Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre I/§ 9

Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 434).
§ 9. — Rapports des concepts avec les intuitions : celles-ci sont supposées par ceux-là. Rapport des concepts entre eux : la logique, art de raisonner et science de la raison. 
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§ 9.


Les concepts forment une classe spéciale de représentations, entièrement distinctes des représentations intuitives dont il a été question jusqu’ici, car elles n’existent que dans l’esprit humain. Aussi est-il impossible d’arriver à une connaissance intuitive et absolument évidente de leur nature propre ; l’idée qu’on s’en peut faire est elle-même purement abstraite et discursive. Il serait donc absurde d’en exiger une démonstration expérimentale, si l’on entend, par expérience, le monde extérieur et réel, qui n’est que représentation intuitive : il est impossible de mettre ces notions sous les yeux ou de les présenter à l’imagination, comme s’il s’agissait d’objets perceptibles aux sens. On les conçoit, on ne les perçoit pas, et leurs effets seuls peuvent tomber sous les prises de l’expérience : le langage, par exemple, la conduite réfléchie et ordonnée, la science enfin, avec tous les résultats de cette activité supérieure. Le langage, comme objet d’expérience externe, n’est, à proprement parler, qu’un télégraphe très perfectionné, qui transmet avec une rapidité et une délicatesse infinies des signes conventionnels. Mais quelle est la valeur exacte de ces signes ? Et comment arrivons-nous à les interpréter ? Serait-ce que nous traduisons instantanément les paroles de l’interlocuteur en images, qui se succèdent dans la fantaisie avec la vitesse de l’éclair, qui s’enchaînent, se transforment et se colorent diversement, à mesure que les mots avec leurs flexions grammaticales arrivent à la pensée ? Mais alors quel tumulte dans notre tête à l’audition d’un discours ou à la lecture d’un livre ! Les choses, en réalité, ne se passent pas de la sorte : le sens des mots est immédiatement et exactement compris sans que ces apparitions d’images se produisent d’ordinaire dans la fantaisie. C’est ici la raison qui parle à la raison, sans jamais sortir de son domaine propre. Ce qui est transmis et reçu par elle, ce sont toujours des notions abstraites, des représentations non intuitives : celles-ci sont créées une fois pour toutes, en assez petit nombre d’ailleurs ; et elles peuvent ensuite s’appliquer aux innombrables objets du monde réel qu’elles embrassent et représentent. On s’explique ainsi que l’animal ne soit capable ni de parler ni de comprendre, bien qu’il possède comme nous les organes du langage et les représentations intuitives : c’est parce que les mots désignent cette classe particulière de représentations correspondant à la raison dans le sujet, qu’ils sont insignifiants et inintelligibles pour l’animal. Ainsi le langage, comme tout autre phénomène du ressort de la raison, et généralement tout caractère qui distingue l’homme de l’animal, doit être rapporté à cette simple et unique origine, les concepts, qu’il ne faut pas confondre avec les représentations individuelles dans le temps et dans l’espace : il s’agit ici, non des représentations intuitives, mais des représentations abstraites et générales. Ce n’est que dans certains cas isolés que nous passons du concept à l’intuition ; nous créons alors des images destinées à servir de symboles aux concepts, avec lesquels d’ailleurs elles ne cadrent jamais exactement. J’ai étudié en détail ces sortes de représentations dans ma Dissertation sur le principe de raison, § 28 ; je n’ai pas à répéter ce que j’en ai dit ; on peut comparer avec mon exposition ce que Hume a écrit sur le même sujet dans le douzième de ses Essais philosophiques (p. 244), et Herder, dans sa Métacritique (ouvrage assez médiocre, d’ailleurs), Ire partie, p. 274. L’Idée platonicienne, engendrée par l’union de la fantaisie et de la raison, est principalement étudiée dans le troisième livre du présent ouvrage.

Les concepts, bien que radicalement distincts des représentations intuitives, ont pourtant avec celles-ci un rapport nécessaire, sans lequel ils n’existeraient pas : ce rapport constitue donc toute leur essence et leur réalité. La réflexion ne saurait être qu’une imitation, une reproduction du monde de l’intuition, bien que ce soit une imitation d’une nature très spéciale et tout à fait différente de l’original, quant à la matière dont elle est formée. Aussi peut-on dire très exactement que les concepts sont des représentations de représentations. Il en est de même du principe de raison, qui revêt ici un caractère tout spécial. On a vu que la forme sous laquelle il régit toute une classe de représentations constitue et résume, pour ainsi dire, toute l’essence de cette classe au point de vue représentatif : le temps, par exemple, est tout entier dans la succession, l’espace dans la position, la matière dans la causalité. De même, toute l’essence des concepts qui forment la classe des représentations abstraites consiste uniquement dans la relation du principe de raison qu’elles mettent en évidence ; et comme cette relation est celle qui constitue le principe même de la connaissance, la représentation abstraite a ainsi pour essence le rapport qui existe entre elle et une autre représentation : celle-ci lui sert alors de principe de connaissance ; mais la dernière peut aussi être un concept, c’est-à-dire une représentation abstraite, et avoir à son tour un principe de connaissance de même nature. Toutefois la régression ne saurait se poursuivre à l’infini ; il y a un moment où la série des principes de connaissance doit arriver à un concept qui a son fondement dans la connaissance intuitive, car le monde de la réflexion repose sur celui de l’intuition, d’où il tire son intelligibilité. La classe des représentations abstraites se distingue donc de celles des représentations intuitives par la caractéristique suivante : dans les dernières, le principe de raison n’exige jamais qu’une relation entre une représentation et une autre de la même classe ; dans les premières, il requiert à la fin un rapport du concept avec une représentation d’une autre classe.

Le terme d’abstracta a été choisi de préférence pour désigner ces notions, qui, d’après ce qui vient d’être dit, ne se rattachent pas directement, mais à l’aide d’un ou plusieurs autres concepts, à la connaissance intuitive ; on a, au contraire, appelé concreta celles qui dérivent immédiatement de l’intuition. Cette dernière dénomination convient assez mal aux notions auxquelles on l’applique : celles-ci, en effet, sont toujours des représentations abstraites et non intuitives. Cette terminologie a été adoptée lorsqu’on n’avait encore qu’une conscience très vague de la différence qu’elle devait consacrer. On peut cependant la conserver, en tenant compte de la précédente observation. On peut citer comme exemples d’abstracta, au sens vrai du mot, appartenant à la première espèce, les concepts de rapport, de vertu, d’examen, de commencement, etc. ; et comme exemples des notions de la seconde espèce, improprement appelées concreta, les idées d’homme, de pierre, de cheval, etc. Si la métaphore n’était pas un peu risquée, et par suite légèrement ridicule, on pourrait, avec assez d’exactitude, comparer les concreta au rez-de-chaussée, et les abstracta aux étages supérieurs dans l’édifice de la réflexion[1].

Ce n’est point, comme on le dit trop souvent, un caractère essentiel, mais seulement une propriété secondaire et dérivée du concept, d’embrasser un grand nombre de représentations ou intuitives, ou abstraites, dont il est le principe de connaissance, et qui sont pensées en même temps que lui. Cette propriété, bien qu’elle existe toujours en puissance dans le concept, ne s’y trouve pas nécessairement en réalité ; elle repose sur ce fait que le concept est la représentation d’une représentation et doit toute sa valeur au rapport qu’il a avec cette autre représentation ; cependant le concept ne se confond pas avec elle ; car celle-ci appartient le plus souvent à une tout autre classe, à l’intuition, par exemple ; elle est soumise, comme telle, aux déterminations du temps, de l’espace et à beaucoup d’autres qui ne font pas partie du concept lui-même ; il s’ensuit que des représentations diverses qui n’offrent que des différences superficielles peuvent être pensées ou subsumées sous le même concept. Mais cette propriété que possède le concept d’être valable pour plusieurs objets ne lui est pas essentielle, elle est purement accidentelle. Il peut donc exister des notions sous lesquelles une seule chose réelle serait pensée ; elles n’en sont pas moins pour cela abstraites et générales, et ce ne sont nullement des représentations particulières et intuitives.

Telle est, par exemple, l’idée qu’on se fait d’une ville quand on ne la connaît que par la géographie ; on ne conçoit alors, à la vérité, qu’une seule ville, mais la notion qu’on s’en forme pourrait convenir à un grand nombre d’autres, différentes à beaucoup d’égards. Ainsi, ce n’est nullement parce qu’une idée est extraite de plusieurs objets qu’elle est générale ; c’est, au contraire, parce que la généralité, en vertu de laquelle elle ne détermine rien de particulier, lui est inhérente comme à toute représentation abstraite de la raison, c’est pour cela, dis-je, que plusieurs choses peuvent être pensées sous le même concept.

Il résulte de ces considérations que tout concept, étant une représentation abstraite et non intuitive, par suite toujours incomplètement déterminée, possède, comme on dit, une extension ou sphère d’application, et cela dans le cas même où il n’existe qu’un seul objet réel correspondant à ce concept. Or, la sphère de chaque concept a toujours quelque chose de commun avec celle d’un autre ; en d’autres termes, on pense, à l’aide de ce concept, une partie de ce qui est pensé à l’aide du second, et réciproquement ; toutefois, lorsque les deux concepts différent réellement, chacun ou au moins l’un des deux, doit comprendre quelque élément non renfermé dans l’autre : tel est le rapport du sujet au prédicat. Reconnaître ce rapport, c’est juger. Une des idées les plus ingénieuses qu’on ait eues a été de représenter à l’aide de figures géométriques cette extension des concepts. Godefroy Ploucquet[2] en eut vraisemblablement la première pensée ; il employait, à cet effet, des carrés ; Lambert, venu après lui, se servait encore de simples lignes superposées ; Euler porta le procédé à sa perfection en faisant usage de cercles. Je ne saurais dire quel est le dernier fondement de cette analogie si exacte entre les rapports des concepts et ceux des figures géométriques. Toujours est-il qu’il y a pour la logique un précieux avantage à pouvoir ainsi représenter graphiquement les relations des concepts entre eux, même au point de vue de leur possibilité, c’est-à-dire a priori.

Voici ces figures :

1° Les sphères de deux concepts sont rigoureusement égales : telle est, par exemple, la notion de nécessité et celle du rapport de principe à conséquence, ou encore l’idée de ruminants et celle de bisulques ; celle de vertébré et d’animal à sang rouge (on pourrait cependant contester cet exemple à cause des annélides) ; ce sont là des notions convertibles. On les représente alors par un cercle unique qui figure indifféremment l’une ou l’autre.

2° La sphère d’un concept renferme en totalité celle d’un autre concept.

3° Une sphère en comprend deux ou plusieurs autres qui s’excluent tout en étant elles-mêmes contenues dans la grande.

4° Deux sphères contiennent chacune une partie l’une de l’autre.

5° Deux sphères sont renfermées dans une troisième sans la remplir.

À ce dernier cas appartiennent les concepts dont les sphères ne communiquent pas directement, mais qu’un troisième concept plus étendu comprend dans sa circonscription.

Les diverses combinaisons possibles de concepts se ramènent aux cas précédents ; on en peut déduire toute la théorie des jugements : (conversion, contraposition, réciprocité, disjonction (cette dernière d’après la troisième figure) ; on en tirerait aussi bien les caractères des jugements, sur lesquels Kant a fondé ses prétendues catégories de l’entendement. Il faut cependant faire une exception pour la forme hypothétique, qui n’est pas une simple combinaison de concepts, mais bien une synthèse de jugements ; il faut également mettre à part la modalité, dont il sera traité expressément dans l’Appendice, ainsi que de tous les caractères qui ont servi de base aux catégories kantiennes.

Une dernière remarque à faire au sujet des diverses combinaisons de concepts dont on vient de parler, c’est qu’elles peuvent encore s’unir entre elles, par exemple la quatrième figure avec la seconde. Lorsqu’une sphère qui en comprend une autre, soit en totalité, soit seulement en partie, est à son tour contenue tout entière dans une troisième, cette combinaison représente le syllogisme de la première figure, synthèse de jugements qui permet d’affirmer qu’une notion contenue en totalité ou en partie dans une seconde l’est aussi dans une troisième, où celle-ci se trouve elle-même renfermée. Et de même si le syllogisme conclut négativement : la seule manière de le figurer alors est d’imaginer deux sphères dont l’une contient l’autre, exclues toutes deux d’une troisième. Lorsqu’un grand nombre de sphères s’emboîtent ainsi les unes dans les autres, on obtient les longues séries syllogistiques.

Ce schématisme des concepts a déjà été assez convenablement exposé dans plusieurs traités pour servir désormais de base à la théorie des jugements et à la syllogistique tout entière ; l’enseignement s’en trouve très simplifié et facilité. Toutes les règles, en effet, peuvent, par ce procédé, être comprises, déduites et rattachées à leur principe. Toutefois, il n’est pas nécessaire de charger la mémoire de cette foule de préceptes, car si la logique a un intérêt spéculatif pour la philosophie, elle est dépourvue d’utilité pratique. On peut dire, à la vérité, que la logique joue, à l’égard du raisonnement, le rôle de la basse continue en musique, ou, à parler moins exactement, le rôle de l’éthique par rapport à la vertu ou de l’esthétique par rapport à l’art. Il faut, d’ailleurs, reconnaître que l’étude de la science du beau n’a pas encore produit un seul artiste, pas plus que l’étude de la morale un honnête homme. Longtemps avant Rameau, ne composait-on pas de belle et bonne musique ? Il n’est pas nécessaire de posséder à fond la science de l’accompagnement pour reconnaître les dissonances ; il n’est pas besoin non plus de savoir la logique pour ne pas se laisser abuser par des paralogismes. On doit avouer pourtant que les règles de l’harmonie sont indispensables sinon à l’appréciation, au moins à la composition d’une œuvre musicale ; l’esthétique et l’éthique elle-même peuvent aussi, bien qu’à un moindre degré, avoir un intérêt pratique, d’un caractère, il est vrai, surtout négatif ; on ne doit donc pas leur dénier toute utilité. On n’en saurait dire autant de la logique. Elle n’est, en effet, que la forme abstraite d’une science que chacun possède à l’état concret. Aussi n’a-t-on guère besoin d’invoquer les règles de la logique, soit pour éviter un paralogisme, soit pour faire un raisonnement juste ; le plus grand logicien du monde les laisse complètement de côté lorsqu’il raisonne pour de bon. La cause en est facile à saisir : toute science consiste dans un système de vérités générales et, par suite, abstraites, dans un ensemble de lois et de règles relatives à une espèce déterminée d’objets. Chaque fait particulier de cet ordre qui se présente ensuite s’explique toujours par ces notions générales, dont la valeur a été reconnue une fois pour toutes ; il est beaucoup plus aisé, en effet, d’appliquer ainsi une règle commune à tous les cas, que d’en étudier un isolément pour en trouver l’origine : l’idée abstraite et générale, une fois acquise, est beaucoup plus abordable que l’étude empirique d’un phénomène particulier. Pour la logique, c’est juste le contraire. Elle est la science générale des procédés de la raison, analysés par la raison elle-même et érigés en préceptes à la suite d’une abstraction opérée sur la pensée. Mais ces procédés, elle les possède nécessairement et essentiellement ; elle ne s’en écartera donc jamais, du moment qu’elle sera abandonnée à elle-même. Il est donc plus aisé et plus sûr de la laisser, dans chaque cas, agir selon sa propre essence, que de lui imposer, sous la forme d’une loi étrangère et venue du dehors, une science dérivée précisément de l’étude des procédés qui lui sont naturels. Cela, dis-je, est plus aisé ; car si, dans les autres sciences, la considération de la règle générale est plus simple que l’examen d’un cas particulier et isolé, c’est le contraire qui a lieu pour le raisonnement : le procédé que la raison applique, comme malgré elle, dans chaque circonstance donnée, est une opération plus facile que la conception de la loi qui en a été extraite, puisque ce qui raisonne en nous, c’est la raison elle-même. Ce raisonnement tout spontané est aussi plus sûr : l’erreur, en effet, peut souvent s’introduire dans les théories ou dans les applications de la science abstraite ; mais il n’existe pas d’opérations primitives de la raison qui s’effectuent jamais contrairement à son essence et à ses lois. De là cette conséquence assez étrange que, dans les autres sciences, c’est la règle générale qui confirme la vérité du cas particulier ; en logique, au contraire, c’est toujours le cas particulier qui vérifie la règle ; et le plus habile logicien, s’il observe, dans un cas donné, un désaccord entre la conclusion et l’énoncé de la règle, suspectera plutôt l’exactitude de celle-ci que la vérité de celle-là.

Attribuer à la logique une efficacité réelle, ce serait vouloir déduire péniblement de principes généraux ce qu’on connaît en toute occurrence avec une certitude immédiate : comme si, pour exécuter un mouvement, on croyait nécessaire de consulter la mécanique ; ou la physiologie, pour mieux digérer. Étudier la logique en vue de ses avantages pratiques, ce serait vouloir apprendre au castor à bâtir sa hutte. Mais, bien qu’une telle science soit inutile, elle n’en doit pas moins être maintenue pour l’intérêt philosophique qu’elle présente, et à titre de connaissance spéciale de l’essence et de la marche de la raison. Elle mérite, comme étude régulièrement constituée, parvenue à des résultats certains et définitifs, d’être traitée pour elle-même, comme une science véritable et indépendante de toute autre ; elle a même droit à une place dans l’enseignement universitaire.

Toutefois, elle ne prend toute sa valeur que dans son rapport avec l’ensemble de la philosophie, lorsqu’on la rattache à la théorie de la connaissance, surtout de la connaissance abstraite et rationnelle. Il ne convient donc pas de l’exposer sous la forme d’une science tout entière dirigée vers la pratique ; elle ne devrait pas contenir uniquement les règles qui président à la conversion des propositions, à la manière de tirer les conséquences des principes, etc. ; elle devrait tendre surtout à expliquer la nature de la raison et du concept, et à développer surtout le principe de raison considéré comme loi de la connaissance. La logique n’est, à proprement parler, qu’une amplification de cette dernière loi pour l’unique cas où le principe qui garantit la vérité des jugements n’est ni empirique ni métaphysique, mais purement logique ou métalogique. Il serait donc nécessaire, à côté du principe de raison directeur de la connaissance, d’énoncer les trois autres lois fondamentales de la pensée[3], si analogues à ce principe, et qui règlent les jugements d’une vérité métalogique : on aurait ainsi une technique complète de la raison. La théorie de la pensée pure, c’est-à-dire du jugement et du syllogisme, doit être exposée, comme nous l’avons fait voir, à l’aide de figures schématiques qui montrent comment se combinent les sphères des concepts : c’est de cette représentation graphique qu’il convient de tirer par voie de construction toutes les règles des propositions et du syllogisme. Il n’y a qu’en cas où la logique puisse s’appliquer à la discussion, c’est lorsqu’on a à convaincre l’adversaire de sophismes voulus, plus encore que de paralogismes involontaires. On peut alors les lui désigner par leur nom technique. Quoique nous écartions ici toute préoccupation pratique dans l’exposition de cette science, en la considérant uniquement dans son rapport avec l’ensemble de la philosophie, dont elle n’est qu’un chapitre, nous n’entendons nullement en restreindre l’étude, plus qu’elle ne l’est actuellement ; car tout homme, de nos jours, qui ne veut pas être dépourvu des connaissances les plus essentielles et compté au nombre des illettrés, des esprits incultes, doit avoir étudié la philosophie spéculative. Cette nécessité s’impose d’autant plus que notre siècle est un siècle philosophique ; ce n’est pas à dire qu’il ait une philosophie à lui, ni qu’une pareille étude y soit dominante ; mais il est mûr pour la philosophie, avide, par conséquent, d’en avoir une : c’est le signe d’une culture élevée, qui marque un point caractéristique dans l’échelle de la civilisation[4].

Quelque mince que soit l’utilité de la logique, on ne saurait pourtant méconnaître qu’elle a été inventée en vue d’une application pratique. Voici comment je conçois son origine. Le plaisir d’argumenter était devenu une véritable manie chez les Éléates, les Mégariques et les Sophistes ; et la discussion s’égarait alors presque toujours, dans des confusions sans fin ; on dut donc bientôt sentir le besoin de procédés méthodiques, dont il fallait former une science. La première observation que l’on fit, selon toute vraisemblance, fut que les deux parties devaient au moins admettre en commun quelque proposition, à laquelle on se référerait, dans toute la controverse, touchant les questions débattues. La méthode dut donc débuter par l’énonciation formelle de ces propositions qui étaient universellement reconnues et qu’on plaça au commencement de toute recherche. À l’origine, ces principes communs ne portaient, sans doute, que sur les objets d’étude eux-mêmes. Mais on ne tarda pas à s’apercevoir que l’esprit, dans les conclusions qu’il tirait de ces prémisses admises en commun, obéissait à certaines lois formelles, sur lesquelles on s’accordait toujours, sans s’être entendu d’avance ; il était naturel de voir en elles les procédés essentiels de la raison, représentant le côté formel de toute recherche scientifique. Bien que ces formes de la pensée n’offrissent aucune prise au doute ni à la controverse, il se rencontra quelque pédant à l’esprit systématique qui trouva ingénieux et parfait comme méthode de traduire ces règles de la discussion et ces lois invariables de la raison en formules aussi abstraites qu’elles ; elles furent placées au début de l’étude, à côté des affirmations communes sur l’objet en question ; elles formèrent comme le code de toute discussion, auquel on devait perpétuellement se référer et se conformer.

En cherchant ainsi à ériger en lois conscientes et à énoncer expressément les règles qu’on avait jusque-là reconnues par une sorte d’accord tacite et appliquées d’instinct, on trouva des formules plus ou moins exactes des principes logiques, tels que le principe de contradiction, celui de raison suffisante, celui du tiers exclu (tertium non datur), ou l’axiome : « dictum de omni et nullo ; » puis vinrent les règles plus spéciales du syllogisme, celle-ci par exemple : « ex meris particularibus aut negativis nihil sequitur, » ou cette autre : « a rationato ad rationem non valet consequentia, » etc. Les progrès dans cette voie furent assez lents et pénibles jusqu’à Aristote ; on en peut juger par la forme confuse et embarrassée sous laquelle sont exprimées les vérités logiques dans maint dialogue platonicien ; on le voit mieux encore dans Sextus Empiricus, qui nous rapporte les discussions des Mégariques sur les lois les plus simples et les plus élémentaires de la logique, et les difficultés qu’ils avaient à en rendre compte (Sext. Empiricus, Adversus mathematicos liv. VIII, p. 112 et suiv.).

Aristote recueillit, mit en ordre et corrigea les résultats déjà acquis, et porta le tout à un degré de perfection incomparable. Si l’on observe combien le progrès de la culture grecque a préparé et suscité l’œuvre d’Aristote, on ajoutera peu de créance à certains témoignages d’auteurs persans, cités par Jones qui est très prévenu en leur faveur : il résulterait des textes invoqués que Callisthène aurait trouvé chez les Hindous une logique toute faite et l’aurait envoyée à son oncle Aristote (Recherches asiatiques, IVe vol., p. 163). On comprend combien cette logique aristotélicienne, même défigurée par les commentateurs arabes, dut être accueillie avec enthousiasme à cette triste époque du Moyen Âge, comment elle fut placée au cœur même de la science par les docteurs scolastiques, si avides de disputes et nourris seulement de mots et de formules, dépourvus de toute science réelle. Déchue de sa dignité première, elle s’est pourtant maintenue en crédit jusqu’à nos jours, à titre de science indépendante, d’une grande valeur pratique ; de notre temps même, la philosophie kantienne, dont le point de départ véritable se trouve dans la logique, est venue donner un intérêt nouveau et mérité à cette étude, où elle cherche avant tout une théorie de l’essence de la raison.

On sait que, pour opérer une déduction rigoureuse, on doit considérer attentivement le rapport qui existe entre les sphères des concepts ; lorsque l’une d’elles est réellement contenue dans une autre, et celle-ci à son tour dans une troisième, alors seulement il est permis d’affirmer que la première est en totalité renfermée dans la troisième ; l’art de persuader, au contraire, repose sur une considération superficielle des rapports mutuels des concepts ; ceux-ci, de plus, ne sont définis que dans un sens favorable au but qu’on se propose. Voici l’artifice auquel on recourt d’ordinaire : lorsque la sphère du concept que l’on considère n’est comprise qu’en partie dans une seconde, et l’est aussi partiellement dans une autre toute différente, on la donne pour contenue totalement ou dans l’une ou dans l’autre, selon l’intérêt de celui qui parle. Traite-t-on de la passion, par exemple, on peut à volonté en faire rentrer l’idée ou dans le concept de la force la plus puissante, de l’agent le plus énergique qui soit monde, ou, au contraire, dans le concept de la déraison, qui lui-même se trouve renfermé dans celui de faiblesse et d’impuissance. On peut, en se servant toujours du même procédé, l’appliquer à chacun des concepts qu’amène la suite du discours.

Presque toujours, dans la circonscription d’un concept, se trouvent plusieurs sphères d’autres idées dont chacune contient quelque chose du domaine du premier concept, mais avec une compréhension propre beaucoup plus étendue ; de celle-ci on a soin de ne mettre en évidence que la sphère où l’on veut faire rentrer le premier concept, en omettant et en dissimulant toutes les autres. C’est sur un tel escamotage que sont fondés, à vrai dire, tous les artifices de persuasion et les sophismes les plus subtils ;


quant aux arguments logiques, tels que le mentiens, le velatus, le cornutus, ils sont trop énormes pour avoir quelque application réelle. Je ne sais si l’on a jamais jusqu’ici ramené à cette suprême condition de possibilité tout l’art de la persuasion et celui de la sophistique, et j’ignore si on l’a placé dans la nature spéciale du concept, mode de connaissance propre à la raison. Aussi je me propose, puisque mon sujet m’y amène, d’éclaircir cette question, quelque facile qu’elle paraisse, par le tableau schématique ci-joint ; on y verra comment les sphères des concepts, pénétrant l’une dans l’autre, permettent de passer arbitrairement d’une notion quelconque à n’importe quelle autre.

Je ne voudrais pas néanmoins que, sur la foi de ce tableau, on attribuât à ce petit éclaircissement présenté en passant plus d’importance qu’il n’en comporte.

J’ai pris pour exemple le concept de voyage. Sa sphère empiète sur celle de quatre autres, sur chacune desquelles l’orateur peut insister à son gré ; celles-ci, à leur tour, pénètrent dans d’autres, quelquefois dans deux ou trois en même temps, à travers lesquelles celui qui parle peut se diriger, comme s’il n’avait pas d’autre voie, pour arriver finalement au bien ou au mal, selon le but qu’il se propose. Il importe seulement, en passant d’une sphère à l’autre, d’aller toujours du centre (représenté par le concept principal) à la périphérie, sans jamais revenir sur ses pas. On peut, selon le faible de l’auditeur, présenter cette sophistique soit dans un discours suivi, soit dans les formes rigoureuses du syllogisme.

En réalité, la plupart des argumentations scientifiques et surtout philosophiques ne sont guère agencées d’une manière différente ; comment serait-il possible autrement que, dans tous les siècles, tant de doctrines erronées aient été non seulement admises (car l’erreur elle-même a une autre origine), mais encore établies par raison démonstrative, doctrines qui plus tard ont été démontrées absolument fausses : telles sont, par exemple, la philosophie leibnitzo-wolfienne, l’astronomie de Ptolémée, la chimie de Stahl, la théorie des couleurs de Newton, etc.[5].

  1. Voir les chapitres V et VI des Compléments. (Note de Schopenhauer.)
  2. Godefroy Ploucquet, philosophe allemand de l’école de Wolff (1716-1790), auteur d’une notation algébrique des raisonnements, qu’il appelle calcul logique. (Note du traducteur.)
  3. Voir Dissertation sur le principe de raison, p. 33, p. 184 et suiv. de la traduction française. (Note du traducteur.)
  4. Voir les chapitres IX et X des Suppléments. (Note de Schopenhauer.)
  5. Voir le chapitre IX des Suppléments.