Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre III/§ 31

Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 435).


§ 31.


Faisons pourtant, au préalable, une réflexion essentielle. Voici d’abord un point que j’espère être arrivé à démontrer dans le livre précédent ; il est, dans la philosophie de Kant, une notion nommée la chose en soi, notion obscure et paradoxale, qui a été considérée, surtout en raison de la manière dont Kant l’a introduite (c’est-à-dire en concluant de l’effet à la cause), comme la pierre d’achoppement, comme le côté faible de sa philosophie : or cette chose en soi, du moment qu’on y arrive par le chemin tout différent que nous avons pris, n’est autre chose que la volonté prise dans la sphère élargie et précise où nous avons, par la méthode indiquée, circonscrit ce concept. J’espère, en outre, que l’on n’hésitera plus, après ce qui précède, à reconnaître, dans les degrés déterminés d’objectivation de cette volonté qui fait l’existence en soi du monde, ce que Platon nommait les Idées éternelles, ou bien les formes immuables (ειδη), ces Idées qui, reconnues comme le dogme capital, mais aussi le plus obscur et le plus paradoxal de sa doctrine, ont été, pendant une suite de siècles, l’objet de la réflexion, de la controverse, de la moquerie et du respect d’une multitude d’esprits différents.

Voilà donc la volonté identifiée pour nous avec la chose en soi ; l’Idée, d’ailleurs, n’est plus que l’objectité immédiate de cette volonté, objectité réalisée à un degré déterminé ; il s’ensuit que la chose en soi de Kant et l’Idée de Platon, ces deux grands et obscurs paradoxes des deux plus grands philosophes de l’Occident, sont non pas identiques, mais liés ensemble d’une très étroite parenté ; ils ne diffèrent l’un de l’autre que par un seul caractère. Ces deux grands paradoxes sont même l’un pour l’autre le meilleur des commentaires ; cela tient précisément à ce que, malgré tout l’accord profond et la parenté qui les unissent, ils ont, en raison de l’extrême différence qui sépare les individualités respectives de leurs auteurs, différé au plus haut point dans leur expression : c’est comme deux chemins tout à fait séparés qui conduiraient au même but. — Cela s’explique clairement en peu de mots. Voici en substance ce que dit Kant : « L’espace, le temps, la causalité ne sont point des caractères de la chose en soi ; ils n’appartiennent qu’à son phénomène, attendu qu’ils ne sont que des formes de notre connaissance. Mais, puisque toute pluralité, tout commencement et toute fin ne sont possibles que par le temps, l’espace et la causalité, il s’ensuit que la pluralité, le commencement, la fin se rapportent au phénomène, pas du tout à la chose en soi. Or, notre connaissance étant conditionnée par ces formes, l’expérience tout entière n’est que la connaissance du phénomène, nullement celle de la chose en soi : aussi n’en peut-on appliquer légitimement les lois à la chose en soi. Cette critique s’étend jusqu’à notre propre moi : nous ne le saisissons que dans son phénomène, nullement dans la réalité qu’il peut constituer en soi. » Voilà, au point de vue important que nous examinons, le sens et le résumé de la doctrine de Kant.

Platon, de son côté, nous dit : « Les choses de ce monde, telles que nos sens les perçoivent, n’ont aucun être réel : elles deviennent toujours, elles ne sont jamais, elles n’ont qu’un être relatif, elles n’existent que dans et par leurs rapports réciproques ; aussi peut-on justement nommer tout leur être un non-être. Par suite, elles ne sont point l’objet d’une connaissance proprement dite (επιστημη) : car il ne nous est donné de connaître, dans le véritable sens du mot, que ce qui est en soi et pour soi et demeure toujours identique, au lieu que les choses sensibles ne sont que l’objet d’une opinion occasionnée par la sensation (δοξα μετ’αισθησεως αλογου). Tant que nous nous renfermons exclusivement dans la perception sensible, nous ressemblons à des hommes assis dans une caverne obscure, si étroitement enchaînés qu’ils ne peuvent tourner la tête ; ils ne voient rien, mais aperçoivent seulement sur la paroi qui leur fait face, à la lueur d’un feu qui brûle derrière eux, les ombres des choses réelles que l’on promène entre eux et le feu ; d’ailleurs, ils ne se voient pas eux-mêmes, si ce n’est sous forme d’ombres qui se projettent sur la paroi. Leur sagesse ne consiste qu’à prédire, d’après l’expérience, l’ordre dans lequel se succèdent les ombres ! Mais la seule chose à laquelle on puisse donner le nom d’être véritable, parce qu’elle est toujours, ne devient ni ne passe jamais, ce sont les objets réels que reflètent ces ombres ; ces objets réels représentent les Idées éternelles, les formes primordiales de toutes choses. Elles n’admettent point la pluralité : chacune d’elles, d’après son essence, est seule de son espèce, attendu qu’elle est elle-même le modèle dont toutes les choses analogues, particulières et passagères, ne sont que la copie ou l’ombre. Elles ne comportent non plus ni commencement ni fin : car elles possèdent véritablement l’être ; elles ne deviennent ni elles ne passent comme leurs copies éphémères. Ces deux caractères négatifs nous induisent nécessairement à supposer que le temps, l’espace et la causalité n’ont, au point de vue des Idées, aucune signification, aucune valeur et qu’ils n’existent point en elles… Ce ne sont donc que les Idées qui peuvent être l’objet d’une connaissance adéquate, puisque l’objet d’une telle connaissance ne peut être que ce qui existe en tout temps et à tout point de vue (c’est-à-dire en soi), et non ce qui existe ou n’existe pas selon le point de vue où on le considère. »

Telle est la doctrine de Platon. Il est évident, sans pousser plus loin la démonstration, que le sens profond des deux doctrines est exactement le même : toutes deux tiennent le monde sensible pour une apparence qui en soi est sans valeur et n’a de signification, de réalité cachée, qu’en vertu de ce qui s’exprime par lui (les Idées pour Platon, la chose en soi pour Kant) ; d’ailleurs, cette réalité ainsi exprimée, la seule réalité, n’a, d’après les deux doctrines, rien de commun avec les formes de l’expérience phénoménale, même les plus générales et les plus essentielles. Kant, pour se débarrasser de ces formes, les a explicitement réduites à des termes abstraits.et il a franchement détaché de la chose en soi le temps, l’espace, la causalité, ne les considérant que comme de simples formes de l’expérience phénoménale. Platon, au contraire, n’a point poussé la doctrine jusqu’à sa dernière expression ; il n’abstrait qu’implicitement ces formes des Idées, lorsqu’il refuse aux Idées ce qui n’est possible que par ces formes, c’est à savoir : la pluralité au sein d’une même espèce, le commencement et la fin. Je veux pourtant et par surcroît rendre manifeste par un exemple cette remarquable et importante concordance. Supposons un animal en pleine vie et pleine activité. Platon va dire : « Cet animal n’a aucune existence véritable, mais seulement une existence apparente ; c’est un devenir perpétuel, un être relatif, qui peut indifféremment s’appeler être ou non-être. Seule réelle est l’Idée dont cet animal est une copie ; seul réel est l’animal qui existe en soi-même (αυτο το θηριον), qui ne dépend de rien pour être, mais qui est en soi et pour soi (καθ’εαυτο, αει ως αυτως), qui ne devient point, qui ne finit point, mais qui est toujours identique à lui-même (αει ον, και μηδεποτε ουτε γιγνομενον, ουτε απολλυμενον). Du moment que dans cet animal nous dégageons l’Idée, il est tout à fait indifférent, il est oiseux de nous demander si nous avons devant les yeux cet animal même ou son ancêtre qui vivait mille ans auparavant, si même il se trouve ici ou sur une terre lointaine, s’il se présente de telle ou telle façon, dans telle ou telle attitude, dans telle ou telle de ses actions ; si enfin, il est tel individu de son espèce ou bien un autre quelconque : tout cela ne signifie rien et ne se rapporte qu’à l’apparence ; l’être véritable n’appartient qu’à l’Idée de l’animal, et cette Idée seule peut être l’objet d’une connaissance réelle. » Voilà pour Platon. — Voici à peu près ce que dirait Kant : « Cet animal est un phénomène soumis au temps, à l’espace et à la causalité ; ce ne sont là que les conditions a priori qui appartiennent à notre faculté de connaître et qui rendent l’expérience possible ; ce ne sont pas des caractères de la chose en soi. Or nous percevons tel animal en un instant déterminé, en un endroit donné ; nous le percevons en tant qu’individu appartenant à la série de l’expérience, c’est-à-dire à la chaîne des effets et des causes, en tant que soumis au devenir et par suite nécessairement périssable ; il n’est donc pas une chose en soi, mais un phénomène qui n’a de valeur qu’au point de vue de notre connaissance. Pour le connaître dans ce qu’il peut être en soi, c’est-à-dire indépendamment des caractères qui reposent sur le temps, l’espace et la causalité, il nous faudrait une faculté de connaître différente de la seule que nous possédions : les sens et l’entendement. »

Pour rapprocher mieux encore la formule de Kant et celle de Platon, on pourrait également dire : temps, espace et causalité ne sont que cette loi de notre intellect, en vertu de laquelle l’être, à proprement parler unique, qui constitue chaque espèce, se manifeste à nous comme une multitude d’êtres analogues, qui renaissent et qui périssent sans cesse dans une succession éternelle. Saisir les choses par le moyen et dans les limites de cette loi constitue l’aperception immanente ; les saisir au contraire en parfaite connaissance de cause constitue l’aperception transcendentale. Or, par la critique de la raison pure nous arrivons à concevoir l’aperception transcendentale, mais nous ne la concevons qu’in abstracto ; pourtant elle peut aussi se produire en nous intuitivement. C’est par ce dernier point que je prétends compléter la doctrine ; tel est l’objet que je me suis efforcé d’éclaircir dans ce troisième livre.

Si l’on avait véritablement entendu la doctrine de Kant ; si, depuis Kant, on avait, à proprement parler, compris Platon ; si l’on avait réfléchi sérieusement et sincèrement sur le sens profond et sur la substance de la doctrine de ces deux grands initiateurs, au lieu de jouer avec la forme technique de l’un et de singer le style de l’autre, on aurait infailliblement découvert depuis longtemps à quel point leurs deux grandes méthodes s’accordent ensemble ; on aurait vu que la signification réelle et que le but de leurs spéculations est identique. Non seulement on se serait abstenu de comparer Platon à Leibniz (leurs deux esprits ne semblent pas du tout d’accord), ou même à un certain monsieur qui vit encore, comme s’il voulait narguer les mânes du grand penseur antique[1] ; mais surtout on eût fait beaucoup plus de progrès, je veux dire on ne serait point revenu en arrière d’une manière aussi honteuse qu’on l’a fait pendant les quarante dernières années ; on ne se serait point laissé conduire par le nez au gré de tous les hâbleurs ; ce xixe siècle, qui s’annonçait d’une manière si grandiose, n’aurait pas été inauguré en Allemagne par ces pantalonnades philosophiques, renouvelées de certaines fêtes funéraires des anciens et organisées, au milieu d’un légitime éclat de rire de toutes les nations, sur le tombeau de Kant ; de pareilles farces conviennent fort peu au caractère sérieux et même raide des Allemands. Mais il est si mince, le vrai public des vrais philosophes ; les siècles eux-mêmes sont avares de leur apporter des élèves dignes de les comprendre. Εισι δη ναρθηκοφοροι μεν πολλοι, βακχοι δε γε παυροι (Thyrsigeri quidem multi, Bacchi vero pauci). ’Η ατιμια φιλοσοφια δια ταυτα προσπεπτωκεν, οτι ου κατ’αξιαν αυτης απτονται ου γαρ νοθους εδει απτεσθαι, αλλα και γνησιους. (Eam ob rem philosophia in infamiam incidit, quod non pro dignitate ipsam attingunt : neque enim a spuriis, sed a legitimis erat attrectanda) [ Plat. ].

On s’est laissé conduire par les mots : « représentation a priori, formes de l’intuition et de la pensée connues indépendamment de l’expérience, concepts originaux de l’entendement pur, » et ainsi de suite, — et puis l’on s’est demandé si les Idées de Platon, qui, elles aussi, prétendent être des concepts originaux et même des réminiscences d’une intuition des choses réelles antérieure à la vie actuelle, étaient la même chose que les formes kantiennes de l’intuition et de la pensée, telles qu’elles résident a priori dans notre conscience : voilà donc deux théories tout à fait hétérogènes, la théorie kantienne des formes, qui restreint aux purs phénomènes la faculté de connaître de l’individu, et la théorie platonicienne des Idées, Idées dont la connaissance supprime expressément ces formes mêmes : malgré l’opposition diamétrale de ces deux théories, et en raison de la seule analogie des termes qui les expriment, on les a soigneusement comparées ; on a consulté, controversé pour les distinguer l’une de l’autre, et l’on a fini par trouver qu’elles n’étaient pas identiques. Conclusion : la théorie des Idées de Platon et la critique kantienne de la raison n’avaient absolument rien de commun[2]. Mais en voilà assez sur ce sujet.

  1. F.-H. Jacobi. (Note de Schopenhauer.
  2. Voyez, par exemple, Emmanuel Kant, Ein Denkmal von Fr. Bouterweck, p. 49, et Butle, Geschichte der philosophen, vol. VI, p. 802-815 et 823.