Le Monastère/Chapitre XXVI

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 311-321).
CHAPITRE XXVI.


la résurrection.


Qu’est-ce que ceci ? Quelle aventure embrouillée et inexplicable ! Avez-vous tous bu dans la coupe de Circé ? Si vous l’aviez enfermé, il ne serait pas ici ; s’il était fou, il ne discuterait pas avec autant de sang-froid.
Shakspeare, La comédie des Méprises.


Nous laisserons pour le moment Halbert Glendinning suivre les inspirations de son courage et s’abandonner à sa fortune, et nous retournerons à la tour de Glendearg, où pendant ce temps il se passait des événements dont il est à propos que le lecteur soit informé.

Il était midi, et les préparatifs du dîner marchaient à grands pas, grâce aux soins d’Elspeth et de Tibbie, et surtout grâce aux abondantes provisions qui étaient arrivées du monastère. L’activité de leurs langues n’en était point interrompue pour cela ; la conversation, loin de languir, s’entretenait avec une volubilité et une chaleur égales, tantôt sur le ton qui convient entre maîtresse et suivante, tantôt sur celui de la familiarité habituelle entre voisine et commère.

« Faites attention à ce hachis de viande, Tibbie, dit Elspeth, et tournez la broche ; vraiment, vous n’êtes propre à rien, mon enfant ; vos facéties sont tout au plus bonnes pour dénicher des merles. Eh bien ! Tibbie, n’est-ce pas un élégant personnage que ce ligueur, ce sir Piercy, arrivé ici tout récemment ? Et qui sait combien de temps il y restera ?

— Oui, vraiment, un élégant, un petit-maître, répondit la fidèle suivante ; mais ce nom n’a jamais valu rien de bon à notre belle Écosse. Allez, on a de ces gens-là plus qu’on n’en voudrait : leurs lances ont fait sur les frontières plus d’une veuve et d’un orphelin écossais. Depuis le temps du roi Malcolm, Hotspur et ses descendants sanguinaires nous ont serrés de près, comme dit Martin.

— Martin ferait mieux de renfermer dans sa bouche sa langue bruyante, dit Elspeth, et de ne médire d’aucun des habitants de Glendearg. D’ailleurs, ce sir Piercy Shafton est très-considéré des saints pères, et ils répareront amplement la gêne qu’il pourra nous causer, soit par quelque bonne parole, soit par quelque bienfait, je vous le garantis. C’est un grand seigneur que le révérend abbé.

— Et il aime bien à se reposer sur des sièges moelleux et doux, dit Tibbie ; j’ai vu un baron à baudrier s’asseoir sur un simple banc, sans se plaindre ; mais lui ! Au surplus, si vous êtes contente, dame Elspeth, je le suis aussi.

— Voici enfin Mysie Happer, dit Elspeth. Où avez-vous donc été ? mon enfant ; rien ne va bien sans vous, ne le savez-vous pas ?

— Je viens du bord de la rivière, répondit Mysie ; la jeune dame ne se sent pas bien, elle est restée sur son lit ; je suis allée toute seule me promener le long du ruisseau.

— Oui, pour voir, je gage, si les jeunes gens reviennent de la chasse, dit Elspeth ; c’est ainsi que font les jeunes filles, Tibbie ; elles nous laissent tout l’ouvrage à faire, et pendant ce temps elles vont s’amuser.

— Ne dites pas cela, dame Elspeth, » reprit la fille du moulin. À ces mots, elle retroussa ses manches, découvrit ses bras ronds et bien faits, et chercha d’un air de bonne humeur et d’empressement ce qu’elle pouvait faire pour se rendre utile : « Je croyais, je vous assure, reprit-elle, que vous ne seriez pas fâchée de savoir le moment de leur retour, afin de hâter les préparatifs du dîner.

— Eh bien ! avez-vous vu l’un ou l’autre ? demanda Elspeth.

— Pas la moindre trace, quoique je sois montée sur le sommet d’une colline ; et que la belle plume blanche du chevalier anglais pût se faire voir par-dessus les buissons.

— La plume blanche du chevalier ! s’écria dame Glendinning ; vous êtes une sotte, mon enfant, la tête de mon Halbert s’aperçoit de plus loin que la plume de votre chevalier, quelque blanche qu’elle soit, j’en réponds. »

Mysie ne fit aucune réponse, mais elle commença à pétrir la pâte d’un gâteau avec toute la promptitude possible, en disant que sir Piercy avait mangé de cette friandise, et en avait fait l’éloge. Afin de placer sur le feu le plat de fer où devait cuire son gâteau, elle déplaça une étuvée faite de la main de Tibbie, qui, en voyant cela, murmura entre ses dents : « C’est donc le bouillon de mon orpheline malade qui doit faire place aux friandises de l’élégant chevalier ? C’était un bon temps que celui de Wallace ou du bon roi Robert ; alors les mangeurs de puddings ne recevaient de nous que de bons horions. Mais patience, nous verrons comment tout ceci finira. »

Elspeth ne jugea pas à propos de paraître entendre les expressions de mécontentement de Tibbie ; mais elle en tint compte et les grava dans son esprit ; car elle considérait Tibbie comme une autorité en matières de guerre et de politique, à cause de l’expérience qu’elle avait dû acquérir pendant son séjour au château d’Avenel en qualité de femme de chambre, expérience qui lui donnait une espèce de supériorité sur les paisibles habitants de Sainte-Marie. Elle prit la parole cependant, mais seulement pour exprimer sa surprise de ce que les chasseurs n’étaient pas encore de retour,

— S’ils ne viennent pas bientôt, dit Tibbie, ils trouveront le rôti brûlé et réduit en charbon ; et voilà le pauvre Simm qui ne peut plus tourner la broche ; le pauvre enfant fond comme un glaçon dans de l’eau chaude. Va, mon enfant, va respirer l’air quelques instants, je tournerai la broche à ta place jusqu’à ce que tu reviennes.

— Monte jusqu’au haut de la tour, dit dame Glendinning, l’air y sera plus frais que partout ailleurs, et tu nous diras si notre Halbert et le chevalier descendent dans la vallée. »

L’enfant prolongea son absence assez long-temps pour que Tibbie Tacket se lassât complètement de sa générosité, qui la retenait très-près d’un grand feu ; il revint enfin, et annonça qu’il n’avait vu personne.

Cette circonstance n’avait rien d’extraordinaire quant à ce qui regardait Halbert Glendinning, qui, supportant facilement le besoin et la fatigue, demeurait fréquemment dehors jusqu’à l’heure du couvre-feu. Mais personne ne s’était imaginé que sir Piercy Shafton fût un chasseur aussi ardent, et l’idée qu’il pouvait préférer la chasse à son dîner était tout-à-fait incompatible avec l’opinion que les Écossais s’étaient formée sur le caractère des Anglais. L’heure ordinaire du dîner était déjà bien loin, et on en était encore à former des conjectures ; les habitants de la tour prirent à la hâte quelque nourriture, et remirent le reste de leurs préparatifs jusqu’au retour des chasseurs, qui maintenant ne devait guère avoir lieu que vers le soir, car il paraissait certain que les plaisirs de la chasse les avaient entraînés beaucoup plus loin qu’ils ne l’avaient voulu.

Vers quatre heures, on vit arriver, non les chasseurs, mais le sous-prieur, dont la visite n’était nullement attendue. La scène de la veille était restée gravée dans l’esprit du père Eustache, qui était un de ces hommes fins et pénétrants qui n’aiment pas à demeurer dans l’incertitude quand un mystère s’est présenté à leur observation. Son cœur s’intéressait à la famille de Glendearg, qu’il connaissait depuis long-temps ; et d’ailleurs la communauté avait intérêt à conserver la bonne intelligence entre sir Piercy Shafton et son jeune hôte ; tout ce qui pouvait attirer l’attention publique sur le chevalier ne pouvait manquer d’être préjudiciable au monastère, déjà menacé par le pouvoir. Il trouva toute la famille réunie, à l’exception de Marie Avenel, et il apprit qu’Halbert Glendinning et l’étranger étaient partis depuis le matin pour la chasse. Tout lui parut bien jusque-là ; ils n’étaient pas encore rentrés : mais les jeunes gens et les chasseurs surtout savent-ils se soumettre à des heures fixes ? Cette circonstance n’excita donc en lui aucune inquiétude.

Tandis qu’il causait avec Édouard Glendinning des études qu’il fallait faire encore, un cri, parti de l’appartement de Marie Avenel, vint les frapper de terreur ; toute la famille accourut à l’instant en tumulte. Ils la trouvèrent évanouie dans les bras du vieux Martin, qui s’accusait avec désespoir de l’avoir tuée ; en effet, elle ressemblait davantage, avec son visage pâle et ses yeux fermés, à un corps privé de vie qu’à un être encore vivant. La consternation s’empara de tout le monde : on l’enleva des bras de Martin. Édouard, avec tout l’empressement de la tendresse alarmée, la porta près de la fenêtre, afin qu’elle sentît la fraîcheur bienfaisante de l’air. Le sous-prieur, qui, comme beaucoup de prêtres, possédait quelques connaissances en médecine, se hâta de prescrire les remèdes les plus efficaces qui lui vinrent à l’esprit, tandis que les femmes effrayées se disputaient à qui les exécuterait le plus vite, et se nuisaient les unes aux autres dans leurs efforts pour se rendre utiles.

« Elle aura eu quelques visions terribles, dit dame Glendinning.

— C’est une crise nerveuse, comme sa mère d’heureuse mémoire en avait souvent, reprit Tibbie.

— C’est plutôt quelque mauvaise nouvelle qui l’aura surprise, » dit la fille du meunier, tandis qu’on employait alternativement et sans aucun effet des plumes brûlées, de l’eau froide, et tous les moyens que l’on met en usage pour rappeler à la vie une personne évanouie.

Enfin un nouveau spectateur, qui venait d’entrer sans avoir été aperçu, offrit son secours dans les termes suivants : « Qu’est-ce donc ? ma très-belle Discrétion ; quelle cause a fait refluer le courant vermeil de la vie vers la citadelle de votre cœur, abandonnant à la pâleur des traits autour desquels il devait être heureux et fier de serpenter ? Permettez-moi de m’approcher de vous avec cette essence souveraine distillée par les belles mains de la divine Uranie, et dont la puissance est telle qu’elle rappellerait l’âme fugitive, eût-elle déjà les ailes déployées. »

En parlant ainsi, sir Piercy Shafton mit un genou en terre, et présenta le plus gracieusement du monde aux narines de Marie Avenel une petite boîte d’argent d’un travail exquis, qui contenait une éponge trempée dans l’essence dont il faisait un si pompeux éloge. Oui, gentil lecteur, c’était sir Piercy Shafton lui-même, qui paraissait si à propos pour offrir ses bons offices. Excepté la pâleur extrême de son visage, et quelques parties de ses vêtements qui étaient tachés de sang, il n’avait rien d’extraordinaire, et il était exactement le même que la veille. Mais Marie Avenel n’eût pas plutôt ouvert les yeux et aperçu la figure de l’empressé courtisan, qu’elle s’écria d’une voix faible : « Arrêtez le meurtrier ! »

Tous ceux qui étaient présents restèrent saisis d’étonnement et d’horreur ; mais aucun ne fut plus surpris que l’euphuiste lui-même, qui se trouva accusé de meurtre d’une manière si étrange, par celle qu’il s’efforçait de secourir, et qui repoussait ses tentatives officieuses avec l’énergie de l’horreur.

« Qu’on s’empare de lui ! » s’écria-t-elle de nouveau ; « qu’on arrête le meurtrier !

— Par l’ordre de chevalerie que j’ai reçu, répondit sir Piercy, vos aimables facultés physiques et intellectuelles, sont, ô ma très-belle Discrétion, entièrement troublées par quelque étrange erreur, car, ou vos yeux ne reconnaissent pas que c’est Piercy Shafton, votre Affabilité dévouée, qui est maintenant devant vous, ou, si vos yeux le reconnaissent, votre esprit abusé se persuade qu’il s’est rendu coupable d’un délit ou d’un acte de violence, auquel sa main est tout-à-fait étrangère. Nul meurtre, ô ma trop dédaigneuse Discrétion, n’a été commis aujourd’hui, si ce n’est celui que vos regards irrités commettent en ce moment sur votre captif dévoué. »

Ici il fut interrompu par le sous-prieur qui, pendant tout ce temps, avait causé à l’écart avec Martin, et avait appris de lui les circonstances qui, communiquées sans précaution à Marie Avenel, l’avaient jetée dans l’état où on l’avait trouvée.

« Sir chevalier, » dit le sous-prieur d’un ton solennel, mais avec quelque hésitation, « d’après les choses que nous venons d’apprendre, il y a contre vous des apparences d’une nature si extraordinaire que, quelle que soit ma répugnance à exercer mon autorité sur l’hôte de notre respectable communauté, je suis contraint de vous demander quelques explications. Vous avez quitté cette tour ce matin de très-bonne heure, accompagné d’un jeune homme, Halbert Glendinning, le fils aîné de cette bonne dame, et vous revenez ici sans lui. Dans quel lieu et à quelle heure vous êtes-vous séparé de lui ? répondez. »

Le chevalier répondit, après un moment de silence : « Je m’étonne que Votre Révérence juge à propos de prendre un ton si grave pour me faire une question d’aussi peu d’importance. J’ai quitté Halbert Glendinning une heure ou deux après le lever du soleil.

— Dans quel endroit, je vous prie ? demanda le moine.

— Dans un ravin profond où l’on voit une fontaine au pied d’un rocher immense, un vrai Titan, fils de la terre, qui lève vers le ciel sa tête grisâtre, comme… »

— Épargnez-nous la comparaison, dit le sous-prieur ; nous connaissons ce lieu ; mais depuis ce moment on n’a point entendu parler du jeune homme, et c’est à vous que nous devons en demander compte.

— Mon fils ! mon fils ! s’écria dame Glendinning. Oui, mon père, forcez le traître à rendre compte de mon fils.

— Je jure, bonne femme, par le pain et l’eau qui sont les soutiens de notre vie…

— Jure plutôt par le vin et la bonne chère, qui sont le soutien, de ta vie, avide southron ! s’écria dame Glendinning ; toi qui te fais un dieu de ton ventre ; toi qui es venu pour manger ce que nous avons de meilleur, et qui oses attenter à la vie de ceux qui sauvent la tienne !

— Je te dis, femme, reprit Piercy Shafton, que je n’ai fait autre chose qu’une partie de chasse avec ton fils.

— Une chasse infernale qui lui a été funeste ! pauvre enfant ! reprit Tibbie ; et je l’ai prévu dès la première fois où j’ai aperçu ce faux groin du sud ; il ne peut résulter aucun bien de la chasse d’un Piercy, depuis l’époque de Chevy-Chase jusqu’à ce jour.

— Silence, femme, dit le sous-prieur, qu’on n’insulte pas ce chevalier anglais : jusqu’à présent nous n’avons encore que des raisons de le soupçonner, et il n’existe point de certitude.

— Nous lui extrairons le sang du cœur ! » reprit dame Glendinning, qui, secondée par la fidèle Tibbie, dirigea une attaque si subite sur le malheureux euphuiste, qu’elle aurait pu finir par quelque chose de sérieux, si le moine, aidé de Mysie Happer, ne fût intervenu, et ne l’eût protégé contre leur furie. Édouard, qui avait quitté l’appartement au moment où cette scène avait commencé, rentra l’épée à la main, et suivi de Martin et de Jasper armés tous deux, l’un d’un épieu de chasse, l’autre d’une arbalète.

« Gardez la porte, leur dit-il, et frappez-le, tuez-le sans miséricorde, s’il tente de s’échapper. De par le ciel ! s’il ose essayer de sortir, il est mort !

— Comment, Édouard, dit le sous-prieur, comment se peut-il que vous vous oubliiez au point de méditer un acte de violence envers un hôte, et en ma présence ! devant celui qui représente votre seigneur suzerain ? »

Édouard s’arrêta l’épée à la main : « Pardon, révérend père, lui dit-il, mais, dans cette affaire, la voix de la nature parle plus haut que la vôtre. Je dirige la pointe de mon épée contre cet homme orgueilleux ; je lui demande compte du sang de mon frère, du fils de mon père, et de l’héritier de notre nom ! S’il refuse de m’en rendre un compte fidèle, il n’échappera pas à ma vengeance, et il ne pourra refuser de me donner satisfaction. »

Sir Piercy, bien que fort embarrassé, ne montra cependant aucune crainte. « Rengaine ton épée, jeune homme ; il ne sera pas dit que Piercy Shafton se soit battu le même jour avec deux paysans.

— Vous l’entendez, mon père ! il avoue le fait, reprit Édouard.

— De la patience, mon fils, » reprit le sous-prieur s’efforçant de calmer un ressentiment qu’il ne pouvait au fond condamner. « De la patience, vous obtiendrez justice beaucoup mieux par mon intermédiaire que par votre emportement ; et vous, femmes, gardez le silence ; Tibbie, éloignez votre maîtresse et Marie Avenel. »

Tandis que Tibbie, secondée par les autres femmes de la maison, transportait la pauvre mère et Marie Avenel dans un autre appartement, et qu’Édouard, toujours l’épée à la main, se promenait en long et en large dans la chambre, comme pour ôter à sir Piercy Shafton toute possibilité de s’échapper, le sous-prieur insista de nouveau pour que le chevalier, qui paraissait dans un état singulier de perplexité, l’informât des particularités relatives à Halbert Glendinning. La situation du noble anglais devenait extrêmement embarrassante, car ce qu’il avait à révéler sur l’issue du combat était si révoltant pour son orgueil, qu’il ne pouvait se résoudre à entrer dans de tels détails ; et quant au sort actuel d’Halbert, il l’ignorait entièrement.

Pendant ce temps, le père Eustache le pressait vivement, et le priait d’observer qu’il se faisait le plus grand tort en refusant de rendre un compte exact de sa journée. « Vous ne pouvez nier, lui dit-il, que vous n’ayez fait hier une violente injure à cet infortuné jeune homme, et que votre emportement ne se soit calmé tout à coup si soudainement que nous en sommes restés stupéfaits. Vous lui avez proposé hier soir une partie de chasse pour aujourd’hui, vous êtes partis ensemble au point du jour. Vous vous êtes séparés, dites-vous, à la fontaine, près du rocher, une ou deux heures environ après le lever du soleil ; et il paraît qu’avant cette séparation vous avez eu une querelle ensemble.

— Je n’ai pas dit cela, répondit le cavalier. Voilà vraiment bien du bruit pour l’absence d’un serf, qui est allé rejoindre peut-être, si toutefois il est parti, la première bande de voleurs qu’il aura rencontrée. C’est à moi, à un chevalier de la race des Piercy que vous demandez compte d’un fugitif d’une aussi chétive importance ? Eh bien ! faites-moi connaître le prix que vous mettez à sa tête, et je la paierai au trésorier de votre couvent.

— Vous avouez donc que vous avez tué mon frère ? » dit Édouard intervenant de nouveau. « Eh bien ! je vous apprendrai le prix que nous autres Écossais nous attachons à la vie de nos amis.

— Paix ! Édouard, paix ! je vous en conjure, reprit le sous-prieur, je vous l’ordonne même. Et vous, sir chevalier, ayez, s’il vous plaît, une meilleure opinion de nous, et gardez-vous de croire que vous puissiez verser le sang écossais sans avoir à le payer autrement que comme du vin répandu dans une orgie. Ce jeune homme n’est point un serf ; vous savez fort bien que, dans votre pays, vous n’oseriez lever l’épée contre le dernier des sujets de l’Angleterre, sans vous exposer à rendre compte d’une telle action devant la justice. N’espérez pas qu’il en soit autrement ici, vous tomberiez dans l’erreur.

— Vous me feriez perdre patience, s’écria l’euphuiste, de même qu’un bœuf trop pressé de l’aiguillon devient furieux. Que puis-je vous dire d’un jeune vagabond qui m’a quitté deux heures après le lever du soleil ?

— Mais vous pouvez dire en quelles circonstances vous vous êtes séparés l’un de l’autre ?

— Au nom du diable ! quelles sont les circonstances que vous voulez que je vous explique ? car, bien que je proteste contre cette contrainte, comme indigne et injurieuse pour les lois de l’hospitalité, je voudrais de bon cœur mettre fin à cette discussion, si toutefois des paroles peuvent la terminer.

— Si les paroles ne le peuvent, répartit Édouard, mon bras saura y parvenir, et sur-le-champ.

— Paix ! jeune homme impatient ! s’écria le sous-prieur ; et vous, sir Piercy Shafton, apprenez-moi, je vous prie, pourquoi l’herbe est teinte de sang près de la fontaine de Corrie-nan-Shian, à l’endroit où vous vous êtes séparé d’Halbert Glendinning, comme vous l’avouez vous-même ? »

Déterminé à ne point avouer sa défaite, s’il lui était possible de l’éviter, le chevalier répondit avec hauteur qu’il croyait qu’il n’était nullement étonnant de trouver l’herbe teinte de sang dans un endroit où des chasseurs avaient tué un daim.

« Et avez-vous enterré votre gibier après l’avoir tué ? demanda le moine. Il faut que vous nous appreniez quel est celui que renferme ce tombeau, ce tombeau nouvellement creusé et dont les bords sont si vivement colorés de sang. Vous voyez que vous ne pouvez me tromper ; soyez donc sincère, et dites-nous le destin de ce malheureux jeune homme dont le corps est sans doute couché sous cette herbe sanglante.

— Si cela est, dit sir Piercy, il faut qu’il ait été enterré tout vivant ; car je vous jure, révérend père, que ce jeune paysan m’a quitté en parfaite santé. Ordonnez que l’on fouille ce tombeau ; et si l’on y trouve son corps, agissez à mon égard comme bon vous semblera.

— Il ne m’est pas permis de décider de votre destin, sir chevalier : ce droit appartient à notre père abbé et à son révérend chapitre ; mon devoir se borne à recueillir les informations qui sont le plus propres à éclairer leur sagesse.

— Si ce n’est pas trop de curiosité, révérend père, répartit le chevalier, je désirerais connaître celui dont le témoignage a attiré sur moi des soupçons aussi mal fondés.

— Cela est facile, répondit le sous-prieur ; je n’ai nulle intention de vous le cacher, si vous croyez qu’une telle indication puisse servir à votre défense. Marie Avenel, craignant que sous le masque de l’amitié vous ne cachassiez quelque intention perfide contre son frère de lait, chargea le vieux Martin Tacket de suivre vos pas, pour prévenir tout accident ; mais il paraît que votre amour pour le mal a devancé toutes précautions, car lorsque, guidé par la trace de vos pas sur l’herbe humide de rosée, il arriva à l’endroit où vous vous étiez arrêté, il ne trouva que des marques de sang et une fosse nouvellement recouverte ; et, après avoir long-temps et vainement cherché Halbert et vous, il vint apporter à celle qui l’avait envoyé ces tristes nouvelles.

— N’a-t-il pas vu mon pourpoint ? demanda sir Piercy, car lorsque je revins à moi, je me trouvai enveloppé de mon manteau, mais n’ayant plus mon vêtement de dessous, comme votre révérence peut le voir. »

En parlant ainsi, il entr’ouvrit son manteau, se laissant aller à l’inconséquence naturelle de son caractère, et oubliant qu’il montrait une chemise ensanglantée.

« Comment, homme cruel ! s’écria le moine à cette vue qui confirmait ses soupçons, persisteras-tu maintenant à nier ton crime, lorsque tu portes sur toi le sang que tu as versé ? Nieras-tu encore que ta main homicide ait ravi un fils à sa mère, à notre communauté un vassal, à la reine d’Écosse un sujet dévoué ? Que peux-tu attendre désormais ? Le moins que nous puissions faire, c’est de te rendre à l’Angleterre, comme indigne de notre protection.

— De par tous les saints ! » s’écria le chevalier poussé à la dernière extrémité, « si ce sang s’élève en témoignage contre moi, c’est un sang rebelle ; car, ce matin au lever du soleil, il coulait encore dans mes veines.

— Comment cela se pourrait-il, sir Piercy Shafton, reprit le moine, puisque je ne vois aucune blessure d’où il aurait pu couler ?

— C’est justement là qu’est le merveilleux de l’affaire, répondit le chevalier ; tenez, voyez. »

À ces mots, il défit le col de sa chemise, découvrit son sein, et montra la place où l’épée d’Halbert l’avait percé ; mais la blessure, cicatrisée, paraissait fermée depuis quelque temps déjà.

« Ceci épuise ma patience, sir chevalier, dit le sous-prieur ; vous ajoutez l’insulte à la violence. Me prenez-vous pour un enfant ou un idiot ? prétendez-vous me faire croire que le sang tout frais, dont votre chemise est tachée, a coulé d’une blessure fermée depuis des semaines ou peut-être depuis des mois ? Misérable railleur ! croyez-vous nous aveugler ainsi ? Je sais trop bien que ce sang est celui de votre victime, qui a succombé dans un combat à mort. »

Le chevalier, après un moment de réflexion, répondit : « Je serai sincère avec vous, mon père, et je vous ouvrirai mon âme ; mais ordonnez à ces gens de se tenir à une distance assez éloignée pour n’être point à portée de nous entendre ; alors seulement je vous dirai tout ce que je sais de cette mystérieuse affaire ; néanmoins ne vous étonnez pas, je vous prie, s’il vous arrive de ne point la comprendre parfaitement ; car moi-même, je l’avoue, je la trouve trop obscure pour mon esprit. »

Le père Eustache ordonna à Édouard et aux deux autres hommes de se retirer, en assurant le premier que son entretien avec le prisonnier serait court, et lui permettant de garder la porte de l’appartement, condescendance sans laquelle, peut-être, il aurait eu quelque difficulté à obtenir qu’il s’éloignât. Aussitôt qu’Édouard eut quitté la chambre, il envoya des exprès à une ou deux familles du voisinage, avec les fils desquelles lui et son frère étaient liés, afin de les informer qu’Halbert Glendinning avait été assassiné par un Anglais, et les sommer de se rendre sans délai à la tour de Glendearg. La vengeance, en pareil cas, était regardée comme un devoir si sacré, qu’il ne mettait nullement en doute qu’ils ne vinssent à l’instant, accompagnés de forces suffisantes pour assurer la détention du prisonnier. Il ferma alors les portes de la tour, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ; et, après avoir pris ces précautions, il alla offrir ses consolations à sa famille, verser des larmes avec elle, et lui jurer qu’il tirerait vengeance du meurtre de son frère.