Le Monde comme volonté et comme représentation/Livre I/§ 12

Traduction par Auguste Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome premierp. 434).
§ 12. — Rôle du savoir et rôle du sentiment dans la pratique : le privilège du savoir est d’être communicable ; le sentiment ne l’est point. 
 57


§ 12.


Le savoir, tel que nous l’avons défini, en l’opposant à son contraire le concept du sentiment, est la connaissance abstraite, c’est-à-dire la connaissance rationnelle. Mais comme la raison se borne toujours à reporter devant la connaissance ce qui a été perçu d’autre part, elle n’élargit pas à proprement parler notre connaissance, mais elle lui donne une autre forme : ainsi, tout ce qui était intuitif, tout ce qui était connu in concreto est connu comme abstrait et comme général. Cela est beaucoup plus important qu’on ne pourrait le croire au premier abord, à en juger par cette simple expression. Car, pour conserver définitivement, pour communiquer la connaissance, pour en faire un emploi sûr et varié, il faut qu’elle soit une science, une connaissance abstraite. La connaissance intuitive ne vaut jamais que pour un cas isolé, elle va au plus prochain et s’arrête là, parce que la sensibilité et l’entendement ne peuvent embrasser proprement qu’un seul objet à la fois. Toute activité soutenue, compliquée, méthodique, doit procéder de principes, c’est-à-dire du savoir abstrait, et être dirigée par lui. Ainsi, — pour prendre un exemple, — la connaissance qu’a l’entendement des rapports de cause à effet est plus parfaite, plus profonde, plus adéquate que celle qu’on en peut avoir en les pensant « in abstracto » ; l’entendement seul connaît par intuition d’une manière immédiate et parfaite, le mode d’action d’une poulie, d’une roue d’engrenage, la manière dont une voûte repose sur elle-même, etc. Mais à cause de ce caractère particulier à la connaissance intuitive, que nous venons d’indiquer, de valoir uniquement pour le présent, le simple entendement ne suffit pas pour la construction de machines ou de bâtiments : il faut y introduire la raison, mettre des concepts abstraits à la place des intuitions, s’en servir pour diriger le travail, et s’ils sont justes, le succès s’ensuivra. De même, nous connaissons parfaitement par l’intuition pure la nature et les lois d’une parabole, d’une hyperbole, d’une spirale ; mais, pour faire une application sûre dans la réalité de ce genre de connaissance, il faut qu’elle devienne une connaissance abstraite et qu’elle perde tout caractère intuitif, pour obtenir en échange toute la certitude et toute la précision du savoir abstrait. Tout le calcul différentiel n’augmente en rien notre connaissance des courbes ; il ne contient rien de plus que ce qui était déjà dans la simple intuition pure ; mais il change le mode de connaissance et transforme l’intuition en cette connaissance abstraite, qui est si féconde au point de vue de l’application. Ici se présente une particularité de notre faculté de connaître, qu’on n’a pas pu distinguer jusque-là bien nettement, attendu que la différence de la connaissance intuitive et de la connaissance abstraite n’était pas encore marquée d’une façon parfaitement claire. C’est que les rapports d’espace ne peuvent entrer directement et tels quels dans la connaissance abstraite ; elle ne peut s’approprier que les grandeurs temporelles c’est-à-dire les nombres. Les nombres seuls peuvent être exprimés en concepts abstraits, qui leur correspondent exactement, mais non les quantités dans l’espace. Le concept de mille est aussi différent du concept de dix, que deux quantités de temps diffèrent entre elles dans l’intuition ; en pensant mille, nous pensons au multiple déterminé de dix auquel nous pouvons le réduire, pour faciliter l’intuition dans le temps ; en d’autres termes, nous pouvons le compter. Mais entre le concept d’une lieue et celui d’un pied, il n’y a aucune différence précise et qui corresponde à ces deux quantités, si nous ne nous représentons intuitivement l’un et l’autre, et si nous ne recourons aux nombres. Ils n’offrent à notre raison qu’une notion de quantité étendue dans l’espace, et, pour pouvoir les comparer d’une façon suffisante, il faut avoir recours à l’intuition de l’espace, et par conséquent abandonner le terrain de la connaissance abstraite, ou bien il faut penser la différence en nombres. Quand donc on veut avoir une connaissance abstraite des notions de l’espace, elles doivent d’abord être traduites en relations de temps, c’est-à-dire en nombres : voilà pourquoi c’est l’arithmétique, et non la géométrie, qui est la science générale des quantités ; et pour que la géométrie puisse être enseignée, pour qu’elle ait de la précision et devienne pratiquement applicable, elle doit se traduire arithmétiquement. On peut penser, même in abstracto, un rapport d’espace comme tel, par exemple : « le sinus croît en proportion de l’angle » ; mais s’il faut indiquer la grandeur de ce rapport, alors il est nécessaire de recourir aux nombres. Ce qui fait que les mathématiques sont si difficiles, c’est la nécessité où l’on se trouve, de traduire l’espace, avec ses trois dimensions, en notions du temps, qui n’en a qu’une, toutes les fois qu’on veut connaître abstraitement (c’est-à-dire savoir, et non pas simplement connaître intuitivement) des rapports dans l’espace. Il suffit, pour s’en convaincre, de comparer l’intuition des couleurs avec leur calcul par l’analyse, ou bien les tables de logarithmes des fonctions trigonométriques avec l’aspect intuitif des rapports variables entre les éléments du triangle, que ces logarithmes expriment. Quelles combinaisons immenses de chiffres, quels calculs fatigants n’a-t-il pas fallu pour exprimer in abstracto ce que l’intuition saisit d’un seul coup, en entier, et avec la plus grande exactitude, savoir : que le cosinus décroît à mesure que le sinus croît ; que le cosinus de l’un des angles est le sinus de l’autre ; qu’il y a un rapport inverse de croissance et de décroissance entre les deux angles, etc. ; combien, si je puis dire, le temps, avec son unique dimension, n’a-t-il pas dû se mettre à la torture, pour arriver à rendre les trois dimensions de l’espace ! Mais cela était nécessaire, si nous voulions avoir, dans l’intérêt de l’application, une réduction en concepts abstraits des rapports de l’espace ! il était impossible de faire cette réduction immédiatement ; on ne pouvait y arriver qu’au moyen de la quantité propre au temps, c’est-à-dire du nombre, seul concept qu’on puisse faire entrer directement dans la connaissance abstraite. Une chose bien digne de remarque, c’est qu’autant l’espace est approprié à l’intuition et, grâce à ses trois dimensions, permet d’embrasser des rapports même compliqués, autant il se dérobe à la connaissance abstraite. Au contraire, le temps se réduit facilement en concepts abstraits, mais il prête très peu à l’intuition ; notre intuition des nombres dans leur élément essentiel, la succession pure, indépendamment de l’espace, va à peine jusqu’à dix ; au-dessus de dix, nous n’avons plus que des concepts abstraits, la connaissance intuitive des nombres étant impossible au delà ; en revanche, nous attachons à chaque nom de nombre et à chaque signe algébrique une idée abstraite très précise.

Remarquons ici que bien des esprits ne se satisfont complètement que dans la connaissance intuitive. Ce qu’ils cherchent, c’est une représentation intuitive des causes de l’existence dans l’espace, et de ses conséquences. Une démonstration d’Euclide, ou la solution arithmétique d’un problème de géométrie dans l’espace, les laisse indifférents. D’autres esprits, au contraire, ne tiennent qu’aux concepts abstraits, utiles pour l’application et l’enseignement. Ils ont la patience et la mémoire nécessaires pour les principes abstraits, les formules, les déductions enchaînées en syllogismes, pour les calculs, dont les signes représentent les abstractions les plus compliquées. Ceux-ci veulent savoir, ceux-là veulent voir : la différence est caractéristique.

Ce qui fait le prix de la science, de la connaissance abstraite, c’est qu’elle est communicable, et qu’il est possible de la conserver, une fois qu’elle est fixée : c’est ainsi seulement qu’elle est, pour la pratique, d’une importance inappréciable. On peut acquérir, à l’aide du simple entendement, une connaissance intuitive immédiate du rapport causal des modifications et des mouvements des corps naturels, et s’en contenter pleinement ; mais on ne peut la communiquer que lorsqu’on l’a fixée dans des concepts. Même pour la pratique, la connaissance intuitive est suffisante, quand on est seul à l’appliquer, et quand on l’applique pendant qu’elle est encore vivante ; elle ne suffit plus, lorsqu’on a besoin du secours d’autrui pour l’appliquer, ou quand cette application ne se présente qu’à certains intervalles, et qu’il y faut par conséquent un plan déterminé. Par exemple, un habile joueur de billard peut avoir une connaissance parfaite des lois du choc des corps élastiques, — connaissance acquise à l’aide du seul entendement. Pour l’intuition immédiate, cette connaissance lui suffit pleinement. Mais le savant seul, qui s’occupe de mécanique, a proprement la science de ces lois, c’est-à-dire une connaissance in abstracto. Même pour la construction des machines, on peut se contenter de la simple connaissance intuitive de l’entendement, quand l’inventeur de la machine est aussi seul à l’exécuter, comme cela est arrivé souvent à des ouvriers industrieux et sans culture scientifique. Mais quand il faut employer plusieurs hommes, et agir avec ensemble et à divers moments, pour exécuter un travail mécanique, une machine, ou un édifice, celui qui le dirige doit avoir fait d’avance un plan in abstracto : c’est seulement grâce à la raison qu’un tel concours d’activités est possible. Il est à remarquer que ce premier mode d’activité, qui consiste à exécuter seul un travail ininterrompu, peut être gêné par la connaissance scientifique, c’est-à-dire par l’emploi de la raison, de la réflexion. C’est ce qui arrive au billard et à l’escrime ; il en est de même quand on chante, ou qu’on accorde un instrument. Ici, la connaissance intuitive doit guider immédiatement l’activité. Lorsque la réflexion la traverse, elle la rend incertaine, en partageant l’attention et en troublant l’individu. C’est pourquoi les sauvages et les hommes peu cultivés, qui n’ont pas l’habitude de la pensée, accomplissent certains exercices du corps, combattent les bêtes féroces, lancent les traits, avec une sûreté et une rapidité que l’Européen réfléchi ne saurait égaler, parce que sa réflexion le fait hésiter et temporiser. Il cherche, par exemple, à trouver le point juste, le bon moment, par rapport à deux extrêmes également mauvais. L’homme de la nature les trouve immédiatement, sans tous ces tâtonnements de la réflexion. De même, il m’est inutile de savoir indiquer in abstracto, en degrés et en minutes, l’angle sous lequel je dois manier mon rasoir, si je ne le connais pas intuitivement, c’est-à-dire si je ne l’ai pas dans la main. L’emploi de la raison est aussi funeste à l’intelligence de la physionomie. L’entendement seul peut la saisir immédiatement. Comme on dit, on ne peut que sentir l’expression, la signification des traits, ou, en d’autres termes, on ne peut la réduire en concepts abstraits. Chaque homme a une science immédiate et intuitive de la physionomie, et une pathognomonique à lui ; cependant les uns saisissent plus facilement que les autres cette signatura rerum. Mais une connaissance in abstracto de la physiognomonie ne peut ni constituer une science, ni s’enseigner comme telle ; car les nuances en sont si fines, que le concept ne peut descendre jusqu’à elles. C’est pourquoi il y a le même rapport entre ces nuances et le savoir abstrait qu’entre une mosaïque et un tableau de Van der Werft ou de Denner. Si fine que soit la mosaïque, les pierres en sont nettement distinctes, et par conséquent il ne peut y avoir de transition entre les teintes. De même, on aurait beau subdiviser à l’infini les concepts : leur fixité et la netteté de leurs limites les rendent incapables d’atteindre les fines modifications de l’intuition, et c’est là le point important, dans l’exemple particulier de la physiognomonie[1].

Cette même propriété des concepts, qui les rend semblables aux pierres d’une mosaïque, et en vertu de laquelle l’intuition reste toujours leur asymptote, les empêche aussi de rien produire de bon dans l’ordre de l’art. Si un chanteur ou un virtuose voulait régler son exécution par la réflexion, c’en serait fait de lui. Il en est de même pour le compositeur, le peintre, le poète. Le concept est toujours stérile pour l’art ; il peut tout au plus en régler la technique : son domaine, c’est la science. Dans notre troisième livre, nous approfondirons cette question, et nous ferons voir comment l’art proprement dit procède de la connaissance intuitive, et jamais du concept. Au point de vue de la conduite et du charme des manières, le concept n’a encore qu’une valeur négative ; il peut réprimer les sorties grossières de l’égoïsme et de la bestialité ; la courtoisie est son heureux ouvrage ; mais tout ce qui attire, tout ce qui plaît, tout ce qui séduit dans l’extérieur et les façons, l’aimable et l’amical, ne peut pas procéder du concept, au contraire.

« Dès que l’intention se laisse voir, elle déplaît. »

Toute dissimulation est l’œuvre de la réflexion ; mais elle ne peut pas durer : « nemo potest personam diu ferre fictam, » dit Sénèque, dans son traité De la clémence : la plupart du temps, elle se trahit, et elle manque son but. Dans la grande concurrence vitale, où il faut se décider vite, agir avec audace, saisir promptement et fortement, la raison pure est nécessaire sans doute, mais elle peut tout gâter, si elle arrive à obtenir la haute main, c’est-à-dire si elle arrête l’action intuitive, spontanée de l’entendement, qui nous ferait trouver et prendre immédiatement le bon parti, et si elle amène ainsi l’indécision.

Enfin la vertu et la sainteté ne dérivent pas non plus de la réflexion, mais des profondeurs mêmes de la volonté et de ses rapports avec la connaissance. Nous éclaircirons ailleurs cette question : je veux seulement faire remarquer ici que les dogmes qui ont rapport à la morale peuvent être les mêmes dans la raison de toutes les nations, mais que l’action diffère en chacune, et vice versa. L’action, comme la parole, obéit au sentiment : ce qui veut dire qu’elle n’est pas réglée par des concepts, en ce qui concerne son contenu moral. Les dogmes occupent la raison paresseuse ; et l’action poursuit son cours sans s’occuper d’eux ; elle ne se règle pas d’après des concepts abstraits, mais d’après des maximes tacites, dont l’expression fait précisément tout l’homme. Aussi, les dogmes religieux des peuples peuvent être différents : toute bonne action n’en est pas moins accompagnée pour eux d’une satisfaction secrète, et toute mauvaise action, d’un perpétuel remords. Toutes les moqueries du monde n’ébranleront jamais la première ; toutes les absolutions des confesseurs ne calmeront jamais les seconds. Cependant nous ne devons pas dissimuler que, dans l’expérience, l’intervention de la raison n’est pas inutile à l’homme vertueux ; mais la raison n’est pas la source de la vertu ; son action est toute secondaire : elle consiste à maintenir les résolutions une fois prises, à rappeler les règles de conduite, pour mettre en garde l’esprit contre les faiblesses du moment, et donner plus d’unité à la vie. Le rôle de la raison est le même dans le domaine de l’art, où elle n’est pas la faculté essentielle ; elle se borne à soutenir l’exécution, parce que le génie ne veille pas toujours, et que son œuvre cependant doit être achevée dans toutes les parties et former un tout[2].

  1. Je suis, par conséquent, d’avis que la physiognomonie ne peut aller bien loin, si elle veut rester sûre ; elle doit se borner à formuler quelques règles très générales, par exemple : c’est dans le front et dans l’œil que réside l’intelligence ; c’est dans la bouche et dans la partie inférieure du visage que se trahissent et le caractère et les manifestations du vouloir. — Le front et l’œil s’expliquent l’un l’autre ; on ne comprend pas l’un sans avoir vu l’autre. — Le génie ne va pas sans un front haut, large et noblement bombé ; mais la réciproque est souvent fausse — D’une physionomie enjouée, on peut conclure à une nature spirituelle, avec d’autant plus de certitude que le visage est plus laid ; de même, d’une physionomie sotte, on pourra conclure d’autant plus sûrement à la sottise, que le visage est plus beau, parce que la beauté, en tant qu’elle est conforme au type humain, porte déjà en soi une expression de clarté intellectuelle ; c’est le contraire pour la laideur.
  2. Cf. ch. VII, IIe vol.