Le Monastère/Chapitre XXIV

Traduction par Albert Montémont.
Ménard (Œuvres de Walter Scott, tome 13p. 285-299).
CHAPITRE XXIV.


visite au château d’avenel.


Je marcherai sur la pointe du pied ; j’armerai mon œil de prudence, mon cœur de courage, et ma main de mon épée, comme celui qui se hasarde dans l’antre d’un lion.
Ancienne comédie.


Lorsque, en sortant de la gorge du défilé qui aboutissait au bord du lac, les voyageurs aperçurent l’ancien château d’Avenel, le voyageur s’arrêta, et s’appuyant sur son bâton de pèlerin, regarda avec beaucoup d’attention la scène qui se déployait devant lui. Ainsi que nous l’avons déjà dit, plusieurs parties du château tombaient en ruines, et même à cette distance on s’en apercevait par le profil crevassé, irrégulier et rompu des murs et des tours ; dans d’autres parties il paraissait mieux conservé, et une colonne de fumée noirâtre qui sortait des cheminées du donjon, et déployait sa sombre bannière dans le ciel azuré, indiquait qu’il avait des habitants. Mais aucun champ, aucune prairie ne montrait sur les bords du lac cette attention prévoyante pour l’agrément et la subsistance, qui ordinairement se trouvent près du séjour des grands et même des barons d’un rang inférieur. Aucune chaumière avec sa pièce de terre, son petit clos et son jardin entouré d’une rangée de sombres sycomores ne frappait les yeux du voyageur ; on ne voyait dans la vallée ni une église avec son clocher rustique, ni sur les montagnes des troupeaux de moutons, ni des bestiaux dans la prairie ; rien enfin qui indiquât la moindre trace des arts, de la paix et de l’industrie, ne s’offrait à la vue dans ces lieux. Il était évident que les habitants, nombreux ou non, devaient être considérés comme faisant partie de la garnison du château, vivant dans ses remparts, et par des moyens qui n’étaient rien moins que pacifiques.

Probablement le vieillard était persuadé de cette vérité, car il se dit à lui-même en regardant le château : Lapis offensionis et petra scandali[1] ; et se tournant vers Halbert Glendinning, il ajouta : « Nous pouvons dire de ce fort ce que le roi Jacques a dit en parlant d’un autre château de cette province : » Celui qui l’éleva était un bandit au fond de l’âme. »

— Mais il n’en fut pas ainsi, répondit Glendinning ; ce château a été bâti par les anciens seigneurs d’Avenel, hommes qui étaient autant aimés en temps de paix que respectés en temps de guerre. Ils étaient les défenseurs des frontières contre l’étranger, et les protecteurs des habitants contre l’oppression domestique. L’usurpateur actuel de leur héritage ne leur ressemble pas plus que le hibou ne ressemble au faucon, quoique tous deux aient leur nid dans le même roc.

— Ce Julien Avenel a une bien petite place dans l’estime et dans l’amitié de ses voisins, dit Warden.

— Il en a si peu, répondit Halbert, qu’excepté ses soldats et les jacks avec lesquels il est associé et dont il peut disposer, je ne connais pas un homme qui voulût vivre auprès de lui. Il a été plus d’une fois proscrit en Angleterre et en Écosse, ses terres ont été confisquées et sa tête mise à prix. Mais dans ces temps de discorde, un homme aussi téméraire que Julien Avenel rencontre toujours quelques amis qui veulent bien le protéger contre les peines prononcées par la loi, à condition qu’il leur prêtera secrètement son aide.

— Vous me faites le portrait d’un homme bien dangereux, répliqua Warden.

— Vous pouvez en faire l’expérience, répliqua le jeune homme, si vous n’agissez pas avec plus de précaution, quoique peut-être il ait abandonné la communion de l’Église pour s’égarer dans le sentier de l’hérésie.

— Ce que votre aveuglement nomme le sentier de l’hérésie, répondit le réformateur, est le chemin droit et étroit dans lequel on marche sans se détourner vers les richesses et vers le gouffre des passions de ce monde. Plaise à Dieu que cet homme ne soit mu par nul autre esprit plus pernicieux que celui qui m’inspira, tout impuissant que je suis, le désir d’étendre le royaume du ciel ! Ce baron d’Avenel m’est personnellement inconnu ; il n’est pas de notre congrégation ni de notre conseil ; cependant je lui porte des recommandations pour ma sûreté, de la part des personnes qu’il doit craindre s’il ne les respecte pas ; et plein de cette assurance, je m’aventure à aller auprès de lui. Je suis maintenant suffisamment rafraîchi par cet instant de repos.

— Recevez donc un avis pour votre sûreté, dit Halbert, et croyez qu’il est fondé sur l’expérience du pays et de ses habitants : si vous pouvez trouver un asile plus sûr, n’allez pas au château d’Avenel ; si vous voulez risquer d’y aller, tâchez, s’il est possible, que Julien vous donne un sauf-conduit, faites-le jurer par la Croix-Noire, et surtout observez s’il mange à la même table que vous, ou s’il vous engage à boire, car s’il ne vous donne pas ces signes de bienveillance, ses arrière-pensées vous seront funestes.

— Hélas ! dit le prédicateur, je n’ai pas de meilleur refuge sur terre que ces terribles tours, et j’y vais me fiant à un aide, à une puissance qui n’est point de ce monde. Mais toi, bon jeune homme, tu n’as pas besoin de te hasarder dans cet autre terrible.

— Moi, répondit Halbert, je ne serai point en danger. Je suis connu de Clint-Hill, le chef des jacks de ce Julien Avenel ; et ce qui est encore une meilleure protection, c’est que je n’ai rien qui puisse provoquer la méchanceté ou l’avidité. »

Le pas d’un cheval qui galopait sur le bord du lac se fit entendre derrière eux, ils se retournèrent et virent un cavalier, dont la tête était couverte d’un casque de fer, et le bras armé d’une longue lance dont la pointe brillait aux rayons du soleil couchant ; il piqua son cheval vers eux.

Halbert Glendinning reconnut aussitôt Christie de Clint-Hill, et avertit son compagnon que c’était le lieutenant de Julien Avenel qui approchait.

« Ah ! jeune homme, dit Christie à Halbert, comme il venait au devant d’eux, tu as rempli mon espérance, je ne me suis pas trompé ; tu viens chercher du service auprès de mon noble maître, n’est-ce pas ? Tu trouveras en moi un bon et sincère ami ; et avant que la Saint-Barnabé arrive, tu connaîtras tous les détours entre Milburn-Plain et Nelherby, comme si tu étais né avec une jack de fer sur le dos et une lance dans la main. Quel vieux coquin as-tu là avec toi ? Il n’est pas de la communauté de Sainte-Marie, au moins il ne porte pas la marque de ce noir bétail.

— C’est un voyageur, dit Halbert, qui dit avoir affaire à Julien Avenel. Pour moi, j’ai en tête d’aller à Édimbourg pour voir la cour et la reine, et lorsque je reviendrai ici, nous parlerons de ta proposition. En attendant, comme tu m’as souvent invité à venir au château, je te prie de m’accorder l’hospitalité pendant cette nuit et pour moi et pour mon compagnon.

— Pour toi, sois le bienvenu, mon jeune camarade ; mais nous ne recevons point de pèlerins, ni rien qui leur ressemble.

— Permets-moi de te dire, interrompit Warden, que j’ai pour ton maître des lettres de recommandation d’un ami dévoué à qui il rendrait volontiers un plus grand service que celui de m’accorder une protection de peu de durée. Je ne suis point pèlerin, je dédaigne ce nom aussi bien que toutes les pratiques superstitieuses. »

Il offrit ses lettres au cavalier, qui secoua la tête.

« Ceci, dit-il, est bon pour mon maître, et ce sera fort bien s’il peut les lire lui-même ; pour moi mon épée et ma lance sont mes livres et mon psautier, et je n’ai point changé depuis l’âge de douze ans. Mais je vous mènerai au château, et le baron d’Avenel verra ce qu’il devra faire touchant votre message. »

Durant ce temps ils avaient gagné la chaussée sur laquelle Christie s’avançait au trot : il fit connaître sa présence aux gardes de l’intérieur par un coup de sifflet aigu et tout particulier. À ce signal le dernier pont-levis fut baissé, le cavalier le traversa, et disparut sous le sombre portique qui était devant lui.

Glendinning et son compagnon s’avancèrent plus lentement le long de la chaussée rocailleuse, et s’arrêtèrent enfin sous la même porte, sur laquelle étaient sculptées les armes de la famille d’Avenel en pierre d’un rouge foncé. Elles représentaient une espèce de fantôme voilé qui occupait tout le champ[2]. On ignore la cause qui leur fit choisir une si singulière devise ; mais on croyait généralement que cette figure était celle de l’être connu sous le nom de la Dame Blanche d’Avenel. La vue de cet écusson, qui avait éprouvé le ravage des années, réveilla dans l’esprit d’Halbert la pensée de l’étrange circonstance qui avait uni son sort à celui de Marie Avenel, et l’avait soumis lui-même au pouvoir d’un être surnaturel qui était attaché à cette antique maison. Il avait déjà vu cette image sur le cachet de Walter Avenel, qui, avec d’autres bijoux, avait été sauvé du pillage et apporté à Glendearg lorsque la mère de Marie fut forcée de fuir de sa demeure.

« Vous soupirez, mon fils, » dit le vieillard observant le changement qui se peignait sur la figure de son jeune compagnon ; mais se méprenant sur la cause, il ajouta : « Si vous craignez d’entrer, il est encore temps de retourner sur vos pas.

— Non, cela ne se peut plus, » dit Christie de Clint-Hill, qui sortait au même instant de la porte latérale de la voûte. « Regardez, et choisissez : voulez-vous traverser l’eau comme un canard sauvage, ou voler dans les airs comme un pluvier ? »

Ils regardèrent, et virent que le pont-levis qu’ils venaient de passer était levé : se tenant comme une muraille entre le soleil couchant et le portail du château, il rembrunissait l’obscurité de la voûte sous laquelle ils se trouvaient. Christie se mit à rire et les pria de le suivre, disant à voix basse à l’oreille d’Halbert, comme s’il voulait l’encourager : « Réponds hardiment et sans hésiter à tout ce que te demandera le baron, ne t’arrête jamais pour chercher tes mots, et surtout ne lui laisse apercevoir aucune crainte. On peint le diable plus noir qu’il n’est. »

Tout en parlant ainsi il les introduisit dans une vaste salle pavée de larges pierres, à l’extrémité de laquelle brillait un grand feu de bois. Une longue table de chêne, qui, selon la coutume, occupait le milieu de l’appartement, était couverte des préparatifs grossiers du repas destiné au baron et aux gens principaux de sa maison ; cinq ou six de ces hommes à l’air farouche et à la taille athlétique se promenaient en long et en large à l’autre bout de cette salle, qui résonnait du bruit que faisaient leurs grandes bottes et leurs épées traînant sur le carreau. Des cottes de mailles ou de buffle formaient la plus grande partie de leur habillement, et des casques, de fer, ou des chapeaux à larges bords, rabattus avec des plumes retombant par derrière à la façon espagnole, étaient leur parure.

Le baron d’Avenel avait une de ces hautes et martiales statures que Salvator Rosa se plaît à représenter. Il avait un manteau qui jadis avait été magnifiquement brodé, mais qui, porté depuis longtemps et toujours exposé aux injures de l’air, avait perdu l’éclat de sa couleur. Ce manteau, jeté négligemment sur sa haute taille, couvrait en partie un doublet de buffle, et laissait parfois apercevoir une chemise de mailles de fer, nommé secret, dont il se revêtait au lieu d’une armure plus ostensible pour se mettre en garde contre toute tentative d’assassinat. Une ceinture de cuir soutenait, d’un côté, une large et pesante épée, et de l’autre, le beau poignard qui avait appartenu à sir Piercy Shafton, et dont les ornements et la dorure étaient déjà fort effacés soit par le rude usage qu’on en avait fait, soit par le peu de soin qu’on en avait pris.

Malgré la rudesse de son aspect, les manières et le maintien de Julien Avenel avaient plus de dignité que ceux des gens qui l’entouraient. Il pouvait avoir cinquante ans et même davantage, car ses cheveux noirs étaient entremêlés de cheveux gris ; mais son âge n’avait éteint ni le feu de son œil ni l’impétuosité de son caractère. Son visage avait été beau, car la beauté était un des attributs de sa famille ; mais ses traits étaient altérés par la fatigue, par le hâle, et l’habitude des passions violentes avait durci l’expression de ses traits.

Il semblait plongé dans un abîme de sombres réflexions, et à une certaine distance de ses subordonnés, il arpentait à grands pas le haut de la salle, s’arrêtait de temps à autre pour prodiguer ses caresses et donner quelque nourriture à un faucon femelle qu’il tenait au poing, attaché avec ses jesses ou courroies. Cet oiseau ne paraissait pas insensible à de telles attentions, car il y répondait en agitant ses plumes et en becquetant avec complaisance la main de son maître. Alors, par intervalle, le baron souriait, mais c’était pour retomber un instant après dans la rêverie la plus noire. Il ne daignait pas même jeter les yeux sur un objet que tout autre homme n’eût pu s’empêcher d’honorer d’un regard d’admiration.

C’était une femme d’une beauté remarquable, moins richement qu’élégamment vêtue, assise sur un siège bas près de la vaste cheminée. La chaîne, les bracelets d’or dont son col et ses bras étaient ornés, sa robe verte et brillante qui s’étendait sur le plancher, sa ceinture brodée en argent où s’accrochait une chaîne de même métal qui laissait pendre un trousseau de clefs, l’orgueil et l’ornement d’une maîtresse de maison, son couvre-chef de soie jaune (en écossais curch), posé avec grâce sur sa tête, et qui ne faisait que cacher une partie des boucles noires de son abondante chevelure ; tout, jusqu’à la circonstance si délicatement exprimée dans la vieille ballade : « que la ceinture était trop courte, et que la robe n’était plus assez large ; » tout enfin annonçait en elle l’épouse du baron. Mais le modeste siège sur lequel elle était assise, l’expression de profonde mélancolie peinte sur son visage, et qui se changeait en un timide sourire chaque fois que la moindre espérance lui était offerte de rencontrer un regard de Julien Avenel ; un œil abattu par la douleur, cette larme prête à s’en échapper qui succédait à son sourire contraint lorsqu’elle se voyait entièrement dédaignée ; ce n’étaient point là les attributs d’une épouse, ou bien c’était une épouse dans l’abandon.

Julien Avenel, comme nous l’avons déjà dit, continuait à se promener à grands pas dans la salle, sans laisser tomber sur elle un de ces regards muets que la tendresse ou la courtoisie donne aux femmes. Il paraissait totalement ignorer sa présence et celle de ses gens, et il ne sortait de sa sombre rêverie que lorsqu’il donnait ses soins à son faucon. La dame cependant semblait attendre et guetter le moment d’adresser la parole au baron, et chercher quelque chose d’énigmatique dans les expressions dont il faisait usage en parlant à l’oiseau.

Nos deux voyageurs eurent tout le temps de faire ces remarques ; car ils ne furent pas plus tôt entrés dans l’appartement que leur introducteur Christie de Clint-Hill, après avoir échangé un coup d’œil significatif d’un bout de la salle à l’autre avec les gardes et les vassaux, fit signe à Halbert Glendinning et à son compagnon de se tenir debout et silencieux près de la porte, tandis que lui s’avança jusqu’à la table et se plaça dans une situation propre à attirer les regards du baron, quand celui-ci serait disposé à jeter les yeux autour de lui, n’osant pas prendre sur lui de troubler son maître dans sa rêverie. L’œil de cet homme, naturellement hardi et effronté, n’était plus le même en présence de son maître ; il ressemblait à l’œil morne et abaissé d’un dogue mutin que son maître rebute, ou qu’un autre chien de son espèce, supérieur en force, oblige à se soumettre.

Malgré sa singulière position, et malgré les sensations pénibles qu’elle faisait naître en lui, Halbert ne put se défendre d’un sentiment d’intérêt, d’un mouvement de curiosité envers la dame si peu regardée et si négligée, qui était assise près de la cheminée ; il remarquait avec quelle timide et quelle tendre sollicitude elle était aux aguets des moindres mots que Julien laissait échapper quand il parlait à l’oiseau, et l’expression de ses regards qu’elle levait à peine sur le baron, toute prête à les détourner si elle pensait seulement qu’il s’en aperçût.

Durant ce temps, Julien Avenel jouait par intervalle avec son favori emplumé, tantôt lui donnant, tantôt lui retirant les morceaux dont il le nourrissait, prenant plaisir à tromper et à satisfaire tour à tour l’avidité de son faucon. « Eh quoi, encore, vilain oiseau ! tu n’en aurais jamais de trop ; qu’on te donne un morceau, tu veux tout avoir. Oui, fais la coquette avec tes plumes, rengorge-toi ; penses-tu que je ne te connaisse pas ? crois-tu que je ne voie pas que tous ces gonflements de plumes, tous ces battements d’ailes ne sont point pour ton maître, mais bien pour essayer si tu tireras quelque chose de lui, gourmande que tu es. Bien, c’est cela ; allons, prends encore. Es-tu contente ? Petit cadeau va loin avec toi et avec tout ton sexe. »

Il cessa de regarder le faucon et se mit de nouveau à arpenter la salle ; puis prenant sur un plateau un second morceau de la viande découpée pour cet usage, il se remit à tenter et agacer l’oiseau en le lui présentant et le retirant aussitôt ; il réveilla ainsi le naturel carnassier et sauvage de son hôte emplumé. « Ah, ah ! tu fais la méchante, tu te débats, tu me donnes des coups de bec, tu as recours à tes serres[3]. Là, là tu voudrais prendre ta volée, sans doute ? mais la courroie est passée dans tes pattes, petite mutine ? tu ne peux remuer ni voler sans que je le veuille ; cessez ce jeu, petite folle, ou l’un de ces jours je vous tordrai le cou. Allons, prends cela, régale-toi : holà, Jenkin ! » Un homme de sa suite se présenta. « Tenez, prenez-moi cette petite méchante, et portez-la au perchoir ; j’en suis las. Prenez garde à son vol ; ayez bien soin de la baigner ; demain nous verrons comme elle volera. Comment, Christie, sitôt de retour ? »

Christie s’avança vers son maître, et lui rendit un compte exact de son voyage, de la même manière qu’un officier de police fait son rapport au magistrat, autant par des signes que par la voix.

— Noble sir, dit ce digne satellite, ce laird de… » Il ne nomma pas le lieu, mais étendit l’index dans la direction du sud-ouest, « ne pourra vous accompagner le jour qu’il avait fixé, parce que le lord commandant l’a menacé de… »

Ici encore une pause que l’orateur rendit assez compréhensible, en serrant son cou avec les doigts de la main gauche, et en le penchant un peu de côté.

« Le lâche ! le misérable ! s’écria Julien : par le ciel ! le monde entier est tombé au dernier degré d’avilissement ; il n’y a plus sur terre un seul homme de cœur ; vous ne vous arrêteriez ni jour ni nuit, que vous ne verriez pas sur votre chemin un seul panache flotter, un seul cheval caracoler. L’ardeur guerrière de nos ancêtres est éteinte au fond de nos âmes, les brutes même sont dégénérées ; le bétail que nous enlevons au risque de notre vie, est entièrement corrompu ; nos faucons ne sont plus que des riflers[4] ; nos chiens de chasse ne sont plus que des tournebroches et des roquets ; nos hommes sont des femmes, et nos femmes sont… »

Pour la première fois il porta les yeux sur la dame, et s’arrêta court au milieu de sa phrase ; mais le regard de mépris qu’il laissa tomber sur elle sut bien remplir cette lacune, et sembla dire : « Nos femmes sont comme celle-ci. »

Quoiqu’il en soit, il ne finit pas la phrase, et la dame si désireuse d’attirer son attention de quelque manière que ce fût, se leva et vint au-devant de lui, mais avec une crainte qu’une gaieté affectée déguisait mal. « Eh bien, quoi, nos femmes ? Julien, que vouliez-vous dire des femmes ?

— Rien, répondit Julien Avenel, rien du tout, si ce n’est qu’elles sont comme toi, Catherine, des créatures à cœur tendre. » La dame devint toute rouge, et retourna vers son siège. « Et quels sont ces étrangers que tu as amenés avec toi, Christie, et qui se tiennent là-bas comme des statues de pierre ?

— Le plus grand, dit Christie, est, si vous voulez le permettre, un jeune homme appelé Halbert Glendinning, le fils aîné de la vieille de Glendearg.

— Quelle affaire le conduit ici ? dit le baron : apporte-t-il un message de Marie Avenel ?

— Je ne le pense pas, dit Christie ; ce jeune homme court le pays. La vie errante a toujours été de son goût, car je le connais depuis l’âge où il n’était pas plus haut que mon épée.

— A-t-il quelques talents, dit le baron ?

— Il en a de toutes sortes, répondit son compagnon : il peut abattre un daim, chasser un chevreuil, diriger l’essor d’un faucon, conduire une meute de chiens ; du plus loin possible il atteint un but de la largeur d’un cheveu ; il manie une lance et une épée presque aussi bien que moi-même ; il monte un cheval avec autant de hardiesse que de grâce. Je ne pense pas qu’il lui faille rien de plus pour en faire un brave compagnon.

— Et quel est ce vieil avare qui se tient près de lui ? reprit le baron.

— Quelque vieux prêtre, j’imagine ; il dit être chargé de lettres pour vous.

— Dis-leur d’approcher, » reprit le baron. À peine se furent-ils avancés que, frappé de la beauté et de la taille athlétique d’Halbert Glendinning, il lui parla ainsi : « On m’a dit, jeune gaillard, que vous courez le monde pour chercher fortune ; si vous voulez entrer au service de Julien Avenel vous la trouverez sans aller plus loin.

— Comme il vous plaira[5], répliqua Glendinning ; mais j’ai quelques motifs pour quitter ce pays, et je pars pour Édimbourg.

— Qu’est-ce à dire ? Je suis sûr que tu as tué quelque daim appartenant au roi, ou éclairci les prairies de Sainte-Marie d’une petite portion de leurs bestiaux, ou encore que tu as fait au clair de lune un saut par-dessus la frontière.

— Non, monsieur, répliqua Halbert, mon cas est tout à fait différent.

— Alors je parie que, dans une querelle à l’occasion d’une belle, tu auras transpercé quelque rustaud ; tu es un luron à ne pas rester en arrière pour venger une aussi juste cause. »

Indigné jusqu’au fond de l’âme de ce ton et de ces manières, Halbert Glendinning garda le silence pendant qu’une pensée agitait son cœur : il songeait à ce qu’eût dit Julien Avenel, s’il eût seulement su que la querelle dont il parlait avec tant de légèreté avait eu pour motif la fille de son propre frère.

« Mais quelles que soient les raisons qui te forcent à prendre la fuite, » dit Julien continuant de parler, « peux-tu penser que la loi et ses émissaires te poursuivent jusque dans cet asile, et portent la main sur toi, quand tu es sous les étendards d’Avenel ? contemple la profondeur de ce lac, l’épaisseur et la force de ces murailles, la longueur de cette chaussée, regarde les hommes qui m’entourent, et juge s’il en est un seul qui te paraisse capable de laisser porter la main sur un de leurs compagnons. Crois-tu que moi-même, leur chef et leur maître, j’abandonne jamais un fidèle serviteur, que sa cause soit bonne ou mauvaise. Je te réponds que dès le moment où tu porteras mes couleurs sur ta toque, la justice fera avec toi une trêve d’une éternelle durée ; et tu pourras passer sous le nez du commandant, comme devant une vieille femme du marché, et jamais aucun des roquets qui l’accompagnent n’osera aboyer après toi.

— Je vous remercie de vos offres, noble sir, répliqua Halbert, mais je dois vous assurer une fois pour toutes que je ne puis les accepter, les circonstances m’appellent autre part.

— Tu es pour ton malheur un fou bien entêté, » dit Julien en lui tournant le dos ; et, faisant signe à Christie d’approcher, il lui souffla à l’oreille : « Ce jeune drôle promet, Christie ; nous avons besoin d’hommes ainsi bâtis et nerveux comme celui-là. Tous ceux que tu m’as amenés dernièrement sont le rebut du genre humain, misérables, dignes à peine de la flèche qui les tue : ce jeune homme est membré comme saint-George. Ne lui épargne ni le vin, ni la bonne chère. Que nos belles, comme les araignées, tendent leurs toiles flottantes autour de lui : tu me comprends. » Christie répondit par un signe expressif d’intelligence, et se retira respectueusement à une certaine distance de son maître.

« Et toi, bon homme, cours-tu le monde pour faire fortune ? » dit le baron se tournant vois le vieux voyageur ; il me paraît que tu ne l’as pas encore rencontrée sur ton chemin ?

— Comme il vous plaira, répliqua Warden ; peut-être serais-je plus à plaindre que je ne le suis à cette heure, si j’avais en effet rencontré cette fortune que, comme tant d’autres, j’ai cherchée dans mes jeunes ans.

— Ah ! mon ami, veuille bien me comprendre, dit le baron : si tu es satisfait de la robe de serge et de ton long bâton, je suis également content de te voir, selon tes désirs, livré à la pauvreté et au mépris ; en cela, je ne suis animé que par l’intérêt que je porte à ta santé et au salut de ton âme. Tout ce que je désire savoir de toi, c’est le motif qui t’amène dans mon château, où viennent nicher peu de corbeaux de ton espèce. Tu es, je pense, quelque moine, rebut d’un couvent supprimé, expiant dans ses vieux jours la paresse luxurieuse de sa jeunesse. Ou peut-être es-tu quelque pèlerin portant dans ta besace le paquet des contes de Saint-Jean de Compostelle, ou de Notre-Dame de Lorette ; ou bien peut-être encore quelque marchand d’indulgences, vendant les reliques de Rome, remettant les péchés à un sou la douzaine avec un par-dessus le marché. Oui, oui, je devine pourquoi je te trouve dans la société de ce jeune homme ; c’est, à n’en pas douter, parce que ses vigoureuses épaules endossent les courroies de la besace, et allègent les tiennes courbées sous la paresse et les ans. Mais par la messe ! je déjouerai ton artifice ; oui, j’en jure par le soleil et la lune, je ne souffrirai pas qu’un si honnête jeune homme soit assez dupe de courir le pays avec un vieux coquin, comme le firent Simmie et son frère[6]. « Allons, hors d’ici ! » ajouta-t-il, se relevant avec fureur, et parlant avec tant de précipitation qu’il ne laissait point jour à la moindre réponse, déterminé sans doute à terrifier et à faire fuir ainsi son vieil hôte ; « encore une fois hors d’ici, toi, ton habit rapetassé, ta valise et tes coquilles, ou par le nom des Avenel, je lâche ma meute sur toi. »

Warden attendit avec la plus grande patience que Julien Avenel, étonné que les menaces et la violence de cette apostrophe ne fissent aucune impression, s’arrêtât comme frappé de stupeur, et dît d’un ton moins impérieux : « Pourquoi, malencontreux personnage, ne me réponds-tu pas ?

— Quand vous aurez achevé de parler, dit Warden avec la même tranquillité, j’aurai le temps de vous répondre.

— Au nom du diable ! réponds, vieux ladre : mais fais attention, ne va pas mendier ici ; quand ce ne serait que des pelures de fromage, le rebut des rats, fut-ce un morceau qu’auraient refusé mes chiens, fût-ce une pincée de farine, fût-ce la dix-neuvième partie d’un groat[7], je ne le donnerais pas à un chien de ta robe.

— Il se pourrait, répondit Warden, que vous en voulussiez moins à mon habit si vous saviez qui il couvre. Je ne suis ni moine ni mendiant ; et je serais charmé d’entendre de votre bouche votre propre témoignage contre ces vils trafiquants de l’Église de Dieu, contre ces usurpateurs de tous droits sur le bercail de la chrétienté, si cependant cela était permis à la charité évangélique.

— Eh bien ; vieux, qui ou quoi es-tu ? réponds ; tu viens sur nos frontières, et tu n’es ni gueux, ni moine, ni soldat ?

— Je suis un humble interprète de la sainte parole de Dieu ; cette lettre d’un haut personnage vous expliquera pourquoi je suis ici en ce moment. »

Il remit la lettre au baron, qui en considéra le cachet avec surprise, et parut de plus en plus étonné à mesure que ses regards la parcouraient ; les reportant ensuite sur l’étranger et le regardant fixement, il lui dit d’un ton menaçant : « Je pense bien que tu n’oses ni me trahir, ni te jouer de moi ?

— Un homme tel que moi ne trompe pas un autre homme. »

Julien Avenel, la lettre en main, s’en alla dans l’embrasure d’une croisée pour la lire, ou du moins tenter de la lire, levant parfois les yeux sur l’étranger dont il la tenait, comme pour tâcher d’en saisir le contenu sur le front du messager lui-même. Enfin, Julien appela la dame. « Catherine, dit-il, allons, dérange-toi un peu, et va me chercher tout de suite la lettre que dernièrement je t’ai recommandé de serrer dans ta cassette, ne connaissant pas chez moi d’endroit plus sûr. »

Catherine obéit avec la promptitude d’une personne qui se plaît à rendre service ; et comme elle marchait, cet état, qui demande une robe plus large et une ceinture plus longue, et qui doit entourer une femme d’un redoublement de prévenances et de soins, était plus visible qu’auparavant. Elle revint aussitôt avec la lettre que Julien prit d’un air froid en disant : « Merci, la belle ; c’est bien, tu es un secrétaire soigneux. »

Il lut et relut encore ce second papier, et en lisant il attachait toujours de temps en temps un regard curieux et observateur sur Henri Warden. Quoique le prédicateur se trouvât dans un lieu dangereux et en face d’un homme redouté, il supporta cet examen prolongé avec la contenance la plus ferme et la plus calme, se tenant sous l’œil d’aigle ou plutôt de vautour du baron, comme devant un pacifique paysan. Enfin, Julien Avenel plia les deux papiers et les mit dans la poche de son manteau ; son front devint moins sombre, et il s’avança vers sa compagne : « Catherine, dit-il, j’étais injuste envers ce bon homme, lorsque je le prenais pour un des émissaires du pape. C’est un prédicateur, Catherine, un prédicateur de la… de la nouvelle doctrine des seigneurs de la congrégation.

— La doctrine des saintes Écritures, reprit Henri Warden, purifiée de tout faux alliage de la part des hommes.

— Que dis-tu ? demanda Julien Avenel ; c’est bien, c’est bien, appelle-la comme il le plaît ; ce qui m’arrange, c’est qu’elle donne la chasse à tous ces sots rêves de saints, d’anges, de démons, et qu’elle désarçonne toute cette cohue de moines qui depuis si long-temps était à cheval sur nous, et nous déchirait si horriblement les côtes de leurs éperons. Plus de messes, plus de frais, plus de dons pour les morts, plus de dîmes, plus d’offrandes, de tributs levés sur le pauvre peuple, plus de prières ni de psaumes, qui ne font des hommes que des lâches, plus de baptêmes, plus de pénitences, plus de confessions et surtout plus de mariages.

— Comme il vous plaira, dit Henri Warden ; c’est contre les doctrines de l’Église, corrompues par les hommes, mais non contre ses doctrines fondamentales, que nous nous sommes élevés. Nous voulons épurer ses dogmes, mais non les abolir.

— Fais silence, je t’en prie, mon vieux ; nous qui sommes des laïques, nous nous embarrassons fort peu de ce que vous édifiez, pourvu que vous renversiez ce qui est sur notre chemin. C’est là ce qui nous convient, nous autres habitants des frontières ; car c’est notre profession de mettre le monde sens dessus dessous, et nous ne sommes jamais plus heureux que quand le plus bas devient le plus haut. »

Warden voulait répliquer, mais le baron ne lui en donna pas le temps ; frappant la table du manche de son poignard, il se mit à crier : « Holà ! coquins, apportez vite le souper ; ne vous apercevez-vous pas que ce saint homme tombe de besoin ? Ignorez-vous que prêtre ou prédicateur n’a jamais fait moins de ses cinq repas par jour ?

Aussitôt les serviteurs se hâtèrent à l’envi, et servirent à l’instant plusieurs vastes plats chargés d’énormes pièces de bœuf bouilli ou rôti, mais sans nul autre apprêt, sans légumes et presque sans pain, si ce n’est quelques gâteaux d’avoine dans des corbeilles placées à l’extrémité de la table. Julien Avenel en fit des excuses à Warden.

« Vous nous avez été recommandé, monsieur le prédicateur, puisque c’est votre qualité, par un personnage que nous honorons hautement.

— Je suis assuré, dit Warden, que le très-noble lord…

— Silence ! dit Avenel ; à quoi bon désigner les personnes par leur nom, si nous nous comprenons l’un et l’autre. Je vous dirai seulement que ce personnage nous a prié de veiller à votre sûreté, de vous donner autant d’agrément que possible. Pour ce qui est de votre sûreté, il vous suffit de regarder ces murailles et l’eau qui les entoure. Quant à l’agrément, nous n’avons point de blé chez nous, et il nous est moins facile d’amener ici les sacs de farine du Sud que les bœufs, les premiers n’ayant point de jambes pour marcher. Mais, quoiqu’il en soit, vous aurez à votre service un broc de vin et du meilleur, et vous serez assis entre Catherine et moi, au haut bout de la table. Pour toi, Christie, charge-toi de notre jeune gaillard, et veille à ce qu’on nous apporte du vin et du bon. »

Le baron, selon sa coutume, se plaça au haut bout de la table ; Catherine s’assit auprès de lui ; entre eux deux était un siège, place d’honneur réservée à leur respectable hôte. Mais malgré la fatigue et la faim auxquelles il était près de succomber, Henri Warden resta toujours debout.


  1. Pierre d’offense et roche de scandale. a. m.
  2. Terme de blason. Deux ou trois lignes plus bas, il est question de l’image ou de la figure de la Dame Blanche d’Avenel. « Il y a encore, dit Walter Scott, une ancienne famille anglaise dont les armes étaient un fantôme en champ d’argent. a. m.
  3. En beau langage de fauconnerie, les serres du faucon sont appelées singles. a. m.
  4. Des pillards, des voleurs, termes employés en fauconnerie quand ces oiseaux ne prennent leur proie que par les plumes. a. m.
  5. Formule normande qui est encore en vigueur chez les peuples de la Neustrie. On n’est point étonné de les entendre encore prononcer à tout moment dans leur réplique : « Comme il vous plaira. » a. m.
  6. Deux quêteurs ou frères mendiants, dont le costume ou la fourberie font le sujet d’un vieux poëme satirique écossais. a. m.
  7. Ancienne monnaie d’Écosse qui valait 40 centimes. a. m.