Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre I/§ 5

Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 433).


§ 5.


Mais de ce que l’intuition a pour condition la loi de causalité, il faut se garder d’admettre aussi, entre l’objet et le sujet, un rapport de cause à effet. Ce rapport n’existe qu’entre l’objet immédiat et l’objet médiat, autrement dit toujours entre objets. C’est l’hypothèse erronée du contraire qui a fait naître toutes les discussions absurdes sur la réalité du monde extérieur. On y voit aux prises le dogmatisme et le scepticisme, le premier apparaissant tantôt comme réalisme, tantôt comme idéalisme. Le réalisme pose l’objet comme la cause dont le sujet devient l’effet. L’idéalisme de Fichte fait, au contraire, de l’objet un effet du sujet. Mais comme, entre le sujet et l’objet (on ne saurait trop insister sur ce point), il n’existe aucun rapport fondé sur le principe de raison, jamais aucune des deux opinions dogmatiques n’a pu être démontrée : c’est donc au scepticisme que revient en somme la victoire. De même, en effet, que la loi de la causalité précède l’intuition et l’expérience, dont elle est la condition, et n’en peut être tirée, ainsi que le pensait Hume, de même la distinction de l’objet et du sujet est antérieure à la connaissance, dont elle représente la condition première, antérieure aussi par conséquent au principe de raison en général : ce principe n’est, en effet, que la forme de tout objet, le mode universel de son apparition phénoménale.

Mais l’objet supposant toujours le sujet, il ne peut jamais exister entre eux aucune relation causale. Ma Dissertation sur le principe de raison a justement pour but d’établir que le contenu de ce principe n’est autre que la forme essentielle de tout objet, c’est-à-dire le mode universel d’une existence objective quelconque, envisagée comme telle. Mais, à ce point de vue, l’objet suppose perpétuellement le sujet comme son corrélatif nécessaire : celui-ci reste donc toujours en dehors de la juridiction du principe de raison. Tous les débats touchant la réalité du monde extérieur ont eu pour origine cette extension illégitime du principe de raison appliqué aussi au sujet, et il est résulté de ce malentendu primitif que le problème lui-même devenait inintelligible. D’une part, le dogmatisme réaliste, considérant la représentation comme un effet de l’objet, a la prétention de séparer ce qui ne fait qu’un, je veux dire la représentation et l’objet ; il admet ainsi une cause absolument distincte de la représentation, un objet en soi, indépendant du sujet, c’est-à-dire une chose absolument inconcevable ; car déjà, en tant qu’objet, cette chose implique le sujet, dont elle n’est que la représentation. Le scepticisme, qui prend lui-même son point de départ dans la même erreur initiale, oppose à cette doctrine ceci, que dans la représentation l’effet seul est donné, et nullement la cause ; que jamais, par suite, ce n’est l’essence des objets, mais uniquement leur action que l’on connaît ; que cette action n’a sans doute aucune analogie avec leur nature intime ; qu’en thèse générale même, on aurait tort de le supposer gratuitement, puisque d’abord la loi de causalité dérive de l’expérience et que, d’autre part, on ferait reposer la réalité de l’expérience sur cette loi. À ces deux théories on peut répondre tout d’abord que l’objet et la représentation ne sont qu’une seule et même chose, ensuite que l’être des objets n’est autre que leur action même ; que c’est dans cette action que consiste leur réalité ; qu’enfin chercher l’existence de l’objet en dehors de la représentation du sujet, l’être des choses réelles en dehors de leur activité, c’est là une entreprise contradictoire et qui se détruit elle-même ; que, par suite, la connaissance du mode d’action d’un objet d’intuition épuise l’idée de cet objet en tant que tel, c’est-à-dire comme représentation, puisqu’en dehors de celle-ci il ne reste rien de connaissable dans cet objet. À ce point de vue, le monde perçu par l’intuition dans l’espace et le temps, le monde qui se révèle à nous tout entier comme causalité, est parfaitement réel et est absolument ce qu’il se donne pour être ; or, ce qu’il prétend être entièrement et sans réserve, c’est représentation, et représentation réglée par la loi de causalité. En cela consiste sa réalité empirique. Mais, d’autre part, il n’y a de causalité que dans et pour l’entendement ; ainsi, le monde réel, c’est-à-dire actif, est toujours, comme tel, conditionné par l’entendement, sans lequel il ne serait rien. Mais cette raison n’est pas la seule : comme, en général, aucun objet, à moins de contradiction, ne saurait être conçu sans un sujet, on doit refuser, par suite, aux dogmatiques la possibilité même de la réalité qu’ils attribuent au monde extérieur, fondée, selon eux, sur son indépendance à l’égard du sujet. Tout le monde objectif est et demeure représentation, et, pour cette raison, est absolument et éternellement conditionné par le sujet ; en d’autres termes, l’univers a une idéalité transcendantale. Il n’en résulte pas qu’il soit illusion ou mensonge ; il se donne pour ce qu’il est, pour une représentation, ou plutôt une suite de représentations dont le lien commun est le principe de causalité. Ainsi envisagé, le monde est intelligible à un entendement sain, et cela dans son sens le plus profond ; il lui parle un langage qui se laisse entièrement comprendre. Seule une intelligence faussée par l’habitude des subtilités peut s’aviser d’en contester la réalité. C’est faire un emploi abusif du principe de raison : ce principe relie bien entre elles toutes les représentations, quelles qu’elles soient, mais il ne les rattache pas à un sujet, ou à quelque chose qui ne serait ni sujet ni objet, mais simple fondement de l’objet. C’est là un pur non-sens, puisqu’il n’y a que des objets qui puissent causer quelque chose, et que ce quelque chose est toujours lui-même un objet.

Si l’on étudie de plus près l’origine de ce problème de la réalité du monde extérieur, on trouve qu’à cet emploi abusif du principe de raison appliqué à ce qui échappe à sa juridiction, vient s’ajouter encore une confusion particulière faite entre ses formes. Ainsi, la forme qu’il affecte relativement aux concepts ou représentations abstraites est transportée aux représentations intuitives, aux objets réels ; on prétend attribuer aux objets un principe de connaissance, alors qu’ils ne peuvent avoir qu’un principe d’existence. Ce qui est réglé par le principe de raison, ce sont les représentations abstraites, les concepts unis dans des jugements : chacun de ces concepts tire, en effet, sa valeur, sa portée et l’on peut dire sa réalité, qui ici prendra le nom de vérité, uniquement de la relation établie entre le jugement et quelque chose de distinct de lui, son principe de connaissance, auquel il faut toujours remonter. Par contre, ce n’est pas à titre de principe de connaissance que le principe de raison régit les objets réels ou représentations intuitives, mais à titre de principe de devenir, autrement dit comme loi de causalité ; l’objet est quitte envers lui par cela seul qu’il est « devenu », c’est-à-dire qu’il est sorti comme effet d’une cause ; la recherche d’un principe de connaissance n’aurait ici aucune valeur, ni aucune signification ; cette recherche porte sur une tout autre catégorie d’objets. C’est pour cette raison que le monde de l’intuition, tant qu’on n’essaie pas de le dépasser, n’engendre, dans celui qui l’observe, ni doute ni inquiétude ; il n’y a place ici ni pour l’erreur, ni pour la vérité, reléguées l’une et l’autre dans le domaine de l’abstrait, de la réflexion. Aux yeux des sens et de l’entendement, le monde se révèle et se donne avec une sorte de naïve franchise pour ce qu’il est, pour une représentation intuitive, qui se développe sous le contrôle de la loi de causalité.

Cette question de la réalité du monde extérieur, telle que nous l’avons envisagée jusqu’ici, avait pour origine une méprise de la raison se méconnaissant elle-même ; il n’y avait d’autre moyen d’y remédier que de mettre en lumière le contenu même de la raison. Un examen du principe de raison considéré dans son essence, et une étude approfondie du rapport qui existe entre l’objet et le sujet, ainsi que de la nature des perceptions sensibles, devaient nécessairement supprimer le problème, en lui ôtant toute signification. Pourtant, outre cette origine toute théorique, il en a une autre absolument différente, celle-là purement empirique, bien qu’on s’en serve, même sous cette forme, dans un dessein spéculatif. La question ainsi posée devient beaucoup plus intelligible. Voici comment elle se présente : nous avons des songes ; la vie tout entière ne pourrait-elle donc pas être un long rêve ? ou, avec plus de précision : existe-t-il un critérium infaillible pour distinguer le rêve de la veille, le fantôme de l’objet réel ? On ne saurait sérieusement proposer comme signe distinctif entre les deux le degré de netteté et de vivacité, moindre dans le rêve que dans la perception ; personne, en effet, jusqu’ici, n’a eu présentes à la fois les deux choses à comparer, et l’on ne peut mettre en regard de la perception actuelle que le souvenir du rêve. Kant tranche la question en disant que c’est « l’enchaînement des représentations par la loi de causalité qui distingue la vie du rêve ». Mais, dans le rêve lui-même, tout le détail des phénomènes est également soumis à ce principe sous toutes ses formes, et le lien causal ne se rompt qu’entre la veille et le rêve ou d’un songe à l’autre. La seule interprétation que comporte la solution kantienne est la suivante : le long rêve (celui de la vie) est réglé dans ses diverses parties par la loi de causalité, mais n’offre aucune liaison avec les rêves courts, bien que chacun de ceux-ci présente en soi cet enchaînement causal ; entre le premier et les seconds le pont est donc coupé, et c’est ainsi qu’on arrive à les distinguer.

Toutefois, il serait assez difficile, souvent même impossible de déterminer, à l’aide de ce critérium, si une chose a été perçue ou simplement rêvée par nous ; nous sommes, en effet, incapables de suivre anneau par anneau la chaîne d’événements qui rattache un fait passé à l’état présent, et pourtant nous sommes loin de le tenir en pareil cas pour un pur rêve. Aussi, dans l’usage de la vie, n’emploie-t-on guère ce moyen pour discerner le rêve de la réalité. L’unique critérium usité est tout empirique ; c’est le fait du réveil qui rompt d’une manière effective et sensible tout lien de causalité entre les événements du rêve et ceux de la veille. Un exemple frappant de cette vérité est l’observation suivante de Hobbes, dans son Léviathan, chapitre II. Il remarque qu’au réveil, nous prenons facilement nos rêves pour des réalités, si nous nous sommes, à notre insu, couchés tout habillés ; cette confusion se produit encore plus aisément, quand, de plus, quelque projet ou quelque entreprise occupant toute notre pensée l’absorbe également dans le rêve : le réveil, en pareil cas, est aussi insensible que la venue du sommeil, et le rêve se mêle à la vie réelle sans qu’on l’en puisse distinguer. Il ne reste alors d’autre ressource que l’application du critérium de Kant. Mais si, malgré tout, comme il arrive souvent, on ne peut découvrir la présence ou l’absence d’un lien de causalité entre un événement passé et l’état présent, il sera à jamais impossible de décider si un fait est arrivé ou s’il a été seulement rêvé. C’est ici que se manifeste à la pensée l’intime parenté qui existe entre la vie et le rêve ; osons avouer une vérité reconnue et proclamée par tant de grands esprits. Les Védas et les Pouranas, pour représenter avec exactitude le monde réel, « ce tissu de Maya », le comparent ordinairement à un songe. Platon répète souvent que les hommes vivent dans un rêve, et que seul le philosophe cherche à se tenir éveillé. Pindare (II, v. 135) dit : σκιᾶς ὄναρ ἄνθρωπος (umbræ somnium homo), et Sophocle :

Ὁρῶ γὰρ ἡμᾶς οὐδὲν ὄντας ἄλλο, πλὴν
Εἴδωλ’, ὅσοιπερ ζῶμεν, ἡ κοῦφην σκιάν

(Ajax, v. 125.)

(Nos enim, quicumque vivimus, nihil aliud esse comperio, quam simulacra et levem umbram.)

À côté de ces maîtres, Shakespeare mérite aussi d’être cité :

We are such stuff
As dreams are made of, and our little life
Is rounded with a sleep
[1].

Enfin Calderon était si profondément pénétré de cette idée, qu’il en fit le sujet d’une sorte de drame métaphysique intitulé : La vie est un songe.

Après toutes ces citations poétiques, je puis moi aussi me permettre d’employer une image. La vie et les rêves sont les feuillets d’un livre unique : la lecture suivie de ces pages est ce qu’on nomme la vie réelle ; mais quand le temps accoutumé de la lecture (le jour) est passé et qu’est venue l’heure du repos, nous continuons à feuilleter négligemment le livre, l’ouvrant au hasard à tel ou tel endroit et tombant tantôt sur une page déjà lue, tantôt sur une que nous ne connaissions pas ; mais c’est toujours dans le même livre que nous lisons.

Cette lecture fragmentaire ne fait pas corps avec la lecture suivie de l’ouvrage entier ; pourtant elle en diffère assez peu, si l’on veut bien considérer que la lecture suivie commence aussi et finit ex abrupto ; il est donc permis de la regarder elle-même comme une page isolée, un peu plus longue que les autres.

Ainsi donc, les rêves isolés se distinguent de la vie réelle, en ce qu’ils n’entrent pas dans la continuité de l’expérience, qui se poursuit à travers la vie : et c’est le réveil qui met en lumière cette différence. Mais, si l’enchaînement causal est la forme qui caractérise la veille, chaque rêve pris en soi présente aussi cette même connexion. Si l’on se place, pour juger des choses, à un point de vue supérieur au rêve et à la vie, on ne trouvera dans leur nature intime aucun caractère qui les distingue nettement, et il faudra accorder aux poètes que la vie n’est qu’un long rêve.

En voilà assez sur l’origine empirique du problème de la réalité du monde extérieur, — laquelle constitue une question tout à fait à part : revenons à l’origine spéculative du problème. Nous avons découvert qu’elle résultait tout d’abord d’un emploi abusif du principe de raison, appliqué au rapport du sujet et de l’objet, et, en second lieu, de la confusion de deux formes du principe : cette confusion consiste à transporter le principe de raison, considéré comme loi de connaissance, dans un domaine où il n’a d’autorité qu’à titre de loi du devenir. Cependant la question n’eût point tant arrêté les philosophes, si elle n’avait en elle-même quelque portée, si elle ne recélait pas une pensée plus profonde et plus vraie que ne le ferait supposer son origine la plus prochaine : à quoi il faut ajouter que cette pensée, quand elle chercha à s’exprimer d’une manière réfléchie, s’embarrassa dans des questions et des formules absurdes et dénuées de sens.

C’est là, à mon avis, ce qui est arrivé ; or, ce sens profond du problème, qui a vainement cherché jusqu’ici sa formule, en voici, selon moi, l’expression exacte : Le monde donné dans l’intuition, qu’est-il de plus que ma représentation ?

Ce monde que je ne connais que d’une manière représentative, est-il analogue à mon propre corps qui se révèle à ma conscience sous deux formes : comme représentation et comme volonté ?

La solution positive de cette question remplit le second livre, et les conséquences qui en résultent forment la matière du reste de l’ouvrage.

  1. « Nous sommes faits de l’étoffe dont sont tissés les songes, et notre vie si courte a pour frontière un sommeil. »