voir et reconnaître même au-dessous d’elle les traits principaux du caractère paternel ; c’est à peu près le cas d’un individu qui se serait défiguré en revêtant un costume tout à fait étrange, une perruque et une barbe. Un homme tient-il de sa mère, par exemple, une raison supérieure, et ainsi la faculté de réfléchir et de méditer ; les passions héritées du père sont alors moitié tenues en bride, moitié refoulées et ramenées par là à une expression régulière et méthodique, ou même cachée, d’où suit une apparence bien différente de celle qu’elles présentaient chez le père, doué peut-être d’un cerveau très borné ; et de même le cas inverse peut se produire. — Les penchants et les passions de la mère ne se retrouvent jamais au contraire dans les enfants, et ce qu’on y observe souvent ce sont les passions opposées.

Les exemples historiques ont sur les exemples privés l’avantage d’être généralement connus, mais par contre, il est vrai, le désavantage des incertitudes, des altérations fréquentes de toute tradition, sans compter le défaut général de ne comprendre que la vie publique et non privée, et ainsi les actions politiques seules, et non les traits plus intimes du caractère. Je veux cependant appuyer la vérité ici en question de quelques exemples historiques. Les gens qui ont fait de l’histoire une étude spéciale pourront sans doute y ajouter encore un nombre bien plus grand de témoignages tout aussi frappants.

On sait que P. Decius Mus, poussé par une générosité héroïque à sacrifier sa vie pour son pays, se précipita, la tête voilée, au milieu de l’armée des Latins, en se vouant lui et les ennemis, par une prière solennelle, aux dieux infernaux. Quarante ans plus tard environ, son fils, du même nom, tint exactement la même conduite, dans la guerre contre les Gaulois (Liv., VIII, 6 ; X, 28) : vraie justification du mot d’Horace : fortes creantur fortibus et bonis, dont Shakespeare exprime ainsi le revers :

Cowards father cowards, and base things sire base[1].
_______________________________(Cymb., IV, 2.)

L’ancienne histoire romaine nous offre des familles entières dont les membres, pendant une longue suite de temps, se sont distingués par un patriotisme et un courage plein d’abnégation : telles furent la gens Fabia et la gens Fabricia. — Dans un genre différent, Alexandre le Grand était amoureux de pouvoir et de conquête, comme son père Philippe. — Il est très digne d’attention, l’arbre généalogique de Néron, que Suétone (ch. iv et v), dans une intention morale, a mis en tête du portrait de ce monstre. Il nous décrit la gens Claudia, cette famille qui, six siècles durant, a fleuri à Rome et n’a cessé de produire des hommes actifs mais orgueilleux et cruels. Tibère, Caligula et enfin Néron en sont sortis. Déjà dans son grand-père, et plus marquées encore chez son père, se montrent toutes les effroyables qualités, qui ne pouvaient atteindre leur complet développement que dans Néron, à la fois à cause de son haut rang qui lui donnait plus libre carrière et de la ménade insensée qu’il avait pour mère, cette Agrippine privée de raison et incapable de lui léguer un intellect qui servît à réprimer ses passions. C’est donc tout à fait notre sens que Suétone a en vue, en racontant qu’à sa naissance prœsagio fuit etiam Domitii, patris, vox, inter gratulationes amicorum, negantis, quidquam ex se et Agrippina, nisi detestabile et malo publico nasci potuisse. — Cimon, au contraire, était fils de Miltiade, Hannibal était fils d’Hamilcar, et les Scipions forment toute une famille de héros et de nobles défenseurs de leur patrie. — Mais le pape Alexandre VI eut pour fils César Borgia, dans lequel on retrouvait sa hideuse image. Le fils du fameux duc d’Albe a été un homme aussi méchant et aussi cruel que son père. — Le rusé et injuste Philippe IV, ce roi de France connu surtout par la terrible persécution et l’exécution des Templiers, eut pour fille Isabelle, femme d’Edouard II d’Angleterre : celle-ci prit les armes contre son mari, s’empara de sa personne, et comme, après lui avoir arraché un acte d’abdication, elle ne pouvait réussir à provoquer sa mort par des mauvais traitements répétés, elle le fit mourir dans sa prison par des moyens trop atroces pour que je puisse les rapporter à mon tour. — Henri VIII d’Angleterre, tyran altéré de sang et défenseur de la foi (defensor fidei), eut pour fille d’un premier mariage cette reine Marie aussi remarquable par sa bigoterie que par sa cruauté, à laquelle les nombreuses exécutions d’hérétiques condamnés par elle au bûcher valurent le nom de « Marie la sanglante » (bloody Mary). Sa fille d’un second lit, Elisabeth, avait reçu de sa mère, Anne de Boleyn, une raison supérieure, qui n’admettait pas la bigoterie, et réfréna en elle le caractère paternel, mais sans l’étouffer ; de sorte qu’il continuait toujours à briller par éclairs à l’occasion et apparut au grand jour dans sa conduite cruelle à l’égard de Marie d’Écosse. — Van Geuns[2] nous parle, d’après Marcus Donatus, d’une jeune fille écossaise dont le père avait été brûlé comme voleur de grands chemins et anthropophage, alors qu’elle était à peine âgée d’un an : quoique élevée dans la suite au milieu de gens tout différents, elle ne put empêcher de se développer en elle avec l’âge le même appétit de la chair humaine, et, prise sur le fait pendant qu’elle satisfaisait cet appétit, elle fut enterrée vivante. — Dans le Libéral du 13 juillet 1821 nous lisons que, dans le département de l’Aube, la police poursuivait une jeune fille coupable d’avoir assassiné deux enfants, qu’elle devait porter à l’hospice des Enfants trouvés, pour s’approprier le peu d’argent à eux destiné. La police finit par la trouver sur la route de Paris, près de Romilly, noyée, et c’est son propre père qui se livra comme son meurtrier. — Mentionnons enfin ici encore quelques cas de date plus récente, et qui n’ont, en conséquence, d’autres garants que les journaux. Au mois d’octobre 1836, en Hongrie, le comte Belecznai fut condamné à mort, pour avoir tué un fonctionnaire et grièvement blessé ses propres parents ; son frère aîné avait été antérieurement exécuté pour crime de parricide, et son père s’était aussi rendu coupable de meurtre. (Journal la Poste de Francfort, 26 octobre 1836.) Un an plus tard, sur la même route où le comte avait tué le fonctionnaire, son plus jeune frère déchargea, toutefois sans succès, un pistolet sur l’agent du fisc chargé du contrôle de ses biens. (Journal de Francfort, 16 septembre 1837.) Dans la Poste de Francfort du 19 novembre 1857, une lettre de Paris annonce la condamnation d’un brigand très dangereux, nommé Lemaire, et de ses compagnons, et ajoute : « Le penchant au crime semble être héréditaire dans sa famille et celle de ses complices, puisque plusieurs membres de leur race sont morts sur l’échafaud. » — Les annales de la criminalité ne peuvent manquer de présenter mainte généalogie du même genre. C’est surtout le penchant au suicide qui est héréditaire.

Voyons-nous maintenant d’autre part l’excellent Marc-Aurèle avoir pour fils le détestable Commode : le fait ne nous induit pas en erreur, puisque nous savons que la diva Faustina était une uxor infamis. Au contraire, nous notons le cas, pour conjecturer une raison analogue dans des cas du même genre : que, par exemple, Domitien ait été le vrai frère de Titus, c’est ce que je ne puis jamais croire, et j’incline à mettre Vespasien au rang des maris trompés.

Passons maintenant à la seconde partie du principe posé par nous, c’est-à-dire à l’hérédité de l’intellect maternel. Ce second principe est plus généralement reconnu que le premier, qui en soi-même a contre lui le liberum arbitrium indifferentiæ, et dont la conception séparée rencontre un obstacle dans la simplicité et l’indivisibilité de l’âme. Déjà la vieille expression populaire « esprit naturel, esprit de la mère » (Mutterwitz) atteste que l’adhésion donnée à cette seconde vérité date de loin : elle repose sur l’expérience faite que les avantages intellectuels, grands ou petits, sont le don de ceux dont les mères se distinguaient relativement par leur intelligence. Au contraire, les qualités intellectuelles du père ne passent pas au fils ; la preuve en est que les pères comme les fils des hommes remarquables par les talents les plus éminents sont en général des esprits très ordinaires, et qui ne présentent pas la moindre trace des capacités intellectuelles du père. Contre cette expérience confirmée par des exemples multiples, une exception isolée vient-elle une fois à se produire, telle que le cas de Pitt et de son père lord Chatham, nous avons alors le droit et même l’obligation de la rapporter au hasard, si extraordinaire sans doute qu’il paraisse, vu la rareté singulière des talents supérieurs. Mais c’est ici que vaut la règle : il est invraisemblable que l’invraisemblable n’arrive jamais. En outre, ce qui fait les grands hommes d’État (voir déjà ch. II), ce sont tout autant les qualités du caractère, héritage paternel, que les avantages de l’esprit. Au contraire, les artistes, les poètes et les philosophes, dont les œuvres seules sont attribuées au génie proprement dit, n’offrent, à ma connaissance, aucun cas analogue. Sans doute le père de Raphaël était peintre, mais médiocre ; le père et le fils de Mozart étaient musiciens, mais peu distingués. Ce qu’il nous faut cependant admirer, c’est la prévoyance du sort à compenser en quelque sorte la vie très courte qu’il avait réservée à ces deux hommes, les deux plus grands en leur genre, en leur épargnant cette perte de temps si fréquente dans la jeunesse chez les autres hommes de génie, en leur faisant recevoir dès l’enfance, par l’exemple et l’enseignement paternel, l’initiation nécessaire à l’art auquel ils étaient exclusivement destinés, en les plaçant enfin dès leur naissance dans l’atelier où ils devaient travailler. Ce pouvoir secret et énigmatique, qui semble régir la vie individuelle, a été de ma part l’objet de considérations spéciales, que j’ai communiquées dans mon mémoire Sur l’apparente finalité dans la destinée de l’individu (Parerga, vol. I). — Remarquons encore ici que certaines occupations scientifiques supposent, il est vrai, des qualités naturelles excellentes, mais non pas des capacités proprement rares et infinies ; ce qu’elles réclament avant tout, c’est un zèle soutenu, de l’application, de la patience, une instruction reçue de bonne heure, une étude persistante et des exercices répétés. Là, et non dans l’hérédité de l’intellect paternel, est l’explication de cette tendance générale des fils à suivre la voie frayée par les pères, à faire de certains métiers l’apanage héréditaire de certaines familles ; de là vient aussi que, dans quelques sciences qui demandent avant tout de l’attention et de la persévérance, quelques familles puissent présenter toute une succession d’hommes de mérite : tels sont les Scaligers, les Bernouillis, les Cassinis, les Herschels.

Pour ce qui est de l’hérédité réelle de l’intellect maternel, nous posséderions un nombre bien plus grand de témoignages si le caractère et la vocation du sexe féminin n’avaient pas pour conséquence de ne laisser aux femmes que de rares occasions de fournir des preuves publiques de leurs capacités intellectuelles ; par suite, leurs mérites ne sont pas retenus par l’histoire et ne parviennent pas à la connaissance de la postérité. De plus, en raison de la constitution toujours plus faible du sexe féminin, ces facultés mêmes n’atteignent jamais chez les femmes le degré où elles s’élèvent ensuite chez leurs fils, à la faveur de circonstances favorables ; mais ce n’est là même pour nous qu’un motif de rehausser dans la même proportion le mérite des œuvres qu’elles produisent. Pour l’instant je ne retrouve, à l’appui de la vérité énoncée par nous, que les seuls exemples suivants. Joseph II était fils de Marie-Thérèse. — Cardan nous dit, dans le troisième chapitre du De vita propria : « Mater mea fuit memoria et ingenio pollens. » — J.-J. Rousseau dit, au premier livre des Confessions : « La beauté de ma mère, son esprit, ses talents… ; elle en avait de trop brillants pour son état, etc., » et il continue en citant un couplet des plus gracieux dont elle était l’auteur. — D’Alembert était le fils naturel de Claudine de Tencin, femme d’un esprit supérieur, auteur de plusieurs romans et écrits analogues très applaudis de son temps et dignes aussi d’être goûtés aujourd’hui. (Voir sa biographie dans les Feuilles de conversation littéraire [Blätter für litterarische Unterhaltung, mars 1845, nos 71-73].) — La mère de Buffon fut une femme distinguée, à en croire le passage suivant du Voyage à Montbard par Hérault de Séchelles, que Flourens rapporte, dans son Histoire des travaux de Buffon, page 288 : « Buffon avait ce principe qu’en général les enfants tenaient de leur mère leurs qualités intellectuelles et morales ; et lorsqu’il l’avait développé dans la conversation, il en faisait sur-le-champ l’application à lui-même, en faisant un éloge pompeux de sa mère, qui avait en effet beaucoup d’esprit, des connaissances étendues et une tête très bien organisée. » Joindre aux qualités intellectuelles les qualités morales, c’est une erreur commise par le narrateur ou fondée sur ce que le hasard avait donné à sa mère un caractère identique au sien et à celui de son père. Nous avons du contraire d’innombrables exemples, où la mère et le fils ont un caractère opposé ; aussi, dans Oreste et dans Hamlet, les plus grands poètes dramatiques nous montrent-ils la mère et le fils dans un état d’hostilité et de lutte, où le fils apparaît comme représentant moral et vengeur du père. Le cas inverse, celui du fils représentant moral et vengeur de la mère contre son père, serait au contraire révoltant et en même temps presque ridicule. La raison en est qu’entre le père et le fils il y a identité réelle de l’être par la volonté, et seulement, entre la mère et le fils, pure identité d’intellect, et cela même encore sous condition. Entre la mère et le fils il peut exister le plus grand contraste moral ; entre le père et le fils une opposition intellectuelle est seule possible. C’est à ce point de vue aussi qu’il faut reconnaître la nécessité de la loi salique : la femme ne peut pas continuer la race. — Hume dit, dans sa courte autobiographie : « Our mother was a woman of singular merit. » Sur la mère de Kant la dernière biographie de F.-W. Schubert s’exprime ainsi : « D’après le propre jugement de son fils, c’était une femme d’un grand bon sens naturel. Pour l’époque d’alors, et vu la rareté des occasions de former l’esprit des jeunes filles, elle avait une instruction exceptionnelle qu’elle ne cessa jamais dans la suite d’agrandir encore par elle-même… À la promenade elle attirait l’attention de son fils sur toute sorte de phénomènes naturels et cherchait à les expliquer par la puissance divine. » — Quelle femme d’une raison peu commune, pleine d’esprit et supérieure que la mère de Gœthe ! C’est un fait connu de tout le monde. Combien n’a-t-on pas parlé d’elle dans la littérature ! Et de son père on n’a dit mot : lui-même nous le dépeint comme un homme de facultés médiocres. — La mère de Schiller était accessible à la poésie et faisait même des vers ; on en peut voir un fragment dans sa biographie de Schwab. — Bürger, ce vrai génie poétique, digne peut-être de la première place après Gœthe parmi les poètes allemands, celui dont les ballades, mises en regard de celles de Schiller, les font paraître froides et factices, nous a laissé sur ses parents une relation significative, que son ami et médecin Althof, dans sa biographie publiée en 1798, nous rapporte en ces termes : « Le père de Bürger était sans doute doué de connaissances nombreuses, vu l’étendue des études d’alors, et il était en outre un homme excellent et honnête ; mais il aimait tant une douce commodité et sa pipe de tabac, qu’au dire de mon ami, il lui fallait commencer par prendre son élan pour se décider à consacrer parfois un quart d’heure à l’instruction de son fils. Son épouse était une femme pleine des qualités d’esprit les plus extraordinaires, mais qu’on avait si peu cultivées qu’elle avait à peine appris à écrire lisiblement. Aux yeux de Bürger, sa mère, avec une instruction convenable, serait devenue le plus célèbre représentant de son sexe ; et plus d’une fois pourtant il manifesta une vive désapprobation contre différents traits de son caractère moral. Cependant il croyait avoir hérité de sa mère quelques-unes de ses aptitudes intellectuelles, et être le portrait de son père pour ce qui était du caractère moral. » — La mère de Walter Scott était poète et en relation avec les beaux esprits de son temps, à ce que nous apprend l’auteur de l’article nécrologique sur W. Scott, dans le journal anglais Le Globe du 24 septembre 1832. Des poésies d’elle ont paru en 1789 ; c’est ce qu’atteste un article intitulé Mutterwitz, d’un numéro de la publication de Brockhaus, les Feuilles de conversation littéraire (Blätter für litterarische Unterhaltung), du 4 octobre 1841 ; cet article contient toute une longue liste de mères d’hommes célèbres distinguées par l’esprit, à laquelle je ne veux emprunter que deux exemples : « La mère de Bacon était une linguiste de premier ordre ; elle écrivit et traduisit plusieurs ouvrages et fit preuve dans chacun d’eux d’érudition, de pénétration et de goût. — La mère de Boerhave se faisait remarquer par ses connaissances en médecine. » — D’autre part, Haller nous a conservé un témoignage frappant de l’hérédité de la faiblesse intellectuelle des mères, dans ce fait qu’il nous cite : « E duabus patriciis sororibus, ob divitias maritos nactis, cum tamen fatuis essent proximæ, novimus in nobilissimas gentes nunc a seculo retro ejus morbi manasse semina, ut etiam in quarta generatione, quintave, omnium posterorum aliqui fatui supersint. » (Elementa physiol., lib. XXIX, § 8.) — Selon Esquirol, la folie aussi s’hérite plus souvent de la mère que du père ; si cependant on la tient du père, il faut rapporter le fait aux dispositions morales, dont l’influence l’a produite.

De notre principe il semble résulter que des fils de la même mère doivent avoir mêmes capacités intellectuelles, et que si l’un était très bien doué, l’autre devrait l’être aussi. Il en est parfois ainsi : les Carraches, Joseph et Michel Haydn, Bernard et André Romberg, Georges et Frédéric Cuvier en sont des exemples ; j’y joindrais encore les frères Schlegel, si le second, Frédéric, par l’odieux obscurantisme qu’il pratiqua dans le dernier quart de sa vie conjointement avec Adam Muller, ne s’était rendu indigne de l’honneur d’être nommé à côté de son excellent frère, Auguste Guillaume, homme irréprochable et d’esprit si supérieur. Car l’obscurantisme est un péché, non pas peut-être envers l’esprit saint, mais envers l’esprit humain, c’est-à-dire un péché dont, loin d’accorder jamais le pardon, on doit garder toujours et partout une rancune implacable à celui qui s’en est rendu coupable, pour lui en témoigner son mépris en toute occasion, tout le temps qu’il vit, et même jusqu’après la mort. — Mais c’est un cas tout aussi fréquent que la conséquence précédente ne se réalise pas : le frère de Kant, par exemple, a été un homme des plus ordinaires. Pour l’expliquer, je me reporte à ce que j’ai dit au chapitre XXXI sur les conditions physiologiques du génie. Le génie ne demande pas seulement un cerveau d’un développement extraordinaire et d’une organisation tout à fait conforme à l’objet à remplir, apport de la mère ; il exige encore un mouvement du cœur très énergique pour animer ce cerveau, c’est-à-dire subjectivement une volonté passionnée, un tempérament plein de vie : c’est l’héritage du père. Mais c’est là justement ce qui ne se rencontre au plus haut degré que dans les années les plus vigoureuses du père, et la mère vieillit plus vite encore. Aussi les fils bien doués seront-ils en général les aînés, ceux qui auront été procréés dans la force de l’âge des parents : ainsi le frère de Kant était de onze ans plus jeune que lui. Même de deux frères distingués l’aîné sera en général supérieur. Et ce n’est pas l’âge seul, mais chaque affaissement passager de la force vitale, ou tout autre désordre survenu dans la santé des parents, lors de la génération, qui peut gâter l’apport de l’un ou de l’autre, et entraver l’apparition par là même si rare d’un talent de premier ordre. — Soit dit en passant, c’est l’absence de toutes les différences signalées tout à l’heure qui, chez les jumeaux, est la cause de la quasi-identité de leur être.

Viendrait-il à se présenter quelques cas isolés où un fils heureusement doué n’aurait pas eu une mère d’esprit distingué, il faudrait en chercher l’explication dans le fait que la mère elle-même aurait eu un père flegmatique : alors, malgré un développement peu ordinaire, son cerveau n’aurait pas reçu l’excitation nécessaire de l’énergie correspondante de la circulation, — condition que j’ai expliquée plus haut, au chapitre xxxi. Son système nerveux et cérébral des plus parfaits n’en aurait pas moins passé à son fils, qui, par l’influence ultérieure d’un père vif et passionné, à la circulation énergique, aurait alors seulement acquis la seconde condition corporelle nécessaire à la production d’une grande force intellectuelle. Ce cas a peut-être été celui de Byron, car nous ne trouvons nulle part mention des talents intellectuels de sa mère. — La même explication vaut encore pour le cas où la mère d’un homme de génie, douée de qualités d’esprit, aurait eu elle-même une mère qui en aurait été dépourvue : c’est que le père de celle-ci aurait été un homme flegmatique.

Les discordances, les inégalités, les fluctuations de caractère de la plupart des hommes pourraient provenir peut-être de ce que l’individu, au lieu d’avoir une origine simple, reçoit la volonté du père et l’intellect de la mère. Plus étaient grandes l’hétérogénéité et la disconvenance des natures des parents l’une avec l’autre, plus grand aussi sera ce désaccord, ce dissentiment intime. Quelques-uns excellent par le cœur, d’autres au contraire par l’esprit ; il en est encore d’autres dont toute la supériorité réside dans une certaine harmonie et une certaine unité de tout leur être dues toutes deux à une telle appropriation en eux du cœur avec la tête que chacun de ces éléments est pour l’autre un appui et comme un repoussoir qui le met en relief : d’où l’on peut conjecturer qu’il existait entre leurs père et mère une harmonie et une convenance singulières.

Pour la partie physiologique de la théorie ici exposée, je veux citer seulement Burdach ; malgré cette opinion erronée que la même qualité psychique peut venir tantôt du père et tantôt de la mère, il ajoute (Physiologie expérimentale, vol. I, § 306) : « En somme, l’élément masculin a plus d’influence sur la détermination de l’irritabilité ; l’élément féminin, au contraire, en a plus sur la sensibilité. » On peut rattacher encore à tout ceci ce que dit Linné, dans son Systema naturæ, tome I, p. 8 : « Mater prolifera promit, ante generationem, vivum compendium medullare novi animalis, suique simillimi, carinam Malpighianam dictum, tanquam plumulam vegetabilium : hoc ex genitura Cor ad sociat ramificandum in corpus. Punctum enim saliens ovi incubantis avis ostendit primum cor micans, cerebrumque cum medulla : corculum hoc, cessans a frigore, excitatur calido halitu, premetque bulla aerea, sensim dilatata, liquores, secundum canales fluxiles. Punctum vitalitatis itaque in viventibus est tanquam a prima creatione continuata medullaris vitæ ramificatio, cum ovum sit gemma medullaris matris a primordio viva, licet non sua ante proprium cor paternum. »

Nous venons de nous convaincre de l’hérédité du caractère paternel et de l’intellect maternel ; rapprochons maintenant cette certitude de nos considérations antérieures sur l’énorme distance mise par la nature, tant au point de vue moral qu’intellectuel, entre un homme et un autre ; rapprochons-la aussi de ce que nous savons sur l’entière invariabilité tant du caractère que des facultés intellectuelles ; ne sommes-nous pas conduits à cette opinion, qu’il y aurait pour la race humaine possibilité d’un ennoblissement réel et fondamental, produit moins du dehors que du dedans, c’est-à-dire bien moins par le moyen de l’enseignement et de la culture que par la voie de la génération ? Platon en a déjà eu quelque idée, quand, au cinquième livre de sa République, il exposait son étrange plan de multiplication et d’amélioration de sa caste guerrière. Si l’on pouvait châtrer tous les scélérats, jeter dans un cloître toutes les sottes, donner aux hommes de noble caractère tout un harem, et fournir à toutes les filles de bon sens et d’esprit des hommes, et des hommes tout à fait hommes, on verrait naître bientôt une génération qui nous rendrait, et au-delà, le siècle de Périclès. — Sans souscrire à des utopies de ce genre, on peut prendre en considération qu’établir, comme on l’a réellement fait, si je ne me trompe, chez quelques peuples anciens, pour peine la plus dure après la peine de mort, celle de la castration, serait faire grâce au monde de races entières de coquins ; résultat d’autant plus sûr même que la plupart des crimes, ainsi qu’on le sait, se commettent déjà entre vingt et trente ans[3]. Une autre question se poserait encore : ne vaudrait-il pas mieux, eu égard aux conséquences futures, attribuer, non pas selon la coutume présente, aux filles prétendues les plus vertueuses, mais aux plus intelligentes et aux plus spirituelles ces dots publiques qu’on a à répartir en certaines circonstances ? Et cela surtout que juger de la vertu est chose bien difficile : car Dieu seul, à ce qu’on dit, voit les cœurs. Les occasions de produire au grand jour un noble caractère sont rares et subordonnées au hasard ; en outre, la vertu de mainte fille a son appui le plus fort dans la laideur de la personne. Quant à l’intelligence, au contraire, il suffit d’un court examen à ceux qui en sont eux-mêmes doués pour en juger avec une entière certitude. — Une autre application pratique est la suivante. Dans bien des pays, et dans l’Allemagne méridionale entre autres, règne la mauvaise habitude pour les femmes de porter sur la tête des fardeaux, souvent même très considérables. Il n’en peut résulter qu’une action fâcheuse exercée sur le cerveau ; ainsi, chez les femmes du peuple, le cerveau se détériore peu à peu, et, comme c’est d’elles que les hommes reçoivent le leur, il arrive que le peuple tout entier s’hébète chaque jour davantage, ce qui pour beaucoup n’est déjà plus nécessaire. La suppression de cette coutume servirait à accroître la quotité d’intelligence dans la masse du peuple, ce qui serait le meilleur et le plus sûr moyen d’agrandir la richesse nationale.

Mais laissons maintenant à d’autres des observations pratiques de ce genre, pour en revenir à notre point de vue particulier, c’est-à-dire au point de vue moral et métaphysique : le rapprochement du contenu du chapitre xli avec celui du présent chapitre nous fournira le résultat suivant, qui, malgré toute sa transcendance, ne laisse pas de trouver un appui direct dans l’expérience. — C’est le même caractère, et par suite la même volonté individuellement déterminée, qui vit dans tous les descendants d’une race, depuis l’aïeul qui l’a fondée jusqu’au chef de famille actuel. Mais, dans chacun d’eux, à cette volonté a été associé un autre intellect, et ainsi un degré différent et un genre différent de connaissance. Il s’ensuit que la volonté, en chacun d’eux, voit la vie se présenter à elle sous une autre force et dans un jour différent : et elle en tire une nouvelle conception, un nouvel enseignement. Sans doute, puisque l’intellect s’éteint avec l’individu, cette volonté ne peut pas compléter directement la connaissance attachée à telle vie par celle d’une autre. Mais à la suite de chaque nouvelle conception de la vie, telle que peut seule la lui fournir le renouvellement de la personnalité, son vouloir même reçoit une direction différente, éprouve par là une modification, et, ce qui est l’important, elle est obligée, à cette occasion, de se prononcer encore une fois pour l’affirmation ou la négation de la vie. Ainsi, cette loi naturelle dérivée de la combinaison nécessaire de deux sexes dans l’acte de la génération, cette loi qui associe, dans un alliage toujours changeant, une volonté à un intellect, devient la base d’un ordre de salut. Car, par l’effet de cette loi, la vie ne cesse de présenter à la volonté (dont elle est l’image et le miroir) de nouvelles faces ; elle semble tournoyer sans relâche devant ses yeux ; elle laisse des manières de voir toujours et toujours autres s’essayer sur elle, pour que la volonté à chaque fois se décide à l’affirmation ou à la négation : les deux voies lui restent toujours ouvertes, sauf que, si une fois elle vient à embrasser la négation, le phénomène tout entier cesse d’exister pour elle avec la mort. C’est donc ce renouvellement incessant et ce complet changement de l’intellect qui maintient la voie du salut ouverte à la même volonté, par la nouvelle conception du monde qu’elle en reçoit ; mais l’intellect lui-même vient de la mère : et c’est là peut-être que se trouverait le fondement véritable de cet éloignement, de cette horreur de tous les peuples (à peu d’exceptions près, et ces exceptions mêmes sont incertaines) pour les mariages entre frère et sœur ; par là s’expliquerait aussi qu’il ne naisse pas d’amour sexuel entre les frère et sœur, sauf dans des cas très rares, dus à une perversion contre nature des instincts, sinon à l’illégitimité de l’un des deux enfants. Car d’un mariage entre frère et sœur il ne pourrait sortir rien d’autre qu’une volonté toujours la même unie au même intellect, comme elle l’était déjà dans les parents, et ainsi qu’une répétition sans issue du phénomène déjà existant.

Si maintenant, de près et dans le détail, nous contemplons la diversité incroyable et pourtant frappante des caractères ; si nous voyons celui-ci bon et affable, celui-là méchant et cruel, l’un juste, honnête et sincère, l’autre, gredin incorrigible, plein d’hypocrisie intrigante, d’astuce et de perfidie, il s’ouvre alors devant nous un abîme de considérations, et nous perdons notre temps en vaines réflexions sur l’origine d’une telle diversité. Les Hindous et les Bouddhistes résolvent le problème en disant : « C’est la conséquence des actions de la vie antérieure. » Cette solution est la plus ancienne sans doute, la plus intelligible aussi, et elle est proposée par les plus sages représentants de l’humanité : elle ne fait pourtant que reculer la question. Et cependant on aura peine à en trouver une plus satisfaisante. À mon point de vue, il reste à dire qu’ici, où la volonté vient en discussion comme chose en soi, le principe de raison, en tant que pure forme du phénomène, ne trouve plus aucune application, et qu’avec lui disparaît tout « pourquoi » et tout « comment ». La liberté absolue consiste justement en ce qu’il y a quelque chose qui échappe au principe de raison, envisagé comme principe de toute nécessité : une telle liberté ne convient ainsi qu’à la chose en soi, et la chose en soi c’est précisément la volonté. En conséquence, la volonté, dans sa manifestation, c’est-à-dire dans son operari, est soumise à la nécessité ; mais dans son esse, où elle s’est déterminée comme chose en soi, elle est libre. Ainsi arrivons-nous, comme c’est ici le cas, à cette chose en soi, aussitôt toute explication au moyen de principes et de conséquences cesse d’être possible, et il ne nous reste plus qu’à dire : ici apparaît la vraie liberté de la volonté, celle qui lui convient en tant qu’elle est la chose en soi ; mais justement, comme chose en soi, elle est sans raison, c’est-à-dire qu’elle ne connaît aucun « pourquoi ». C’est là ce qui fait cesser ici pour nous toute compréhension, car toute notre intelligence des choses repose sur le principe de raison et ne consiste que dans la pure et simple application de ce principe.

  1. Les lâches engendrent des lâches, et de la bassesse nait la bassesse.
  2. Disputatio de corporum habitudine, animae, hujusque virium indice. Harderov, 1789, § 9.
  3. Lichtenberg dit dans ses Mélanges (Goettingue, 1801, vol. II, p. 447) : « En Angleterre il a été proposé de châtrer les voleurs. Le projet n’est pas mauvais : la peine est très rude, elle rend les gens méprisables, mais non incapables de s’occuper ; et si le vol est héréditaire, il cesse de se transmettre. De plus, le courage s’affaiblit, et comme, dans bien des cas, c’est l’instinct sexuel qui porte au larcin, voilà une occasion de plus qui disparaît. Ajoutons cette remarque purement plaisante que les femmes montreraient d’autant plus de zèle à détourner leurs maris du vol ; car, dans l’état actuel des choses, elles risqueraient de les perdre tout à fait. »