Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page114

Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 324).
De la morale de Kant. La Raison pratique ; fausse identification de la conduite raisonnable avec la conduite vertueuse. Sens véritable de cette dernière expression : l’homme pratiquement raisonnable se règle sur des concepts, non sur des intuitions. — Du devoir ou impératif catégorique : Kant exclut avec raison l’idée de récompense ; mais il veut à tort que la vertu procède du seul respect de la loi, sans le concours d’aucune inclination. 
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J’aurais pu me dispenser de conserver à cette place la critique de la partie morale de la philosophie de Kant, puisque, vingt-deux ans après avoir écrit la critique qu’on va lire, j’en ai publié une plus développée et plus précise dans mon livre sur les « deux problèmes fondamentaux de l’Éthique ». Cependant j’ai dû la reproduire, telle qu’elle se trouvait dans la première édition, pour que mon volume ne fût pas incomplet ; et d’ailleurs elle peut servir de préface à cette critique ultérieure, beaucoup plus nette, à laquelle je renvoie le lecteur pour les questions essentielles.

Toujours en vertu de cet amour, dont nous avons parlé, pour la symétrie architectonique, la raison théorétique devait avoir un pendant. L’intellectus practicus de la scolastique, qui dérive du νους πρακτικος d’Aristote (De anima, III, 10, et Polit., VII, c. 44 : ο μεν γαρ πρακτικος εστι λογος, ο δε θεωρητικος), fournissait le terme. Cependant, tandis que chez les scolastiques il désigne la raison employée à des combinaisons pratiques, ici la raison pratique est posée comme source et origine de la valeur morale indéniable des actions humaines, comme source de toute vertu, de toute grandeur d’âme, de tout degré de sainteté auquel il est possible d’atteindre. Tout cela procède uniquement de la raison et n’exige qu’elle.

Agir raisonnablement, ou agir vertueusement, noblement, saintement, reviendrait au même : agir par égoïsme, avec méchanceté, mal agir, ce serait agir déraisonnablement. Cependant tous les temps, tous les peuples, toutes les langues ont profondément distingué ces deux choses, et aujourd’hui encore tout ceux qui ne connaissent pas la langue nouvelle, c’est-à-dire le monde entier, à l’exception d’un petit tas de savants allemands, les tiennent pour essentiellement différentes : pour tous une conduite vertueuse, et un système de vie raisonnable sont deux choses absolument différentes. Si on disait du sublime auteur de la religion chrétienne, dont la vie nous est présentée comme le modèle de toutes les vertus, qu’il a été le plus raisonnable des hommes, on considérerait cette façon de s’exprimer comme indigne et presque comme blasphématoire ; il en serait de même encore, si l’on disait que ses préceptes se bornent à donner les meilleures instructions pour mener une vie raisonnable. Lorsqu’un homme, conformément à ces préceptes, au lieu de songer à ses propres besoins futurs, ne cherche qu’à soulager la misère actuelle des autres, sans aucune arrière-pensée ; quand cet homme va jusqu’à donner aux pauvres tout son avoir, puis, dépouillé de tout, sans ressources, va prêchant aux autres la vertu qu’il a pratiquée lui-même, tout le monde s’incline devant une telle conduite et l’honore ; mais qui oserait la célébrer, en disant que c’est là le comble du raisonnable ? — Qualifiera-t-on de raisonnable, si on veut en faire l’éloge, l’action héroïque d’Arnold Winkelried qui, avec une grandeur d’âme surhumaine, réunissant en un faisceau, les lances ennemies les dirigea sur son propre corps, pour assurer le salut et la victoire de ses compatriotes ? — Au contraire quand nous voyons un homme uniquement préoccupé, depuis sa jeunesse, de se faire une existence libre de soucis, de trouver le moyen d’entretenir femme et enfants, d’acquérir auprès des gens une bonne réputation, de se procurer des honneurs extérieurs et des distinctions, sans qu’il se laisse jamais détourner du but par le charme de jouissances actuelles, par la tentation de braver la superbe des puissants, par le désir de venger des offenses subies ou des humiliations imméritées, par l’attraction d’occupations esthétiques ou philosophiques désintéressées, par le plaisir de visiter des contrées remarquables ; quand il travaille, au contraire, avec une persistance et une logique infatigables, à réaliser la fin qu’il poursuit, oserons-nous nier qu’un tel philistin ne soit démesurément raisonnable, même alors qu’il se sera permis quelques moyens, peu louables, mais exempts de danger ? Bien plus : lorsqu’un scélérat, grâce à des artifices prémédités, à un plan longuement élaboré, acquiert richesses, honneurs, des trônes mêmes et des couronnes, qu’il circonvient ensuite avec une perfidie subtile les États voisins, s’en rend successivement maître et devient ainsi le conquérant du monde, sans qu’aucune considération de droit ou d’humanité l’arrête ; quand, avec une rigoureuse logique, il foule aux pieds et écrase tout ce qui s’oppose à son plan, quand il précipite des millions d’hommes dans des infortunes de toute sorte, quand il gaspille leur sang et leur vie, n’oubliant jamais de récompenser royalement et de protéger toujours ses adhérents et ses auxiliaires ; quand, n’ayant négligé aucune circonstance, il est enfin parvenu au but : ne voit-on pas qu’un tel homme a dû procéder d’une manière extrêmement raisonnable, que, si la conception du plan demandait une raison puissante, il fallait, pour l’exécuter, une raison, et une raison éminemment pratique, entièrement maîtresse d’elle-même ? — Ou bien, les préceptes que le prudent, conséquent, réfléchi et prévoyant Machiavel donne à son prince seraient-ils d’aventure déraisonnables ?[1]

De même que la malice et la raison font bon ménage, que celle-là ne devient vraiment féconde que par son alliance avec celle-ci, de même inversement la magnanimité se trouve parfois unie au manque de raison. Au nombre des actes généreux mais déraisonnables, nous pouvons compter la conduite de Coriolan qui, après avoir pendant des années employé toutes ses forces à se venger sur les Romains, se laissa attendrir, au bon moment, par les prières du Sénat et les larmes de sa mère et de son épouse, renonça à sa vengeance, et, excitant ainsi la colère légitime des Volsques, mourut pour ces Romains dont il avait connu l’ingratitude et qu’au prix de tant d’efforts il avait cherché à punir. — Enfin, pour être complets, disons que la raison s’associe souvent avec l’inintelligence. C’est le cas quand on adopte une maxime sotte, mais qu’on l’exécute avec logique. Un exemple de ce genre nous est fourni par la princesse Isabelle, fille de Philippe II, qui fit vœu de ne pas changer de chemise, avant qu’Ostende fût prise, et qui tint parole trois années durant. Tous les vœux rentrent d’ailleurs dans cette catégorie : ils ont leur source dans l’inintelligence, dans l’incapacité de comprendre la loi de causalité ; il n’en est pas moins raisonnable de remplir ces vœux, si on a été assez borné pour les faire.

C’est aussi d’après ces considérations que nous voyons encore les prédécesseurs immédiats de Kant opposer la conscience, siège des impulsions morales, à la raison : ainsi Rousseau dans le quatrième livre de l’Émile : « La raison nous trompe, mais la conscience ne trompe jamais » ; et un peu plus loin : « il est impossible d’expliquer par les conséquences de notre nature le principe immédiat de la conscience indépendamment de la raison même ». Plus loin encore : « Mes sentiments naturels parlaient pour l’intérêt commun, ma raison rapportait tout à moi… On a beau vouloir établir la vertu par la raison seule, quelle solide base peut-on lui donner ? »… Dans les Rêveries du promeneur (prom. 4e), il dit : « Dans toutes les questions de morale difficiles, je me suis toujours bien trouvé de les résoudre par le dictamen de la conscience, plutôt que par les lumières de la raison ». — Aristote déjà avait dit expressément que les vertus ont leur siège dans αλογω μοριω της ψυχης (c’est-à-dire la partie irraisonnable de l’âme), et non pas dans le λογον εχοντι (la partie raisonnable). Conformément à ceci Stobée (Ecl., II, c. 7) dit, en parlant des péripatéticiens : Την ηθικην αρετην υπολαμϐανουσι περι το αλογον μερος γιγνεσθαι της ψυχης, επειδη διμερη προς την παρουσαν θεωριαν υπεθεντο την ψυχην, το μεν λογικον εχουσαν, το δ’αλογον. Και περι μεν το λογικον την καλοκαγαθιαν γιγνεσθαι, και την φρονησιν, και την αγχινοιαν, και σοφιαν, και ευμαθειαν, και μνημην, και τας ομοιους, περι δε το αλογον, σωφροσυνην, και δικαιοσυνην, και ανδρειαν, και τας αλλας τας ηθικας καλουμενας αρητας. (Ethicam virtutem circa partem animæ ratione carentem versari putant, cum duplicem, ad hanc disquisitionem, animant ponant, ratione præditam, et ea carentem. In parte vero ratione prædita collocant ingenuitatem, prudentiam, perspicacitatem, sapientiam, docilitatem, memoriam et reliqua ; in parte vero ratione destituta temperantiam, justitiam, fortitudinem et reliquas virtutes quas ethicas vocant.) Et Cicéron (De nat. Deor., III, c. 26-31) expose longuement que la raison est le moyen et l’outil nécessaire à tous les crimes.

J’ai expliqué que la raison est la faculté des concepts. C’est cette classe spéciale de représentations générales et non intuitives, symbolisées et fixées par des mots seulement, qui distingue l’homme de l’animal et le rend maître du monde. Si l’animal est l’esclave du présent, s’il ne connaît que des motifs sensibles immédiats, et si par conséquent, lorsque ces motifs se présentent à lui, il est attiré ou repoussé par eux aussi nécessairement que le fer par l’aimant ; au contraire, dans l’homme, grâce à la raison, est née la réflexion. C’est la réflexion qui lui permet de voir l’avenir et le passé, de faire des revues rapides de sa propre vie et du cours du monde, qui le rend indépendant du présent, qui lui donne le pouvoir de faire après mûr examen, après avoir tout prévu et combiné, le bien comme le mal. Mais tout ce qu’il fait, il le fait avec la pleine conscience de ses actes : il sait avec précision dans quel sens se décide sa volonté, ce qu’elle a choisi et quel autre choix elle eût pu faire, et cette volonté consciente lui apprend à se connaître soi-même, à se mirer dans ses propres actes. Dans toutes ces relations avec l’activité humaine, la raison mérite le nom de pratique ; elle n’est théorique qu’autant que les objets dont elle s’occupe ne se rapportent pas à l’activité du sujet qui pense, mais ont un intérêt purement théorique, auquel peu d’hommes sont accessibles. Le sens de l’expression « raison pratique » ainsi entendue est assez bien rendu par l’expression latine prudentia que Cicéron (De nat. Deor., II, 22) dit être le mot providentia contracté ; au contraire le mot « ratio », lorsqu’on l’emploie pour désigner une faculté de l’esprit, signifie généralement la raison proprement théorique, bien que les anciens n’observent pas très sévèrement cette différence. — Chez presque tous les hommes la raison a une tendance presque exclusivement pratique, mais si on abandonne cette tendance même, si la pensée perd son pouvoir sur l’action, si le mot du poète latin video meliora proboque, deteriora sequor ou le proverbe français « le matin je fais des projets, et le soir je fais des sottises », deviennent des vérités, si l’homme s’en remet, pour la direction de ses actes, non pas à sa pensée mais à l’impression actuelle, à peu près comme fait l’animal, on l’appelle « déraisonnable » (sans que ce mot implique un reproche moral), bien que ce ne soit pas, à proprement parler, la raison qui lui manque. Ce qui lui fait défaut, c’est de savoir l’appliquer à sa manière d’agir, et on pourrait dire dans une certaine mesure que sa raison est purement théorique, et non pratique. Néanmoins il peut être un très brave homme ; ainsi bien des gens qui ne peuvent pas voir un malheureux sans le secourir, même au prix de sacrifices, ne paient pas leurs dettes. Un tel caractère privé de raison n’est pas capable d’accomplir de grands crimes, parce que la logique, la dissimulation et la possession de soi qu’ils réclament ne sont pas en son pouvoir. Il ne lui sera pas moins malaisé d’arriver à un haut degré de vertu ; car, quel que soit son penchant naturel au bien, les velléités passagères de mal agir, auxquelles tout homme est soumis, l’assailleront lui aussi, et comme sa raison, dépourvue du sens pratique, n’a pas à leur opposer des maximes immuables et de fermes résolutions, elles se réaliseront fatalement.

La raison révèle son caractère vraiment pratique dans les caractères très raisonnables, qu’à cause de cela on nomme dans la vie ordinaire des philosophes pratiques, et qui se distinguent par une égalité d’humeur peu commune, dans les situations désagréables aussi bien que dans les moments de joie et de bonheur, par un état d’esprit toujours équilibré, par la fermeté dans la résolution prise. En réalité c’est la prépondérance chez eux de la raison, c’est-à-dire de la connaissance abstraite plutôt qu’intuitive, c’est le talent de passer rapidement en vue, au moyen de concepts généraux, la vie tout entière dans ce qu’elle a d’essentiel, qui les ont familiarisés une fois pour toutes, avec la notion de ce qu’il y a d’illusoire dans l’impression du moment, de l’inconstance de toutes choses, de la brièveté de la vie, de la vanité des jouissances, des alternatives du bonheur et des grandes et petites perfidies du hasard. Rien donc ne leur arrive sans qu’ils s’y soient attendus, et ce qu’ils savent in abstracto ne les surprend pas et ne les fait pas sortir de leur calme habituel, en se présentant à eux dans la réalité sous forme de cas particulier. Le présent, l’intuitif, le réel exercent au contraire un tel pouvoir sur les caractères moins raisonnables, que les concepts froids et incolores disparaissent à l’arrière-plan de la conscience ; ils en oublient les résolutions et les maximes de conduite, et deviennent la proie des impressions et des passions de toute sorte. J’ai déjà exposé à la fin du premier livre qu’à mon avis la morale stoïque n’était originairement qu’une série de préceptes, recommandant une vie raisonnable, au sens que nous venons de dire. C’est une telle vie que célèbre Horace à maintes reprises dans de nombreux passages. C’est ainsi qu’il faut entendre son Nil admirari, et aussi l’inscription delphique Μηδεν αγαν. Traduire Nil admirari par « ne rien admirer » est un véritable contre-sens. Ce conseil d’Horace ne s’applique pas tant au domaine de la théorie qu’à celui de la pratique et peut se paraphraser ainsi : « N’estime rien d’une manière absolue, ne t’énamoure de rien, ne crois pas que la possession d’une certaine chose donne le bonheur ; tout désir profond d’un objet n’est qu’une chimère décevante, dont on se débarrasse aussi sûrement, mais avec plus de facilité, par une connaissance claire que par la possession péniblement obtenue. » C’est dans le même sens que Cicéron emploie le mot admirari (De divinatione, II, 2). Ce que poursuit Horace, c’est cette αθαμϐια, cette ακαταπληξις, cette αθαυμασια que Démocrite célébrait déjà comme le souverain bien. (Cf. Clém. Alex., Strom., II, 24 ; Strabon, I, p. 98 et 103.) — Il ne saurait être proprement question de vice ni de vertu à propos d’un système de vie aussi raisonnable, mais cet usage pratique de la raison fait valoir la véritable supériorité qu’a l’homme sur l’animal, et donne un sens et un contenu à cette expression : la dignité de l’homme.

Dans tous les cas donnés et concevables, la différence entre une action raisonnable et une action déraisonnable résulte de ce que les motifs sont, ou des concepts abstraits, ou des représentations intuitives. Aussi l’explication que j’ai donnée de la raison s’accorde-t-elle exactement avec les habitudes de langue de tous les temps et de tous les peuples ; or ces habitudes, personne ne les considérera comme purement arbitraires ou accidentelles, mais on reconnaîtra qu’elles sont sorties de cette différence entre les diverses facultés de l’esprit dont chacun a conscience ; c’est cette conscience qui dicte le mot, sans l’élever toutefois à la précision d’une définition abstraite. Nos ancêtres n’ont pas créé les mots sans y déposer un sens déterminé, pour le simple plaisir de laisser après des siècles des philosophes s’en emparer afin d’en déterminer le contenu ; ils désignaient par les mots des concepts tout à fait tranchés. Les mots ne sont donc pas un bien sans maître, et y glisser un sens qu’ils n’ont pas eu jusqu’à présent, c’est introduire pour tout le monde la licence de donner à chaque mot le sens qu’on voudra, c’est amener une anarchie sans bornes. Déjà Locke a montré expressément qu’en philosophie la plupart des désaccords naissent du mauvais usage des mots. Pour s’en convaincre, qu’on jette un regard sur l’abus infâme qu’un tas de sophistes, vides de pensées, font aujourd’hui des mots « substance, conscience, vérité, » etc. Les explications et les assertions de tous les philosophes, dans tous les temps, à l’exception de ces dernières années, au sujet de la raison, ne s’accordent pas moins avec ma théorie que les concepts répandus parmi tous les peuples de ce privilège de l’homme. Qu’on voie ce que Platon, dans le VIe livre de la République, et en maints endroits épars, entend par λογιμον, par λογιστικον της ψυχης, ce que Cicéron dit dans le De nat. Deor., III, 26-34, ce que Leibniz et Locke en disent dans les passages déjà cités au Ier livre. Les citations n’en finiraient pas, si je voulais montrer que tous les philosophes avant Kant ont parlé de la raison tout à fait au sens où je l’entends, bien qu’ils n’en aient pas su expliquer l’essence avec toute la clarté et la précision désirables, en la ramenant à un trait unique. Ce qu’on entendait peu avant l’apparition de Kant par raison, on peut le voir par deux dissertations de Sulzer, qui se trouvent dans le premier volume de ses Mélanges philosophiques ; la première est intitulée : Analyse du concept de raison, l’autre : De l’influence réciproque de la raison et du langage. Si on compare ensuite la façon dont on parle aujourd’hui de la raison, grâce à cette erreur de Kant qui depuis a été grossie démesurément et a pris des proportions étonnantes, on sera forcé d’admettre que tous les sages de l’antiquité, que tous les philosophes antérieurs à Kant ont manqué de raison ; car les perceptions, les intuitions, les intellections, les pressentiments de la raison, phénomènes qu’on vient de découvrir, leur sont restés aussi étrangers que l’est pour nous le sixième sens des chauves-souris. Pour ma part, je dois avouer que lorsqu’on me parle de la raison qui perçoit immédiatement, qui conçoit ou qui voit d’une intuition intellectuelle l’Absolu et l’Infini, quand on m’entretient de toutes sortes de balivernes à ce sujet, je m’en rends compte dans mon ignorance à peu près comme du sixième sens de la chauve-souris. Mais ce qui sera l’éternel honneur de l’invention, ou si l’on préfère de la découverte de cette raison qui appréhende aussitôt tout ce qu’elle veut, c’est qu’elle est un expédient incomparable qui permet au philosophe de se tirer d’affaire le plus facilement du monde, lui-même et ses idées aussi fixes que favorites, en dépit de tous les Kant et de toutes les Critiques de la Raison. L’invention et l’accueil qu’elle a obtenu font honneur à notre temps.

Si l’essence de la raison (το λογιμον, η φρονησις, ratio, raison, reason) a été reconnue par les philosophes de tous les temps dans ce qu’elle a de plus important, bien qu’elle n’ait pas été déterminée avec assez de précision ni ramenée à un seul point ; en revanche, ils ne se sont pas rendu aussi nettement compte de la nature de l’entendement (νους, διανοια, intellectus, esprit, intellect, understanding). Il leur arrive de le confondre avec la raison, et c’est pourquoi ils n’aboutissent pas à une explication parfaite, pure et simple de l’essence de cette dernière. Chez les philosophes chrétiens le concept de l’entendement a revêtu encore un sens accessoire tout à fait singulier, par opposition à la révélation ; c’est en partant de cette acception, que beaucoup prétendent, avec raison, que la connaissance de l’obligation de la vertu est possible par le simple entendement, c’est-à-dire sans révélation. Ce sens a même eu une certaine influence sur l’exposition et sur le vocabulaire de Kant. Mais l’opposition d’où il résulte a une importance proprement positive et historique, elle est un élément étranger à la philosophie et ne doit pas y être mêlée.

On aurait pu s’attendre à voir Kant, dans ses deux Critiques de la raison, suivre la méthode suivante : parti d’une exposition de l’essence de la raison en général, et ayant ainsi déterminé le genre, il aurait passé à l’explication des deux espèces, en montrant comment la même raison se manifeste de deux façons aussi différentes, et toutefois, conservant sous les deux formes son caractère principal, se révèle toujours une et la même. Mais il n’y a pas trace d’un tel procédé. Combien les explications qu’il donne çà et là dans la Critique de la raison pure de la faculté même qu’il critique sont insuffisantes, flottantes et disparates, je l’ai déjà montré. La raison pratique a déjà fait son apparition, sans être annoncée, dans la Critique de la raison pure, et maintenant, dans la critique qui lui est spécialement consacrée, nous la rencontrons comme quelque chose de tout naturel et qui n’a pas besoin de preuves, sans que les habitudes de langage de tous les temps et de tous les peuples foulées aux pieds, sans que les définitions des plus grands philosophes antérieurs à Kant puissent être invoquées pour une protestation. Grosso modo, voici, d’après divers passages, quelle est l’opinion de Kant : la connaissance de principes a priori est le caractère essentiel de la raison ; or, comme la connaissance de la valeur éthique des actions n’est pas d’origine empirique, elle est aussi un principe a priori, qui a son origine dans la raison pratique. — J’ai assez souvent montré la fausseté de cette explication de la raison. Mais, abstraction faite de cette fausseté, quel procédé superficiel et peu fondé que celui qui s’appuie sur un seul caractère commun, l’indépendance à l’égard de l’expérience, pour réunir les choses les plus hétérogènes, méconnaissant l’abîme profond, incommensurable qui les sépare à tous autres égards ! Admettons même — sans le reconnaître toutefois — que la connaissance de la valeur éthique de nos actions naisse d’un impératif qui se trouve en nous, d’un devoir inconditionné ; ce devoir ne sera-t-il pas essentiellement distinct de ces formes générales de la connaissance, qu’il montre dans la Critique de la raison pure comme nous étant connues a priori, et déterminant par conséquent d’une manière nécessaire toute expérience possible ? La différence entre cette nécessité des principes, qui fait que dans le sujet la forme de tout objet est déjà déterminée, et ce devoir de la moralité, est tellement évidente, qu’il n’est possible que par un tour de force de les assimiler à cause de leur caractère commun de connaissances non empiriques ; cette coïncidence n’est vraiment pas suffisante pour justifier philosophiquement l’identification de l’origine de ces deux pouvoirs.

D’ailleurs le berceau de cet enfant de la raison pratique, du devoir absolu ou impératif catégorique, se trouve, non pas dans la Critique de la raison pratique, mais déjà dans celle de la raison pure (p. 803, V. 830). L’enfantement est pénible et ne réussit que grâce à un « voilà pourquoi », qui comme un forceps se glisse avec audace, je dirais presque avec impudeur, entre deux propositions qui n’ont aucun rapport, pour établir entre elles une liaison de principe à conséquence. Kant part en effet de cette proposition, que nous ne sommes pas seulement déterminés par des motifs intuitifs mais aussi par des motifs abstraits, et voici comment il la formule : « Non seulement ce qui existe, c’est-à-dire ce qui affecte immédiatement les sens, détermine la volonté humaine ; mais nous avons le pouvoir de triompher des impressions exercées sur notre sensibilité par des représentations de ce qui, même d’une façon éloignée, nous est nuisible ou utile. Ces réflexions sur ce qui est désirable au point de vue de notre état tout entier, c’est-à-dire de ce qui est bon et utile, reposent sur la raison. » (Rien de plus juste. Si seulement il pouvait toujours parler ainsi de la raison !) « Voilà pourquoi celle-ci donne des lois qui sont des impératifs, c’est-à-dire des lois objectives de la liberté, qui disent ce qui doit se faire, bien que cela ne se fasse peut-être jamais ! » — C’est ainsi, et sans être autrement accrédité, que l’impératif catégorique s’élance d’un bond dans le monde, qu’il régira par son devoir inconditionné… sorte de spectre en bois. Car le concept de devoir a pour condition nécessaire la relation avec une peine dont on est menacé, ou une récompense promise ; il ne saurait s’en séparer sans perdre lui-même toute sa valeur : aussi un devoir inconditionné est-il une contraditio in adjecto. Je devais relever cette faute, bien qu’elle soit étroitement liée au grand mérite de Kant en morale, qui est d’avoir affranchi l’éthique de tous les principes du monde de l’expérience, et surtout de toutes les théories du bonheur directes ou indirectes, d’avoir véritablement montré que le règne de la vertu n’est pas de ce monde. Ce mérite est d’autant plus grand que tous les anciens philosophes, à l’exception du seul Platon, à savoir les péripatéticiens, les stoïciens, les épicuriens, ont par des artifices fort différents tantôt cherché à établir la dépendance respective de la vertu et du bonheur au moyen du principe de raison, tantôt à les identifier au moyen du principe de contradiction. Le même reproche atteint les philosophes modernes antérieurs à Kant. Le mérite de ce dernier, à cet égard, est certainement très grand : cependant il n’est que juste de rappeler en regard que certaines parties de son exposition ne répondent pas à la tendance et à l’esprit de son éthique, et aussi qu’il n’est pas absolument le premier qui ait purifié la vertu de tout élément d’eudémonisme. Car déjà Platon, principalement dans la République, enseigne expressément que la vertu ne doit être adoptée que pour elle seule, même si le malheur et la honte devaient s’y associer irrémédiablement. Le christianisme prêche avec plus de force encore une vertu absolument désintéressée, qui ne doit pas être pratiquée en vue d’une récompense même dans une autre vie, mais tout à fait gratuitement, par amour pour Dieu ; car ce ne sont pas les œuvres qui justifient, c’est la foi seule qui accompagne, symptôme unique qui la révèle, la vertu. Qu’on lise Luther, De libertate christiana. Je ne veux pas faire entrer en ligne de compte les Indous ; leurs livres sacrés dépeignent partout l’espoir d’une récompense comme le chemin des ténèbres, qui ne conduira jamais au salut. La théorie de la vertu chez Kant n’atteint pas encore cette pureté : ou plutôt l’exposition est demeurée bien au-dessous de l’esprit, elle est quelquefois même diamétralement opposée. Dans la dissertation qui suit sur le « Souverain Bien », nous trouvons la vertu unie au bonheur. Le devoir originairement inconditionné postule pourtant à la fin une condition ; à vrai dire, c’est pour se débarrasser de la contradiction interne qui l’empêche de vivre. Le bonheur dans le Souverain Bien n’est pas précisément donné comme motif de la vertu : pourtant ce bonheur est là, comme un article secret, dont la présence ravale tout le reste à l’état de contrat illusoire : il n’est pas à proprement parler la récompense de la vertu, mais un pourboire, vers lequel la vertu, une fois le travail fini, tend en cachette la main. Pour s’en convaincre, qu’on consulte la Critique de la raison pratique (p. 223-266 de la 4e édit., p. 264-95 de l’édit. Rosenkr.). Cette même tendance se retrouve dans toute sa théologie morale : par celle-ci la morale se détruit elle-même. Car, je le répète, toute vertu pratiquée en vue d’une certaine récompense, repose sur un égoïsme prudent, méthodique et prévoyant.

Le contenu du devoir absolu, la loi fondamentale de la raison pratique est le fameux : « Agis de telle sorte que la maxime de ta volonté puisse toujours être considérée comme le principe d’une législation générale ». — Ce principe charge celui qui cherche un régulateur de sa volonté propre d’en trouver également un pour celle des autres. — On se demande ensuite comment un tel régulateur peut être trouvé. Pour découvrir la règle de ma conduite, je ne dois pas seulement avoir égard à moi, mais à l’ensemble des individus. C’est-à-dire que ma fin, au lieu d’être mon bien propre, est le bien de tous sans distinction. Mais il est toujours question de bien. Et en ce cas je trouve que le bien de tous ne sera atteint qu’autant que chacun posera son égoïsme comme borne à celui des autres. Sans doute il suit de là que je ne dois nuire à personne, puisque l’adoption universelle de ce principe fait qu’on ne me nuit pas non plus ; mais c’est uniquement à cause de cet avantage personnel que moi, qui suis à la recherche d’un principe moral que je ne possède pas encore, je souhaite la transformation du principe dont il s’agit en loi universelle. Et il demeure certain que c’est le désir de réaliser de cette façon mon bien, c’est-à-dire l’égoïsme, qui est la source de ce principe éthique. Comme base de la politique, il serait excellent ; comme principe de la morale, il ne vaut rien. Celui qui recherche un régulateur pour la volonté de tous, comme le suppose ce principe moral, est évidemment en quête avant tout d’un régulateur personnel, autrement tout lui serait indifférent. Mais ce régulateur ne peut être que son propre égoïsme, car cet égoïsme est l’unique confluent par lequel pénètre en lui la conduite d’autrui ; ce n’est qu’au moyen de lui et par considération pour lui qu’il peut avoir une volonté touchant les actes d’autrui, et y être intéressé. Kant le donne à reconnaître lui-même avec une grande naïveté (p. 123 de la Crit. de la rais. prat., p. 192 de l’éd. Rosenkr.), car voici comment en ce passage il explique la recherche d’une maxime pour la volonté : « Si tout le monde voyait le malheur d’autrui avec une entière indifférence, et que tu appartinsses à un tel ordre de choses, y consentirais-tu ? Ce consentement de la part d’un individu équivaudrait à l’approbation d’une loi inique dirigée contre lui-même (quam temere in nosmet legem sancimus iniquam ! ). » De même dans le Fondement de la métaphysique des mœurs (p. 56 de la 3e édit., p. 50 de l’éd. Rosenkranz) : « Une volonté qui déciderait de n’assister personne dans la peine, serait en contradiction avec elle-même, car il peut arriver des cas où elle-même ait besoin de l’amour et de la sympathie d’autrui. » Ce principe moral qui, considéré de près, n’est autre chose que l’expression indirecte et voilée de ce vieux et simple précepte, quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris, se rapporte donc immédiatement à ce qui est passif en nous, à la souffrance, puis médiatement seulement à l’activité : aussi pourrait-on s’en servir comme d’un guide dans l’institution politique, qui est destinée à garantir les hommes des injustices, et qui cherche à procurer à tous et à chacun la plus grande somme de bonheur ; mais en morale, où l’objet de la recherche est l’acte en tant qu’acte dans sa signification immédiate au point de vue de l’agent, et non pas les conséquences de l’acte, la souffrance, ni l’importance de l’acte par rapport à autrui, cette considération passive n’est pas admissible, puisqu’en réalité elle se ramène à une préoccupation de bonheur, c’est-à-dire à l’égoïsme.

Nous ne pouvons donc pas partager la joie qu’éprouve Kant de savoir que son principe moral n’est pas matériel, c’est-à-dire ne pose pas un objet comme motif, mais qu’il est purement formel, ce qui fait qu’il répond symétriquement aux principes purement formels que nous avons appris à connaître dans la Critique de la raison pure. San doute, au lieu d’être une loi, ce n’est que la formule pour la recherche d’une loi ; mais d’abord cette formule existait déjà plus brève et plus claire dans l’adage : quod tibi fieri non vis, alteri ne feceris ; ensuite l’analyse de cette formule montre que c’est uniquement la considération du bonheur personnel qui en fait le contenu, qu’elle ne peut servir par conséquent qu’à l’égoïsme raisonnable, source de toute institution légale.

Une autre faute encore a été relevée souvent dans le système moral de Kant, parce qu’elle choque les sentiments de tous, et Schiller l’a tournée en ridicule dans une de ses épigrammes. C’est cette affirmation pédantesque, qu’une action pour être vraiment bonne et méritoire, doit étre accomplie par pur respect pour la loi et le concept de devoir, et d’après une maxime abstraite de la raison, non point par inclination, par bienveillance pour autrui, par sympathie, par pitié, par quelque tendre mouvement du cœur : tous ces sentiments (v. Crit. de la R. prat., p. 132 ; p. 257 de l’éd. Rosenkr.) sont même très génants pour les personnes bien pensantes, car ils jettent la confusion dans leurs maximes réfléchies ; l’action doit se faire à contre cœur, en surmontant une certaine répugnance. — Si l’on remarque que l’agent n’est même pas soutenu par l’espoir d’une récompense, on mesurera toute l’étendue de cette exigence. Mais, ce qui est plus grave, cette manière de comprendre l’acte moral est tout à fait contraire à l’esprit de vertu véritable : ce n’est pas l’acte en lui-même qui est bon, c’est l’amour dont il procède, c’est la joie de l’accomplir, sans laquelle il reste lettre morte, qui en font tout le mérite. Aussi le christianisme enseigne-t-il avec raison, que toutes les œuvres extérieures sont sans valeur, si elles ne procèdent point d’une intention généreuse, fruit de l’amour ; que ce ne sont pas les œuvres accomplies (opera operata), qui assurent le salut et la rédemption, mais la foi, l’intention généreuse que seul l’esprit saint confère, et que n’engendre pas la volonté libre et réfléchie qui n’a que la loi en vue. — Exiger avec Kant que toute action vertueuse s’accomplisse purement par respect réfléchi pour la loi et conformément à des maximes abstraites, qu’elle soit opérée froidement et contre toute inclination, équivaudrait à dire qu’une véritable œuvre d’art doit naître de l’application réfléchie des règles esthétiques. À la question déjà traitée par Platon et Sénèque, si la vertu peut s’enseigner, il faut répondre négativement. On se décidera enfin à reconnaître ce fait, qui d’ailleurs a donné naissance à la théorie chrétienne des élus de la grâce, à savoir que dans leur essence intime principale, la vertu comme le génie sont dans une certaine mesure innés ; que si les forces réunies de tous les professeurs d’esthétique sont impuissantes à conférer à quelqu’un la faculté de produire des œuvres de génie, c’est-à-dire de véritables œuvres d’art, il sera également impossible à tous les professeurs de morale, à tous les prédicateurs de vertus, de faire d’un caractère vil un caractère noble et vertueux, impossibilité qui est plus manifeste encore que celle de la transmutation du plomb en or ; et la recherche d’une morale et d’un principe moral suprême qui aient pour but d’agir sur l’humanité, de la transformer et de l’améliorer, ne peut se comparer qu’à la recherche de la pierre philosophale. — Quant à la possibilité d’un changement d’esprit complet de l’homme (renaissance), non point par une connaissance abstraite (morale), mais par une connaissance intuitive (action de la grâce), nous en parlons longuement à la fin de notre quatrième livre. Le contenu de ce livre me dispense d’ailleurs d’insister plus longtemps sur ce sujet.

Kant n’a nullement pénétré le sens véritable du contenu moral des actions : c’est ce qui ressort encore de sa théorie du souverain bien, comme union nécessaire de la vertu et du bonheur, celle-là rendant l’être digne de celui-ci. Au point de vue logique d’abord on peut objecter à Kant que le concept de dignité qui esi ici décisif, suppose une morale déjà faite qui le fonde, que par conséquent ce n’est pas de lui qu’il fallait partir. Il résulte de notre quatrième livre que toute vertu véritable, après avoir atteint son degré suprême, aboutit finalement à un renoncement complet, où toute volonté trouve un terme ; le bonheur, au contraire, c’est la volonté satisfaite : vertu et bonheur sont donc essentiellement inconciliables. Celui que mon exposition aura convaincu, sera amplement édifié par là même sur la fausseté des vues de Kant touchant le souverain bien. Et indépendamment de cette exposition positive, je n’en ai pas de négative à donner.

L’amour de Kant pour la symétrie architectonique se rencontre donc dans la Critique de la raison pratique également. Elle est taillée sur le même patron que la Critique de la raison pure, les mêmes titres, les mêmes formes y sont transportés, d’une manière évidemment arbitraire ; la table des catégories de la liberté en est surtout une preuve frappante.


  1. Disons à ce propos que le problème que se pose Machiavel, c’est de résoudre la question suivante : Comment un prince peut-il réussir, malgré les ennemis du dedans et du dehors, à garder à jamais son pouvoir ? Son problème n’a aucun rapport avec le problème moral, qui consiste à se demander, si un prince en tant qu’homme doit avoir une telle ambition, ou non ; il est purement politique : s’il veut garder ce pouvoir, comment y réussira-t-il ? Il résout cette question, absolument comme on pose les règles du jeu d’échecs ; il serait insensé de demander au théoricien de ce jeu de répondre à cette question : si la morale conseille d’y jouer. Il serait aussi illogique de reprocher à Machiavel l’immoralité de son écrit, que de reprocher à un prévôt d’armes de ne pas ouvrir son enseignement par une conférence contre le meurtre et l’homicide.