Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 36

Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 435).
§ 36. — La contemplation des Idées, l’art, le génie. — Opposition entre le génie et la connaissance discursive. — Génie et folie. 
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§ 36.


L’histoire suit le fil des événements ; elle est pragmatique, dans la mesure où elle les déduit d’après la loi de motivation, loi qui détermine les phénomènes de la volonté, lorsqu’elle est éclairée par la connaissance. Aux degrés inférieurs de son objectité, là où la volonté agit encore inconsciemment, c’est la science de la nature, en tant qu’étiologie, qui étudie les lois des modifications des phénomènes ; en tant que morphologie, elle étudie ce qu’il y a de permanent dans les phénomènes, elle simplifie sa matière presque infinie à l’aide des concepts, elle rassemble les caractères généraux pour en déduire le particulier. Enfin la mathématique étudie l’espace et le temps, formes simples, à l’aide desquelles les Idées nous apparaissent comme phénomènes multiples, appropriées à la connaissance du sujet en tant qu’individu. Toutes ces études, dont le nom générique est celui de science, se conforment en cette qualité au principe de raison, considéré dans ses différentes expressions ; leur matière n’est toujours que le phénomène, considéré dans ses lois, dans sa dépendance et dans les rapports qui en résultent. Mais y a-t-il une connaissance spéciale qui s’applique à ce qui dans le monde subsiste en dehors et indépendamment de toute relation, à ce qui fait à proprement parler l’essence du monde et le substratum véritable des phénomènes, à ce qui est affranchi de tout changement et par suite connu avec une égale vérité pour tous les temps, en un mot aux Idées, lesquelles constituent l’objectité immédiate et adéquate de la chose en soi, de la volonté ? — Ce mode de connaissance, c’est l’art, c’est l’œuvre du génie. L’art reproduit les idées éternelles qu’il a conçues par le moyen de la contemplation pure, c’est-à-dire l’essentiel et le permanent de tous les phénomènes du monde ; d’ailleurs, selon la matière qu’il emploie pour cette reproduction, il prend le nom d’art plastique, de poésie ou de musique. Son origine unique est la connaissance des Idées ; son but unique, la communication de cette connaissance. — Suivant le courant interminable des causes et des effets, tel qu’il se manifeste sous ses quatre formes, la science se trouve, à chaque découverte, renvoyée toujours et toujours plus loin ; il n’existe pour elle ni terme ni entière satisfaction (autant vaudrait chercher à atteindre à la course le point où les nuages touchent l’horizon) ; l’art, au contraire, a partout son terme. En effet, il arrache l’objet de sa contemplation au courant fugitif des phénomènes ; il le possède isolé devant lui ; et cet objet particulier, qui n’était dans le courant des phénomènes qu’une partie insignifiante et fugitive, devient pour l’art le représentant du tout, l’équivalent de cette pluralité infinie qui remplit le temps et l’espace. L’art s’en tient par suite à cet objet particulier ; il arrête la roue du temps, les relations disparaissent pour lui ; ce n’est que l’essentiel, ce n’est que l’Idée qui constitue son objet.

Nous pouvons en conséquence définir l’art : la contemplation des choses, indépendante du principe de raison ; il s’oppose ainsi au mode de connaissance, ci-dessus défini, qui conduit à l’expérience et à la science. On peut comparer ce dernier mode de connaissance à une ligne horizontale qui court indéfiniment ; quant à l’art, c’est une ligne perpendiculaire qui coupe facultativement la première en un point ou en un autre. La connaissance soumise au principe de raison constitue la connaissance rationnelle ; elle n’a de valeur et d’utilité que dans la vie pratique et dans la science : la contemplation, qui s’abstrait du principe de raison, est le propre du génie ; elle n’a de valeur et d’utilité que dans l’art. La première correspond à la connaissance selon Aristote ; la seconde est en somme la contemplation platonicienne. La première ressemble à un violent orage qui passe, sans qu’on en connaisse ni l’origine ni le but, et qui courbe, bouleverse, arrache tout sur sa route ; la seconde, c’est le paisible rayon de soleil qui perce les ténèbres et défie la violence de l’orage. La première est comme la chute des gouttes innombrables et impuissantes qui dans une cascade changent sans cesse et n’ont pas un instant de repos ; la seconde est l’arc-en-ciel qui plane paisible au-dessus de ce tumulte déchaîné. — Ce n’est que par cette contemplation pure et tout entière absorbée dans l’objet que l’on conçoit les idées ; l’essence du génie consiste dans une aptitude éminente à cette contemplation ; elle exige un oubli complet de la personnalité et de ses relations ; ainsi la génialité n’est pas autre chose que l’objectivité la plus parfaite, c’est-à-dire la direction objective de l’esprit, opposée à la direction subjective qui aboutit à la personnalité, c'est-à-dire à la volonté. Par suite, la génialité consiste dans une aptitude à se maintenir dans l’intuition pure et à s’y perdre, à affranchir de l’esclavage de la volonté la connaissance qui lui était originairement asservie ; ce qui revient à perdre complètement de vue nos intérêts, notre volonté, nos fins : nous devons pour un temps sortir absolument de notre personnalité, n’être plus que sujet connaissant pur, œil limpide de l’univers entier, et cela non pour un instant, mais pour aussi longtemps et avec autant de réflexion qu’il est nécessaire pour réaliser notre conception, à l’aide d’un art déterminé ; il faut « fixer en des formules éternelles ce qui flotte dans le vague des apparences ». — C’est à croire que, pour que le génie se manifeste dans un individu, cet individu doit avoir reçu en partage une somme de puissance cognitive qui excède de beaucoup celle qui est nécessaire pour le service d’une volonté individuelle ; c’est cet excédent qui, devenu libre, sert à constituer un objet affranchi de volonté, un clair miroir de l’être du monde. — Par là s’explique la vivacité que les hommes de génie poussent parfois jusqu’à la turbulence : le présent leur suffit rarement, parce qu’il ne remplit point leur conscience ; de là leur inquiétude sans répit ; de là leur tendance à poursuivre sans cesse des objets nouveaux et dignes d’étude, à souhaiter enfin, presque toujours sans succès, des êtres qui leur ressemblent, qui soient à leur taille et qui les puissent comprendre. Le vulgaire, au contraire, pleinement repu et satisfait de la routine actuelle, s’y absorbe ; il trouve partout des égaux ; de là cette satisfaction particulière qu’il éprouve dans le train de la vie et que le génie ne connaît pas. — On a voulu voir dans l’imagination un élément essentiel du génie, ce qui est fort légitime ; on a même voulu identifier complètement les deux mais c’est là une erreur. Les objets du génie considéré comme tel, sont les Idées éternelles, les formes persistantes et essentielles du monde et de tous ses phénomènes ; or, là où règne la seule imagination, elle s’emploie à construire des châteaux en Espagne destinés à flatter l’égoïsme et le caprice personnel, à les tromper momentanément et à les amuser ; mais dans ce cas, nous ne connaissons jamais à proprement parler que les relations des chimères, ainsi combinées. Celui qui se livre à ce jeu est un fantasque : il arrivera facilement à faire passer dans la réalité les images dont il enchante sa méditation solitaire, et il deviendra, par le fait, impropre à la vie pratique ; peut-être mettra-t-il par écrit les rêves de son imagination : c’est de là que nous viennent ces romans ordinaires de tous genres qui font la joie du gros public et des gens semblables à leurs auteurs ; car le lecteur rêve qu’il est à la place du héros, et il trouve une pareille représentation fort agréable.

L’homme ordinaire, ce produit industriel que la nature fabrique à raison de plusieurs milliers par jour, est, comme nous l’avons dit, incapable, tout au moins d’une manière continue, de cette aperception complètement désintéressée à tous égards qui constitue à proprement parler la contemplation : il ne peut porter son attention sur les choses que dans la mesure où elles ont un certain rapport avec sa propre volonté, quelque lointain que soit ce rapport. Comme, à ce point de vue, où la connaissance des relations est seule nécessaire, le concept abstrait de la chose est suffisant et le plus souvent préférable, l’homme ordinaire ne s’attarde point longtemps à la contemplation pure ; par suite, il n’attache point longtemps ses regards sur un objet : mais, dès qu’une chose s’offre à lui, il cherche bien vite le concept sous lequel il la pourra ranger (comme le paresseux cherche une chaise), puis il ne s’y intéresse pas davantage. C’est pourquoi il en a si vite fini avec toutes choses, avec les œuvres d’art, avec les beautés de la nature, avec le spectacle vraiment intéressant de la vie universelle, considérée dans les scènes multiples. Il ne s’attarde pas : il ne cherche que son chemin dans la vie. La connaissance des Idées est nécessairement intuitive, et non abstraite ; la connaissance propre au génie serait donc restreinte à l’idée des objets effectivement présents à la personne de l’auteur ; elle se rattacherait à la chaîne des circonstances qui l’ont elle-même amenée ; mais, grâce à l’imagination, l’horizon s’étend bien au delà de l’expérience actuelle et personnelle de l’homme de génie ; il se trouve ainsi en état, étant donné le peu qui tombe sous son aperception réelle, de construire tout le reste et d’évoquer ainsi devant lui presque toutes les images que peut offrir la vie. D’ailleurs, les objets réels ne sont presque toujours que des exemplaires très défectueux de l’idée qui s’y manifeste : l’imagination est, par suite, nécessaire au génie pour voir dans les choses non ce que la nature y a effectivement mis, mais plutôt ce qu’elle s’efforçait d’y réaliser et ce qu’elle n’eût point manqué d’amener à l’acte, sans ce conflit entre ses formes dont nous avons parlé dans le livre précédent. Nous reviendrons plus tard sur ce point, lorsque nous étudierons la sculpture. L’imagination agrandit donc le cercle de vision du génie, elle l’étend au delà des objets qui s’offrent effectivement à sa personne, et cela au point de vue de la qualité comme de la quantité. Par conséquent, une puissance extraordinaire d’imagination est le corrélatif et même la condition du génie. Mais on ne peut point réciproquement conclure de celle-là à celui-ci ; disons plus, les hommes même d’une intelligence ordinaire peuvent avoir beaucoup d’imagination. En effet, si l’on peut considérer un objet réel de deux façons opposées, à la manière pure et objective, comme fait le génie qui en saisit l’Idée, ou bien à la manière commune et simplement dans les relations qu’il a avec les autres objets et avec notre propre volonté, il n’est pas moins possible de considérer également de deux manières un produit de l’imagination. Considéré au premier point de vue, c’est un moyen pour arriver à la connaissance de l’idée dont la communication constitue l’œuvre d’art, ou tout au plus encore ce qui pourrait par hasard le devenir ; il prend, dans le sens le plus large du mot, des indications topographiques : mais il ne perd pas son temps à contempler la vie pour elle-même. Au contraire, chez l’homme de génie, la faculté de connaître, grâce à son hypertrophie, se soustrait pour quelque temps au service de la volonté ; par suite, il s’arrête à contempler la vie pour elle-même, il s’efforce de concevoir l’Idée de chaque chose, non ses relations avec les autres choses : dans cette recherche, il néglige fréquemment de considérer son propre chemin dans la vie et il s’y conduit le plus souvent d’une manière assez gauche. Pour les hommes ordinaires, la faculté de connaître est la lanterne qui éclaire le chemin ; pour l’homme de génie, c’est le soleil qui révèle le monde. Cette manière si différente d’envisager le monde se manifeste bien vite, même physiquement. L’homme chez qui le génie respire et travaille se distingue aisément, à son regard qui est également vif et ferme, qui porte la marque de l’intuition, de la contemplation ; c’est ce que nous pouvons constater par les portraits du peu d’hommes de génie que la nature produit de temps en temps sur d’innombrables millions d’individus : au contraire dans le regard des autres, s’il n’est ni insignifiant ni atone, on voit facilement un caractère tout opposé à celui de la contemplation, je veux dire la curiosité, le furetage. D’après cela, l’expression géniale d’une tête consiste donc en ce qu’on y peut voir une prépondérance marquée de la connaissance sur la volonté, en ce que l’on y trouve l’expression d’une connaissance exempte de tout rapport avec une volonté, c’est-à-dire l’expression d’une connaissance pure. Au contraire, dans les physionomies communes, l’expression de la volonté est prépondérante et l’on voit que la connaissance ne s’exerce chez elles que par une impulsion de la volonté, c’est-à-dire qu’elle ne se dirige que d’après des motifs.

Puisque la connaissance propre au génie ou connaissance des Idées est celle qui ne suit pas le principe de raison, puisque au contraire celle qui le suit rend les hommes prudents et sensés dans la pratique et crée les sciences, il en résulte que les individus intelligents sont atteints des défauts que l’on contracte en négligeant la seconde espèce de connaissance. Cependant notons ici une restriction : tout ce que je mentionnerai à ce point de vue ne les concerne qu’en tant et aussi longtemps qu’ils exercent effectivement la faculté de connaître propre au génie ; or, ce n’est en aucune façon le cas pour chaque instant de leur existence ; la tension d’esprit extrême, bien que spontanée, nécessaire pour arriver à une conception des Idées indépendante de la volonté, se relâche nécessairement parfois et ne se reproduit qu’à de longs intervalles ; c’est dans ces intervalles que les hommes de génie se trouvent, en bien comme en mal, dans une situation assez identique à celle des hommes ordinaires. On a pour cette raison considéré de tout temps l’action du génie comme une inspiration, et même, ainsi que le nom l’indique, on y a vu l’œuvre d’un être surhumain, différent de l’individu lui-même dont il ne prend possession que périodiquement. Les hommes de génie ne peuvent sans répugnance porter leur attention sur le contenu du principe de raison ; cela se manifeste d’abord au point de vue du principe de l’être, dans leur aversion pour les mathématiques ; c’est qu’en effet l’objet des mathématiques est d’étudier les formes les plus générales du phénomène, l’espace et le temps, qui ne sont eux-mêmes que des expressions du principe de raison ; une pareille étude est par suite tout opposée à celle qui n’a pour unique objet que le substratum du phénomène, l’Idée qui s’y manifeste, abstraction faite de toute relation. En outre, la méthode logique des mathématiques est également incompatible avec le génie ; s’opposant à tout ce qui est proprement intuition, elle ne peut le contenter ; n’offrant, conformément au principe de raison, qu’un simple enchaînement de conséquences, de toutes les facultés intellectuelles c’est surtout la mémoire qu’elle nécessite ; car elle doit toujours maintenir présentes à l’esprit toutes les propositions précédentes auxquelles on a recours. L’expérience elle-même démontre que les génies éminents dans l’art n’ont eu aucune aptitude pour les mathématiques : jamais un homme ne s’est brillamment signalé dans les deux branches à la fois. Alfieri raconte qu’il n’a jamais seulement pu comprendre la quatrième proposition d’Euclide. Les ineptes adversaires de la théorie des couleurs ont reproché à Gœthe, jusqu’à satiété, son ignorance des mathématiques : pourtant il n’était pas parvenu à un calcul ni à une mesure d’après une hypothèse donnée ; il était arrivé directement à une connaissance intuitive de la cause et de l’effet ; ce reproche est par conséquent fort injuste et fort déplacé ; en définitive il dénote le manque absolu de jugement de ceux qui l’ont fait, et qui d’ailleurs en avaient déjà fait preuve par les autres confidences, vraiment dignes de Midas, qu’ils ont jugé à propos de faire au public. Dans le fait qu’aujourd’hui, presque un demi-siècle après l’apparition de la théorie des couleurs de Gœthe, les sornettes de Newton conservent même en Allemagne leur paisible souveraineté dans les écoles ; dans le fait que l’on continue à parler sérieusement des sept homogènes et de leur différente réfrangibilité, on verra un jour un des traits révélateurs les plus sûrs de ce que vaut l’intelligence des humains en général et des Allemands en particulier. — C’est par la raison ci-dessus indiquée que s’explique un fait bien connu : les mathématiciens distingués sont peu sensibles aux œuvres de l’art ; j’en trouve un aveu particulièrement naïf dans l’histoire de ce mathématicien français qui, après une lecture de l’Iphigénie de Racine, demandait en haussant les épaules : « Qu’est-ce que cela prouve ? » — Puisque c’est une intelligence pénétrante des rapports suivant la loi de causalité et de motivation qui rend à proprement parler prudent ; puisque d’autre part la connaissance propre au génie ne se porte point sur les rapports, il s’ensuit qu’un homme prudent, dans la mesure et aussi longtemps qu’il est prudent, manque de génie, et, réciproquement, qu’un homme de génie, dans la mesure et aussi longtemps qu’il est homme de génie, manque de prudence.

En définitive, la connaissance intuitive, à laquelle ressortit exclusivement l’idée, se trouve en somme diamétralement opposée à la connaissance discursive ou abstraite, guidée par le principe de raison. Aussi est-il notoire que l’on trouve rarement un grand génie uni à une éminente faculté discursive ; disons plus, un homme de génie est souvent en proie à de violentes affections et à des passions insensées. La cause de ce fait n’est cependant point la faiblesse de la raison ; c’est, en partie, l’énergie extraordinaire du phénomène de volonté qui constitue l’homme de génie et qui se traduit par la véhémence de tous ses actes volontaires ; en partie, la prépondérance de la connaissance intuitive des sens et de l’entendement sur la connaissance abstraite : de là, en effet, une tendance déclarée vers la contemplation ; or l’intuition active luit d’une si souveraine lumière à côté des concepts incolores, qu’elle les frappe d’impuissance et qu’elle règne désormais toute seule sur la conduite, laquelle devient par le fait même déraisonnable ; d’ailleurs l’impression présente est très puissante sur eux, elle les pousse à l’irréflexion, à l’emportement, à la passion. C’est pour cela aussi, et en général parce que leur connaissance s’est en partie soustraite au service de la volonté, que dans la conversation ils songent moins à la personne qui les écoute qu’à la chose dont ils parlent et qu’ils évoquent vivement devant eux ; il en résulte que pour leurs intérêts ils ont une manière de juger trop objective ; ils bavardent et ils ne savent point garder pour eux ce qu’il eût été plus prudent de taire, et ainsi de suite. Ils sont enfin portés au monologue et ils sont en somme capables de montrer bien des faiblesses qui frisent vraiment la folie. Le génie et la folie ont un côté par lequel ils se touchent et même par lequel ils se pénètrent ; on en a souvent fait la remarque ; on a même appelé l’enthousiasme poétique une espèce de folie : Horace (Odes, III, 4) l’appelle amabilis insania ; Wieland l’appelle, dans l’introduction d’Obéron, « délicieuse folie » (holder Wahnsinn) Aristote lui-même, d’après Sénèque (De tranq. animi, 15, 16), aurait dit : « Nullum magnum ingenium sine mixtura dementiæ fuit. » Platon exprime aussi cette idée dans le mythe déjà cité de la caverne, lorsqu’il dit (Rép., VII) : « Ceux qui sont sortis de la caverne et qui ont vu la vraie lumière du soleil, les choses réellement existantes (les Idées), ne pourront plus rien voir, une fois qu’ils y seront rentrés ; ils ne distingueront plus les ombres de la caverne, car leurs yeux auront été déshabitués de l’obscurité ; ils deviendront, à cause de leurs méprises, la raillerie de leurs compagnons qui n’auront jamais quitté ni la caverne ni les ombres. » Dans le Phèdre (p. 317) il dit positivement que sans un peu de folie il n’y a point de vrai poète ; il prétend même (p. 327) que l’on passe pour fou, dès que des choses éphémères on dégage les idées éternelles. Cicéron nous cite Démocrite et Platon : « Negat enim, sine furore, Democritus, quemquam poetam magnum esse posse ; quod idem dicit Plato. » (De Divin., I, 37.) Pope, enfin, nous dit :

Great wits to madness sure are near allied,
And thin partitions do their bounds divide[1].

C’est surtout Goethe qui est instructif sur ce point. Dans son Torquato Tasso il ne se contente pas de représenter la souffrance, ni le martyre propre au génie en tant que génie ; il nous montre aussi ses empiétements continuels sur la folie. Enfin pour se convaincre de cette proche parenté entre le génie et la folie, qu’on lise les biographies de très grands génies, tels que Rousseau, Byron, Alfieri ; les anecdotes tirées de la vie de quelques autres ne seront pas moins concluantes ; citons enfin un exemple personnel : j’ai visité fréquemment des maisons d’aliénés et j’y ai rencontré des sujets d’une incontestable valeur ; leur génie perçait, à ne s’y point méprendre, à travers la folie ; mais chez eux la folie était demeurée complètement maîtresse. Une pareille coïncidence ne peut être mise sur le compte du hasard ; car, d’une part, le nombre des aliénés est relativement très petit ; d’autre part, l’apparition d’un homme de génie, événement rare au-dessus de toute expression, peut être considérée comme un fait exceptionnel au sein de la nature. Il suffit d’ailleurs pour s’en convaincre de calculer le nombre des hommes de génie qu’a produits l’Europe cultivée dans l’antiquité comme dans les temps modernes, en ne comptant bien entendu que ceux qui ont produit des œuvres dignes de conserver dans tous les âges un prix immortel aux yeux des hommes ; que l’on compare ensuite ce nombre avec les 250 millions d’hommes qui vivent sans cesse en Europe et se renouvellent tous les trente ans. Voici encore un fait que je ne veux point passer sous silence : j’ai connu certaines personnes d’une supériorité intellectuelle marquée, sinon éminente : elles présentaient en même temps de légers indices de folie. Il semblerait, d’après cela, que toute supériorité intellectuelle qui dépasse la mesure ordinaire doive être considérée comme une chose anormale qui prédispose à la folie. Cependant je veux résumer le plus brièvement possible mon opinion sur la raison purement intellectuelle de cette parenté entre génie et folie ; car cette discussion ne peut manquer de nous renseigner sur l’essence propre du génie, c’est-à-dire de cette puissance intellectuelle qui seule est capable de produire les vrais chefs-d’œuvre. Mais ceci nécessite un court examen de la folie en elle-même[2].

On n’est pas encore parvenu, que je sache, à un aperçu clair et complet sur la nature de la folie ; on n’a pas encore la notion exacte et précise de ce qui distingue, à vrai dire, le fou de l’homme sensé. — On ne peut refuser aux fous ni la raison ni l’entendement : ils parlent et ils comprennent ; ils raisonnent souvent fort juste ; d’ordinaire même, ils ont une vue très exacte de ce qui se passe devant eux et ils saisissent l’enchaînement des causes et des effets. Les visions pas plus que les fantômes de la fièvre ne sont un symptôme ordinaire de la folie ; le délire fausse la perception, la folie fausse la pensée. En effet, le plus souvent les fous ne se trompent point dans la connaissance de ce qui est immédiatement présent ; leurs divagations se rapportent toujours à ce qui est absent ou passé, et par suite elles ne concernent que le rapport de ce qui est absent ou passé avec le présent. En conséquence, leur maladie me paraît atteindre surtout la mémoire ; elle ne la supprime pourtant pas tout à fait (car beaucoup de fous savent un grand nombre de choses par cœur et ils reconnaissent parfois des personnes qu’ils n’ont point vues depuis longtemps) ; elle rompt plutôt le fil de la mémoire ; elle en brise l’enchaînement continu et rend impossible tout souvenir régulièrement coordonné du passé. Je suppose qu’un fou évoque une scène du passé et lui donne toute la vivacité d’une scène vraiment présente : il y a dans un pareil souvenir des lacunes ; le fou les remplit avec des fictions ; ces fictions peuvent être toujours les mêmes et devenir des idées fixes ou bien se modifier à chaque fois comme des accidents éphémères ; dans le premier cas, c’est de la monomanie, de la mélancolie ; dans le second cas, de la démence, fatuitas. C’est pour cela qu’il est si difficile, lorsqu’un fou entre dans une maison d’aliénés, de l’interroger sur sa vie précédente. Le vrai et le faux se confondent de plus en plus dans sa mémoire. Le présent immédiat a beau être sainement connu, il n’en est pas moins faussé par le rapport que le fou lui attribue avec un passé chimérique : les fous se prennent eux-mêmes et prennent les autres pour des personnes qui n’existent que dans leur passé de fantaisie ; ils ne reconnaissent point des amis ; bref, en dépit de leur perception exacte du présent, ils lui attribuent des relations fausses avec le passé. Si la folie devient intense, la mémoire se désorganise complètement ; le fou est incapable de se souvenir de tout ce qui est ou absent ou passé ; il est entièrement et exclusivement gouverné par le caprice du moment, lié aux chimères qui constituent pour lui le passé : aussi, lorsqu’on se trouve auprès de lui, est-on sans cesse exposé à être maltraité ou mis à mort, à moins de lui faire continuellement sentir qu’on est le plus fort.

La connaissance du fou et celle de l’animal se confondent en ce qu’elles sont toutes deux restreintes au présent ; mais voici ce qui les distingue : l’animal n’a à proprement parler aucune représentation du passé considéré comme tel ; sans doute il subit l’effet de cette représentation par l’intermédiaire de l’habitude, lorsque, par exemple, il reconnaît après plusieurs années son ancien maître, c’est-à-dire celui dont le regard a produit sur lui une impression habituelle, persistante ; toujours est-il qu’il n’a aucun souvenir du temps qui s’est depuis écoulé : le fou au contraire conserve toujours dans sa raison le passé in abstracto ; mais c’est un faux passé qui n’existe que pour lui et qui est un objet de créance constante ou seulement momentanée : l’influence de ce faux passé l’empêche, bien qu’il connaisse exactement le présent, d’en tirer aucun parti, alors que l’animal lui-même est capable de l’utiliser. Voici comment j’explique que de violentes douleurs morales, que des événements terribles et inattendus occasionnent fréquemment la folie. Une douleur de ce genre est toujours, à titre d’événement réel, limitée au présent ; c’est dire qu’elle est passagère et que comme telle elle ne dépasse point nos forces : elle ne devient excessive que si elle est permanente ; mais comme telle elle se réduit à une simple pensée et c’est la mémoire qui en reçoit le dépôt : si cette douleur, si le chagrin causé par cette pensée ou par ce souvenir est assez cruel pour devenir absolument insupportable et dépasser les forces de l’individu, alors la nature, prise d’angoisse, recourt à la folie comme à sa dernière ressource ; l’esprit torturé rompt pour ainsi dire le fil de sa mémoire, il remplit les lacunes avec des fictions ; il cherche un refuge au sein de la démence contre la douleur morale qui dépasse ses forces : c’est comme lorsqu’on ampute un membre gangrené et qu’on le remplace par un membre artificiel. — Prenons comme exemples Ajax furieux, le roi Lear, Ophélie, car les créations du véritable génie sont les seules auxquelles nous puissions recourir ici, parce qu’elles sont universellement connues, et elles peuvent d’ailleurs, grâce à leur vérité, être considérées comme des personnes réelles : aussi bien l’expérience réelle et journalière nous donne sur cette question des résultats absolument semblables. Ce passage de la douleur à la folie n’est pas tout à fait sans analogue ; lorsqu’une pensée pénible nous surprend à l’improviste, il nous arrive souvent de vouloir la chasser, d’une manière en quelque sorte mécanique, par une exclamation, par un geste : nous prétendons ainsi nous distraire, nous arracher violemment à notre souvenir.

L’aliéné, nous venons de le voir, a une connaissance exacte du présent isolé et aussi de plusieurs faits particuliers du passé ; mais il méconnaît la liaison et les rapports des faits : telle est la raison de ses erreurs et de ses divagations ; tel est également son point de contact avec l’homme de génie, car l’homme de génie aussi néglige la connaissance des relations qui repose sur le principe de raison ; il ne voit et il ne cherche dans les choses que leurs Idées ; il saisit leur essence propre, cette essence qui se manifeste au contemplatif ; il la saisit sous un tel point de vue qu’une seule chose ainsi considérée représente toute son espèce, et il peut dire avec Gœthe qu’un seul cas vaut pour mille ; il dédaigne lui aussi la connaissance de l’enchaînement des choses : l’objet unique qu’il contemple, le présent qu’il conçoit avec une surprenante intensité, lui apparaissent en si pleine lumière, que les autres anneaux de la chaîne dont ils font partie rentrent par là même dans l’ombre : ceci donne justement lieu à des phénomènes qu’on a depuis longtemps comparés à ceux de la folie. S’il existe, dans les réalités particulières qui nous entourent quelque chose d’imparfait, d’affaibli ou d’altéré, le génie n’a qu’à y toucher pour l’élever jusqu’à l’Idée, jusqu’à la perfection ; il ne voit partout que les extrêmes, et par suite sa conduite aussi se porte aux extrêmes : il ne sait point garder la juste mesure, il manque de modération. ; et il en résulte ce que nous savons. Il connaît parfaitement les Idées, non les individus. Aussi un poète peut-il, comme nous l’avons remarqué, connaître à fond l’homme et connaître fort mal les hommes ; il est facile à circonvenir et il devient aisément un jouet entre les mains des gens malicieux[3].

  1. « Le génie confine à la folie ; ils ne sont séparés que par une mince cloison. »
  2. À cette question se rapporte le chapitre XXXVII des Suppléments.
  3. À ce paragraphe se rapporte le chapitre XXXII des Suppléments.