Le Monde comme volonté et comme représentation/Appendice/Page110

Traduction par A. Burdeau.
Librairie Félix Alcan (Tome deuxièmep. 324).
Réfutation du théisme philosophique par Kant ; grandeur du service qu’il a rendu ainsi à la philosophie. 
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Au sujet de la réfutation radicale de la théologie spéculative, qui vient à la suite, je me bornerai à remarquer qu’elle est sans doute, dans une certaine mesure, tout comme la critique des trois Idées de la raison, c’est-à-dire toute la dialectique de la raison pure, le but et la fin de l’œuvre entière ; que cependant cette partie polémique n’a pas, comme la partie théorique qui précède, c’est-à-dire l’esthétique et l’analytique, un intérêt général, permanent et purement philosophique ; mais l’intérêt en est plutôt temporaire et local, puisqu’elle se rapporte aux moments principaux de la philosophie qui jusqu’à Kant a régné en Europe : toutefois ce sera l’immortel mérite de Kant d’avoir par cette polémique donné le coup de grâce à cette philosophie. Il a éliminé de la philosophie le théisme, car dans la philosophie, entendue comme science, et non comme foi religieuse, il n’y a que les données empiriques ou les résultats de démonstrations certaines qui puissent trouver place. Naturellement j’entends par philosophie celle qui est pratiquée sérieusement, et qui ne vise qu’à la vérité, et non pas cette philosophie pour rire des Universités, dans laquelle la théologie spéculative joue toujours le rôle principal, et où l’âme, comme une vieille connaissance, se meut sans aucune gêne. Celle-là, c’est la philosophie qui traîne à sa suite les pensions et les honoraires, et même les titres de conseiller aulique ; c’est elle qui, des hauteurs dédaigneuses où elle réside, ne s’aperçoit même pas, quarante années durant, de l’existence d’aussi petites gens que moi ; qui voudrait bien être débarrassée du vieux Kant et de ses critiques, pour acclamer de tout cœur son Leibniz. — Je dois remarquer en outre que, de même que le scepticisme de Hume au sujet du concept de cause a donné l’impulsion première à la doctrine kantienne du caractère a priori de la loi de cause, de même la critique que fait Kant de toute théologie spéculative a peut-être son point de départ dans la critique que fait Hume de toute théologie populaire, et qu’il a exposée dans sa remarquable natural history of religion, et dans ses Dialogues on natural religion : peut-être même Kant a-t-il voulu, dans une certaine mesure, compléter ces écrits. Car le premier des écrits susnommés de Hume est au fond une critique de la théologie populaire, critique qui en veut montrer le piteux et misérable caractère, et renvoyer à la théologie spéculative ou rationnelle comme à la seule vraie et respectable. Kant à son tour découvre tout le néant de cette dernière, et ne touche pas à la théologie populaire ; au contraire il la remet debout, sous une forme plus noble, comme croyance fondée sur le sens moral. Après lui de prétendus philosophes ont singulièrement perverti et détourné de son acception primitive ce sens moral, qu’ils ont transformé en connaissance rationnelle, en conscience de la divinité, en intuition intellectuelle du suprasensible, de la divinité, etc. ; au lieu que Kant, lorsqu’il brisa d’anciennes et respectables idoles, reconnaissant tout le danger de cette entreprise, ne cherchait en créant la théologie morale qu’à dresser provisoirement quelques faibles étais, afin que l’édifice ne l’ensevelît point lui-même sous sa chute et qu’il pût trouver le temps de se retirer.

En ce qui concerne l’exécution, une critique de la raison n’était nullement nécessaire pour la réfutation de la preuve ontologique de l’existence de Dieu, car il est facile de démontrer, sans même faire intervenir l’esthétique ni l’analytique, que toute preuve ontologique n’est qu’un jeu subtil de concepts, sans aucune valeur probante. Déjà dans l’Organum d’Aristote se trouve un chapitre, qui semble avoir été écrit spécialement en vue de réfuter la preuve ontologique, tant il se prête à cette fin ; c’est le septième chapitre du deuxième livre des Analyt. post. : entre autres il y est dit expressément : το δε ειναι ουκ ουσια ουδενι : c’est-à-dire : « Il n’y a pas d’être qui ait pour toute essence d’exister. »

La réfutation de la preuve ontologique est une application des doctrines critiques exposées jusque-là à un cas donné : nous n’avons rien de particulier à en dire. — La preuve physico-théologique est une pure amplification de la preuve cosmologique, qu’elle suppose ; elle n’est d’ailleurs expressément réfutée que dans la Critique du Jugement. Je renvoie à cet égard mes lecteurs à la rubrique « Anatomie comparée », dans mon écrit sur la Volonté dans la Nature.

Kant, comme nous l’avons dit, n’a affaire dans cette critique qu’à la théologique spéculative, aux théories de l’École. Si, au contraire, il avait pris en considération la vie et la théologie populaire, il se serait vu forcé d’ajouter aux trois preuves une quatrième, qui agit sur le vulgaire avec le plus de force, et que dans la langue technique de Kant il faudrait dénommer : la preuve céraunologique (par la foudre) : c’est la preuve qui se fonde sur notre besoin d’être soutenus, sur la faiblesse et la dépendance de l’homme vis-à-vis de forces naturelles supérieures, impénétrables, et généralement menaçantes ; ajoutez à ce sentiment notre penchant naturel à tout personnifier et l’espoir que nous avons d’obtenir quelque chose par des prières et des flatteries, ou même par des présents. Dans toute entreprise humaine se trouve, en effet, un élément qui n’est pas en notre puissance et qui échappe à nos calculs : c’est le désir de se rendre cet élément favorable qui est l’origine des dieux. Primus in orbe Deos fecit timor est une maxime de Pétrone aussi juste qu’ancienne. C’est cette preuve principalement que critique Hume, et à cet égard il nous apparait comme le précurseur de Kant. — Si Kant, par sa critique de la théologie spéculative, a jeté quelqu’un dans un embarras durable, ce sont les professeurs de philosophie : à la solde de gouvernements chrétiens, ils ne sauraient lâcher le plus important des articles de foi[1]. Comment ces Messieurs se tireront-ils d’affaire ? — En prétendant que l’existence de Dieu se comprend d’elle-même. — Fort bien ! ainsi donc le vieux monde a inventé, au prix de sa conscience, des miracles pour la démontrer, le nouveau monde a mis en campagne, au prix de sa raison, des preuves ontologiques, cosmologiques et physico-théologiques, — et chez ces messieurs cela va de soi. Puis par ce Dieu qui va de soi, ils expliquent le monde : et voilà leur philosophie.

Jusqu’à Kant, un véritable dilemme subsistait entre le matérialisme et le théisme ; ou le monde était l’œuvre d’un aveugle hasard, ou c’était une intelligence ordonnatrice qui, agissant du dehors, l’avait créé suivant des fins et des idées : neque dabatur tertium. Aussi l’athéisme et le matérialisme étaient-ils mis sur le même plan : l’on doutait qu’il pût y avoir un matérialiste, c’est-à-dire un homme capable d’attribuer à un hasard aveugle l’ordonnance de la nature, et surtout de la nature organique, où l’appropriation à des fins éclate avec tant d’évidence : qu’on lise, par exemple, les Essais de Bacon (Sermones fideles), Essays on atheism. Pour le vulgaire et pour les Anglais qui, en de telles matières, se confondent avec le vulgaire, la question se pose toujours ainsi ; cela est vrai même de leurs savants les plus célèbres : qu’on consulte seulement l’Ostéologie comparée de R. Owen, parue en 1855, préface, pp. 11,12 ; l’auteur ne s’y est pas encore détaché de la vieille opposition entre la doctrine d’Épicure et Démocrite d’un côté, et d’autre part l’idée d’ « une intelligence », dans laquelle « la connaissance d’un être tel que l’homme a existé avant que l’homme fit son apparition ». Toute finalité doit émaner d’une Intelligence : même en réveil ne saurait nous arriver d’en douter. M. Owen, dans la lecture qu’il a faite, le 5 septembre 1853, à l’Académie des sciences, de cette préface quelque peu modifiée, n’a-t-il pas dit avec une naïveté enfantine : « La téléologie, ou la théologie scientifique, c’est tout un » (Ctes rendus, sept. 1853). Si quelque chose dans la nature est approprié à une fin, il faut y voir une œuvre intentionnelle de la Réflexion, de l’Intelligence. Que voulez-vous ? Un Anglais ou l’Académie des sciences doivent-ils se soucier de la Critique du jugement ? peuvent-ils bien descendre jusqu’à mon livre sur la Volonté dans la Nature ? Les regards de ces Messieurs ne s’abaissent point aussi bas. Ces « illustres confrères » méprisent la métaphysique et « la philosophie allemande » : — ils s’en tiennent à la philosophie du gros bon sens. Mais disons la vérité : la valeur de cette majeure disjonctive, de ce dilemme entre le matérialisme et le théisme, repose sur cette opinion que le monde, que nous avons sous les yeux, est celui des choses en soi, qu’il n’y a pas d’autre ordre de choses que l’ordre empirique. Du moment où Kant avait ramené le monde et l’ordre du monde à de purs phénomènes, dont les lois reposent principalement sur les formes de notre intellect, il n’était plus nécessaire d’expliquer l’existence et l’essence des choses et du monde par analogie avec les modifications que nous percevions ou opérions dans la nature ; il devenait inutile d’admettre que ce que nous concevons sous la forme de fins et de moyens fût né à la suite d’une conception analogue. — Kant, par sa distinction importante entre le phénomène et la chose en soi, retira au théisme sa base, et d’autre part il ouvrait la voie à de nouvelles et profondes explications de l’existence.

Dans le chapitre sur les fins de la dialectique naturelle de la raison, Kant avance que les trois Idées transcendantes ont, en tant que principes régulateurs, une certaine importance pour l’évolution de la connaissance de la nature. Kant a pu difficilement prendre cette assertion au sérieux. Il est incontestable au contraire pour tout savant que l’admission de ces hypothèses entrave les recherches naturelles et les rend stériles. Pour prendre un exemple, qu’on se demande si la croyance à une âme, substance immatérielle simple et pensante, loin de servir les vérités que Cabanis a si bien exposées, ou les découvertes de Flourens, de Marshall Hall ou de Ch. Bell, n’eût pas été pour elle le plus gênant obstacle. Kant lui-même n’a-t-il pas dit (Prolégomènes, § 4) « que les Idées de la raison sont contraires et défavorables aux maximes de la connaissance rationnelle de la Nature » ?

Ce n’est pas un des moindres mérites de Frédéric le Grand que, sous son gouvernement, ait pu se développer et se publier la Critique de la Raison pure. Sous tout autre gouvernement, une telle audace eût été difficilement permise à un professeur appointé. Le successeur immédiat du grand roi exigea de Kant la promesse de ne plus rien écrire.


  1. Kant a dit : « Il est absurde de demander des lumières à la raison, si on lui prescrit d’avance vers quel côté elle devra pencher. » (Critique de la Raison pure, p.747 ; V, 775). À côté de cela qu’on lise la naïveté suivante, échappée à un professeur de philosophie contemporain : « Si une philosophie nie la réalité des idées fondamentales du christianisme, ou elle est fausse, ou, quoique vraie, elle ne saurait être d’aucun usage », — scilicet pour des professeurs de philosophie. C’est feu le professeur Bachmann qui dans la Litteraturzeitung de Iéna, de juillet 1840, n° 126, a si imprudemment révélé le dogme de tous ses collègues. En tout cas c’est un fait précieux pour la caractéristique de la philosophie universitaire que cette attitude vis-à-vis de la vérité : si elle refuse, inflexible, de se plier à des idées préconçues, on lui montre la porte sans plus de façons : « Hors d’ici, vérité, nous ne pouvons pas nous servir de toi. Te devons-nous quelque chose ? Est-ce toi qui nous paies ? En avant, donc, marche ! »