Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 436).
§ 43. — La beauté en architecture : elle résulte de la contemplation de deux forces élémentaires : la résistance et la lumière. L’hydraulique artistique. 
 221


§ 43.


La matière, prise comme telle, ne peut pas être la représentation d’une Idée. La matière, comme nous l’avons découvert dans le premier livre, est essentiellement causalité ; son être ne consiste que dans l’agir. Or la causalité est une expression du principe de raison, tandis que la connaissance de l’Idée exclut essentiellement le contenu de ce principe. Nous avons vu encore, dans le deuxième livre, que la matière était le substratum commun de toutes les manifestations particulières des Idées ; que par suite elle formait le lien entre les Idées et leur phénomène, je veux dire les choses particulières. Ces deux principes s’accordent donc à nier que la matière puisse par elle-même représenter une Idée. En voici d’ailleurs la confirmation a posteriori : la matière, prise comme matière, ne peut être l’objet d’aucune représentation intuitive, mais seulement d’un concept abstrait ; en effet, la conception intuitive n’a d’autre objet que les formes et les qualités, dont la matière est le support et qui représentent toutes des Idées. Autre preuve, la causalité, essence même de la matière, ne peut être par elle-même représentée d’une manière intuitive ; une pareille représentation n’est possible que pour une relation causale déterminée. D’autre part, en revanche, du moment que c’est à titre de phénomène que l’Idée prend la forme du principe de raison, du principium individuationis, tout phénomène d’une Idée doit se manifester par la matière, à titre de qualité de la matière. — C’est en ce sens que la matière, ainsi que nous l’avons dit, forme la liaison entre l’Idée et le principe d’individuation, lequel n’est autre chose que la forme de la connaissance de l’individu, c’est-à-dire le principe de raison. — Aussi Platon avait-il bien raison lorsque, au-dessous de l’Idée et de la chose particulière, son phénomène, qui embrassent à eux deux le monde entier, il admettait encore un troisième élément, différent des deux autres, la matière (Timée, p. 345). L’individu, en tant que phénomène de l’Idée, est toujours matière. Réciproquement toute qualité de la matière est toujours phénomène d’une Idée ; à ce titre, elle est toujours susceptible d’être contemplée d’une manière esthétique, c’est-à-dire de se prêter à la conception de l’Idée qu’elle représente. Cela est vrai même pour les qualités les plus générales de la matière, qualités dont elle ne se départit jamais et dont les Idées constituent les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté. Ce sont : la pesanteur, la cohésion, la résistance, la fluidité, la réflexion de la lumière, etc.

Considérons maintenant l’architecture, au point de vue simplement artistique, abstraction faite de sa destination utilitaire ; car à ce dernier égard elle est au service de la volonté, non de la connaissance pure, par conséquent elle n’est plus de l’art dans le sens où nous l’entendons ; nous ne pouvons lui attribuer d’autre mission que celle de faciliter l’intuition claire de quelques-unes de ces Idées qui constituent les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté : je veux parler de la pesanteur, de la cohésion, de la résistance, de la dureté, des propriétés générales de la pierre, des représentations les plus rudimentaires et les plus simples de la volonté, des basses profondes de la nature ; j’ajouterai encore la lumière, qui, sur bien des points, contraste avec les qualités ci-dessus. Même à ce bas degré de l’objectité de la volonté, nous voyons déjà son être se manifester dans des conflits ; car, à vrai dire, c’est la lutte entre la pesanteur et la résistance qui constitue à elle seule l’intérêt esthétique de la belle architecture : faire ressortir cette lutte d’une manière complexe et parfaitement claire, telle est sa tâche. Voici comment elle s’en acquitte : elle empêche ces indestructibles forces de suivre leur voie directe et de s’exercer librement ; elle les détourne pour les contenir : elle prolonge ainsi la lutte et elle rend visible sous mille aspects l’effort infatigable des deux forces. Livrée à son impulsion naturelle, la masse totale de l’édifice ne serait qu’un amas informe qui s’efforcerait autant que possible d’adhérer au sol ; car elle est sans cesse pressée contre la terre par la pesanteur, qui représente ici la volonté, tandis que la résistance, qui correspond à l’objectité de la volonté, s’oppose à cet effort. Mais l’architecture empêche cette impulsion et cet effort de se donner librement carrière ; elle ne leur permet qu’un développement indirect et dérivé. Ainsi, par exemple, l’entablement ne peut peser sur le sol que par l’intermédiaire des colonnes ; la voûte doit se porter elle-même, et ce n’est toujours que par l’intermédiaire des piliers qu’elle peut satisfaire sa tendance vers la terre, etc. Aussi, grâce à ces détours forcés, grâce à ces obstacles, les forces immanentes aux pierres brutes se manifestent de la façon la plus claire et la plus complexe ; et c’est là tout ce qu’on peut demander à l’architecture sous le rapport esthétique. Voilà pourquoi la beauté d’un édifice consiste dans une convenance qu’on observe en chaque partie et qui réjouit les yeux ; je ne veux point dire la convenance de cette partie avec le but extérieur et volontaire de l’homme (à ce point de vue, l’œuvre appartient à l’architecture pratique), j’entends la proportion que chaque partie doit avoir pour assurer le maintien de l’édifice ; or la place, la grandeur et la forme de chacune d’elles y coopèrent d’une manière tellement nécessaire, qu’il suffirait d’enlever une quelconque de ces parties à une place quelconque pour effondrer tout le bâtiment. Il faut que chaque partie supporte un poids exactement proportionné à sa résistance et qu’elle ne soit elle-même ni plus ni moins soutenue qu’il n’est nécessaire ; telle est la condition nécessaire pour donner carrière à cette réaction et à ce conflit entre la résistance et la pesanteur, conflit qui constitue la vie et le phénomène de la volonté dans la pierre ; ainsi arriveront à leur plus complète représentation, ainsi se manifesteront clairement ces degrés inférieurs de l’objectité de la volonté. De même, la forme de chaque partie doit être fixée, non par le caprice, mais par son but et par son rapport avec l’ensemble. La colonne, telle est la forme de support la plus simple de toutes ; elle n’est déterminée par aucune autre condition que son but : la colonne torse est une faute de goût ; le pilier quadrangulaire est moins simple, en réalité, que la colonne ronde, bien que par hasard il se trouve plus facile à construire. Les formes de la frise, de l’entablement, de l’arc et de la coupole sont également déterminées tout entières par leur but immédiat ; elles s’expliquent par elles-mêmes. Quant aux ornements des chapiteaux et autres ornements, ils appartiennent à la sculpture, non à l’architecture ; elle se borne à les admettre à titre de décoration accessoire et pourrait d’ailleurs s’en passer.

D’après ce que nous avons dit, il est de première nécessité, pour comprendre une œuvre architecturale et pour en jouir, d’avoir une connaissance immédiate et intuitive de sa matière sous le rapport de la densité, de la résistance et de la cohésion ; la joie que nous éprouvons à la contemplation d’une telle œuvre serait subitement et singulièrement amoindrie, si nous venions à découvrir qu’elle est bâtie en pierre ponce : elle se réduirait pour nous à une apparence d’édifice. Nous ne serions guère moins désappointés en apprenant qu’elle est construite en simple bois, alors que nous la supposions en pierre ; c’est que maintenant le rapport entre la résistance et la pesanteur, rapport d’où découlent l’importance et la nécessité de toutes les parties, se trouve être déplacé, par le fait que les forces naturelles se manifestent d’une manière beaucoup moins intense dans un édifice de bois. C’est pourquoi, à vrai dire, le bois ne peut servir pour aucune œuvre de belle architecture, bien qu’il se prête à toutes les formes : ce fait ne se peut expliquer que par ma théorie. Supposons enfin qu’on nous dise que cet édifice dont la vue nous réjouit n’est nullement en pierre, qu’il est fait avec des matériaux de pesanteur et de consistance tout à fait différentes, bien qu’il soit impossible à l’œil de les distinguer d’avec de la pierre : aussitôt tout l’édifice perdra son charme ; ce sera comme un poème écrit dans une langue que nous ignorons. Tout cela nous montre que l’effet de l’architecture ne dépend point seulement de la mathématique, mais aussi de la dynamique ; ce qui nous parle par elle, ce n’est point une pure forme, une pure symétrie, ce sont les formes élémentaires de la nature, les Idées primitives, les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté. — Tantôt la régularité d’une construction et de ses parties est causée par la coopération directe de chaque partie au maintien de l’ensemble, tantôt elle sert à faciliter la perception et l’intelligence de l’ensemble ; tantôt enfin les figures régulières contribuent à la beauté, en faisant voir la régularité de l’espace considéré comme espace. Mais tout ceci n’a qu’une valeur et qu’une nécessité secondaires ; ce n’est nullement le principal ; car la symétrie n’est pas à la rigueur une condition indispensable, attendu que les ruines elles-mêmes conservent de la beauté.

Signalons encore le rapport tout spécial que les œuvres d’architecture ont avec la lumière : elles deviennent doublement belles au plein soleil, lorsqu’elles se détachent sous l’azur du ciel ; au clair de lune elles produisent encore un tout autre effet. C’est aussi pour cette raison que, dans la construction d’une œuvre de belle architecture, l’on tient toujours un compte particulier des effets de lumière et de l’orientation. Tout cela tient sans doute en grande partie à ce qu’une lumière claire et pénétrante fait ressortir d’une manière parfaitement juste toutes les parties et leurs rapports ; mais je crois en outre que l’architecture, de même qu’elle est destinée à faire ressortir la pesanteur et la résistance, a en outre pour but de nous dévoiler l’essence de la lumière, essence complètement opposée à celle de la pesanteur et de la résistance. En effet, saisie, arrêtée, réfléchie par ces masses puissantes et opaques, aux arêtes vives et aux formes complexes, la lumière déploie de la façon la plus nette et la plus claire sa nature et ses propriétés : cette vue comble de joie l’observateur ; car la lumière est la plus délectable des choses, puisqu’elle est la condition, le corrélatif objectif de la connaissance intuitive la plus parfaite.

Ainsi les Idées dont l’architecture nous procure la claire intuition ne sont que les degrés inférieurs de l’objectité de la volonté ; par suite, la signification objective de ce que l’architecture nous révèle se trouve relativement faible ; il en résulte que, à la vue d’un bel édifice, habilement éclairé, la jouissance esthétique provient moins de la conception de l’Idée que de la conscience du corrélatif subjectif qu’entraîne en nous cette conception ; elle consiste surtout en ce fait que, à l’aspect de l’édifice, le spectateur s’affranchit de la connaissance individuelle, soumise à la volonté et au principe de raison, en ce qu’il s’élève jusqu’à la connaissance propre au sujet connaissant pur, exempt de volonté ; le plaisir consiste, en un mot, dans la contemplation même, affranchie de toutes les misères du vouloir et de l’individualité. — C’est à ce point de vue qu’il y a contraste entre l’architecture et le drame qui, dans les beaux-arts, occupe le pôle opposé ; c’est le drame qui nous révèle les Idées les plus riches en signification ; aussi, dans la jouissance esthétique que nous procure le drame, le côté objectif est-il tout à fait dominant.

Il y a, entre l’architecture, d’une part, les arts plastiques et la poésie, de l’autre, la différence suivante : l’architecture ne fournit point une copie, mais la chose même ; elle ne reproduit point, comme les autres arts, une Idée, grâce à laquelle la vision de l’artiste passe jusque dans le spectateur ; en architecture, l’artiste met simplement l’objet à la portée du spectateur, il lui facilite la conception de l’Idée, en amenant l’objet individuel et réel à exprimer son essence d’une manière claire et complète.

Les œuvres de l’architecture, contrairement à celles des autres arts, n’ont que très rarement une destination purement esthétique : elles sont soumises à d’autres conditions tout étrangères à l’art, tout utilitaires ; par suite, le grand mérite de l’artiste consiste à poursuivre et à atteindre le but esthétique, tout en tenant compte d’autres nécessités ; pour arriver à cette conciliation, il lui faut tâcher d’accorder par divers moyens les fins esthétiques avec les fins utilitaires ; il lui faut déterminer avec sagacité quel est le genre de beauté esthétique et architectonique qui se prête, qui convient à la construction d’un temple, d’un palais, d’un arsenal. À mesure que la rigueur du climat multiplie les exigences et les besoins de la pratique, à mesure qu’elle les rend étroites et impérieuses, la recherche du beau en architecture se renferme dans un champ plus restreint. C’est dans les climats tempérés de l’Inde, de l’Égypte, de la Grèce et de Rome, où les exigences de la pratique étaient beaucoup moindres et moins étroites, que l’architecture pouvait poursuivre à loisir ses fins esthétiques ; sous le ciel du Nord elle ne put accomplir librement sa destinée : forcée de faire des clôtures, des toits aigus et des tours, contrainte d’enfermer son développement artistique dans des limites très étroites, elle dut, pour compenser, faire des emprunts beaucoup plus considérables aux ornements de la sculpture ; c’est ce que nous observons dans l’architecture gothique.

Toutes ces nécessités de la pratique sont, pour l’architecture, autant d’entraves ; pourtant elles lui procurent, d’autre part, un puissant point d’appui ; car, vu les dimensions et le prix de ses ouvrages, vu la sphère restreinte de son activité esthétique, elle ne pourrait subsister uniquement comme art, si, en sa qualité de profession indispensable, elle n’obtenait en même temps une place sûre et honorable parmi les métiers. Il est encore un autre art qui, justement faute de cette condition, ne peut prendre place fraternellement à côté de l’architecture, bien qu’au point de vue esthétique il en soit, à proprement parler, le pendant : je veux parler de l’hydraulique artistique. Toutes deux, en effet, représentent l’Idée de la pesanteur ; l’architecture la représente conjointement avec l’Idée de résistance ; l’hydraulique, au contraire, nous la montre associée à la fluidité, laquelle a pour caractère l’absence de formes, la mobilité parfaite, la transparence. Une cascade qui se précipite sur les rochers avec de l’écume et des gémissements, une cataracte qui se pulvérise sans bruit, une fontaine qui lance dans l’air ses colonnes d’eau, un lac immobile et clair comme un miroir, tout cela exprime les Idées de la matière fluide et pesante, de même que les œuvres de l’architecte représentent celles de la matière résistante. L’hydraulique pratique ne peut servir de prétexte à l’hydraulique artistique ; leurs buts sont, en général, incapables de se concilier, sauf quelques cas exceptionnels, comme, par exemple, la cascata di Trevi à Rome[1].

  1. À ce paragraphe se rattache le chapitre XXXV des Suppléments.